Chapitre 5 – L'heure de vérité
Phil ne réagit pas tout de suite, il reste hébété, ses yeux allant et venant sur les endroits précis où se tenaient certains de ses amis quelques secondes plus tôt avant de disparaître sans raison. Il sent à peine la main de Daisy qui se glisse dans la sienne et qui serre ses doigts avec force, il n'entend que de loin les hurlements désespérés de Leo dont le corps est secoué de sanglots, il n'aperçoit que peu les mouvements saccadés de Yoyo. Il est perdu dans du coton, dans un cauchemar ayant pris forme, dans un monde devenu ténèbres dès l'instant où une vague tremblante s'est abattue sur leur planète. Il revoit sans le vouloir le rictus tordu de Loki, revit sa blessure du bout du sceptre, ressent l'amertume qui l'a étreint le jour où il a découvert le projet T.A.H.I.T.I.
Puis soudain, avec la violence d'un orage inattendu, il sort de sa torpeur et comprend que le pire est arrivé. Il observe les derniers membres de son équipe, détaille leurs visages trempés de larmes, percevant ensuite les siennes qui coulent sur ses joues alors qu'il ne se souvient pas d'avoir pleuré. Il tourne la tête vers Daisy, s'accroche à son regard où brille une douleur si semblable à la sienne, cherche dans ses pupilles des réponses aux questions qu'il se pose, tout en sachant qu'elle n'aura rien à lui apprendre, rien de bien conséquent, rien qui ne puisse expliquer pourquoi leurs amis se sont effacés comme si un vent avait soufflé leurs cendres. Ils sont tous impuissants, au centre d'une pièce qui ne leur est pas familière, dans un Quartier Général qui aurait dû leur apporter de l'espoir au lieu de les plonger dans une détresse plus grande que celle qu'ils ont éprouvée à leur arrivée.
Préférant s'occuper de ses agents avant de songer à lui-même, Phil rejoint Leo afin de le calmer. Le jeune homme, ivre de rage et de chagrin, est à genoux sur le sol, les bras serrés l'un contre l'autre alors que son corps bascule tantôt vers l'avant, tantôt vers l'arrière. Daisy vient lui prêter main forte, trouvant les mots pour consoler leur ami en lui assurant qu'ils se relèveront, comme ils n'ont cessé de le faire depuis que l'équipe a été formée. Coulson admire la détermination qui est la sienne, il entend la souffrance qui transparaît mais qu'elle tient à distance, parce qu'elle-aussi comprend qu'il vaut mieux tenter de rappeler à eux leur ami qui pourrait sombrer d'un instant à l'autre. Leo pleure encore mais il hoche distraitement la tête en les regardant, acceptant la main tendue de son amie lorsqu'elle l'aide à se remettre debout. Ils s'enlacent un bref instant puis le scientifique reprend contenance, demandant quelle est la marche à suivre tandis que Yoyo se rapproche pour compléter ce quatuor qu'ils sont devenus. Le chef de l'équipe a l'impression d'observer des marionnettes qui bougent sans le vouloir, et il craint de perdre le plus jeune en notant l'ombre qui grandit dans ses yeux.
« Il faut aller voir les autres agents, déclare-t-il finalement. Nous n'étions pas seuls ici, ils auront peut-être … ils auront peut-être une information à nous délivrer. »
Aucun des trois autres ne conteste sa décision, ils savent qu'ils n'ont pas beaucoup de solutions qui s'offrent à eux. Yoyo et Leo s'en vont d'un côté tandis que Phil et Daisy prennent un autre chemin, après avoir tous vérifié que leurs téléphones soient bien chargés et allumés pour éviter une nouvelle perte dans ce complexe qui n'est pas le leur. Alors qu'ils errent dans le Quartier Général des Avengers, Coulson s'arrête dans son élan, portant une main à son visage, les épaules tressautant sous l'assaut de pleurs qu'il ne parvient pas à réfréner. Il a essayé de protéger son équipe pendant des années, il a vu mourir des amis, il a été trahi par des proches mais il n'a jamais eu l'impression d'être aussi inutile. Même à l'époque où ses collègues et lui ont dû s'échapper lors de la révélation de la présence d'Hydra au sein du Shield, il possédait encore cette flamme qui le poussait à se démener. Mais à cet instant, alors que l'univers entier est bousculé, il redevient un enfant qui a peur du noir et de l'avenir.
Avec amour, Daisy l'enlace, joignant ses larmes aux siennes, pleurant avec lui leurs amis disparus. Phil se noie dans cette étreinte, il en oublie l'urgence de la situation, ne sentant plus que la jeune femme qui le berce doucement en lui murmurant que tout ira bien malgré sa voix qui se fêle à chaque mot. Il pense à tous les morts qui parsèment son chemin : ses parents en premier, des amis par la suite, des collègues bien souvent, et en quelque sorte une partie de sa nouvelle famille. En rejoignant le Shield, il savait qu'il se traçait une voie des plus sombres, il en connaissait le prix à payer, mais voir de ses propres yeux ses amis disparaître, envolés, effacés, comme s'ils n'existaient plus, n'est pas une situation à laquelle il se préparait.
« Je remercie le ciel que tu sois encore là, souffle Phil en brisant leur bulle de chagrin pour croiser le regard de Daisy. »
Il n'est pas croyant, il ne l'a jamais vraiment été, mais en cet instant, il pourrait adresser des prières à mille dieux parce qu'elle est vivante, à ses côtés. Cela ne rattrape pas l'absence de leurs amis, cependant il sait que si l'Inhumaine était au nombre des victimes, il serait prostré dans un coin, à attendre sa propre mort. D'une certaine manière, il comprend les émotions violentes de Leo, lui qui n'a eu de cesse de perdre Jemma, encore et encore, pendant des années.
« Il en faut plus pour nous séparer, sourit-elle tristement.
— Je t'aime, déclare-t-il avant de le répéter une nouvelle fois. Je t'aime, Daisy. »
Il a conscience que ce n'est ni le lieu ni le moment mais il l'embrasse, se perdant dans ce contact bien vivant, dans cette flamme brûlante qui réchauffe son cœur. Phil a un léger remord à se laisser ainsi aller à ses émotions, toutefois il le balaye d'une pensée, s'ancrant dans cette réalité des plus terribles. Ils viennent de subir un événement auquel ils ne comprennent rien, ils ont vu disparaître des amis, au sens littéral, et ils n'ont personne pour les réconforter, pour leur apporter ces informations dont ils ont désespérément besoin, pour leur dire que tout n'est qu'un rêve duquel ils s'échapperont. Daisy répond à son baiser sans le brusquer, avec une douceur infinie, puis elle s'éloigne en lui murmurant qu'ils doivent rester forts. Il hoche la tête avec regret, accepte de lier ses doigts aux siens, s'engage à nouveau dans ces longs couloirs déserts qu'ils ne connaissent pas.
Ils parviennent à un autre complexe où brillent des lumières, signe d'une présence humaine. Quelques visages se tournent vers eux lorsqu'ils franchissent les portes mais personne ne vient à eux, il n'y a qu'un air hébété dans les regards, des larmes sur les joues, de l'incompréhension qui survole chacun d'eux. Sur le sol, plusieurs stylos, téléphones ou tablettes attendent des mains qui ne sont plus là, un ordinateur clignote pour quémander l'attention d'une âme humaine disparue. Phil essaye de se renseigner sur l'événement qui vient de se dérouler mais il n'a que des bribes d'informations dispensées du bout de lèvres tremblantes, rien de bien concret, lui prouvant que son équipe et lui ne sont pas les seuls à être complètement perdus. Lorsqu'il tente de savoir de quelle manière communiquer avec les Avengers, un membre du personnel réagit enfin et lui indique de le suivre, quittant précipitamment son siège comme s'il avait le diable aux trousses.
Daisy et lui accordent leur confiance à cet inconnu, sachant que l'Inhumaine saura les protéger s'il venait à se retourner contre eux pour une raison ou une autre. Au bout de plusieurs minutes à déambuler dans les couloirs, l'homme leur avoue être désemparé par ce qui s'est produit, leur apprenant qu'il est un ancien agent du Shield – en tout cas à l'époque où le Shield était encore sous la direction de Nick Fury – et qu'il aurait voulu en faire plus pour aider l'équipe des Avengers. Il se présente ensuite comme étant Cameron Klein, poursuivant son monologue en arguant qu'il est fier d'avoir travaillé auprès du Shield, de Captain America et des Avengers, leur parlant de la Sokovie où il était présent comme renfort.
« Je n'ai jamais eu autant l'impression d'appartenir à quelque chose de concret. Après la chute du Shield et la révélation de l'existence d'Hydra, j'ai cru que j'allais perdre mon boulot mais Fury m'a engagé pour continuer à agir dans l'ombre.
— Et vous décidez de nous donner un coup de main sans savoir qui nous sommes ? s'enquiert Daisy avec une pointe de suspicion.
— Je ne suis pas idiot, remarque Klein en s'arrêtant brusquement et en tournant son regard vers Phil. J'ai entendu parler de vous, je sais qui vous êtes, même si je ne comprends pas très bien pourquoi Fury a fait croire que vous étiez mort. »
Phil se retient d'ajouter qu'il est bien mort à New York, n'ayant pas l'envie d'expliquer à cet homme les tenants et aboutissants du projet T.A.H.I.T.I. Ils ont des affaires bien plus urgentes à régler pour le moment, ce que l'agent semble se rappeler alors qu'il les conduit enfin vers une salle sécurisée par trois codes d'accès et un scanner rétinien. L'intérieur de la pièce est bien plus moderne que tout le reste du bâtiment, ce qui relève d'un exploit que Coulson ne pensait pas possible tant les technologies sont déjà à la pointe dans les autres salles. Un écran géant occupe la surface complète de l'un des murs, lui rappelant la base dans laquelle il a vécu avec ses agents après leur victoire sur Garrett et leurs tentatives de reconstruire le Shield. Des images en provenance du monde entier s'étalent sur la surface lumineuse, montrant des zones sinistrées aux quatre coins du globe. Une caméra retransmet en direct les informations qui proviennent de plusieurs des satellites de Stark Industries, ainsi qu'un modèle embarqué dans l'armure Hulkbuster.
Klein leur indique que l'armure conçue par Stark a émis un signal au Wakanda. En voyant les images qui résultent de l'interface, Phil ne peut s'empêcher de frissonner. À l'heure actuelle, le royaume de T'Challa n'est plus qu'un vaste champ de ruines où s'amoncellent des corps humains et extraterrestres, des boyaux de machines, des vivants à genoux en train de pleurer leurs disparus. Il détourne le regard de ce deuil qui se lit sur les visages, peu enclin à observer cette tristesse, ayant plutôt le sentiment d'être un voyeur alors que des gens doivent affronter une nouvelle réalité.
« Je peux envoyer un message à l'Hulkbuster par le biais d'un canal sécurisé, annonce doucement Klein en respectant leur silence.
— Qu'allez-vous leur dire ? demande Phil qui gère difficilement la vue d'un tel massacre dans une population qui, il n'y a pas si longtemps, était encore inconnue du grand public.
— Qu'il faut qu'ils rentrent, tout simplement. Ce phénomène s'est étendu sur toute la planète, il n'est pas anormal de requérir leur aide ici avant que tout ne s'écroule.
— Pensez-vous qu'ils reviendront tous ? ajoute Daisy. »
Sa question fait écho à celle que Coulson se pose. Quelques heures plus tôt, une partie des membres des Avengers était encore en fuite à cause des accords de Sokovie. Puisque la situation a dégénéré en peu de temps, il est évident que le gouvernement aura d'autres chats à fouetter que ceux qui ont refusé de signer les accords mais l'incertitude demeure. Klein leur répond qu'il ignore qui répondra à l'appel et qu'au final, même si un seul des Avengers revient, ce sera toujours mieux que ce silence radio de la part de leurs supérieurs du Shield. Il en profite pour leur apprendre que Fury et Hill n'ont décroché à aucune communication depuis l'acte de Thanos, ce qui attriste Phil. Il espère secrètement qu'il s'agit d'une erreur, que le borgne est simplement trop occupé pour s'intéresser à son téléphone mais une petite voix lui souffle qu'il sait exactement ce qui s'est passé.
Il ne faut que dix minutes au message de Klein pour recevoir une réponse affirmative de la part de Banner. D'après l'agent, les Avengers sont déjà en route, ils n'ont pas eu le cœur à rester au Wakanda – et ils ont apporté toute l'aide qu'ils pouvaient fournir mais les Wakandais leur ont bien fait comprendre qu'ils préfèrent se débrouiller seuls désormais pour veiller leurs morts et soigner leurs blessés. Entendre qu'il va bientôt revoir les Avengers provoque une légère vague de panique chez Phil qui déglutit. Il n'a pas songé à ce qu'il dira aux héros, il a occulté cette partie-là dès le moment où ses amis ont disparu sous ses yeux, et il s'interroge sur ce qu'il est en droit de révéler ou non à l'équipe.
En un geste de soutien muet, Daisy serre ses doigts entre les siens et lui sourit à l'instant où elle croise son regard, l'encourageant plus que quelques mots ne sauraient le faire. Klein les invite ensuite à patienter dans le complexe principal des Avengers et Phil envoie un message à Leo et Yoyo pour leur demander de les y rejoindre. Une fois qu'ils sont au complet, le scientifique se laisse tomber sur l'un des canapés, rejoint par Daisy qui soupire en détaillant un peu mieux les lieux – ils en ont le temps maintenant, ils ne sont plus pressés par le besoin de rechercher quelqu'un. Yoyo ne tient pas en place, elle va et vient entre les différentes pièces tandis que Coulson observe l'extérieur à travers la grande baie vitrée, se demandant si ce paysage aurait pu être son quotidien s'il avait survécu à la bataille de New York.
Les minutes s'écoulent dans le silence, ponctué seulement par le bruit de la pluie qui a pointé le bout de son nez. Phil est en train de s'interroger sur le temps qu'il faudra aux Avengers pour revenir lorsque des voix résonnent de l'autre côté des portes, multiples et lasses. Tandis que des silhouettes se dessinent dans l'encadrement, un lourd calme s'abat sur la salle, comme si une bombe venait d'être jetée entre eux. Puis les exclamations fusent, pleines de surprise, d'incrédulité, de méfiance, comblant les lieux d'une cacophonie qui enserre Coulson et ce qui reste de son équipe dans un étau des plus inattendus.
« Coulson ?
— C'est de la sorcellerie.
— Est-ce un fantôme ?
— Peut-être un frère jumeau ?
— Fury a menti ! »
L'Agent remercie ses années d'expérience qui lui permettent de ne pas fuir cette assemblée, inspirant longuement afin de se donner une contenance. Il comprend leur étonnement, il a été le premier surpris par sa propre résurrection. Les Avengers d'origine – hormis Tony qui est encore aux abonnés absents – sont là, ils l'observent en se tenant à l'écart, puis ils semblent enfin remarquer la présence de ses équipiers. Phil pourrait presque rire du ridicule de la situation, lever la main en les saluant, plaisanter avec eux comme il l'a fait lors de l'invasion de New York ; cependant il n'a pas les mots pour exprimer cet étrange sentiment qui l'étreint. Par chance, Natasha réagit, mettant fin à ce malaise qui s'étend, son expression indéchiffrable sondant son ancien superviseur.
« J'ai l'impression que nous allons devoir tous avoir une discussion.
— Il y a plus urgent, réplique enfin Phil en se rappelant la raison de sa présence en ces lieux. Avez-vous la moindre idée de ce qui vient de nous tomber dessus ? »
L'un après les autres, les visages se colorent de tristesse, certains regards se cherchent pour trouver un soutien invisible, les larmes amères baignent leurs yeux, les poings se serrent. Steve annonce qu'ils ont perdu – et ce « ils » si particulier regroupe les Avengers et leurs alliés – et que Thanos a claqué des doigts. Ce ne sont pas une ou deux victimes qui sont à dénombrer mais la moitié de leur population.
« Stark ? ose demander Coulson en craignant la réponse.
— Aux dernières nouvelles, il a disparu dans l'espace en compagnie de Strange et de Parker, leur apprend Natasha. »
Devant l'incompréhension de Phil, la rousse lui indique que Stephen Strange est un sorcier qui avait vraisemblablement entre les mains la pierre du temps, et que Peter Parker n'est qu'un gamin qui n'aurait pas dû se retrouver mêlé à leurs affaires. Ces deux-là, en plus de l'Iron Man, ont combattu contre des extraterrestres puis ont été emportés par l'un d'eux, sans donner de nouvelles depuis. Natasha ajoute qu'ils ignorent si Tony est encore en vie, s'il a été tué par leur ennemi ou s'il s'est effacé de la même manière que les victimes de Thanos.
« Je ne tiens pas à jouer les rabat-joie, commence prudemment Rhodey, mais est-ce qu'on pourrait savoir ce que vous faites ici ? Et eux ? »
L'intervention du meilleur ami de Stark permet à Phil de reprendre contenance et de ne pas se laisser emporter par le flot d'informations. Il leur présente les trois derniers membres de son équipe, évoquant vaguement le statut inhumain de Daisy et Yoyo, et leur résume rapidement la raison de sa survie. Il aimerait leur dire que Fury a juste joué avec la science pour le ramener dans le monde des vivants mais, par expérience, il a conscience qu'une réponse de ce genre ne suffirait pas aux Avengers. Il parle du sang Kree, des méthodes expérimentales visant à modifier ses souvenirs et des conséquences désastreuses sur les cobayes du projet T.A.H.I.T.I. Il tente une pointe d'humour en annonçant que Fury voulait utiliser cette technologie pour ressusciter l'un des Avengers en cas de mort soudaine pendant les combats mais son humour tombe à plat.
Rattrapés par la fatigue des derniers jours, ils ne s'embarrassent pas de longue discussion. Natasha, appuyée par Steve, propose à Phil et à ses amis de rester au Quartier Général pour la nuit mais il décline l'invitation. Il sent que son équipe et lui ont besoin de rentrer au Phare, pour voir de leurs propres yeux ce qui a pu se produire là-bas, pour informer Enoch de la situation, et pour retrouver un lieu devenu familier au fil du temps. Les Avengers ne les retiennent pas mais un accord tacite se forme entre eux, les deux équipes doivent s'allier pour essayer de préserver l'avenir bancal qui s'esquisse.
Pour la première fois depuis des années, Phil reprend les commandes d'un Quinjet, Daisy à ses côtés, Leo et Yoyo en retrait. Ils remarquent vite que le Phare est trop silencieux, trop vide, et il ne leur faut pas longtemps pour constater qu'Enoch a disparu lui-aussi. Certes, le Chronicom n'était pas toujours une compagnie des plus joyeuses mais son absence pèse lourdement sur eux car il les a gardés à l'abri sans rien leur demander en échange. Coulson devine, sans être extralucide, que le futur n'est plus qu'un vaste champ de ruines sur lequel il sera dur de se reconstruire.
*.*
En arrivant au Quartier Général des Avengers, Phil a l'impression d'être de retour dans le passé. Certes, le lieu n'est plus le même puisque le Shield a repris son chemin dans l'ombre, mais il se revoit encore en train de franchir les portes du Hub ou du Triskelion pour confier des missions à des agents ou pour en recevoir de la part de Fury. Il est étrange pour lui d'aller au-devant des super-héros pour lesquels il est mort, comme si les événements de New York s'étaient déroulés autrement, comme s'il avait survécu depuis le début, comme si l'équipe des Avengers avait toujours pu compter sur sa présence. Il frissonne en songeant à toutes ces hypothèses ridicules, se morigénant de faire grand cas d'une époque depuis longtemps révolue. Le regard que Daisy lui lance est suffisant pour qu'il reprenne une posture plus droite, il refuse de paraître si démuni face à elle.
Ils retrouvent sans mal le chemin qui mène au spacieux salon où sont réunis les Avengers et leurs alliés. Stark a le teint pâle, encore maladif, résultat du temps qu'il a passé dans l'espace sans savoir s'il allait pouvoir revenir un jour ou l'autre sur le plancher des vaches. Phil a eu un message de la part de Rogers lui indiquant que l'Iron Man a été ramené sur Terre grâce à Carol Danvers, la fameuse femme qu'il a aperçue au détour d'une mission lorsqu'il n'était encore qu'un apprenti agent sous la supervision de Fury. Sans cette super-héroïne, Tony serait sans doute mort dans un vaisseau, et Coulson comprend la douleur qu'il dissimule dans son regard lointain. Les autres Avengers arborent des mines aussi soucieuses mais ont au moins l'avantage de tenir sur leurs deux jambes sans problème, accompagnés par le raton-laveur qui ne semble plus si déplacé dans le paysage.
Après des banalités d'usage et des sourires crispés, Steve prend la parole. Il leur apprend qu'ils ont utilisé les satellites du Shield et de Stark Industries pour avoir un point de vue global sur la situation, annonçant ensuite que la panique qui règne dans les rues de New York est la même dans d'autres régions du globe – voire pire dans certains coins où les dirigeants ont disparu, où les systèmes politiques s'effondrent les uns derrière les autres, où le crime organisé est déjà en marche pour profiter du chaos ambiant. Certaines zones ont le malheur d'avoir conservé les chefs de cartels et leurs gangs, ce qui entraîne des scènes désastreuses que rien ne peut arrêter.
Natasha affiche sur les écrans de nombreux graphiques bien plus expressifs que de simples mots. Elle leur indique que ce phénomène s'est produit dans l'univers tout entier, leur faisant comprendre la portée du geste de Thanos. Phil a l'impression de revivre cet événement une seconde fois, il en éprouve une culpabilité dévorante bien qu'il sache que son équipe et lui ne sont en rien responsable. Puisque les Avengers et leurs alliés n'ont pas eu les moyens de l'arrêter, lui n'aurait jamais réussi à empêcher le Titan de claquer des doigts. Cependant, il a le sentiment d'être devenu impuissant du jour au lendemain, comme si tout ce pour quoi il s'est battu jusque-là n'avait aucune utilité. Ils ont mis fin au plan de conquête de Loki, des années plus tôt, mais cela semble n'être qu'une futilité face à l'ampleur macabre de ce qui vient de leur tomber dessus.
Sa gorge se noue quand il détaille la liste des disparus et des morts. Fury et Hill appartiennent à ce nombre impressionnant de victimes, rappelant à Phil la chance qu'il a d'avoir survécu, même s'il y voit une injustice. Il aurait dû mourir pendant l'attaque de New York – il en est mort, véritablement, mais son patron l'a ramené à la vie – et il considère qu'il ferait mieux d'être parmi tous ces gens touchés par ce fléau plutôt qu'être là à ramasser les ruines d'un monde entièrement bouleversé. Il pleure intérieurement de ne pas avoir eu l'occasion de reparler à son ancien supérieur et à son amie, eux qui l'ont toujours soutenu et ne sont désormais plus que des souvenirs ; il pleure aussi sur les dommages collatéraux qui viennent de suivre, sur les accidents de la route provoqués par l'absence de chauffeurs, sur les avions écrasés au sol, sur les gens tués par des criminels qui se réjouissent de cette catastrophe.
« Où est-il ? finit par demander Daisy. Où est Thanos ?
— Nous n'avons que des hypothèses à ce sujet, répond prudemment Natasha. »
Un rictus amusé étire les lèvres de Phil quand il devine que l'espionne russe a compris la portée des pouvoirs de l'Inhumaine. Daisy est une parfaite inconnue pour l'ensemble des Avengers mais, à cet instant, c'est dans ses yeux que brûle la flamme de la vengeance et de la colère. Nebula marmonne que le Titan fou a dû rejoindre un petit coin tranquille, une planète où rien n'est à craindre.
« Ce serait dangereux d'aller l'affronter, remarque Steve. Thanos a encore les pierres de l'infini, il pourrait nous éliminer d'un nouveau claquement de doigts.
— Sommes-nous sûrs de cette théorie ? s'enquiert Danvers en haussant un sourcil. Il l'a fait une fois mais si les rumeurs sur ces gemmes sont réelles alors il n'aura pas la force de recommencer.
— Sigrún a dit que les pierres rendaient leur porteur invincible, souffle Daisy en se tournant vers Phil. Mais s'il a été affaibli par son geste, nous aurions peut-être une chance.
— Thanos n'est pas Hydra, ne l'oublie pas, la contre-t-il. Nous sommes des fourmis face à ce type, et si une équipe entière a échoué alors que faire de quelques personnes ? »
Natasha approuve en insistant sur le fait que les Avengers comptaient Wanda Maximoff dans leurs rangs, une jeune femme à la puissance héritée de l'une des pierres de l'infini. Tony vient ajouter son grain de sel en leur parlant de Strange et de ses pouvoirs, de l'équipe étrange qui a affronté le Titan, sans résultat valable. Thor acquiesce à son tour, perdu dans la souffrance, ses doigts serrés machinalement sur le manche de sa hache. Aucune magie, aucune arme n'a su briser les défenses de Thanos.
« Alors c'est fini, c'est ça ? s'étonne Daisy. Il a éradiqué la moitié de l'univers d'un claquement de doigts et il faut accepter de vivre avec ce drame ?
— Comme tu le dis, petite, il a éliminé la moitié de l'univers, intervient Rocket d'un air las. Pas seulement la moitié d'une planète ou d'une région, non, la moitié de l'univers. Peut-être que dans ta tête, ça ne veut rien dire parce que l'univers, c'est trop loin de tes préoccupations mais crois-moi, tu n'es pas la seule à vouloir régler son compte à Thanos. Sauf que personne ne réussira, parce que dans le meilleur des cas, ceux qui tentent vont mourir. »
Il ne prononce pas les derniers mots pourtant explicites. Dans le pire des cas, le Titan fou reclaquera des doigts et éliminera l'autre moitié, les survivants, les derniers à pouvoir désormais regarder le ciel en sachant ce qui s'est passé. Phil note à l'expression de Daisy qu'elle n'est pas convaincue, et il sait exactement pour quelle raison. Depuis qu'elle a rejoint les rangs du Shield de manière officielle, ils ont toujours trouvé une brèche dans laquelle se glisser afin d'empêcher l'ennemi d'aller au bout de ses convictions – ou pour essayer de réparer leurs erreurs lorsqu'ils n'ont pas eu le temps d'agir. Que ce soit contre Hydra tant de fois ou contre les extraterrestres dans cet avenir qu'ils ont quitté avec soulagement, ils sont parvenus à améliorer la situation, jusqu'à sauver leur planète d'adversaires coriaces. Mais Thanos est bien trop violent, bien trop puissant aussi, et ils ne peuvent plus compter sur leurs forces d'autrefois pour le vaincre.
Lui-aussi aimerait avoir cette certitude au fond de son cœur, pour se rassurer sur le futur d'un univers en dérive, pour éviter de s'attarder trop longtemps sur cet échec plus que cuisant. Il se souvient de Hive et de ses terribles pouvoirs, de la menace que l'être primitif représentait, de sa facilité à corrompre n'importe qui d'un simple contact – et Phil n'oublie pas la douleur de Daisy lorsqu'elle a compris ce qu'elle a fait sous les ordres de ce monstre. Ils ont cru qu'ils n'auraient aucune chance contre lui mais le sacrifice de Lincoln leur a permis de survivre. Amèrement, Coulson se demande qui devra y laisser la vie pour le bien de tous si un événement similaire venait à se reproduire.
« Nous aurions pu empêcher ça, souffle Tony en se redressant péniblement. Après New York … après New York j'ai proposé de protéger notre Terre mais personne n'a voulu m'écouter.
— Ultron n'était pas la bonne solution, réplique Banner. Tu as vu ce qui s'est passé, il a cherché à détruire notre planète et …
— Mon programme était bon, c'est cette satanée pierre qui a tout détraqué ! »
Le poing de Stark s'abat sur la table, ponctuant sa phrase. Il marmonne que les fonctions premières d'Ultron étaient destinées à tous les tenir à l'écart de menaces extraterrestres, dans l'optique de leur permettre de ne plus être en ligne de mire de l'ennemi, pour qu'ils prennent chacun leur retraite pour enfin s'adonner à leurs passions. Une fêlure dans sa voix se fait entendre, suivie d'un sanglot, puis l'Iron Man vacille, recule, s'écroule dans sa chaise en tenant sa tête entre ses mains.
« J'aurais dû le décapiter, annonce sombrement Thor. »
Des éclairs courent le long de sa hache, allant et venant entre le métal, le bois et les doigts du dieu. Phil croit percevoir l'électricité qui grésille dans la pièce, il note l'éclat bleu dans l'œil valide de Thor. Il se rappelle le jour où il l'a rencontré au Nouveau Mexique, lorsqu'il était dépossédé de Mjöllnir, son marteau magique, et qu'il n'avait rien de plus qu'une carapace humaine. Cet homme n'est plus le même, l'agent le lit dans son regard, dans sa posture, dans cette sourde haine qui semble impossible à éteindre. Il est loin le dieu perdu incapable d'user de ses pouvoirs, cet individu attendri par une humaine, cet être que Coulson a admiré de loin tant il s'est senti curieux vis-à-vis de l'existence d'autres mondes et de créatures particulièrement étranges. Leur défaite contre Thanos n'a pas seulement plongé les populations dans un désordre des plus terribles, elle a aussi détruit les Avengers, les derniers protecteurs de leur planète.
« Pour le moment, intervient Natasha, nous allons essayer de réparer ce qui est … réparable. Il faut stabiliser certaines structures, les hôpitaux en priorité, et tenter de rassembler les familles. Des orphelins trainent encore dans les rues, nous ne pouvons pas les y laisser. Nous nous chargerons de Thanos une fois que ce sera fait.
— Si vous avez besoin de nous, dites-le. Nous ne sommes pas nombreux mais les pouvoirs de Yoyo et Daisy sont utiles.
— On se passera des tremblements de terre, maugrée Rocket en leur lançant un regard peu amène. »
Daisy hausse un sourcil et s'apprête à répondre mais Phil saisit sa main pour attirer son attention, peu enclin à désamorcer un nouveau conflit. Ils ignorent sciemment les coups d'œil posés sur eux ; Coulson serait prêt à défendre sa compagne contre l'ensemble des Avengers s'il le fallait. Un coup de fil de la part de Yoyo vient briser l'ambiance tendue, obligeant Phil à décrocher malgré le nœud d'angoisse qui enserre soudainement son estomac. Elle lui annonce que Leo aurait besoin de leur présence, sans éterniser la conversation, mais l'Agent comprend ce qu'elle veut lui dire. Le scientifique pleure tous les jours depuis que leurs amis ont disparu – depuis que Jemma n'est plus à ses côtés – et seule Daisy trouve les bons mots pour lui remonter le moral.
Phil s'excuse auprès des Avengers en leur indiquant avoir une urgence, le tout avec un sourire crispé. Natasha hoche la tête et lui promet de les tenir au courant de leurs avancées, les remerciant d'être là. Sa main toujours dans celle de l'Inhumaine, il quitte la salle de réunion des héros, refermant la porte derrière eux.
« Nous n'avons jamais été aussi démunis, marmonne-t-il tandis qu'ils avancent dans le couloir. Avec le Shield, nous avions toujours une solution de repli.
— Pourquoi ne pas tenter une incursion dans l'avenir ? murmure Daisy. Nous pourrions demander de l'aide à Enoch et … »
Sa phrase reste suspendue, son ton descend, l'espoir se fêle. Le Chronicom a lui-aussi été balayé par le claquement de doigts de Thanos, ils n'ont plus personne à qui s'adresser pour envisager un plan de secours. Phil maudit ce monde à la dérive et le Titan fou responsable de cet événement. Au fond de lui, une petite voix mesquine lui souffle que certains adversaires qu'il a affrontés par le passé auraient eu plus de chance contre cet ennemi, gravant dans sa rétine le visage de Jiaying et son air assuré. La mère de Daisy avait le pouvoir d'absorber l'énergie des autres, elle aurait peut-être pu affaiblir suffisamment le Titan pour que quelqu'un l'anéantisse en retour – en faisant en sorte que les pierres de l'infini ne tombent pas ensuite entre ses mains. Quant à Hive … Il préfère ne pas y songer, car l'Inhumain aurait pris possession du corps de Thanos et se serait servi des gemmes pour asservir l'humanité entière.
À l'instant où ils franchissent le périmètre du Quartier Général, prêts à repartir chez eux, Phil se sent nauséeux. Il porte sa main libre à son torse, s'arrêtant tant il a l'impression que son cœur va sortir de sa cage thoracique. Aussitôt, la panique le gagne, il songe à sa vie en équilibre sur un fil – un détail qu'il a décidé d'oublier le temps de régler les problèmes dus à Thanos – et il craint que la fin soit bien plus proche que ce qu'il pensait. Lorsque Daisy s'inquiète et lui demande s'il va bien, il la regarde, ouvre la bouche, puis s'écroule.
Note : Suis-je méchante ? Sans doute. Parce que le prochain chapitre va suivre un autre personnage donc pas de nouvelles de Phil tout de suite.
