Et les étoiles disparaîtront

Chapitre 12 – Vivre

Partie 2

oOo

Jaime-modèle cherchait Cersei depuis une vingtaine de minutes à travers le pensionnat, sans grand succès. Ils n'avaient pas échangé un seul mot depuis qu'elle avait éclaté en sanglots devant lui, la veille, incapable de lui confier ce qu'elle avait sur le cœur.

Il en était très peiné. Ne lui faisait-elle pas assez confiance pour partager avec lui ses secrets ? Pensait-elle qu'il allait la juger ? Ou bien y avait-il une autre raison expliquant son silence ?

Peut-être en parler était-il trop difficile...

Jaime imaginait le pire, ce qui ne faisait que renforcer son angoisse. Il devait la trouver et la convaincre qu'elle pouvait tout lui dire, exactement comme lui lui avait tout dit, qu'ils pouvaient traverser n'importe quelle épreuve ensemble. Il fallait qu'il essuie ses larmes et qu'il lui rende le sourire, pour toujours cette fois.

« Salut. »

Il sursauta quand il tomba nez-à-nez avec sa copie au détour d'un couloir.

« Salut, » répondit-il, un peu crispé. « Je cherche ma sœur. Tu ne l'aurais pas vue ? »

Jaime-copie secoua la tête de droite à gauche, pensif.

« Non. Mais moi aussi, je cherche la mienne. Peut-être qu'elles sont au même endroit – elles semblent toujours fourrées ensemble, ces derniers temps. »

Cette remarqua laissa Jaime songeur. Sa copie exagérait un peu, mais il ne pouvait pas nier que Cersei était davantage fascinée par son étrange alter-ego qu'elle ne voulait bien l'admettre.

« Cherchons-les ensemble, dans ce cas, » suggéra t-il, conscient que lui non plus était loin de fuir la compagnie de sa copie.

Ils se remirent alors à marcher. Jaime s'en remettait à son autre lui pour se diriger à travers le bâtiment qui avait toujours été sa seule maison.

« Ça s'est arrangé entre vous deux ? » demanda Jaime-copie.

Il ne sut quoi dire, non pas parce qu'il n'avait pas envie de lui donner une réponse mais tout simplement parce qu'il n'était pas certain d'en avoir une.

« Peut-être... » lâcha t-il finalement, choisissant de se montrer optimiste.

Cersei l'avait écouté et elle avait accepté ses explications sans se fâcher, y compris lorsqu'il lui avait avoué qu'il avait embrassé Addam – ça voulait forcément dire quelque chose, n'est-ce pas ? C'était le signe que les choses allaient s'arranger, qu'ils allaient pouvoir repartir sur de bonnes bases main dans la main, il ne pouvait pas en être autrement.

« Qu'est-ce que tu vas faire quand... quand tu seras rentré chez toi ? »

Il n'avait pas mentionné l'opération de Tyrion, et Jaime, qui ne souhaitait pas particulièrement aborder ce sujet avec lui, suivit volontiers la tournure que prenait la conversation.

« Je resterai à la maison une semaine ou deux, et puis je retournerai à l'université. »

Son ton était fataliste. Que faire d'autre ? Ce n'était pas comme s'il avait une multitude de perspectives d'avenir face à lui. Songer à la quantité de cours qu'il allait devoir rattraper lui faisait l'effet d'une pierre dans l'estomac. Même avec l'aide d'Addam, il n'était pas sûr du tout de réussir ses examens et d'obtenir son diplôme.

« Ça n'a pas l'air de te réjouir... » remarqua Jaime-copie. « Tu n'aimes pas les études que tu fais ? »

Il haussa les épaules.

« Non. C'est mon père qui voulait que je suive ce cursus, soi-disant le plus prestigieux de l'université de Port-Réal. Il voulait que je reprenne les rênes de son entreprise, mais ça ne m'a jamais intéressé. Moi, je voulais être joueur de baseball professionnel. »

Il ne pouvait empêcher l'amertume de pointer dans sa voix. Il allait retourner à l'université, et après quoi ? Il se foutait de l'entreprise de son père et savait qu'il n'avait pas les épaules pour gérer un empire commercial si vaste.

Il allait retourner à l'université et laisser Cersei et Tyrion seuls, encore une fois.

« Pourquoi est-ce que tu ne laisses pas tomber, alors ? »

La question de Jaime-copie était dénuée de moquerie. Il était simplement curieux et lui présentait la solution qui lui paraissait la plus évidente.

« Mon... mon Tyrion m'a dit quelque chose, hier, » reprit-il avant qu'il n'ait pu répondre. « Il m'a dit qu'on avait tous quelque chose qui nous anime... et toi, ce qui t'anime, ce n'est certainement pas l'université. »

« Ce qui m'animait, comme tu dis, c'était le baseball, » rétorqua Jaime un peu trop froidement avant d'agiter sa main droite devant lui. « Et, comme je te l'ai déjà dit, je ne peux plus jouer. »

« Oui, je m'en souviens. Mais tu pourrais devenir entraîneur, par exemple. »

Jaime balaya sa suggestion d'un revers de la main pour dissimuler son trouble. Pourquoi ne laissait-il pas tomber, après tout ? Pourquoi s'acharnait-il à essayer d'obtenir un diplôme dont il ne ferait aucun usage ? Par fierté ? Parce qu'il ne voyait pas quoi faire d'autre ?

Parce qu'il fallait bien que ces longs mois passés loin de ceux qu'il aimait plus que tout, passés à ne pas voir, ne pas savoir, aient été pour quelque chose ?

Face à son silence, Jaime-copie n'insista pas.

« Moi, rien ne m'anime, » murmura t-il avec une certaine tristesse.

Jaime haussa les sourcils.

« Il doit bien y avoir quelque chose. »

Mais il secoua la tête.

« Non, rien... Tyrion m'a dit que je finirai par trouver... il a sûrement raison. »

Parler de Tyrion-copie lui fit penser au formulaire que leur avait donné Baelish, à lui et à Cersei, le document attestant de leur assentiment pour le lancement de la fabrication d'un autre Tyrion... Il se mordit la lèvre, jetant des coups d'œils à la dérobée à son alter-ego alors qu'ils descendaient les escaliers en direction du hall d'entrée. Lorsqu'ils passèrent devant la série de photos représentant l'histoire du programme Constallation, Jaime s'arrêta.

« Qu'est-ce que ça te ferait, qu'un nouveau Tyrion remplace le tien ? »

Une drôle de lueur apparut dans les yeux de son alter ego quand il comprit où il voulait en venir. Un peu gêné, il se gratta l'arrière du crâne pour se donner contenance.

« Baelish nous a donné un formulaire à signer pour... lancer la procédure. Bien sûr, il n'a parlé que de ce qui concernerait directement mon frère... c'est toi qui lui donnerais tes or... tes étoiles en attendant, s'il lui arriverait un problème, mais... je ne sais pas, j'aurais aimé savoir ce que tu en penses... »

Jaime-copie prit son temps pour répondre.

« Je... je ne sais pas, » bredouilla t-il, pris au dépourvu. « Ce ne serait pas pareil... »

Il hésita, puis lâcha d'une voix où vibrait la douleur :

« Ça ferait mal. »

L'espace d'un instant, Jaime se mit à sa place. Il s'imagina que Tyrion leur était subitement arraché, à lui et Cersei, et qu'à la place, on leur offrait un bébé génétiquement identique à leur défunt petit frère, un enfant qui serait physiquement le même mais qui ne serait pas lui, il s'imagina voir sans cesse le fantôme de son petit frère à travers lui et avoir le cœur brisé en permanence en l'observant devenir quelqu'un de tout à fait différent. Il se représenta la peine de cet autre Tyrion, aussi, qui vivrait constamment dans l'ombre du Tyrion qui l'avait précédé, condamné à être en permanence comparé à lui, à n'être vu que comme une copie imparfaite par son frère et sa sœur...

Cette pensée lui fut tellement insupportable qu'il ne put que se détourner de Jaime-copie et de ses yeux où une souffrance interdite se frayait un chemin.

Il cherchait en vain quelque chose à dire quand Cersei entra dans le bâtiment et se dirigea vers les escaliers, un livre à la main. Elle se figea quand elle les aperçut, jeta un regard prudent à Jaime, qui lui sourit pour la rassurer.

« Ta... ta sœur est dehors, » lança t-elle à Jaime-copie. « Je crois que tu ferais mieux d'aller la voir. »

Inquiet, celui-ci ne perdit pas de temps et s'élança vers la porte.

« Tout va bien ? » s'enquit Jaime.

« Ça va. Je... je suis allée acheter un livre à Tyrion, pour quand il se réveillera. »

Jaime hocha doucement la tête, caressa le dos de sa main du bout du pouce – elle ne se déroba pas.

« Marche avec moi un moment, » offrit-il.

Un instant, il craignit qu'elle ne prenne de nouveau la fuite, incapable de supporter sa présence et le poids des mots qu'elle ne parvenait pas à lui dire, mais elle murmura son assentiment et entrelaça brièvement ses doigts au sien.

« Ensemble ? » demanda Jaime.

Les paupières closes, Cersei acquiesça, et il y avait une confiance infinie dans sa voix, quelque chose qui ne pouvait que le rassurer.

« Ensemble. »

.

Cersei-copie était recroquevillée sur son banc préféré, celui où était gravé le C + A qui lui donnait autant envie de rire que de pleurer, quand Jaime la trouva. Ses larmes laissent un sillon humide sur ses jours mais elle ne chercha pas à les dissimuler à son jumeau.

« Que s'est-il passé ? » s'inquiéta t-il en s'asseyant à côté d'elle.

Sans attendre de réponse, il passa un bras autour de sa taille et l'attira contre lui. Cersei lui en fut reconnaissante et accepta volontiers cette étreinte réconfortante.

« Ce n'est rien... »

« Tu es en train de pleurer, alors ne me fais pas croire que ce n'est rien. »

Elle croisa son regard circonspect, poussa un petit soupir.

« C'est ton modèle qui t'a mise dans cet état ? »

Ce n'était pas vraiment une question, et Cersei ne jugea pas utile de le démentir, même si dans les faits, Cersei-modèle n'était pas vraiment responsable. Elle avait simplement reconnu pour la première fois qu'elle avait la capacité d'aimer, chose à laquelle elle ne croyait pas avant, mais ses propos avaient rappelé à Cersei ce qu'elle était vraiment, ce qu'elle était aux yeux du reste du monde, ce qu'elle devait être même si elle n'y parvenait pas.

Jaime prit son silence comme un assentiment et soupira. Heureusement, il ne jugea pas opportun de lui rappeler qu'elle ferait mieux de rester loin de son modèle et se contenta de l'embrasser sur le front.

« Jaime ? »

« Oui ? »

« Je t'aime. »

Elle ne lui disait pas souvent, jugeant que c'était évident, qu'il était son jumeau et que, par conséquent, elle ne pouvait que l'aimer, mais elle regrettait toutes ces occasions manquées de lui rappeler son affection, à présent.

Elle ne l'avait pas assez dit à Tyrion non plus, et il était trop tard pour rattraper le temps perdu, parce qu'il ne l'avait plus, ce temps.

« Pas comme mon modèle aime le tien, ceci dit » crut-elle bon de préciser, souriant à travers ses larmes.

Il s'esclaffa, et le son de son rire lui fit du bien.

« Je t'aime aussi, Cersei. »

Jaime, tout comme Tyrion, avait été son roc depuis sa plus tendre enfance. C'était à eux qu'elle venait se confier quand quelque chose lui pesait sur le cœur, c'était à eux qu'elle murmurait certains de ses secrets, c'était à eux qu'elle était venue avouer en premier la façon ignoble dont elle avait trompé Robert. Et ils l'avaient soutenue, toujours, malgré les désaccords, malgré les disputes, malgré tout.

C'était aussi à eux qu'elle pensait en écoutant Auprès de moi toujours, désormais, parce qu'elle voulait qu'ils restent à ses côtés pour l'éternité, parce qu'elle avait la sensation qu'ils étaient tout ce qu'il lui restait maintenant qu'Alyssa était partie, parce qu'elle voulait qu'ils se trouvent leur propre royaume d'Elysium et y vivent heureux pour toujours.

« Je suis désolée pour ce que je t'ai dit, l'autre jour... » s'excusa t-elle d'une petite voix, honteuse. « Je n'aurais pas dû m'emporter de cette façon. Tu... tu n'as rien d'un fantôme. C'était cruel de ma part. »

« Je ne t'en veux pas, » soupira t-il. « En fait... tu avais raison. Rien ne n'anime. »

Cersei lui sourit avec affection et l'embrassa sur la joue.

« C'est faux. Il y a quelque chose qui t'anime, » souffla t-elle mystérieusement.

Elle s'aperçut alors que Jaime ne portait qu'un t-shirt. Malgré le soleil, les températures étaient particulièrement froides, ce qui la fit s'exclamer :

« Il faut qu'on rentre avant que tu n'attrapes un rhume ! »

Jaime roula des yeux, depuis le temps habitué à ce genre de remontrances.

« Je vais bien, je t'assure. »

Elle lui toucha le bout du nez et secoua la tête.

« Tu es gelé. Viens, allons nous mettre au chaud. »

Le cœur plus léger, elle se leva et l'enjoignit à le suivre. Parce qu'il savait qu'elle ne ferait qu'insister encore et encore, il obtempéra, et tous deux se dirigèrent vers le bâtiment en échangeant quelques sourires complices.

Celui de Cersei mourut sur ses lèvres quand ils se retrouvèrent face à face avec Talisa, qui patientait dans le hall d'entrée au milieu de plusieurs grosses valises.

« Vous allez quelque part ? » s'enquit-elle, une pointe d'inquiétude dans la voix et au fond des yeux.

Talisa avait l'air si triste que son mauvais pressentiment s'intensifia en quelques secondes.

« Ah, Cersei, Jaime... vous tombez bien. »

Elle poussa un soupir, puis reprit :

« Je m'en vais. J'ai démissionné ce matin. »

Cersei eut l'impression de recevoir un seau d'eau glacée sur la tête.

« Je ne voulais pas partir sans vous dire au revoir. »

« Mais... pourquoi ? » bredouilla t-elle.

C'était impossible. Talisa ne pouvait pas s'en aller, pas maintenant, pas alors qu'elle avait déjà perdu Alyssa et que Tyrion était sur le point de lui échapper.

Talisa un coup d'œil autour d'elle pour s'assurer que personne d'autre ne traînait dans le hall, et quand elle se tourna de nouveau vers eux, Cersei s'aperçut qu'elle pleurait.

« Je n'y arrive plus. »

Elle échangea un regard confus avec son jumeau. Elle avait peur de comprendre ce que le médecin voulait dire par là.

« Arriver à quoi ? » demanda Jaime.

« A vous regarder partir après m'être occupée de vous pendant des années. »

Une pierre tomba dans l'estomac de Cersei, qui n'en croyait pas ses oreilles. De tels propos dans la bouche d'un gardien... si Baelish entendait ça... si Aerys entendait ça...

« Ma mère est morte en attendant une greffe qui n'est jamais venue, » expliqua Talisa d'une voix qui menaçait de se briser à chaque instant. « C'était il y a vingt-cinq ans – moi, j'avais dix-huit ans, j'étais en terminale. Nous n'avions pas assez d'argent pour adhérer au programme Constellation... si cela avait été le cas, elle aurait pu être sauvée... j'avais le cœur brisé. Je voulais être avocate, à l'époque, mais j'ai complètement changé d'avis après son décès. Je voulais devenir médecin, pour aider à développer le programme Constellation et, ainsi, le rendre accessible à un plus grand nombre de familles, pour sauver le plus de monde possible. Quand j'ai débarqué ici, je sortais tout juste de l'école de médecine. Vous l'ignorez sans doute mais les candidats ne se bousculent pas pour travailler dans des pensionnats comme celui-ci... vous inspirez une telle peur et une telle aversion que la plupart des gens ne veulent pas avoir affaire à vous. »

Cersei sentit sa gorge se nouer. Talisa l'avait donc un jour vue comme un corps sans âme... était-ce encore le cas aujourd'hui ? Toute la gentillesse dont elle avait fait preuve à son égard n'était-elle qu'une illusion ?

« Quand je suis arrivée, vous aviez quatre ans, tous les deux. Au début, c'était facile. J'étais convaincue que ce que je faisais était pour le plus grand bien. Je pensais à toutes ces personnes qui allaient pouvoir bénéficier d'une greffe, à toutes ces familles qui n'allaient pas être brisées à cause d'une maladie ou d'un accident... »

La honte était perceptible dans ses yeux sombres.

« Qu'est-ce qui a changé ? » demanda Jaime d'une petite voix.

Elle se mordit la lèvre.

« J'ai fait ce qu'on m'avait chaudement recommandé de ne pas faire... je me suis attachée à vous. Je n'ai pas pu m'en empêcher, c'était plus fort que moi. Je vous donnais des cours, je vous surveillais, je vous soignais que vous étiez malades, je vous faisais passer vos visites médicales... je vous écoutais vous confier à moi, me poser des questions ou me partager vos passions et vos peurs... je ne me souviens même pas du jour où mes applaudissements ont commencé à sonner faux, pendant les cérémonies de départ... »

Quand Cersei baissa les yeux vers le sol, elle s'aperçut qu'elle pleurait, et essuya ses larmes d'un revers de la main.

« Je n'ai pas pu vous résister bien longtemps, à vous deux et à votre frère... » sourit tristement Talisa. « Vous avez toujours été si proches. Vous m'avez touchée, vous savez, peut-être plus que les autres... »

Cersei agrippa le poignet de Jaime, comme si la présence de son jumeau était la seule chose qui l'empêchait de s'effondrer sur le sol.

« Plus vous grandissiez et plus vous sembliez... humains. Il m'est devenu impossible de croire que vous n'aviez pas d'âme. »

Elle leva la main et la posa sur la joue de Cersei, qui la recouvrit de la sienne. Pour elle, Talisa était peut-être ce qui s'était le plus rapprochée d'une mère, et le contact de leurs peaux lui fit autant de mal que de bien.

« Alyssa est venue me voir, une fois... » révéla t-elle. « Elle était amoureuse de toi, et elle craignait que ce ne soit jamais réciproque... elle était désemparée... elle avait l'air si humaine que je n'ai pas su faire la différence... »

Elle serra les lèvres, comme pour se retenir d'éclater en sanglots.

« Je sais que tu as le cœur brisé depuis que Brienne est partie, Jaime... et toi aussi, Cersei, depuis le départ d'Alyssa... et voilà qu'on va de nouveau vous arracher quelqu'un qui vous est cher... »

Un réflexe un peu lointain poussait Cersei à nier, à affirmer qu'elle était heureuse qu'Alyssa ait accompli sa destinée, mais elle ne pouvait pas y croire, plus maintenant, parce que ça faisait trop mal, parce qu'elle avait côtoyé son modèle et qu'elle avait compris la force de son amour pour ceux qui lui étaient chers en la regardant, alors elle ne put que garder le silence, un cri déchirant au fond de la gorge.

« C'est trop difficile, » conclut Talisa en saisissant ses valises. « Je n'y arrive plus... je n'aurai pas la force de regarder Tyrion... »

Elle s'interrompit, ne trouvant pas de mot adéquat.

« Vous m'avez surprise en train de danser, une fois, » lança Cersei pour la retenir un peu plus longtemps. « C'était il y a longtemps... j'étais encore une petite fille. Je dansais dans le dortoir, un oreiller serré contre mon cœur. Vous m'avez surprise, et vous avez pleuré. »

Talisa acquiesça doucement.

« Oui... oui... je m'en souviens. »

« La chanson s'appelait Auprès de moi toujours. Moi, je m'imaginais tournoyer avec mon prince ou ma princesse dans notre château, le jour de mon mariage... est-ce pour ça que vous avez pleuré ? Parce que vous saviez que ce n'était qu'un rêve qui ne se réaliserait jamais ? »

Les paroles de la chanson perdue, puis récemment retrouvée, vinrent flotter dans son esprit.

Verrouille mon cœur, jette la clé

Comble mon amour d'extase

Retiens-moi dans ton étreinte chaleureuse

Et dis-moi que personne ne prendra jamais ma place...

« C'est intéressant, mais non. Je ne pouvais pas lire dans tes pensées, Cersei. Non, j'ai vu autre chose... j'ai vu un nouveau monde arriver rapidement. Plus scientifique, efficace, oui. Plus de traitements pour les anciennes maladies, très bien. Mais un monde dur, cruel. Et j'ai vu une petite fille, les yeux hermétiquement fermés, tenant contre sa poitrine le vieux monde généreux qui – elle le savait au fond de son cœur – ne pourrait pas demeurer, et elle le tenait et suppliait : auprès de moi toujours. C'est ce que j'ai vu. Ce n'était pas vraiment toi, ni ce que tu faisais, je le sais. Mais je t'ai vue et ça m'a brisé le cœur. Et je n'ai jamais oublié. » *

Bouleversée, Cersei se réfugia dans les bras de Jaime. Elle sentit des larmes lui couler dans le cou – son frère aussi s'était mis à pleurer.

« Pauvres créatures, » souffla Talisa. « Qu'avons-nous fait ? »

Des larmes trop longtemps contenues apparurent dans ses yeux et, sans prendre la peine de les essuyer, s'avança vers la porte après leur avoir jeté un dernier regard où se disputaient l'affection et le désarroi.

« Pauvres créatures que vous êtes. »

Et elle sortit sans plus se retourner.

.

Jaime-modèle marchait à pas lents aux côtés de Cersei. Leurs doigts ne cessaient de se frôler sans pour autant oser s'entrelacer, pas alors qu'ils pouvaient être surpris à n'importe quel moment. Si leurs copies respectives ainsi que celle de Tyrion avaient fait preuve d'une étonnante tolérance en apprenant la nature de leur relation, il n'en serait peut-être pas de même pour les autres, et encore moins pour Baelish. Ils échangeaient quelques banalités sans oser aborder les non-dits qui planaient entre eux.

« Je n'ai toujours pas retrouvé mon carnet, » soupira Cersei. « C'est comme s'il s'était volatilisé. »

Elle ne l'accusait en rien et pourtant il ressentit le besoin de se justifier, comme pour lui montrer qu'elle pouvait lui faire entièrement confiance, à lui qui donnerait sans hésiter sa vie pour la sienne.

« Je ne me serais jamais permis de le prendre sans ton autorisation. »

Elle lui sourit, se mit sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur sa joue. Jaime ne put s'empêcher de rougir comme un adolescent timide. Cesserait-elle un jour de lui faire de l'effet ? Probablement pas.

Cersei s'adossa contre un mur et poussa de nouveau un long soupir.

« A propos d'hier... je suis désolée d'être partie en courant comme ça. »

Jaime se planta devant elle et lui prit la main.

« Je te fais confiance, » murmura t-elle. « Ce n'est pas toi le problème... c'est moi. Si je te disais ces choses que je garde pour moi... je sais que tu ne m'aimerais plus. »

Elle se frotta les yeux, comme pour en chasser les larmes avant qu'elles ne se mettent à couler.

« Ne plus t'aimer ? C'est ridicule, » protesta Jaime.

« Non, ça ne l'est pas. Je suis... je suis répugnante. Je me dégoûte moi-même. »

« Parle-moi, Cersei, » souffla t-il après avoir déposé un baiser sur sa main. « Toi et moi... c'est pour toujours. Rien de ce que tu pourras dire n'y changera quelque chose. »

Sans prévenir, il la souleva et la fit lentement tournoyer dans les airs, comme quand ils étaient adolescents et que leurs baisers avaient le goût sucré de l'innocence. Cersei ne put s'empêcher de glousser, puis jeta des regards inquiets autour d'elle. Heureusement, le couloir était désert.

« Jaime, si quelqu'un nous voit... »

Il la reposa sur le sol à regret mais ne s'éloigna pas d'elle pour autant.

« Parle-moi, » supplia t-il. « Partage avec moi ce qui te fait tant souffrir, pour que je prenne cette douleur pour moi. »

Il la regardait avec une adoration qui ne pouvait être feinte. Il l'aimait, il l'aimait à en crever et en cet instant, son vœu le plus cher était de la débarrasser du poison qui détruisait son cœur et son esprit, quitte à ce que ce soit lui qui soit rongé, parce qu'il était prêt à traverser les flammes des Sept Enfers pour elle.

Cersei ouvrit la bouche, mais il ne sut jamais s'il avait finalement réussi à la convaincre : des bruits de pas provenant d'une des extrémités du couloir l'interrompirent. A peine s'étaient-ils écartés à une distance raisonnable l'un de l'autre que Baelish apparut, l'air aussi mystérieux et confiant qu'à l'ordinaire.

« Tout va bien ? » s'enquit-il en arrivant à leur hauteur.

Sans attendre de réponse, il reprit :

« Je suis désolé de vous ennuyer avec ça, mais avez-vous rempli le formulaire que je vous ai donné ? Plus vite vous me l'aurez remis et plus vite nous pourrons lancer la fabrication d'une nouvelle copie pour votre petit frère. »

Cersei se décolla du mur et croisa les bras sur sa poitrine.

« Les copies, » commença t-elle, ignorant la question du directeur-adjoint. « Est-ce qu'elles sont vraiment dépourvues d'âme ? »

Une lueur nouvelle brillait dans les yeux de sa jumelle. Oh, qu'il semblait loin, le temps où elle affirmait d'un air catégorique que les copies n'étaient que des enveloppes vides... c'était comme si elle ne parvenait plus à y croire, pas après avoir passé plus d'une semaine à Hautjardin, pas après avoir passé du temps auprès de sa copie...

Un petit sourire amusé se dessina sur les lèvres de Baelish.

« Suivez-moi. »

Il les conduisit sur le palier où étaient exposés les photographies racontant l'histoire du programme Constellation, là où Jaime s'était lui-même arrêté plus tôt avec sa copie.

« Qu'est-ce qu'une âme, d'après-vous ? » demanda Baelish en observant celle représentant Aerys serrant la main de Qyburn. « On entend cette expression un peu partout, à tel point qu'on ne sait plus vraiment ce qu'elle signifie... »

Cersei fronça les sourcils. Jaime voyait que la question l'avait prise au dépourvu et qu'en réalité, aucune réponse évidente ne lui venait.

« Eh bien... avoir une âme, c'est... vivre, et pas simplement survivre, ou vivoter... c'est éprouver des sentiments, avoir des rêves, aimer, faire preuve d'empathie... »

Avec un malaise grandissant, Jaime songea que d'après ce qu'il avait observé, tous ces éléments pouvaient s'appliquer aux copies...

« C'est une définition intéressante, » convint Baelish. « L'avoir formulée à voix haute répond t-il à votre question ? »

« Je... je ne sais pas, » rétorqua Cersei, sur la défensive. « Les copies sont fabriquées, elles poussent dans des tubes comme des plantes aquatiques... comment quelque chose d'aussi artificiel pourrait avoir une âme ? »

Il était difficile de déterminer si c'était le directeur-adjoint qu'elle cherchait à convaincre ou bien elle-même.

« Connaissez-vous l'histoire du don d'organes ? » reprit celui-ci sans relever.

Les jumeaux échangèrent un regard interrogateur.

« Seulement ce qu'on nous en a appris à l'école, » répondit Jaime.

« Vous vous souvenez donc peut-être que la première greffe d'organe a eu lieu en 1927. C'était une greffe de rein... le début d'une grande série de progrès scientifiques et de découvertes médicales révolutionnaires, dont l'explosion a eu lieu au milieu des années 30... »

Ses yeux flamboyaient étrangement. Comme animé d'une énergie étrange, il poursuivit :

« Le don d'organes a rapidement progressé. La liste des organes qu'on était capable de transplanter s'est allongée, tout comme le nombre de personnes sauvées. Cependant, toute cette dynamique s'est essoufflée dans les années 40. La liste de malades en attente d'une greffe était largement supérieure à celle des organes disponibles... comme vous le savez, nul n'est tenu de donner ses organes en cas de décès prématuré. Le nombre de dons diminuait sans cesse mais celui des malades, lui, ne cessait d'augmenter. La situation était extrêmement critique quand Aerys Targaryen et le docteur Qyburn ont eu l'idée lumineuse d'exploiter les dernières découvertes en matière de clonage pour y remédier. »

Se désintéressant de la première photo, il promena son regard sur les suivantes, jusqu'à s'arrêter sur celle où était immortalisée l'inauguration du pensionnat de Hautjardin, qui marquait les débuts du programme Supernova.

« Bien entendu, le programme Constellation n'a pas été bien accueilli par tout le monde... certaines voix se sont élevées pour nous dénoncer, hurlant que nous élevions des enfants comme des porcs destinés à l'abattoir... d'autres, plus fortes, plus nombreuses, menées à Aerys ont alors rétorqué que ces nouveaux êtres ne pouvaient pas être qualifiés d'humains, pas alors qu'ils n'avaient pas d'âme... »

Son expression fascinée donnait des frissons à Jaime.

« Aujourd'hui, tout ce qu'il reste de ces opposants, ce sont les membres du petit mouvement mené par Rickard Stark... vous en avez probablement entendu parler. Mais Rickard Stark est vieux, à présent, et personne ne l'écoute guère plus. »

« Je ne comprends pas... » fit lentement Cersei. « Vous voulez dire que Aerys a lancé la rumeur disant que les copies n'ont pas d'âme pour faire taire ses opposants ? »

Baelish la regarda bien en face sans se départir de son calme.

« Ce que je veux dire, Mademoiselle Lannister, c'est qu'au fond, le fait que les copies aient une âme ou pas n'a aucune importance. Savez-vous combien de vies ont pu être sauvées grâce au programme Constellation ? Des milliers et des milliers. La population ne veut pas que les copies aient une âme, parce que la population ne veut pas revenir en arrière. Il est bien plus facile de continuer de considérer qu'elles en sont dépourvues, pour ne pas donner la moindre chance aux graines de mauvaise conscience de germer... »

Cersei écarquilla les yeux, effarée.

« Ne faites pas cette tête. Sans le programme Constellation, votre petit frère n'aurait pas eu la moindre chance de recevoir une greffe lui permettant d'être sauvé. N'est-ce pas le plus important ? »

Sur ces mots, il les salua et, après leur avoir rappelé de lui transmettre le formulaire dans les plus brefs délais, s'éloigna. Jaime jeta un regard prudent à Cersei, guettant avec appréhension sa réaction. Il la connaissait assez pour voir que les révélations de Baelish lui travaillaient l'esprit.

« Allons voir Tyrion, » déclara t-elle simplement.

Quand elle glissa sa main dans la sienne, il la serra fort.


* Cette réplique a été reprise de Auprès de moi toujours.