Le vent hurlait à ses oreilles et les branchages lacéraient son visage alors que le froid mordait son corps. Il n'entendait rien, pas même la respiration emballée de sa monture. Que les cris d'agonie de Roderich qui le poursuivaient. Il ne voyait rien dans les ténèbres profondes de la nuit. Complètement abandonné à l'instinct de son destrier lancé à grandes foulées à travers la forêt, Gilbert ne ressentait rien. Son esprit était vide, si vide qu'il semblait être resté derrière lui, au château, derrière lui, avec Roderich. Ou bien était-ce son cœur qu'il avait ainsi oublié d'emmener ? Il n'éprouvait aucune sensation, mort cérébrale, les larmes qui coulaient le long de ses joues roulaient comme des perles de rosée inaperçues aux premières lueurs du jour. La nuit pourtant n'en finissait pas et la distance ne se creusait jamais assez. C'étaient ses seules certitudes, les seules choses dont il avait vaguement conscience.

Soudain son cheval fit un violent écart que le chevalier n'avait pu anticiper et il vola dans le décor, atterrissant lourdement au sol, comme dégrisé instantanément. Il n'éprouva aucune douleur particulière et déduisit qu'il sortait de sa chute miraculeusement intact.

Et tout lui revint en tête avec clarté. Il remarqua enfin que son visage était trempé de larmes et qu'il tremblait de froid. Une langueur enserrait tout son corps dans un étau et Gilbert se sentait plus mal qu'il l'avait jamais été. Une lune blafarde et ronde brillait dans le ciel, illuminant parfois à travers les épais nuages des ronces et branchages bas. Il ne distinguait pas grand-chose de son environnement. Son cheval avait brutalement quitté la route pour éviter un arbre mort qui l'entravait. Gilbert se demanda si le même destin lui serait accordé, s'il décidait de rester là, s'il restait prostré et immobile dans les bosquets suffisamment longtemps. Sa vie ne valait plus rien, de toute façon. Sa valeur diminuait à mesure qu'il s'éloignait de Roderich. Son lige, son roi. Son cœur, son âme.

Il n'avait aucune idée d'où il se trouvait. À combien de lieues de la ville, à combien d'heures d'un hameau ? Il voulait mourir. Rester là. Partir aux confins de la terre. S'enivrer jusqu'à la torpeur. Plonger dans la plus froide des mers. Rien.

Le silence, le bruissement des arbres, le murmure du vent à présent. Il chuchota pour calmer son cheval, à quelques pas de là. Il l'attira doucement à lui, flatta la monture essoufflée. Il le reprit par les rennes, sans se lever, sans même bouger. Il emmêla ses doigts dans les guides de cuir et se roula en boule. Il ferma les yeux, espérant que le sommeil ne prendrait pas peur et viendrait à lui malgré ses claquements de dents résonnant dans la nuit glacée.

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Il avait le sentiment d'être resté prostré et immobile pendant une éternité. Mais rien n'était venu. La mort lui avait tourné le dos, emportant avec elle les bêtes sauvages et les maux fatals qui auraient pu exaucer ses prières et l'achever, mettre un terme enfin à ses souffrances. Son cheval essayait de le faire lever, de temps à autres. Il ne bougeait pas mais gardait les rennes étroitement serrées dans son poing, les laissant suffisamment lâches pour que son destrier pût trouver quelque nourriture dans les environs.

En vérité, il ne devait pas s'être écoulé plus d'une journée dans cette éternité. La nuit tombait de nouveau. Gilbert somnolait, la tête fendue par une migraine. Il ne savait pas si elle était causée par de trop nombreuses larmes versées, la faim, la soif, le froid, ou tout cela à la fois. Sa monture paissait non loin, dans son champ de vision. Soudain, les oreilles du cheval se dressèrent et il releva la tête. Le chevalier l'entendit après lui : un écho de sabots foulant la terre battue de la route, derrière eux, se rapprochait. Il hésita à n'en avoir cure et à rester prostré, mais il se redressa finalement. Si un passant l'apercevait ainsi couché sur le bas-côté du chemin, on viendrait à coup sûr le secourir, ou du moins essayer. Découvrant qu'il n'était pas mort, hélas, on lui demanderait des explications. Et il n'était pas d'humeur à en donner. Tandis que si on le voyait en dehors de la route, occupé à toute activité naturelle telle que reseller son cheval, on le saluerait tout au plus avant de le laisser tranquille. Et cette perspective le séduisait bien davantage.

Les bruits de sabots se rapprochaient. Bientôt, il distingua un sifflement joyeux dans leur sillage. Enfin, une silhouette se découpa sur le paysage forestier. Venant de l'Est, un cavalier progressait à un pas soutenu sur un cheval bai. Le port altier, il était vêtu d'azur et d'une épaisse cape de voyage. Il portait les cheveux longs, blonds comme les blés, noués en catogan derrière sa nuque. Il n'était pas en armure mais une lourde épée pendait à son côté, et Gilbert devina les attaches d'un bouclier fiché dans son dos. Ce devait être un chevalier errant en quête d'aventures à travers les royaumes. L'homme aperçut Gilbert et ralentit l'allure, pour finalement s'arrêter à sa hauteur, ce qui agaça le chevalier d'emblée.

« Hola, l'ami. » le salua le blond.

Sa voix était claire et profonde, enjouée, enjôleuse.

« Bonjour. » répondit sombrement Gilbert en espérant que se montrer désagréable écourterait leurs échanges.

« Êtes-vous chevalier ? »

« En effet. » grinça-t-il encore.

« Et êtes-vous présentement occupé par une quelconque quête ou seriez-vous désireux de m'accompagner vers les miennes ? »

Il roula des yeux. Il prit son cheval par la bride et laissa tout son énervement percer dans sa voix pour répondre à l'importun :

« Non, je ne suis impliqué dans aucune quête et je n'en cherche pas davantage. Merci, et bon vent. »

Contre toute attente, le blond mit aussitôt pied à terre.

« Êtes-vous blessé ? »

« Non. »

« Alors expliquez-moi ce que vous faisiez en bord de chemin, au milieu de nulle part, couché ainsi à même le sol ? Vous êtes couvert de terre et de feuilles, Messire… ? »

« Cela ne vous regarde aucunement. Reprenez votre route, ou… »

« Ou ? »

Gilbert se trouva à court d'inspiration.

« Vous me provoquez en duel ? » l'encouragea le blond.

« C'est à ce prix que vous me laisseriez tranquille ? »

« Peut-être. Mais, attendez… ! »

Il fit un pas en arrière pour le détailler des pieds à la tête, ses orbes bleues s'arrêtant longuement sur son visage, ses yeux, et l'épée que Gilbert avait machinalement sortie de son fourreau à l'évocation d'un duel.

« Par Durandal ! Vous êtes le chevalier Gilbert Beilschmidt ! Je suis honoré de vous rencontrer. J'ai entendu tant de chansons à votre sujet ! J'ai même lu quelques romans, mais je doute qu'ils vous fassent justice en quelque aspect que ce soit. Quel honneur, Messire ! Je suis enchanté ! Je suis Francis, duc de Bonnefoy, en Petite Bretagne – pour vous servir ! »

Le blond se perdit bien vite en un babillage enthousiaste et sans fin sur les faits d'armes et exploits, légendaires ou non, de Gilbert dont il avait entendu les louanges. L'intéressé ne l'écouta d'abord pas, bien trop occupé qu'il était à prier toutes les divinités connues qu'il cessât prestement son monologue. Mais le jeune homme – qui devait avoir quelques années de moins que Gilbert – ne tarissait pas d'éloges et à mesure que celui-ci comprenait qu'il était vraisemblablement le héros, le modèle du blond, il fut gêné de son impolitesse et pris de sympathie pour le chevalier de Petite Bretagne, qui, de surcroît, restaurait quelque fierté et amour propre dans le cœur du chevalier. Alors, quand il demanda de nouveau comment un chevalier de son lignage et de sa stature avait échoué au milieu de nulle part, seul, et refusant de prendre part à la moindre quête, il se dit qu'il lui devait la vérité – ou, du moins, une version entendable de celle-ci.

« J'ai connu un douloureux revers amoureux il y a quelques jours. On dit que le chagrin est une force fatale et j'espérais en mourir, pour être honnête. »

Le blond – Francis, était-ce bien cela ? – le regarda, interdit, pendant quelques interminables secondes.

« Non, non, non. » dit-il enfin. Puis, pour lui-même : « Je comprends maintenant pourquoi il ne faut jamais rencontrer ses héros. » Il reprit : « Messire Beilschmidt, je regrette mais je ne puis vous laisser terminer ainsi, même si je suis convaincu que les poètes vous trouveraient une meilleure fin dans leurs chansons. Vous êtes le grand Chevalier de l'Est ! Le Loup blanc du roi Laszlo ! Le Pourfendeur de Mužla ! Le Sauveur des dames de Gondolin ! Le Fléau du tyran Eisangrun ! Le conseiller du roi Roderich ! Vous ne pouvez décemment finir à vous morfondre dans une basse-fosse. Ce serait parjurer votre honneur de chevalier, l'œuvre de votre vie, et je m'y refuse. Je vous en conjure, accompagnez-moi dans le Nord. Je vous promets de vous rendre le goût des quêtes, ou de vous autoriser une retraite méritée si ce n'est pas le cas. Qu'en dites-vous ? Choisirez-vous l'honneur ? »

Par les Dieux, la théâtralité du blond – il avait oublié son nom de nouveau – l'agaçait. Et pourtant, il était tenté de le suivre. Plus que le souvenir de ses faits d'armes, c'était l'évocation de Roderich qui lui avait été assenée comme une gifle l'avait comme réveillé d'un terrible songe. Il ne pouvait pas se laisser mourir dans la honte. Le chevalier avait raison, il devait choisir l'honneur, il devait faire honneur à son suzerain. Roderich méritait mieux qu'une seconde déception de la part de Gilbert, mieux qu'une seconde souffrance celle de la honte après celle de l'abandon. Roderich méritait mieux qu'une fin inventée à une histoire erronée pour que son bien aimé ne se couvre pas de honte dans les poèmes à sa mémoire, si ce n'était plus à sa gloire.

« Vous avez peut-être raison, Messire. Parlez-moi de cette quête. »

Il avait parlé du Nord. C'était bien – une perspective d'éloignement, et il ne serait ainsi pas tenté de rebrousser chemin si quelqu'un l'accompagnait. Il vérifia le harnachement de son cheval et se mit en selle.

« Je suis en route pour la forêt de Tisvilde. Je convoite une épée aux propriétés merveilleuses, qui est, à ce qu'on raconte, détenue présentement par une redoutable enchanteresse… »

Gilbert mit son cheval à l'amble, et Francis lui emboita le pas.

« Vraiment ? » fit Gilbert avec un dédain à peine voilé. « Une épée magique chez une dangereuse sorcière ? Allons, Francis – ça lui était revenu – vous avez passé l'âge de croire à ces contes, très originaux par ailleurs. » continua-t-il avec sarcasme.

Le chevalier volubile lui expliqua tout ce qu'il savait de la chose alors qu'ils commençaient à cheminer. Les détails fantaisistes faisaient sourire Gilbert, mais il y accorda plus de crédit qu'il n'en avait l'air. Il était plutôt bien placé pour savoir que la magie était bien réelle, et puissante de surcroît.

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Deux ans plus tard.

Nous entrâmes, sans peur et sans reproche, dans la caverne où nous escomptions trouver l'enchanteresse. Au lieu d'une grotte lugubre et mortelle, nous découvrîmes une cavité de cristaux blancs, bleus, verts et luminescents, de toutes les couleurs que l'œil pouvait percevoir. Éblouis et, je dois le dire, déjà un peu charmés, nous poursuivîmes vaillamment notre route dans ce tunnel merveilleux. Nous sentions la puissance de l'enchanteresse vibrer dans la roche. Nos blessures et notre fatigue des combats ne comptaient plus, nous touchions au but et nous le devinions. Notre quête touchait à sa fin. Nos semaines de voyage éreintant et toutes les épreuves que nous avions traversées seraient-elles couronnées de succès ? Nous avancions encore, grisés mais emplis d'appréhension. Enfin, nous arrivâmes au centre de la grotte, maison de la magicienne. Sur nos gardes, nous la cherchâmes du regard. Nous ne la trouvâmes pas. L'ingénieuse enchanteresse se matérialisa derrière nous, nous barrant tout passage vers la sortie. Elle était aussi envoûtante que la voix d'une sirène, et elle souriait. Ses longs cheveux blonds étaient tressés en arrière. Ses yeux étaient d'un vert profond et plus ancien que cette noble terre. Elle portait une robe de toile perse. Elle nous félicita d'être arrivés jusqu'à sa demeure. Je la mis en garde pour le duel qui me paraissait inéluctable pour obtenir Galatyn, l'épée légendaire qui pendait à son côté. Gilbert retint mon geste, car la magicienne faisait signe de vouloir parler.

« Nul besoin de combat à présent, chevaliers. Si c'est cette épée que vous convoitez, vous ne l'obtiendrez que si vous faites preuve de discernement. »

Nous restâmes interdits.

« Que voulez-vous dire ? » osai-je demander avec témérité.

« Le dernier des sots peut manier une épée. Mais s'en servir avec sagesse demande un cœur pur et un esprit aiguisé. Possédez-vous cela, chevaliers ? »

Chers amis, l'histoire révéla que, si je savais que nos cœurs n'étaient point purs, mon esprit n'était guère aussi aiguisé que celui de Messire Gilbert. L'enchanteresse avança vers nous et déclama alors cette énigme :

J'emprisonne le monde entier, les rois du passé, les rois du futur et tous les présents. Je suis le plus grand trésor des peuples et pourtant je suis vouée à être perdue.

« De quoi s'agit-il, chevaliers ? »

Je n'en avais pas la moindre idée. Un regard vers Gilbert me donna à croire que lui non plus, mais il fallait bien essayer d'y trouver réponse, ou nous n'obtiendrions jamais l'épée et ne sortirions jamais indemnes de chez la magicienne. En outre, celle-ci ne nous prêta plus aucune attention et vaqua à ses occupations. Elle attendrait l'éternité pour obtenir la réponse à l'énigme, or nous savions que ceux qui avaient échoué avant nous demeuraient chez elle à jamais. Cette perspective me paraissait de plus en plus séduisante à mesure que je la regardais, tant la dame était belle. Mais au bout d'un interminable moment, j'entendis Gilbert rire tristement, tout bas. « C'est la mémoire », dit-il. Et, mes bons sires, c'était la mémoire en effet. Tu ne m'as jamais confié comment tu avais résolu l'énigme, Messire.

Gilbert fut sorti de sa rêverie par l'apostrophe de Francis. Il arborait à présent la même expression mélancolique qu'alors, tandis que l'écho de paroles entendues jadis résonnait une fois de plus à ses oreilles. Mon souvenir ne quittera pas ces murs, et le monde extérieur m'oubliera très vite.

« L'énigme m'a rappelé une conversation ancienne au sujet des rois du passé, qui s'effacent inéluctablement de notre mémoire. »

« Voilà donc comment Messire Gilbert remporta l'épée légendaire. Pour ma part, je reçus le plus beau des cadeaux : le nom de la magicienne, qui a depuis lors envoûté mon cœur. Ici termine l'épopée de Galatyn, épée de Messire Gauvain, et de comment elle arriva en la possession de Gilbert Beilschmidt. » conclut sentencieusement Francis.

Autour du feu de camp, quelques applaudissements et cris enthousiastes se firent entendre. Gilbert souriait, gêné. Après une quête bien différente de celle racontée par Francis avec son exubérance et profusion de détails habituelles, ils avaient rencontré une petite troupe de chevaliers itinérants qui, les reconnaissant à leurs armes d'après les descriptions des chansons, les avait invités à partager leur campement pour la nuit. Sur la route depuis de longues semaines, le duo n'avait pas refusé la perspective d'un repas consistant et chaud.

Leurs hôtes avaient réclamé le récit de légendes que les trouvères de la région n'avaient pas encore mises en vers, et Francis s'y était appliqué de bon cœur.

« Messires, messires ! » fit l'un des jeunes hommes avec précipitation, désireux et intimidé d'attirer leur attention. « Je suis Feliks, fils du baron Lukasciewicz. Mon père organise une joute dans quelques semaines à Varschewia. Ce serait un honneur pour moi et pour ma famille que de vous y accueillir, si vous le voulez bien. »

« J'apprécie beaucoup l'invitation, mon brave, et vous remettrez mes hommages à votre père, qui m'accueillit jadis comme un prince. Mais je dois reprendre la route du Nord sous peu, et aller rejoindre ma Sibylle. » rétorqua Francis avec tendresse.

« Sibylle étant le nom secret de l'enchanteresse qui s'éprit aussi de Monseigneur de Bonnefoy. » compléta Gilbert sur le ton de la confidence, faisant ricaner l'assemblée.

Le dénommé Feliks n'en démordit pourtant pas.

« Et vous, Messire Beilschmidt, me ferez-vous l'honneur de venir jouter ? »

Le chevalier hésita. Il se sentait d'humeur joyeuse ce soir et ses dernières joutes remontaient à bien trop d'années à présent – très exactement aux noces de cuir de Roderich et Elizabeta, à Vedunia. Il évita d'y penser – cela ne pouvait pas lui faire de tort, il était tenté d'accepter. Mais se rendre à Varschewia… La ville était à la frontière du Royaume de l'Est, à quelques lieues des terres de Roderich. Pendant deux ans, il n'avait cessé de songer à son retour sans jamais pouvoir s'y résoudre. Il avait contourné sans fin les frontières du Royaume des Edelstein par peur de céder et de retourner à Vedunia vers son roi, son amant, vers Roderich.

Mais cela avait aussi signifié renoncer à rentrer dans l'Est, seul lieu pourtant où il aurait pu chercher et glaner du réconfort à son triste sort, parmi les visages connus et amis de sa jeunesse. Il songea à Laszlo et Arvacska, aux chevaliers qu'il avait côtoyés pendant des années. Peut-être son exil avait-il assez duré, et était-il prêt à présent. Les joutes du baron lui donnaient la parfaite excuse pour mettre de côté les appréhensions et amertumes mêlées. Son visage d'albâtre se fendit d'un sourire à la lumière des flammes.

« J'en serais ravi. »

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Ils avaient décidé de se séparer brièvement du groupe dynamique, qui rentrait directement dans l'Est. Pour sa part, Gilbert prit la route avec Francis pour quelques jours. Le chevalier franc ne comptait plus quitter Sibylle avant un moment, et était venu le temps des adieux aux portes du Royaume du Nord.

« Remets-lui mes hommages. » dit Gilbert à son ami, alors que celui-ci descendait de son cheval.

« J'y veillerai. Merci, mon brave. Ta compagnie aura été très plaisante. »

« Un euphémisme ? Je savais que tu étais jaloux que Galatyn me soit revenue. » ironisa Gilbert.

Ils rirent de bon cœur, et il descendit de sa monture à son tour. Francis ouvrit les bras et Gilbert le rejoignit pour une étreinte. Ils avaient vécu leur lot d'aventures ensemble, et la séparation était réellement émouvante pour les deux hommes.

« Merci pour tout, Francis. Si tu ne m'avais pas repêché dans la forêt ce jour-là et remis sur le droit chemin… Seuls les Dieux savent ce qu'il serait advenu de moi. »

« Je n'ai fait que mon devoir, mon cher. Mais j'en suis heureux. Tu ne m'as toujours pas raconté ce qu'il t'était arrivé, et les poètes se taisent là-dessus. Quand nous nous reverrons, j'exigerai un récit détaillé. »

« Un jour, peut-être. »

« En attendant, j'ai ouï dire qu'une wivre sévissait à Faraga. Le comte local a promis mille écus à quiconque vaincrait le monstre. Apparemment, elle terrorise toute la région. C'est sur ta route, chevalier, n'est-ce pas ? »

Gilbert était profondément attristé de se séparer de Francis, mais s'il avait pu savoir pourquoi, il l'aurait volontiers souffleté de cette suggestion. Faraga, au contraire de Varschewia, le rapprochait dangereusement de Vedunia, où Roderich tenait toujours sa cour – quelques journées de chevauchée à peine. Mais il ne pouvait plus se défiler à présent : tuer une wivre et délivrer un peuple de ses infortunes, c'était une quête. Et comme le lui avait rappelé Francis par l'évocation de son titre, un chevalier ne pouvait refuser une quête lorsqu'elle se présentait. Francis le quittait, mais s'assurait que son ami ne retournât pas à la tentation de devenir un recréant et l'emmenait encore vers d'autres aventures.

« Direction Faraga, dans ce cas. » soupira Gilbert. « Je te ferai parvenir la tête de la wivre. »

« Et rends-moi fier aux joutes ! »

« Toujours ! »

Lui envoyant un baiser de la main alors qu'il remontait en selle, Francis s'enfonça finalement plus avant dans les terres du Nord et disparut.

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Faraga se trouvait dans le Royaume de l'Ouest. Venant du Nord, c'était la première ville d'importance que l'on atteignait – une cité florissante de commerce et de culture, et Gilbert maudissait Francis de l'avoir condamné à prendre ce chemin : la ville était suffisamment fréquentée et cosmopolite pour qu'un autre chevalier se fût déjà chargé de la wivre avant son arrivée. Mais il était de son devoir de s'en assurer.

Il chevaucha à allure soutenue pour ne pas arriver en retard pour la joute des comtes de Lukasciewicz, et aussi pour en finir le plus vite possible et mettre à nouveau de la distance entre lui et Vedunia, entre Roderich et son cœur à vif. Et malgré son empressement de façade, il avait l'esprit bien sombre.

Il parvint en vue de Faraga le lendemain à la tombée du jour, émergeant d'une abondante forêt de pins pour entendre le murmure enragé du fleuve. Il scruta la cité, dominée par une imposante forteresse. Il poursuivit sa progression. Gilbert comprit que quelque chose n'était pas normal dès qu'il atteignit les portes de la ville – grandes ouvertes à l'aube de la nuit, et sans une sentinelle à l'entrée. Étrange. Il traversa des faubourgs déserts et, pris d'un mauvais pressentiment, il piqua des deux et lança son cheval au galop vers le château fort qui surplombait la ville. Il ne croisa pas âme qui vive. La wivre les avait-elle fait fuir, tous autant qu'ils étaient ? Si elle avait attaqué, elle aurait laissé des cadavres derrière elle. Or, la population semblait s'être tout bonnement évaporée.

L'horreur commença lorsqu'il franchit le premier mur d'enceinte de la place forte. Une odeur pestilentielle et ferrugineuse de charogne en décomposition assaillit ses narines. Il n'entendit pas un bruit, mais il vit. La basse-cour était jonchée de cadavres – citoyens et soldats mêlés. Et ce n'était pas l'œuvre de la wivre : on avait usé d'armes pour perpétrer ce véritable massacre.

Gilbert retraça les faits dans sa mémoire alors que, le souffle court d'appréhension, il sautait de son cheval pour pénétrer dans le donjon et en commencer la longue et pénible ascension. La population de Faraga avait été attaquée. Cela avait été inattendu et rapide : l'effet de surprise avait empêché l'évacuation des citoyens. L'état de siège avait été déclaré. Face à la progression rapide des ennemis, tous s'étaient réfugiés dans la forteresse. Une lutte à mort s'était engagée jusqu'à ce qu'elle tombe, inconsciente qu'elle avait été de la menace, aux mains des assaillants. Ils n'avaient pas fait de quartier et n'avaient pas pris de prisonniers. Et ils étaient repartis aussi vite qu'ils étaient venus, laissant la florissante cité de Faraga en cendres.

Une question demeurait : qui ? Qui avait osé, qui avait pu attaquer la ville sans crier gare et avec une cruauté sans égal ? Pour quel motif ? Gilbert redoutait le pire, mais refusait d'y croire encore, refusait de le formuler. Arrivé au sommet du donjon, il sortit sur le tour de garde et atteignit à grandes enjambées un point de vue sur le mur crénelé.

En contrebas, il avisa une longue étendue de tentes et de feux de camp. Une armée. Il n'en discernait pas correctement l'ampleur à cause de la pénombre. Mais les flammes des bivouacs dansaient à perte de vue, illuminant, aux portes du Royaume de l'Ouest, les bannières sable et argent du Sud et du Nord. Son sang se glaça.

« Roderich. » murmura-t-il dans un souffle.

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Le regard perdu par-delà la meurtrière, Roderich berçait distraitement le jeune prince Gauriel en fredonnant une vieille ritournelle pour l'apaiser. Il entendait à peine ses conseillers deviser de stratégie pour la millième fois, lui demander d'agir – pour quelle raison et dans quel but, il n'en savait fichtre rien. Malgré la naissance d'un héritier mâle, les rumeurs couraient encore bon train derrière le dos du roi. On le disait atteint de bile noire, mélancolique. Les plus hardis murmuraient qu'il avait perdu la raison et la force de vivre, mais nul ne se risquait à avancer une cause à cette demi folie. Depuis deux ans, le roi avait sombré dans les méandres les plus inaccessibles de son propre esprit, sans qu'on sache bien comment le ramener à la surface. Il ne prêtait guère que peu d'attention aux affaires du Royaume. Dans certains moments de lucidité, il se montrait encore suffisamment ferme pour garder ses bannerets rebelles dans sa poigne de fer de jadis.

À défaut de rester pleinement roi, il était devenu père. Son héritier semblait lui procurer quelque sérénité intérieure, et il le laissait rarement aux soins des nourrices et des gouvernantes. Le futur roi grandissait sur le trône. Son royaume s'étendait à perte de vue. Vedunia vibrait d'activité, comme à l'ordinaire. Dans la cour du château, à ses pieds, Toris et Ludwig entrainaient des jeunes écuyers de l'Ouest et de l'Est. Il ne se souvenait pas bien pourquoi. Par-delà les tours et les toits de sa cité, la forêt et ses verts doux et sombres lui apportaient un réconfort d'une nature inconnue.

Des sabots frappèrent violemment le pavé de la cour, ramenant précipitamment les orbes violettes dans l'enceinte de son château. Roderich crut mourir à une millième hallucination. Un cavalier sauta de cheval, lança les rênes à Toris et s'engouffra dans la forteresse par la première porte ouverte. Du regard furtif que le roi avait pu poser sur le nouvel arrivant, il avait cru voir Gilbert.

Son espoir n'était pas mort, même si chaque jour passant le rendait lentement plus dérisoire et plus improbable. Il le voyait partout à toute heure du jour, il entendait son retour dans chaque bruit de pas, il lisait son amour dans chaque missive apportée par les messagers étrangers. Jamais il ne revenait. Il serra son fils plus encore contre son cœur et cessa de fredonner. Il reconnut le vacarme de la porte de la salle d'audience qu'on ouvrait à la volée, et il se retourna instinctivement pour y faire face. Le silence tomba sur ses conseillers. Le roi pâlit et crut rêver encore.

Il était là devant lui, tel qu'il s'en souvenait, égal à lui-même. Ses longs cheveux blancs dérangés par la chevauchée étaient lâchement noués sur sa nuque. Il portait un haubert aux couleurs de ses armes sur sa cotte de maille. La main sur la garde de son épée – qui n'était plus la même, nota Roderich – il avançait à grandes enjambées aux sons métalliques, avec détermination. Ses yeux rubis s'étaient plantés sur Roderich et ne le quittaient plus. Son visage, fermé, était soucieux. Arrivé à quelques pas de son roi, il tomba à genoux.

Ce n'était plus un rêve, ce n'était plus une illusion ni un mauvais tour des nuits sans sommeil. Gilbert était là devant lui. Sa voix éraillée résonna des mêmes accents que par le passé, avec une émotion plus forte peut-être.

« Votre Grâce, j'apporte de funestes nouvelles. »

Il s'adressait aux dalles de pierre froide sans oser le regarder. La vue subreptice de l'enfant dans les bras du souverain l'avait empli de remords. La voix claire et non moins chargée d'émotion de Roderich lui répondit :

« Parlez, Messire Beilschmidt. Ce conseil est digne de confiance. »

Le chevalier leva enfin les yeux vers son roi, ses traits s'imprimant dans son esprit pour la première fois depuis deux ans les traits tirés, le visage amaigri, les yeux voilés d'une perpétuelle tristesse. Quel bien cette séparation leur avait-elle apporté ? Il soupira avant de résumer ce qu'il avait découvert à Faraga, suscitant l'effroi et des murmures inquiets parmi les courtisans présents et le blêmissement du roi.

« Je pense avoir une journée de chevauchée d'avance sur eux, peut-être deux. Ils misent beaucoup sur l'effet de surprise – ils ont pris soin qu'aucun survivant ne puisse nous avertir. Ils ne savent pas que nous savons, et cela nous donne un avantage, aussi mince soit-il. Nous avons vingt-quatre heures pour mettre les civils en lieu sûr et préparer nos défenses. »

Alors qu'il laissait là sa tirade à la réflexion des chevaliers et du roi, la porte de la salle s'ouvrit de nouveau à la volée, sur Elizabeta cette fois. Avertie par les rumeurs qui disaient son sigisbée rentré, elle avait accouru. Et elle ne s'arrêta qu'une fois à genoux devant Gilbert, le chevalier emprisonné dans son étreinte. Son cœur se serra en imaginant que le désir de Roderich de faire le même geste avait dû être au moins égal au sien, mais il n'avait eu d'autre choix que de se retenir devant la cour. Seule Liza en avait le droit.

« Disparais encore et je te tue, Beilschmidt. » lui murmura-t-elle en peinant à retenir ses larmes.

Il sourit et s'abstint de répondre, mais la serra plus fort contre lui. La reine le libéra quelques instants plus tard et se releva, s'approchant de son mari pour le délester de leur fils qui observait la scène avec un sérieux perceptible dans ses yeux verts. Puis elle s'adressa à la cour, leur intimant de laisser le roi et son général s'entretenir en privé.

« Ils doivent avoir énormément de choses importantes à se dire. » conclut-elle.

La salle se vida à sa suite et les portes se fermèrent sur un silence pesant et lourd de non-dits. Gilbert se releva, fixant Roderich qui se tenait, résolument et parfaitement immobile, à quelques pas de lui. Leurs regards s'étaient accrochés mais ils ne bougeaient pas, ne sachant que dire, ne sachant que faire. Finalement, ce fut Gilbert qui rompit le silence.

« Il faut mettre tes barons indignes de confiance aux fers. Sans eux, leurs troupes te resteront peut-être loyales. »

Le son de sa voix sembla délivrer Roderich de la pétrification. Il avança lentement, comme pour observer une créature étrange et potentiellement hostile. Mal à l'aise, Gilbert murmura encore :

« Je suis si heureux de te voir. »

Une brûlure au visage le surprit. Roderich n'avait pas cillé mais avait été vif, sa main devait le faire au moins autant souffrir que Gilbert désormais. Les orbes violettes étaient dures au-delà du regret. Un instant, une atroce seconde, le chevalier redouta que les effets du philtre se fussent finalement dissipés, mais il savait au fond de lui que c'était impossible : son cœur n'avait jamais brûlé aussi ardemment pour Roderich que depuis ces deux ans de séparation.

Et sans prévenir, Roderich s'effondra sur la poitrine de son chevalier. La perspective de le revoir avait été la seule chose qui l'avait empêché de sombrer tout à fait dans la folie, qui l'avait gardé debout sur les rives de plus en plus étroites de la sanité. À présent que ce n'était plus un rêve intouché, il ne servait à rien de maintenir la façade.

Il enfouit son visage dans la nuque du chevalier, n'osant même pas l'étreindre de peur que ses mains se referment sur le vide. Il le respira. Il ne pleurait pas, contrairement à Gilbert. Il laissa le chevalier l'embrasser de ses bras puissants, et ils restèrent ainsi enlacés longuement, immobiles, muets, comme pétrifiés pour l'éternité.

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La nuit était tombée et l'heure était à la stratégie dans l'office obscur de Roderich, en comité restreint : le roi et la reine, Gilbert, Antonio et Matthias, Toris et Ludwig, et quelques nouveaux conseillers que Gilbert ne connaissait pas encore. Et, si la stratégie de défense était plus ou moins ficelée et l'évacuation des civils initiée en secret, il n'en allait pas de même pour tous les aspects de la protection de la famille royale.

« Je refuse. » répéta Elizabeta une énième fois.

« Liza, nous n'avons pas le choix. » raisonna calmement Roderich. « Si aucun de nous deux ne part avec lui et que l'on ne s'en sort pas, Gauriel grandira orphelin. Je suis roi. Ma place est à la tête de mon armée. »

« Je ne partirai pas. Je vais me battre. »

« Je comprends, ma Dame, mais – »

Gilbert intervint :

« J'ai une proposition. Liza, tu restes. Et si la situation devient désespérée, une escorte se tiendra prête à l'issue d'un passage secret pour te protéger sur la route de l'Est. Si les choses tournent à notre avantage, tu ne devras même pas partir. Mais à la seconde où je sens que notre fortune change, tu rejoindras le prince. Cela te parait-il plus juste ? »

« Voilà qui me semble un meilleur compromis, en effet. » acquiesça la reine.

« Je pose une condition. » intervint Roderich. « Si Gilbert te demande de partir, tu t'exécuteras sans objection. »

La reine leva les yeux au ciel.

« … Bien. » concéda-t-elle enfin.

« Promets-le-moi. » demanda Gilbert.

Elle le regarda droit dans les yeux et, après une légère pause, elle s'exprima en langage de l'Est.

« Je te le promets. »

Les derniers détails du siège à venir furent réglés, de même que la préparation de quelques surprises aux alentours de la cité pour accueillir leurs ennemis comme il se devait. La salle se vida au fur et à mesure. Peu avant l'aube, Gilbert et le roi se retrouvèrent de nouveau seuls. Roderich lui prit la main sans rien dire et ils parcoururent les couloirs du château dans le noir, jusqu'à une porte familière : celle de l'ancienne chambre du chevalier. Une fois à l'abri des regards et dans la sécurité de leur compagnie, Roderich s'appliqua à désarmer le voyageur exténué qui avait à peine avalé un frugal souper depuis son arrivée en trombe.

« Raconte-moi. » le pria doucement le roi en délaçant les manches de son haubert.

« Que veux-tu savoir ? »

« Toutes les secondes sans toi. »

Gilbert se raidit imperceptiblement.

« Roderich, je suis désolé. J'ai fait ce qui me paraissait être la meilleure – »

« Ne parlons plus de cela. »

« J'ai regretté dès l'instant où j'ai pris cette décision. »

« Gilbert. N'en parle plus. Ça n'a plus d'importance. Tu es là. Raconte-moi. »

Gilbert n'était pas convaincu que cela n'avait plus aucune importance. Il se sentait coupable. Antonio, en un bref aparté, lui avait confié que Roderich avait presque perdu la raison, bien qu'il en ignorât la cause, au point d'en négliger sa gestion du Royaume. Les patrouilles aux frontières avaient été moins rigoureuses, les rapports des espions étaient tombés dans des oreilles sourdes aux dangers qu'ils exprimaient, quand ils n'étaient pas tout bonnement laissés sans emploi. Comment Gilbert était-il censé ne pas se sentir coupable d'avoir mené le Royaume de l'Ouest à sa possible ruine ?

Mais le roi lui avait demandé de se taire. Il le divertit à l'aide de ses récits d'aventures, et ne le priva d'aucun détail. Quand il arriva à la fin de sa narration, ils étaient allongés, enlacés, sur le lit et le roi avait déjà à moitié sombré dans le sommeil.

« L'épée magique… Que fait-elle ? » demanda-t-il d'une voix pleine de fatigue.

« Rien de très impressionnant, j'en ai peur. Elle décuple la puissance de mes coups. Pas d'étincelles ostentatoires, pas de transformation prodigieuse. »

Roderich, les yeux fermés, eut un petit rire.

« Pas de chance. »

Puis, après quelques secondes de silence :

« J'aimerais que cette nuit ne finisse jamais. »

Gilbert déposa un baiser sur son front.

« Sh. Dors. Demain, il faudra commander les armées. »

« Je voudrais que tu les commandes à mes côtés. »

« J'en serai honoré. »

Cette nuit-là, ils s'endormirent, leurs épées au côté pour des raisons toutes autres que jadis.

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Le fracas résonnait aux oreilles de Gilbert alors qu'il se frayait un chemin parmi les rangs ennemis, assénant de violents coups d'épée à chaque livrée sable ou argent qui passait à sa portée. Déjà les hommes s'écartaient sur son passage, conscients que ce loup blanc enragé n'était autre que le héros des légendes, que d'aucuns considéraient tantôt succube, tantôt sorcier, tantôt favori des Dieux, en tout cas jamais quelqu'un à contrarier.

Les combats avaient commencé peu après midi. Depuis la forteresse, les ennemis avaient été repérés de loin, laissant bien assez de temps à Roderich de mobiliser l'armée, déjà sur le qui-vive, et l'organiser en dehors des murs dans la perspective d'une bataille rangée. Il était allé en personne tenter de négocier, tandis que Gilbert tenait l'armée prête à l'assaut. Mais le Nord et le Sud n'étaient pas venus pour discuter, et il avait fallu engager le combat.

Gilbert était confiant. Leur armée avait été mieux formée et, ayant une raison de se battre en la défense de leur Royaume, ils étaient bien plus galvanisés et combattifs que les vassaux du Nord et du Sud qui avaient simplement suivis leurs liges, parce que c'était leur devoir, dès que ceux-ci avaient levé une armée – du reste, les enjeux politiques leur échappaient sans doute totalement. Les pertes, de ce côté, furent d'abord abondantes, à tel point que les envahisseurs firent sonner la retraite. En ce bref moment de répit, Gilbert et Roderich, qui avaient été inévitablement dispersés dans la mêlée des premiers assauts, furent brièvement réunis. Le visage du roi était luisant de sueur et son épée de sang, qui avait aussi éclaboussé bon nombre des pièces de son armure jusqu'à son visage rougi par l'effort. Ses cheveux étaient complètement désordonnés et les yeux violets brillaient d'une rage combattive que Gilbert leur avait rarement connue. Il se sentit plus attiré par son seigneur que jamais, au cœur du champ de bataille.

« Je n'aime pas ça ! » cria le roi au-dessus de la mêlée, ramenant brutalement le chevalier au moment présent. « Leur retraite ne m'inspire rien qui vaille. Ils préparent quelque chose, et ça ne va pas nous plaire. »

Levant les yeux vers Roderich, le regard de Gilbert fut attiré derrière celui-ci par une flamme naissante sur les remparts de la ville. Les feux d'alarme venaient d'être allumés par les vigies. On les attaquait à revers ! Ne perdant pas de temps à trouver les mots, Gilbert attrapa le roi par les épaules et le fit pivoter sur lui-même, face au château.

« Par les Dieux… ! »

Il sonna la retraite à tous les soldats qui prenaient quelque répit sur le champ de bataille face au repli des ennemis. Hélas, leurs efforts étaient requis ailleurs et il ne fallait pas perdre un seul instant. Roderich demanda à Gilbert d'aller en avant pour rapporter le décompte de ces nouveaux ennemis, et de revenir au plus vite. Acquiesçant, il saisit le premier cheval en bon état qu'il put trouver et contourna les murailles de la ville au grand galop.

Il connaissait, heureusement, les environs de la ville comme sa poche, et trouva sans peine un promontoire d'où observer et se faire une idée assez précise des forces ennemies avançant en contrebas. Malheureusement, ses découvertes étaient bien funestes. Il scruta les bannières qui claquaient dans le vent et reconnut celles de plusieurs factions de mercenaires notoires. Elles arrivaient avec des engins de siège. Si ceux-ci étaient installés, la cité serait réduite à néant.

Il tourna bride vers l'armée de Roderich et le trouva au milieu des généraux. L'état des lieux n'était pas des plus encourageants : le visage de Matthias présentait plusieurs entailles profondes. Antonio boîtait, une longue estafilade barrant la cuirasse de sa jambe droite, poisseuse de sang. Ludwig semblait surtout choqué, un peu sonné peut-être, mais intact. Toris manquait à l'appel et Gilbert craignit le pire, une sueur froide inondant immédiatement son dos. En balayant le champ de bataille environnant du regard, il le repéra toutefois sur ses deux jambes, et en ressentit un grand soulagement, quoique fugace. Roderich lui-même avait écopé de quelques contusions, sans gravité. Pour sa part, Gilbert tentait d'ignorer l'intense douleur dans sa main gauche, provoquée par un coup d'épée ennemi mal ajusté. Ses doigts demeuraient fonctionnels pour l'heure, et il ne servait à rien de s'en plaindre plus que de raison.

La mine soucieuse comme un écho à l'appréhension qui se lisait sur les visages de ses compagnons, il délivra les nouvelles d'une voix lugubre. Elles furent accueillies par un silence grave de plusieurs interminables secondes. Ce fut Roderich qui le rompit enfin.

« Il faut nous replier en partie dans le château. Gilbert, je veux que tu trouves Elizabeta et que tu veilles à ce qu'elle parte en sécurité. C'est le moment. »

Il hocha la tête et prit les devants pour retrouver la reine parmi la garnison qu'elle avait rejointe en secret. Son cœur était lourd et empli de doutes sur l'issue de cette bataille. Il voulait se battre et il voulait croire qu'ils avaient une chance. Mais il faisait confiance à son roi, et il avait compris. Il savait que s'il lui avait ordonné de mettre Elizabeta en sécurité, cela voulait dire que la Fortune leur avait tourné le dos.

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Il l'avait trouvée au pied des remparts, échevelée mais en bon état. Quand elle l'avait vu approcher, elle avait tout de suite compris. Elle avait tenté de protester, mais le cœur n'y était pas. Elle avait suivi son chevalier dans l'enceinte de la ville, puis dans un dédale de couloirs qui résonnaient du vacarme des soldats qui se repliaient dans la forteresse et des assauts qui recommençaient. Parvenus à la bibliothèque, ils empruntèrent un passage secret dissimulé dans le sol et actionné par une applique dans une étagère. La trappe de pierre se referma derrière eux et le silence les assaillit, par surprise. C'était étrange de se trouver dans un lieu aussi isolé et calme alors qu'à quelques épaisseurs de murs, les combats devaient reprendre avec rage.

Ils ne parlaient pas et, même lorsque leurs yeux se furent habitués à la pénombre, ils ne distinguaient presque rien. Mais le corridor secret était unique et rectiligne, courant tel une flèche dans une seule direction : les bois en bordure de la cité. Ils progressaient rapidement. Gilbert était au supplice, tiraillé entre ses affections et ses allégeances. Il voulait escorter Elizabeta en sûreté et veiller sur elle. Elle était sa Dame, sa reine, son amie, sa sœur presque. Il brûlait de revenir en arrière, de trouver Roderich, de combattre à ses côtés, de le défendre et son royaume, jusqu'à la mort s'il le fallait.

Ils atteignirent enfin l'extrémité du tunnel et furent accueillis à la lumière du jour par deux jeunes chevaliers de l'Est, issus de la lignée royale de Laszlo, qui veillaient sur le prince Gauriel. On entendait au loin la rumeur des affrontements qui faisaient rage. Mais ils étaient saufs et la voie de l'Est était libre. Elizabeta et son héritier avaient une chance de s'en sortir. Ils vivraient. La reine saisit sa monture par la bride mais se retourna vers Gilbert. Ses yeux se remplissaient de larmes.

« Je sais que tu dois y retourner mais… Reviens-moi. Revenez-moi. Je t'en prie. »

Les mots lui manquaient. Il ne pouvait se résoudre à lui dire adieu. Il la prit dans ses bras et la serra contre son cœur. Il y eut un fracas et un bruit d'explosion quelque part derrière eux. Elle s'écarta.

« Merci, Gil. Pour tout. »

Elle avait compris qu'elle ne pouvait le retenir plus longtemps. Elle monta en selle et, avec un dernier regard et de premières larmes pour son ami d'enfance, elle lança sa monture au galop. Gilbert reprit le tunnel en sens inverse et il courut tout du long.

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Lorsqu'il émergea du passage secret, il fut aussitôt attaqué de plein fouet par le vacarme et l'odeur du champ de bataille – une odeur de fer, de sang et vibrante de terreur – qui emplissait les murs et empoisonnait l'air. Il sortit de la bibliothèque en dégainant son épée. Les couloirs et les salles du château, encore joyeux et luxueux quelques heures plus tôt, avaient viré à l'écarlate et se jonchaient de cadavres, aussitôt piétinés par les combats qui reprenaient, à peine achevés.

Il se jeta dans la mêlée, essayant de retrouver ses amis et compagnons d'armes sans les apercevoir. À coups d'épée puissants, il se fraya un chemin vers les lieux d'où venaient le plus de cris d'agonie et de clameurs de victoire. Désorienté, il ne savait pas dans quelle aile du château il évoluait. Les yeux rivés au sol, il dénombrait beaucoup trop de soldats portant les couleurs de l'Ouest pour que les acclamations victorieuses émanassent de son camp. Et pourtant il ne pouvait se résoudre à chercher Roderich parmi les cadavres. Il releva les yeux. Avec un effroi qu'il ne s'expliquait pas, il remarqua qu'il était arrivé dans la salle des Rois passés.

Elle était déserte. Plusieurs chevaliers de l'Est et de l'Ouest y avaient été tués. Un seul demeurait debout. Son haubert était maculé de taches sombres, comme la lourde épée qu'il tenait d'une poigne affaiblie dans sa main droite. Son visage souillé de sang, de sueur et de poussière était méconnaissable, ses yeux regardaient le vide sans le voir. Son casque était ceint d'une couronne éclaboussée de vermeille.

« Roderich ! »

Gilbert franchit les quelques mètres qui le séparaient du roi en courant, et arriva à lui juste à temps pour le cueillir dans ses bras avant qu'il heurte le sol dans un fracas d'armure.

« Roderich ! Oh, Dieux, Roderich ! Que s'est-il passé ? »

« Gil… » murmura le roi d'une voix faible, ses yeux le regardant enfin et le reconnaissant. « Eliza et Gauriel… Sont-ils sains et saufs ? »

« Oui… Oui, ils sont en route pour l'Est. »

Le roi cligna des yeux plusieurs fois, luttant pour les maintenir ouverts.

« Bien… C'est… »

« Roderich… ! »

Les yeux carmins étaient emplis de larmes qui se mirent à couler, traçant des sillons luisants et clairs sur le visage noirci par la poudre et le sang. Il inspecta le corps du roi du regard, trouvant bientôt une blessure béante dans un défaut de l'armure à hauteur du flanc. Il essaya désespérément de contenir l'hémorragie, mais il savait au fond de lui que toute tentative était vaine. Le sang royal s'écoulait entre ses doigts infiniment et emportait avec lui les derniers souffles de vie de Roderich.

« Gil… Gil… C'est ici que j'ai su que je t'aimais. »

« Sh, sh… » souffla Gilbert, le visage enfoui dans les cheveux du roi, le berçant doucement.

« C'est un bel endroit pour mourir… Entouré de ton souvenir. »

Gilbert resserra son étreinte autour de son corps. Oui, autant que la présence des Rois passés, cette salle était emplie de leurs souvenirs. Leur première réelle conversation, maints baisers, des heures de discussion. Personne ne venait jamais rendre visite aux illustres rois d'antan que Roderich et Gilbert. Ils avaient été, en leur compagnie, sereins et heureux à l'abri de tous les regards, que ceux qui étaient trop éloignés pour les juger. Il déposa un ultime baiser sur les lèvres du roi, puis continua de le bercer de ses bras et de ses souvenirs heureux. Jusqu'à ce que même le souffle irrégulier du roi cesse de lui répondre.

Il ne s'en aperçut pas tout de suite et continua longtemps de parler à la dépouille de Roderich. Il n'entendait plus les rumeurs de la bataille. Puis enfin il se tut et ses larmes séchèrent. Il ne bougea pas. Il lutta vigoureusement quand les derniers soldats tentèrent de l'emmener avec les survivants et d'honorer le corps du roi. On les laissa mourir comme il le voulait. Ensemble, dans ce qui était en effet le plus bel endroit, si c'était avec son amant.

Quand les flammes gagnèrent le château, il les remarqua à peine. Quand elles atteignirent la salle des Rois passés, il resta de marbre. Il avait fait la paix avec les dieux et avec la mort. Il espérait seulement que rien ni personne ne les séparerait plus.

Quand les citoyens regagnèrent la ville sous le joug du Royaume du Nord, ils trouvèrent parmi les ruines du château deux corps miraculeusement épargnés par les flammes, immortalisés dans une étroite étreinte, une épée de légende à leurs côtés.

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La gorge du barde se serra au souvenir de la scène tragique qu'il avait découverte dans la salle des Rois passés, et à l'évocation de toutes celles qui avaient précédé et qu'il n'avait pu que deviner. Il adressa une pensée et une prière à ses amis, à ses personnages, à ses héros pour qu'ils lui donnent la force de continuer son récit. À la lumière des chandelles et du feu baignant la cour du royaume de l'Est, il distinguait les visages de son auditoire. Frappé d'effroi, tremblant, pleurant parfois sur le sort du roi et de son sigisbée. Romeo entonna alors la dernière laisse de sa chanson.

Haut dans la salle des Rois passés

Gilbert dansait avec ses fantômes

Celui qu'il avait perdu et ceux qu'il avait trouvés

Et celui qu'il avait le plus aimé

Et ceux disparus depuis si longtemps

Qu'il ne pouvait les nommer

Il virevoltait sur la pierre glacée

Oubliés ses chagrins, ses peines

Et il ne voulait jamais partir

Il ne voulait jamais partir

Ils dansaient nuit et jour

Parmi les ruines de l'hiver

Jusqu'à ce qu'ils s'effondrent

Et il ne voulait jamais partir

Il ne voulait jamais partir

Et il ne voulait jamais partir

Il ne voulait jamais partir

Haut dans la salle des Rois passés

Gilbert dansait avec ses fantômes

Celui qu'il avait perdu et ceux qu'il avait trouvés

Et celui qui l'avait le plus aimé.


fin


Durandal est une épée légendaire, attribué au chevalier Roland, neveu de Charlemagne.
Au Moyen Âge et par la suite, les romans avaient mauvaise réputation notamment parce qu'on les accusait de ne pas raconter le vrai.
Petite Bretagne : le nom d'une partie de la France, par rapport à la Grande Bretagne du roi Arthur.
Muzla : montagne entre la Slovaquie et la Hongrie actuelle.
Gondolin est le nom d'une ville empruntée à J.R.R. Tolkien.
Eisangrun : inspiré du nom d'Ysengrin, personnage du Roman de Renart.
Tisvilde : forêt danoise.
Galatyn : nom de l'épée de Gauvain dans La Mort Le Roi Artu de Thomas Mallory.
L'énigme est de mon cru, j'ai fait de mon mieux sorry
Varschewia : ancien nom de Varsovie.
Wivre : graphie médiévale pour "vouivre", serpent aîlé des légendes européennes et plus connu aujourd'hui sous le nom de wyvern (comme Rhadamanthe pour les initié.es!)
Faraga : ancien nom de Prague.
recréant : terme qui désignait au Moyen Âge les chevaliers qui négligeaient leurs devoirs chevaleresques.
Les dernières lignes sont une adaptation libre de Jenny Of Oldstones, tirée de la saga Game of Thrones, telle que chantée par Podrick dans la série, et qui a inspiré toute cette histoire.

Merci pour votre lecture !

Niniel