Depuis quelques temps, l'envie de reprendre cette histoire me taraude.

Je l'avais en très grande partie supprimée à l'époque, il y a presque dix ans, mais sans l'oublier complètement

Alors voilà, dans les prochaines semaines je vais republier les chapitres effacés, et reprendre tranquillement l'écriture de cette fiction qui est déjà bien avancée

Je ne sais pas s'il y a encore beaucoup de gens ici, mais si vous vous arrêtez sur mon histoire je vous en remercie,

Et vous souhaite une très bonne lecture :)

Chapitre 1 : Souffre

« Tout ce que nous ne voyons pas qui est immense »

Rouletabille, Le mystère de la chambre jaune, Gaston Leroux

Journal

1932 – Paris

Par tous les astres, j'ai encore rêvé de Baron. Désormais, lorsqu'il m'arrive de m'assoupir et de rêver, c'est vers lui que s'oriente mon inconscient. J'ignore ce qu'il est devenu. Je sais qu'il était très intrigué par mes recherches, et qu'il envisageait de s'y pencher lui aussi. A-t-il réussi à quitter notre monde de cette manière ? Il a toujours été plus doué que moi. Mais je sais aussi qu'il souhaitait en finir. Il est ici depuis tellement longtemps. Peut être a-t-il finit par mettre fin à ses jours et à rejoindre le monde des Morts. Je crois savoir qu'il y a quelqu'un là bas qui l'attend... Du moins, je le suppose... Mon cher Baron... Je songe à prendre le train pour Hohenbaum. Je n'y suis pas retourné depuis l'affaire de Londres, au siècle dernier. J'ignore si l'endroit à changé, j'ignore s'il sera là... Revoir ma terre natale et le château de mes premières vies... Avant le grand départ, avant que mon corps ne se fâne... Oui, je vais y retourner. Il me reste encore tant d'adieux à faire.

Son enveloppe physique brisée sur le sol, il lui restait encore une difficile épreuve à laquelle se risquer avant de se réfugier dans sa nouvelle demeure. A chaque fois, la tâche était plus ardue. Elle devait lutter, de toute son énergie, pour rester concentrer sur la silhouette du nourrisson qui disparaissait de l'autre côté. Son corps fait d'éther avançait péniblement. Si quelqu'un avait pu assister à la scène, il aurait pu croire que de violentes bourrasques de vent l'éloignaient du bac. Mais cette lutte ne se déroulait pas dans le monde des vivants.

Elle connaissait cette force qui voulait l'entraîner loin du monde des mortels, cette brise astrale qui cherchait à l'attirer dans sa dernière demeure, dans cette partie de l'univers dédiée aux morts. Son âme combattait avec furie le vent qui se faisait de plus en plus violent. Elle ne devait pas relâcher sa concentration un seul instant, où elle céderait aux bourrasques et disparaîtrait à tout jamais du plan physique. De ses yeux, tout autour d'elle se faisait flou, s'entremêlant aux différents plans de l'univers. Mais elle ne devait pas s'y perdre, elle devait rester ancrée dans le présent, dans le réel. Avec une intense difficulté, elle réussit à prendre appui au dessus du bassin. Il ne restait plus à l'intérieur que la cuisse du nourrisson. Elle pouvait voir le reste de son corps, de l'autre côté. Il vivait encore, mais ça n'avait pas d'importance. Il était trop faible pour survivre à son esprit. Sans hésiter, de ses dernières ressources, elle fendit le vent astral qui cherchait toujours à lui faire lâcher prise, et plongea dans l'eau claire. Il n'y eut aucune éclaboussures, aucun remous. Aucun son. Mais dans le bac, l'invisible esprit atteignit le mollet. Il se glissa sous la fine membrane de peau pleine de chaleur vivante, longea les os, s'accrocha aux veines et aux muscles, remonta le long du plexus solaire, se glissa à travers les cervicales du cou, et prit enfin possession du cortex cérébral.

Rien ne l'avait jamais préparé à ça. Elle pensait qu'une fois le miroir traversé, elle se trouverait de l'autre côté. Mais le pont qui séparait les deux mondes ne se réduisait pas à une plaque d'alliage argent-mercure, ce n'était pas un simple trou noir qui au bout du chemin s'ouvrirait sur son nouveau monde ni même un semblant de vortex capable de plier l'espace à sa volonté. Au lieu de ça, au delà du miroir, s'étalait un véritable chemin d'étoiles, de planètes, de poussières dorées, violettes ou bleues, de noir et d'infini. Autour d'elle était le ciel vespéral, éternel, la voûte cosmique qui s'étirait sans fin, le vide vertigineux qui lui aurait vrillé le ventre, si elle avait encore eu un ventre. Elle vit en dessous d'elle ce qui était son propre monde et qui s'éloignait rapidement, se réduisait à une petite tête d'épingle bleutée, puis disparaissait, tandis qu'à ses yeux se dévoilait l'Unique, l'univers immense et sans horizon. Elle constata également qu'elle n'était encore qu'une entité d'énergie, un nuage de poussière bleutée qui flottait dans le néant originel. C'était son esprit qui faisait le voyage, mais il avait délaissé l'aspect répugnant de la vieillesse qui était le sien au moment de sa mort, et adopté la forme d'un corps nouveau-né, signe qu'elle entamait belle et bien son incarnation. Autour d'elle pleuvaient comètes et étoiles, guère troublées par la présence d'une entité d'énergie humaine qui n'avait rien à faire là. La traversée ne dura pas plus d'une seconde, mais la distorsion du temps et de l'espace lui fit croire qu'elle fut plus longue que cela. Elle eut alors tout le loisir de jouir de sa chance, car qui pouvait prétendre avoir ainsi nagé dans l'obscurité étincelante du firmament ? Ce qui se trouvait là, aux alentours, n'appartenait qu'à son regard. Les étoiles qui régnaient sur ce ciel depuis la nuit des temps, les galaxies grouillantes de tant et tant de mondes, illuminées de lueurs roses, dorées ou bleues, des trous noirs où tout disparaissaient, avalés par ces monstres gargantuesques. Ces instants étaient volés à l'Univers, tout offert à sa présence incongrue, et cette extraordinaire improbabilité faisait d'elle la plus privilégiée des privilégiés. Jamais aucun humain n'avait vu ce qu'elle voyait, ressentit ce qu'elle ressentait. Même si elle n'était encore qu'une entité de pure énergie, les frissons glacés qui parcouraient son échine de poussière bleue étaient bien réels, et accentuaient davantage la pression qui s'insinuait en elle, face au néant, à l'abysse noire et glacée, et à l'ordre naturel qui seul régnait ici. Aux confins de tout ce qui était vivant, seul restaient la mort, l'immatériel, le vide et le froid. Sur Terre, elle faisait partie du Tout. Mais ici, coincée entre le plan physique et le plan astral, au milieu du vide, des étoiles et des galaxies tourbillonnantes, elle n'était plus rien. Si le voyage avait été plus long, il n'aurait plus rien subsisté de son esprit, elle aurait implosé, rongée par sa propre déliquescence qui ne pouvait que se plier face au cosmos. L'Univers était la puissance, le dogme régent de toute vie, il était le chaos et l'ordre et rien ne pouvait se substituer à la violence de son énergie. Même un être immortel n'était rien qu'un infime organisme chétif et instable face aux forces qui régnaient dans l'espace. Le temps d'une seconde, elle se prit à se demander comment un oiseau avait pu survivre à une telle expérience. Son esprit s'estompait alors qu'elle enfreignait toutes les lois de l'Univers, et pour la première fois depuis que le baron avait fait d'elle une immortelle, elle eut peur pour sa survie. Perdue au milieu de l'espace, elle crût bien sentir sa mort arriver. Jusqu'à ce qu'enfin, elle l'aperçoive. Sa planète. Elle émergea sur sa trajectoire, à l'orée de sa vision : son nouveau monde. Elle s'en approcha toujours plus vite, déchira le cosmos à une vitesse au delà du son. Tout n'était plus que traits de lumière blanche, noire et bleue qui déchiraient ses perceptions. Dans ce brouillon embrasé, elle discerna les contours du monde qui l'accueillait, entouré d'un halo d'ozone, et elle en pénétra l'atmosphère. Puis tout disparût dans un éclair flamboyant de lumière blanche.

Un air pur et frais s'engouffra dans ses poumons. Des odeurs boisées et humides. Un parfum d'herbe habillée de rosée, des effluves de mousse et de champignons. Une intense bouffée de joie envahit sa petite poitrine tandis qu'elle humait les différentes odeurs de son nouveau monde. Si la Traversée, bien qu'éreintante, avait été plus que merveilleuse à vivre, ce premier aperçu olfactif de sa terre d'exil comblait toutes ses espérances. Ces senteurs n'étaient pas si différentes de celles qu'elle avait connût. Mais l'air, lui, semblait bien n'être pas tout fait le même. Léger. Vivifiant. Vivant. Elle avait réussit. Après plusieurs vies d'échecs, elle se trouvait enfin dans un autre univers. Seule la joie dominait dans son cœur, la joie d'avoir enfin triomphé, d'avoir pu passer outre les puissances qui la rejetaient. La joie d'avoir une terre toute jeune à explorer. La peur, l'inquiétude face à l'inconnu, ce n'était pas son genre. Du moins, ça ne l'était plus depuis longtemps.

Ses petits yeux s'ouvrirent, et se remplirent de larmes sous l'impact de la lumière trop agressive. Ils étaient encore trop fragile pour supporter une telle agression. Elle les cligna plusieurs fois, pour les laisser s'habituer à cette nouvelle clarté. Le miroir s'était ouvert sur une cabane de bois, à proximité d'une forêt. Il lui fallait espérer que l'endroit était habité, car cette fois ci, elle était seule, le Baron n'était pas là pour prendre soin d'elle. De là où elle se trouvait, perdue au milieu des hautes herbes, elle était incapable de distinguer l'habitation. Tout ce qu'elle pouvait voir, dans les brumes des tout jeunes yeux qui étaient désormais les siens, se résumait au ciel bleu et froid du matin, et aux silhouettes floues de la végétation qui envahissaient la périphérie de sa vision. Le vent faisait chanter les feuilles des arbres derrière elle, et jouait avec les hautes herbes, les agitant devant ses yeux. Elle entendait la musique guillerette d'oiseaux inconnus raisonner au dessus de sa tête, et sentait la terre palpiter lorsqu'un animal se mouvait à proximité. Mais aucune trace d'activité humaine. Il était temps pour elle de faire remarquer sa présence, si la chance voulait qu'il y ait une âme vivante dans les parages. Le bébé ouvrit la bouche, prit une profonde inspiration, et fit résonner ses cordes vocales, troublant la quiétude du lieu. Le hurlement aiguë qu'elle lâcha de sa faible gorge fit cesser la sérénité des environs. En un formidable élan de bruissement d'ailes, tous les oiseaux des alentours s'envolèrent en chœur, troublés par ce bruit incongru. Le bébé s'échina à pleurer et à crier pendant plusieurs minutes, lorsque le sol sous elle se mit à trembler violemment. Les plaintes se turent à l'instant, laissant place à une profonde curiosité. Elle entendit d'abord ce qui ressemblait à une galopade de plusieurs petites pattes sur la terre, puis une voix qui donnait des ordres dans un langage inconnu. Les petites pattes s'arrêtèrent, elle le devina, non loin de son abri de verdure. Probablement devant la petite cabane de bois. Elle fit alors fonctionner une seconde fois ses cordes vocales, en ce son si insupportable propre aux nouveaux-nés.

Radagast venait à peine de faire partir son traîneau qu'il lui sembla percevoir un son étrange venu de sa maison. Un son littéralement effrayant, qui le fit frissonner sous ses capuchons. Lui, le magicien brun, qui arpentait les bois depuis tant d'années, n'avait jamais rien entendu de tel dans ces contrées. Il plissa les yeux, se mordilla les lèvres et repoussa délicatement la gentille limace qui s'était aventurée trop près des lames de son traîneau alors qu'il restait là, planté au milieu du chemin, à redouter la chose qui avait pu pousser un tel hurlement. Il ne voulait pas d'une fin si tragique pour cette pauvre bête. De retour à l'arrière de son engin, l'Istar lança un regard vers sa cabane. Il devait aller voir. Les lapins qui composaient l'attelage attendaient, et après quelques secondes d'hésitation, il leur demanda de faire demi-tour. Malgré la peur qui écarquillait ses yeux, il fallait qu'il sache. Revenu sur ses pas, le magicien tendit l'oreille lorsque le cri reprit, et capta la source du bruit. Il provenait des hautes herbes, à l'orée des bois. Tenant son bâton à deux mains, prêt à l'utiliser, il approcha, pas à pas, le plus discrètement possible de la chose tapie dans les fourrés. Sa grande taille lui permit de distinguer rapidement l'objet de ses inquiétudes, niché dans la verdure. Un bébé. Un petit d'Homme enroulé dans des couvertures. Mais que diable venait-faire un bébé au beau milieu des bois ? Si les hommes se mettaient à égarer leurs rejetons si près de sa demeure, le magicien allait devoir songer sérieusement à s'installer plus avant au cœur de la forêt. Radagast abaissa son bâton et secoua la tête. Il ferma les yeux, mais lorsqu'il les rouvrit, le bébé était toujours là, et avait planté ses yeux bleus dans les siens. Des yeux profondément bleu. Avec quelque chose derrière. Quelque chose de noir. Quelque chose d'ancien. Cette ombre que l'on retrouve chez ceux qui ont bien trop vécu, chez les vieillards survivants des guerres ou chez les elfes des premiers âges. Le magicien recula. Il avait rarement était confronté aux enfants, mais ce qu'il percevait chez celui ci n'était pas anodin, et il était certain que les bébé n'avaient pas cette ombre au fond des yeux. Le vieil homme s'éloigna, fit le tour des environs à grandes enjambées, invectivant les parents irresponsables qui avaient osés compromettre la sécurité des lieux en y abandonnant un bébé, cherchant surtout à s'éloigner le plus possible de cet étrange enfant, le temps de réfléchir et d'épancher tout le bien qu'il pensant des hommes, des parents indignes et des enfants en général. Mais personne ne répondit. Il n'y avait que lui, le magicien brun, et ce nourrisson.

« Misérables... Que vais-je faire de ce petit moi ? Je n'ai pas que ça à faire de m'occuper des bébés des Hommes. Et encore moins d'un enfant qui n'est peut être pas un enfant. Par Yavanna, où se trouve Gandalf quand on a besoin de lui ? Avec son amour des Hommes, il aurait été bien curieux de celui là. Allez petit, on va trouver quelqu'un qui sera heureux de s'occuper de toi. Parce que moi, je ne veux pas de toi ici. »

Radagast arracha l'enfant de son nid d'herbe, non sans une grimace de dégoût et de peur, et l'installa sur l'avant du traîneau, bien calé au milieu, pour ne pas tomber. Le bébé se laissa tranquillement faire, et le magicien, à son contact, se sentit quelque peu rassuré. Si le nouveau-né n'était pas ce qu'il semblait être au premier regard, il n'était pas pour autant aussi dangereux que l'Istar le craignait. Il ne sentait pas de malveillance chez ce petit, et si finalement cet enfant n'en était pas un, ce n'était pas son problème.

« On repart mes amis. Et soyez doux, nous avons un paquet fragile avec nous. »

Les animaux repartirent, au petit trot cette fois ci. Ce qui n'était pas si doux pour des Lapins de Rhosgobel.

Oswyne n'avait pas pour coutume de se lever aux aurores. Ni même après. Non, généralement, elle ne commençait à s'éveiller que lorsque la chaleur du matin s'était lovée dans toute la maison, glissant à travers les fenêtres et illuminant chaque pièce d'une douce clarté dorée, à travers laquelle on pouvait nettement distinguer les grains de poussière danser dans les rayons du soleil. Il fallait que le froid de la nuit disparaisse, laissant la place à une nouvelle journée, radieuse et ensoleillée. Elle détestait le froid des jours gris. Ce n'était que lorsqu'elle sentait la chaleureuse main du soleil sur sa peau qu'Oswyne consentait à se retirer des bras de Morphée, s'étirant langoureusement dans ses couvertures, les cheveux tout emmêlés gisant épars sur les oreillers. Éveillée ne signifiait pas pour autant qu'il lui fallait sortir du lit. Généralement, Oswyne savourait son réveil plusieurs longues minutes, les yeux toujours clos, à la recherche de la position la plus confortable sur son oreiller et sous ses couvertures. Elle pliait le premier pour surélever sa tête, ajustait les secondes sur son corps pour se tenir bien chaud, ramenait ses jambes contre sa poitrine avant de les étendre de nouveau. Elle se tournait sur le flanc, étirait ses bras devant elle, chaque doigt un à un, prenant plaisir à réveiller doucement ses muscles, puis se remettait sur le dos, faisait craquer sa nuque et rouler ses épaules, appréciant la délicate douleur provoquée par le jeu de ses omoplates encore endormies. Ce n'était que lorsqu'elle était bien certaine que son corps était parfaitement éveillé, et qu'elle ne se rendormirait plus, que la veuve consentait enfin à papillonner des paupières. Elle envoyait une de ses mains tâtonner la place à côté d'elle, rassurée de la sentir froide sous ses doigts. La veuve vérifiait toujours que son jeune amant respectait bien ses consignes et s'enfuyait avant l'aube, la laissant profiter seule de la quiétude matinale. Oswyne s'allongea au milieu du lit, s'étira de tout son long puis lissa les couvertures sur sa poitrine et planta ses yeux bleus sur les poutres du plafond, laissant son esprit divaguer quelques instants. Un grand sourire se dessina sur ses lèvres et elle balança les couvertures de l'autre côté du lit d'un geste ample, avant de se dresser d'un bond sur le sol de terre battue et de courir raviver les flammes de la cheminée. Maintenant que la journée avait commencée, il ne fallait plus traîner, et Oswyne ne pouvait pas entamer son quotidien sans se débarbouiller un minimum dans de l'eau bien chaude. Tous les soirs, elle remplissait son chaudron en prévision de la toilette du lendemain, et elle n'avait plus qu'à attendre que l'eau soit suffisamment chaude pour la verser dans le bac en bois qui lui servait de baignoire. Ce n'était pas qu'Oswyne était d'une grande coquetterie. Elle se contentait bien du minimum, et il n'y avait personne au village qui aurait songé à lui demander de faire plus d'effort sur son paraître, car il n'y avait personne à impressionner. Simplement, Oswyne appréciait les plaisirs simple de la vie, épicurienne par nature, elle ne pouvait envisager commencer une journée sans se plonger dans la chaleur d'un bain, particulièrement si la nuit précédente avait été riche d'ardeurs et de passions. Depuis le décès de son époux, Oswyne rattrapait le temps perdu en profitant du meilleur de ce que la vie avait à lui apporter. Elle avait longtemps pleuré son homme, car elle l'avait aimé malgré leurs différences et le peu de joie qu'elle avait put retirer de leur mariage. Mais elle avait refusé de porter le deuil plus longtemps, il lui avait déjà rongé la moitié de sa vie en s'installant dans son foyer, prenant la place de deux de ces enfants et ne lui laissant que son aînée, qui s'était mariée et vivait loin derrière les montagnes, et s'occupait de sa propre famille, loin du deuil qui lui avait tout pris, mais qui n'était pas parvenu à briser sa mère. Oswyne le chassa de sa demeure, et son existence se para de nouvelles couleurs, vives et joyeuses, des couleurs chaleureuses qui laissaient sur sa langue un goût sucré. Si Oswyne avait pu jouir de cette liberté plus tôt, elle ne se serait jamais mariée. Elle n'aurait pas porté quatre enfants, et n'en aurait certainement pas élevé trois. A la rigueur, elle n'en aurait eu qu'un seul. Sans son époux, elle aurait repris la ferme de ses parents, et aurait très certainement laissé libre cours à ses lubies en élevant des chevaux, des bêtes magnifiques qui auraient pu séduire les guerriers Rohirims et lui aurait donné une certaine notoriété à travers le pays, en tant que femme célibataire et travailleuse qui régnait sur l'élevage des plus belles bêtes du territoire. C'était un doux rêve qui flottait loin derrière elle désormais, les éleveurs étant légion au Rohan, Oswyne aurait très certainement peiné à se faire un nom, et n'y serait sans doute jamais arrivé. Mais si la vie avait été différente, si elle avait pu se soustraire aux mœurs ancestrales et faire ses propres choix, elle n'aurait pas perdu tant d'années avant de goûter à un bonheur bien mérité.

Aujourd'hui, Oswyne pouvait revendiquer ses propres envies, et en assumer quelques unes. Au village, personne ne lui reprochait plus de ne se lever qu'à la fin de la matinée et d'entretenir sa maison au minimum, ni même de ne travailler que lorsqu'elle le souhaitait. Depuis la mort de son époux et de son fils puîné, tous deux tombés lors de combats contre les orcs, la veuve touchait une coquette somme annuelle, généreusement distribuée par son seigneur à toutes les familles endeuillées. La rente était suffisamment importante pour lui permettre de ne pas s'inquiéter d'être sans travail. Et lorsque l'ennui du désœuvrement la prenait, Oswyne s'installait derrière son fuseau et filait plusieurs bobines de lin, qu'elle pouvait ensuite vendre sur les marchés. Son petit commerce restait une activité occasionnelle, mais le lin qu'elle filait était d'une excellente qualité, et ses bobines se vendaient toujours à bon prix. De quoi lui permettre de ne pas dépendre totalement de la générosité du roi : cette idée lui était trop insupportable. Il lui arrivait aussi, parfois, de se joindre aux autres femmes seules du village afin d'assurer aux fillettes et aux adolescentes une éducation basique et un apprentissage plus approfondis des travaux domestiques. Si Oswyne aimait peu la dernière activité, elle appréciait en revanche d'aider les jeunes filles à apprendre à lire, écrire et compter. Mais ce qu'Oswyne aimait par dessus tout, autant que ses nuits partagées dans les bras d'un jeune étalon, c'était les longues promenades à cheval qu'elle faisait lorsqu'elle avait des heures à tuer. La veuve était définitivement faite pour les petits plaisirs du quotidien, et non pour la vie d'épouse et de mère au foyer. Depuis le départ de sa première fille, et la mort de la troisième au cours de son dixième été, elle repoussait toutes formes de contraintes, et pensait réellement en être définitivement libérée.

Malheureusement pour elle, ce jour là, le magicien brun avait décidé de s'arrêter dans son village, et de confier au chef du clan l'étrange nourrisson qu'il avait trouvé le matin même, scellant ainsi sa vie si tranquille.