Akk était étrange, ça c'était la première chose qu'Harold avait remarqué. Pas seulement comparé aux habitants de Beurk, mais également comparé aux autres réfugiés. Ce n'était pas à cause de son apparence, bien que sa taille, ses muscles saillants et ses cicatrices attiraient le regard, mais à cause de son comportement. Il n'était pas comme les vikings d'ici qui étaient bruyants, bagarreurs, et toujours en train de chercher une blague qui ferait rire le groupe. Il n'était pas non plus comme les autres réfugiés qui se joignaient timidement aux habitants de Beurk. Akk était renfermé sur lui-même, sérieux même quand l'humeur était à la rigolade, au bord du groupe plutôt qu'en son centre. Cependant, malgré son envie d'être seul et oublié, il y avait quelque chose chez lui qui empêchait les gens de l'ignorer. Tous les regards étaient constamment tournés vers lui.
« C'est parce que c'est un prédateur, » expliqua Gueulfort quand Harold lui en parla un après-midi. Il réparait une épée qui avait été tordue lors d'un raid cet été. « Ce n'est pas une question d'apparence, même si ça aide, c'est une question d'état d'esprit. »
Harold fronça les sourcils, imaginant quel état d'esprit Akk devait avoir pour donner l'impression d'être un prédateur. « Tu crois que je pourrais être comme ça moi aussi quand je serai chef ? »
Gueulfort haussa les épaules, changeant son marteau pour une pince. « Peut-être. Peut-être pas. Tout dépend. Le problème, Harold, est que quand tu commences à attirer l'attention des gens, ils vont commencer à avoir une opinion sur toi. Sur ce que tu devrais faire et qui tu devrais être. Le type de chef que tu seras dépendra de ce que tu feras avec l'opinion que ces gens auront. »
Harold fronça les sourcils, ne comprenant pas comment cela avait quoi que ce soit à voir avec sa question. Lui voulait juste savoir si un jour, les gens de la tribu l'admireraient comme ils admiraient son père.
Les jours passaient, et la vue des sacs de couchage empilés au fond du Grand Hall devenait familière. Les nouveaux visages et les nouveaux noms s'ancrèrent lentement dans l'esprit des habitants. De nouveaux bergers allaient chaque jour garder et s'occuper des troupeaux. Plus de bateaux partaient chaque matin du port, et chaque soir ils revenaient avec plus de poissons que d'habitude. Les chasseurs s'aventuraient plus nombreux dans la forêt, Akk en faisant partie. Les plus âgés des réfugiés restaient au village même pour aider au lavage des vêtements. Les champs étaient déjà préparés pour l'arrivée du printemps, et les renforcements du village pour se préparer aux attaques de l'été avançaient bien plus rapidement que d'habitude.
Une routine s'installa, et bientôt les choses furent comme elles avaient toujours été. Si Akk posait des problèmes à Stoïk, Stoïk ne le montrait pas. À vrai dire, il ne disait pas grand chose quand Harold venait lui faire son rapport sur les activités du géant. Il hochait simplement la tête, le regard dans le vide.
La fin de l'hiver arriva bientôt, et la fonte des glaces commença lentement. La conversation que tout le monde attendait arriva finalement. Pendant des heures, Stoïk écouta les réfugiés dans le Grand Hall, et pendant des heures au suivant, il écouta les villageois. S'ensuivit une conversation privée entre Akk et Stoïk qui se termina tard dans la nuit. L'annonce fut donnée le lendemain matin sur la place centrale : vingt-quatre des anciens esclaves avaient décidé de s'installer à Beurk au lieu de repartir. Apparemment, Akk ne faisait pas partie d'eux, il faisait partie de ceux qui repartiraient au printemps comme Stoïk l'avait promis. Il essayera sûrement de retourner à ses terres d'origine, pensa Harold. Les villageois quant à eux prévoyaient déjà combien de maisons seraient construites pour accueillir les nouveaux beurkiens. Plusieurs groupes de bûcherons étaient envoyés chaque semaine en forêt pour commencer les préparatifs.
Ce fut environ à ce moment que Gueulfort et Stoïk arrêtèrent de demander à Harold comment sa « mission d'espionnage » se passait. Mais Harold continua d'observer. Et il n'était pas le seul. Akk attirait la curiosité de tout le monde, et surtout des personnes qui n'avaient pas le droit de l'approcher : les enfants. Tous les parents les mettaient en garde contre lui et le reste des réfugiés, même si ces avertissements étaient de plus en plus rares au fil des semaines.
Le premier enfant à l'approcher fut naturellement le plus brave : Astrid. Un matin, elle l'avait approché avec un froncement de sourcils, le menton levé en l'air.
« Tous les adultes disent qu'on t'appelait La Bête quand t'étais un esclave. »
Elle l'avait interpellé alors qu'il remontait la rue principale du village pour rejoindre le Grand Hall. Akk baissa les yeux vers la petite guerrière. Son expression était calme et impossible à déchiffrer comme d'habitude. Harold se demanda si les cicatrices sur son visage lui faisaient mal quand il le bougeait.
« Tu ne vas pas répondre ? » demanda Astrid quand Akk resta silencieux.
« Tu ne m'as pas posé de question. » Il avait une voix grave mais douce.
Le rouge monta aux joues d'Astrid, la colère durcissant ses traits. « Je voulais dire, est-ce que c'est vrai qu'ils t'appelaient comme ça ? »
« Oui. »
« Je veux qu'on se batte ! » s'exclama alors la jeune fille. « Et je veux que tu le fasses pour de vrai, pas comme les autres adultes. Je ne veux pas que tu me laisses gagner. »
Ce n'était plus que Harold qui les regardait, mais les autres villageois également. Cependant, personne ne les arrêta. Tout le monde était habitué aux caprices d'Astrid. La dernière personne avec qui elle avait demandé à se battre était Stoïk lui-même, ne se rendant pas compte des conséquences de demander un chef en duel. Heureusement, Stoïk ne s'était pas offusqué et avait accepté. Il l'avait même laissée gagner. Cela avait rendu Astrid furieuse. Selon elle, qu'il la laisse gagner voulait dire qu'il ne la prenait pas au sérieux. Harold comprenait d'une certaine façon : quelqu'un qui gagne tous ses combats n'apprend jamais rien et ne deviendra donc jamais un meilleur guerrier.
Cependant, personne ne savait ce qu'allait faire Akk, et c'était cela qui rendait les villageois nerveux et les obligeait à s'arrêter au milieu de leurs tâches de la matinée pour les observer.
« D'accord. Essaye de me frapper, » dit-il.
Astrid n'hésita pas une seconde. Elle attaqua. Encore et encore, elle courut vers lui. À chaque fois avant qu'elle ne puisse le toucher, il esquivait calmement, il parait avec son bras ou avec sa jambe, ou la renvoyait tout simplement en arrière avec un léger coup qui ne laisserait pas de bleus. Cela continua pendant plusieurs minutes, au point où ça en devenait gênant pour la jeune fille. Mais cette dernière refusait d'abandonner.
Au final, ce fut la mère d'Astrid elle-même qui arrêta le combat. « Ça suffit, Astrid. Parfois plutôt que de s'acharner, il faut savoir s'avouer vaincue. »
« Mère ! » s'exclama Astrid en se tournant vers Ragnhild.
« J'ai dit ça suffit. »
Astrid serra les poings, mais elle ne protesta pas. Elle se tourna vers Akk, qui la regardait calmement. « Bientôt, je serais assez forte pour te battre. C'est une promesse ! »
Akk la regarda partir, mais à la surprise de Harold, son expression n'était pas indéchiffrable comme il y a encore quelques secondes. Elle était triste, révélant un déchirement intérieur qui faisait échos à celui sur sa peau.
Ragnhild hocha la tête dans sa direction, le remerciant silencieusement. Un hochement qu'Akk lui rendit.
Harold de son côté continua de nettoyer les outils dans ses mains, des questions sans réponse fusant dans son esprit.
Après plusieurs semaines à l'observer, à voir tout le monde dans le village lui parler ou interagir avec lui, Harold commença à devenir frustré. Il semblerait que, à force de rester éloigné d'Akk pour l'observer, il avait fini par être celui qui le connaissait le moins. Donc quand il le vit un matin assis sur la plage en bas des falaises, face à la mer, Harold décida de descendre le rejoindre.
En marchant silencieusement sur le sable, il l'observa comme à son habitude. Il remarqua pour la première fois que ses cheveux avaient repoussé depuis le jour où il était arrivé sur l'île. D'un blond un peu plus foncé que celui d'Astrid, ils étaient maintenant assez longs pour cacher complètement les cicatrices sur son crâne. Ce qui surpris cependant le jeune adolescent en s'approchant, ce fut le petit Terreur Terrible endormi aux côtés d'Akk. Ce dernier lui grattait la tête du bout des doigts.
Harold s'assit non loin d'eux, lui aussi faisant face à la mer. Cependant, ses yeux restaient fixés sur le dragon. Était-il en train de ronronner ? Non, ça ne pouvait pas être possible, les dragons ne ronronnaient pas. Peut-être était-ce un grognement.
« Pourquoi tu ne le tues pas ? » demanda Harold.
Sans quitter l'horizon des yeux, Akk lui répondit. « Il ne me fait pas de mal. »
Harold sortit son carnet de sa veste et commença à dessiner le Terreur pour l'étudier plus tard. Il n'en avait jamais vu un d'aussi près. Du moins, jamais un vivant.
« Peut-être pas maintenant, » continua-t-il, « mais demain ou la semaine prochaine, il ira voler des poissons dans notre réserve. La pêche vient seulement de reprendre. S'il fait ça régulièrement, il pourrait affamer l'île toute entière. »
« Pas faux, » répondit Akk.
Le silence s'étira entre eux, et Harold put finir son dessin rapidement. Il le leva en l'air pour qu'Akk puisse le voir. Ce dernier l'observa un instant. « Tu es doué. »
Harold haussa les épaules tandis qu'il refermait son carnet. « J'aime inventé des trucs. Et dessiner est la façon la plus simple d'expliquer mes idées. Mais Gueulfort ne veut jamais les réaliser. Il dit qu'un viking a seulement besoin d'une épée, d'un bouclier et de courage pour pouvoir se débrouiller. »
« Ne l'écoute pas. Et s'il refuse de réaliser tes idées, tu n'as qu'à les construire toi-même. »
Cela voudrait dire le faire en secret. Harold baissa à nouveau les yeux vers le Terreur endormi. Il ressemblait un peu à un chat dans la façon dont il était enroulé sur lui-même. Un chat vert.
Akk dut remarquer son regard. « Les dragons sont à la fois bien plus intelligents et bien plus sensibles que les humains. Cependant, ils restent simples : si tu les détestes, ils te détesteront en retour. Et si tu les aimes, ils t'aimeront en retour, » expliqua-t-il.
« C'est pas ce que mon père dit. »
« Et il a toujours raison ton père ? » demanda Akk en levant un sourcil. La cicatrice sur son front se tordit avec le mouvement.
« Quand il s'agit de dragons, oui. Il est Stoïk la Brute. Il n'y a personne qui est plus fort que lui, et un jour je serais son digne successeur ! » s'exclama Harold en levant le menton avec fierté.
Akk sourit, chose qu'Harold n'avait jamais vu jusqu'à présent. Cependant, ce ne fut pas pour cela qu'il trouva l'action étrange. C'était parce que malgré son sourire, son regard restait triste. Harold pencha la tête sur le côté, les sourcils froncés : une question muette.
« Moi aussi j'étais le successeur de ma tribu, » expliqua Akk.
Quelle tribu ? Voulut demander Harold. Après tout, peut-être qu'il la connaissait. Puis il réalisa qu'Akk avait dit ''j'étais'' et non ''je suis''.
« Qu'est-ce qui s'est passé ? » demanda-t-il à la place, presque en un murmure.
« Il n'y a plus de tribu à mener. » Akk regardait à nouveau au loin.
Harold essaya d'imaginer ce que cela pouvait faire, de perdre toute sa tribu. Est-ce que c'était même possible ? Qui réussirait à détruire toute sa tribu quand c'était Stoïk la Brute qui la protégeait ? Personne. Cependant Stoïk n'était qu'un homme, pas un dieu immortel. Qu'arriverait-il à la tribu une fois qu'il ne serait plus là ?
« Jamais ça n'arrivera à ma tribu, » déclara Harold avec détermination.
Akk lui sourit, et Harold reconnut immédiatement ce sourire. C'était celui que les adultes donnaient aux enfants quand ils les trouvaient ridicules, mais qu'ils ne voulaient pas leur faire de mal. « Peut-être que ton père est Stoïk la Brute... »
« C'est pas à cause de mon père que ma tribu ne disparaîtra jamais. C'est grâce à moi ! » Il se leva d'un bond, les mains sur les hanches, le menton levé bien haut comme s'il défiait les dieux. « Je les protégerai. »
Avant qu'Akk ne puisse répondre, le puissant son de la corne retentit, faisant sursauter le jeune garçon. Puis elle retentit à nouveau. Puis une troisième fois. Encore et encore. Akk se leva à son tour. Ils pouvaient voir les vikings s'activer en haut des falaises. Leurs voix cependant étaient trop loin pour qu'ils puissent comprendre ce qu'ils disaient.
Le Terreur à leurs pieds s'envola avec un gémissement apeuré. Il monta vers le ciel et fila en direction des montagnes au centre de l'île.
D'un seul geste commun, le jeune homme et le garçon se tournèrent vers l'océan.
Deux bateaux approchaient à l'horizon.
Enfin ils arrivent ! Cependant au prochain chapitre, nous retournons voir Roks et Sol dans le Sud. La situation se complique pour tout le monde, et lentement les deux histoires convergent l'une vers l'autre.
-klara
