L'été de 1985 passa… comme passe les étés dans une colonie de vacances, quand bien même celle-ci dispense des leçons d'équitation à dos de pégase, distribue de vraies armes à chaque équipe pour jouer à Capturer le Drapeau et laisse des harpies se charger de faire le ménage en mangeant tout ce qui traîne.

Julie avait complètement déprimé d'apprendre la mort d'un scénariste et réalisateur de cinéma français répondant au patronyme de Michel Audiard, un simple mortel dépourvu de tout lien avec le monde des dieux. Devant l'incompréhension générale de sa fratrie en face de son deuil, elle leur avait imposé une soirée cinéma où les films avaient été en noir et blanc et sans aucun sous-titre.

Pour la question des sous-titres, il ne s'agissait curieusement pas d'un obstacle. À la grande sidération de Kevin, les mots étaient parfaitement clairs – alors qu'il n'avait jamais mis le pied en France ni rencontré qui que ce soit parlant français.

« C'est un cliché » avait soupiré Libby. « La France est très connue pour être le pays des aventures amoureuses – n'importe quel jeune marié rêve de passer sa lune de miel à Paris ou sur la Côte d'Azur – alors les enfants de la déesse de l'amour doivent parler français. »

« Mais on est à moitié grecs » s'était insurgé Kevin, s'arrachant pratiquement les cheveux devant le manque de logique de la situation. « Pourquoi on ne parlerait pas cette langue à la place ? »

« C'est comme ça. Ne le répète surtout pas là où on peut t'entendre, les pouvoirs des dieux dépendent beaucoup de la perception qu'en ont les humains. Et la perception humaine… disons que très souvent, ça part totalement dans tous les sens. »

En d'autres termes, Kevin était naturellement bilingue, mais sa seconde langue n'était aucune de celles qu'il se cassait actuellement la tête pour apprendre, de quoi en cracher des flammes noires de rage. Enfin, ce serait bête de cracher sur un avantage, d'autant qu'il pourrait être appelé à visiter la France ou le Québec un de ces jours.

La soirée cinéma avait remporté un succès fou, réduisant tous les pensionnaires du bungalow rose en larmes de rire devant la gouaille et l'énergie des dialogues, larmes qui virèrent à l'inconsolable alors que les filles (et deux garçons) prenaient conscience de l'esprit inimitable que les Enfers venaient d'accueillir parmi eux.

Julie reçut un soutien écrasant pour sa décision d'ouvrir les yeux à sa fratrie, et Les Tontons Flingueurs ainsi que Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages se virent ajoutés à perpétuité dans la pile des films classiques incontournables, les autres œuvres faisant l'objet de débats plus ou moins houleux regardant leur supériorité.

« Une de ces jours, on devrait avoir toute une bibliothèque dédiée rien qu'aux films » prédit Aurélia alors qu'elle contemplait l'étagère vétuste menaçant de s'effondrer sous le poids des cassettes vidéo.

« Une bibliothèque, c'est pour les livres » la reprit Louison. « Comment on appellerait une archive où on ne range que des films ? Filmothèque, ça sonne mal. »

Consultée en urgence sur cette question de nomenclature des plus cruciales, Janis livra la dénomination médiathèque (pour la multiplicité des œuvres et documents écrits, visuels, sonores et audiovisuels) qui fit grand effet sur la progéniture de la Dame des Colombes. Ça vous avait quand même du chic, un mot pareil.

Bon, peut-être qu'ils avaient un peu exagéré afin de la consoler de ne pas avoir pu assister en direct au concert Live Aid. Personne dans le bungalow d'Apollon n'avait pu et ça les désolait tous, comme même s'ils avaient été vissés devant la télévision et n'avaient pas manqué une seule note, ce n'était pas du tout pareil que d'être là-bas !

Inutile de préciser qu'après le 13 juillet, l'atmosphère était devenue très… musicale. Ça chantait du matin au soir, de plein gré ou à contrecœur, les guitares et percussions n'avaient jamais été étrennées avec tant de vigueur et des échanges virulents éclataient à la manière des orages lors de grandes chaleurs concernant tel ou tel artiste à la réputation plus ou moins scandaleuse.

« Je n'aime même pas Madonna ! » finit par hululer Jess au désespoir, l'air prête à étrangler Phil de chez les Apollon (je m'appelle Xenophilius, si tu continues à dire Phil on va tous m'accuser d'être un Philippe), « fais-moi sortir cette chanson de la tête ! »

« Pas d'autre choix que de la chanter, alors » avait rétorqué le blond plus grand. « Tu la marmonnes, tu la rumines, résultat elle a pas assez de place pour décamper, braille-la un grand coup et elle te fichera la paix ! »

C'est ainsi que la petite brune se retrouva à entonner Holiday avec toute la capacité pulmonaire d'une fille d'Arès en mesure de renverser trois rangs de soldats ennemis par ses mugissements, et autant de musicalité. En matière d'expérience, c'était certainement inoubliable – agréable, loin de là, mais en tout cas mémorable.

Tellement mémorable que la perle distribuée aux campeurs afin de signaler le passage d'une autre années arborait le logo de Live Aid d'un côté et le mot Holiday de l'autre. Le bungalow d'Arès avait failli s'étouffer de rire, au grand daim de leur représentante ainsi mémorialisée.

Quelques unes des sœurs de Kevin s'étaient efforcées de chanter, avec des résultats variés. Le vrai danger s'était avéré Ted : non qu'il chantât mal, bien au contraire. Dès qu'il avait ouvert la bouche afin de susurrer Caroline par Status Quo, le public s'était aussitôt retrouvé paralysé, incapable de penser à autre chose qu'à cette voix qui se faufilait en eux pour leur étrangler les pensées avec toute la suavité du miel.

Il avait eu pitié et s'était arrêté quand une fille de Déméter s'était évanouie, si concentrée sur la chanson qu'elle en avait oublié de respirer.

« Finalement, j'ai bien fait de ne pas choisir Crazy Little Thing Called Love, même si c'était plus thématiquement approprié » avait-il lancé, l'expression penaude alors que les Apollon confirmaient que la fille s'en sortirait sans mal.

« Une voix pareille plus Queen ? » s'était étouffée Démona qui pour une fois ne rigolait pas à la perspective de semer le chaos. « Oublie tout de suite, on te déclare une arme de séduction massive ! »

Apparemment, lorsqu'un enfant d'Aphrodite pouvait utiliser l'enjôlement, certains facteurs influençaient l'effet de sa voix. Il y avait l'état émotionnel, il y avait le désir de convaincre, il y avait la force de volonté de la cible, et puis il y avait la manière de parler.

Le chant avait toujours eu une très forte fonction de séduction, de fascination, alors quand un enfant d'Aphrodite – l'incarnation de la séduction – décidait de tremper dans ce passe-temps, les résultats étaient fréquemment dévastateurs. Tant pis si le chanteur ne disposait que de la plus petite goutte d'enjôlement, comme c'était le cas pour Ted.

C'était vraisemblablement mieux pour tout le monde que Kevin s'abstienne entièrement de chanter. Non seulement il était un enjôleur, Chiron le soupçonnait d'être l'un des plus puissants à avoir vu le jour (il refusait de considérer qu'il soit le plus puissant, qui voudrait d'un honneur pareil) et il n'avait pratiquement aucun contrôle sur ce pouvoir qui se manifestait sans prévenir et repartait tout aussi vite.

Ce n'était pas comme si ça allait lui manquer énormément. Il avait la danse, et après cinq semaines dans le programme d'été, la School of Ballet l'avait invité à rejoindre les cours qui démarreraient à la rentrée de septembre.

Quand il avait reçu la nouvelle, il avait dû se mordre la langue pour ne pas pleurer. Janis, elle, ne s'était absolument pas gênée quand il lui avait déclaré son triomphe, au point qu'il l'avait impulsivement prise dans ses bras pour qu'elle se calme enfin.

« Je suis si fière de toi » lui avait-elle glissé à l'oreille après avoir repris son souffle.

Kevin aussi était très fier de lui. Mais c'était une fierté différente de la fierté de Reggie Black, un descendant de Noble et Très Ancienne Maison.

Ce que Kevin avait accompli, c'était entièrement à lui.