F. Jeorge - Nouvelles - "Vie=vie+1"


Vie = vie + 1

Frédéric Jeorge - Janvier 2001

PREMIERE PARTIE



Une province calme, en France. Eté 1985


Aaron était furieux. Comment avait-elle pu oser le mettre ainsi dehors ! Il avait toujours été correct avec elle, il se montrait gentil, attentionné... Il avait fait de nombreux sacrifices pour elle et tout ce qu'elle trouvait pour le remercier, c'était de le congédier, sans un mot d'explication.
La rage lui faisait prendre bien plus de risques qu'à l'accoutumé. L'aiguille dans la zone rouge, le moteur hurlant, il passait en trombe entre les quelques voitures et les camions qui roulaient déjà sur la route nationale à cette heure matinale. D'un geste violent qui ne lui ressemblait vraiment pas, il rétrograda au risque de faire sauter son rupteur et leva la roue avant dans une accélération fulgurante.

Un peu plus loin, Michel abandonna sa camionnette. Cela faisait deux heures qu'il s'escrimait à réparer ce carburateur, et il devait bien admettre qu'il n'y arriverait pas seul et sans outils. Il s'essuya les mains, rangea ses affaires et verrouilla les portières. Puis il partit à pied en direction de la prochaine ville. Il avait parcouru quelques centaines de mètres à peine que le bruit d'un terrible accident lui fit faire demi-tour et repartir en courant vers sa voiture, empli d'un mauvais pressentiment.

Aaron était arrivé dans le virage à près de 200 km/h. Il le connaissait bien, même s'il ne l'avait jamais franchi à une telle allure. Il avait beau être triste, il n'en était pas suicidaire pour autant et savait qu'il avait le temps de reposer la roue et de passer. A 24 ans, il était assez mûr pour relativiser l'importance d'une aventure qui se termine !
Dans un sifflement aigu, sa roue avant avait repris contact avec le bitume et il inclina sa moto presque à en frotter le genou au sol. Le virage se présentait bien, c'était juste, mais ça pouvait passer. Ce qu'il n'avait pu prévoir, c'était la fourgonnette imprudemment garée en bordure de la route, juste à la sortie du tournant. Redressant sa trajectoire, il ne put rien faire pour l'éviter, et à la vitesse à laquelle il roulait, il n'eut même pas le temps de freiner.

Comme dans un film, il eut soudain l'impression que tout s'immobilisait, et c'est au ralenti qu'il vit sa fourche se plier comme du caoutchouc sur le hayon de la voiture et le réservoir se décrocher de son logement, tandis qu'il était arraché de la selle et projeté dans les airs.

L'impression de voler, elle, ne dura pas, et il vit le bitume et un morceau de rambarde de sécurité approcher à une vitesse terrifiante. Au moment exact de toucher le sol, son esprit coupa le contact. Black-out.








Hôpital régional, services des urgences, dans une ville proche de l'accident


- Oh mon dieu... mon dieu... Mais qu'ai-je fait? Je me suis garé... je n'ai pas fait attention où... Mais je ne pouvais pas savoir...
Michel, le conducteur de la camionnette, la tête dans les mains, était assis dans un coin de la salle d'attente de l'hôpital. De l'autre côté, lui jetant de temps à autre un regard mauvais, le père adoptif d'Aaron, les poings blancs à force de les crisper, retenait ses larmes. Quand le médecin arriva dans la salle c'est son expression, bien avant ses mots, qui annoncèrent la mauvaise nouvelle. La suite fut des plus douloureuses, bien sûr.



Ce fut comme une nouvelle naissance. Des tréfonds de son corps, Aaron sentit l'énergie affluer de nouveau dans ses veines. Terrifié, il ouvrit les yeux dans le noir. Il se savait nu, sous un drap, et il avait très froid. Où était-il, que s'était-il passé ? A tâtons, il explora ce qui l'entourait. Une boîte, guère plus longue que lui, à peine plus large. Comment était-il arrivé là ? La claustrophobie s'empara de lui. Quelque chose le retenait de crier, alors il leva les bras et poussa sur ses pieds de toutes ses forces.
Un déclic, et une lumière crue lui brûlant les yeux inonda le réduit, qui se révélait métallique et très réfléchissant. Il poussa encore, puis s'accrocha à l'espace qui venait de se dégager pour tirer à la force des bras. La plaque sur laquelle il était allongé coulissait avec lui, de même que celle derrière sa tête. Quand il émergea de son trou, ébloui, il mit quelques instants à réaliser où il était et lorsqu'il s'en rendit compte le choc fut rude. Il venait de sortir d'un tiroir parmi d'autres, chacun soigneusement étiqueté avec un nom, une date et une cause... de décès.
Son accident lui revint en mémoire et sur le coup il crut qu'il allait en perdre la raison. Comment pouvait-il être vivant ? Il se palpa, à la recherche au moins d'une plaie, d'une cicatrice, mais il ne trouva rien.

En proie à la panique, il descendit de son cercueil il fouilla la pièce à la recherche de vêtements mais ne trouva qu'une blouse qu'il enfila en hâte. Il lui fallait sortir d'ici, et vite. Avant de quitter la morgue, il remarqua une pile de dossiers dans des chemises jaunes. En les fouillant, fébrile, il tomba sur son nom. Il hésita avant de l'ouvrir et ne put s'y résoudre. Il le coinça sous son bras et s'engagea précautionneusement dans le couloir.


Pieds nus sur le carrelage glacial, il avança au hasard et finit par trouver la lingerie où il s'empara de vêtements à sa taille. Puis il se dirigea vers la sortie, dans l'hôpital désert. Il devait être très tard, tout était silencieux et éteint. Dans un sentiment irréel, il atteignit avec soulagement le grand hall sans avoir été remarqué et dut se forcer pour ne pas le traverser en courant. Le vigile ne lui accorda même pas un coup d'œil, et une fois dehors l'air frais du petit matin lui fit du bien. Il marcha longuement, réfléchissant à ce qui venait de lui arriver. Il avait entendu parler de gens diagnostiqués un peu trop vite comme décédés et qui s'étaient réveillés de comas très profonds, mais avec la médecine moderne il pensait que cela ne pouvait plus arriver. Et de comment pouvait-il ne porter aucune trace avec la violence de son accident?

Ses pas finirent par le mener à la casse de la ville. Il allait passer devant sans y prêter plus d'attention qu'à l'ordinaire lorsque son regard fut attiré par une forme bosselée près de l'entrée. Un frisson d'horreur le parcourut quand il se rendit compte qu'il s'agissait de sa moto... Elle était pliée comme si elle avait été prise entre des vérins hydrauliques. La selle avait plongé tandis que l'arrière remontait, si bien que les pots d'échappements pointaient vers le ciel, alors que l'endroit où se trouvait normalement le pilote n'était qu'un amas de ferraille tordu.
Cette vision lui rappela le dossier médical qu'il tenait toujours. Il sortit de la petite ville et s'assit, seul au milieu d'un champ, à la lueur du jour naissant. Les mains tremblantes, il ôta l'élastique et lut sans les comprendre quelques notes médicales sur le traitement qu'on avait essayé en vain de lui appliquer. Puis il trouva les photos. C'était des images techniques, crues, sans concession. Des gros plans, sous plusieurs angles. De lui. De sa tête en sang, retirée à grand peine d'un casque fendu. De son torse ouvert. De son bras presque arraché. Il avait percuté à pleine vitesse la rambarde, avait rebondi sur la voiture si mal garée, s'était écrasé au sol. Déjà mort. L'hôpital avait essayé de le ranimer en sachant pertinemment qu'il était trop tard. Et maintenant, il était là, il respirait, il vivait. Il pleurait aussi, de désarroi et de peur.
Etait-ce un miracle ? De la sorcellerie ? Comment, et surtout pourquoi était-il vivant ? Fallait-il chercher un sens, une signification ? Sous le choc de toutes ces émotions, il s'endormit dans le champ.
Aaron s'éveilla à la douce chaleur des rayons du soleil montant. Il resta là immobile quelques instants, réfléchissant sans cesse, sans trouver de solution. Soudain, une étrange sensation s'empara de lui. Quelqu'un approchait, il l'aurait juré. Il se roula en boule et se cacha derrière une meule, l'oreille aux aguets. Effectivement des pas se faisaient entendre maintenant, mais ils n'étaient pas assez bruyants pour avoir pu l'avertir à eux seuls. Et cette impression de « présence » allait s'amplifiant. Aussi silencieusement que possible il s'enfouit dans la paille, espérant se dissimuler, mais il était trop tard. Un homme se tenait devant lui en le regardant d'une curieuse façon.
Il lui était inconnu, ne portait pas d'uniforme mais n'était pas non plus vêtu comme aurait pu l'être le propriétaire de ce champ, portant un long imperméable noir convenant peu pour la saison. Il était brun, dans la quarantaine, et son physique aurait été des plus banals sans ce regard d'un bleu froid qui transperçait le jeune homme. Il écarta le pan de son manteau et mit la main sur la garde d'une épée, qu'il dégaina.
En un éclair, et malgré l'absurdité de cette idée, il comprit tout. Les films, la série, les livres et les nouvelles sur Internet... tout était donc vrai ? C'était la seule explication rationnelle pour expliquer sa résurrection et la présence de cet inconnu qui, outre la menace de son épée, lui causait un douloureux mal de tête. Conclusion logique, en tout cas dans la continuité de ce raisonnement improbable, cet homme était un Immortel, et il en avait après la tête d'Aaron.

Certes, celui-ci n'avait pas des siècles d'entraînement, mais il était vif, rapide et plutôt costaud. L'autre savait certainement qu'il était un tout jeune Immortel, et ne s'attendait pas à rencontrer une résistance. Aaron profita donc de la surprise pour lui lancer sa jambe dans les mollets et le faire tomber. En un éclair, il sauta sur l'Immortel et le plaqua au sol de tout son poids. L'autre eut le réflexe de lever son épée mais Aaron avait anticipé le mouvement. Tout en bloquant son adversaire comme à la lutte avec son corps et ses pieds, il bloqua la lame qui venait vers lui en attrapant le poignet de l'Immortel.

L'homme aux cheveux noirs avait sans doute beaucoup plus d'expérience, mais il n'était pas très grand ni spécialement musclé. Jouant de sa position et de sa force, Aaron, à force de lui tordre le poignet, fini par lui faire lâcher la lame d'acier. Il la fit pivoter et, une main sur la garde, l'autre sur le dos de l'épée, il appuya jusqu'à l'amener tout contre la gorge de l'Immortel. Les yeux du vaincu accusaient une profonde surprise. Ses sens l'avaient-ils trahi ? Il était pourtant persuadé que ce jeune homme n'avait aucune expérience. Il n'avait même pas d'épée...
De son côté, Aaron hésitait. Ce n'était pas si facile de tuer quelqu'un... Il avait toujours été calme, pacifiste même. Et il se fiait après tout à une fiction... Une série télé qu'il ne suivait même pas ! Etait-il à ce point sûr que son adversaire allait le tuer ?
- Vas-y gamin, appuie, lui jeta l'Immortel. J'ai échoué lamentablement. Quel age as-tu ? 75 ans ? 50 ? Même moins peut-être. Ton aura est si faible.
- Alors c'est donc vrai ? Toutes ces histoires sur les Immortels, les duels sans fin...
- Comment ? Tu ne le sais pas !
- Votre échec va vous paraître plus amer encore. Je viens juste de vivre ma première mort. Je suis un Immortel de quelques heures... Et tout ce que je sais sur vous, sur... les Immortels, vient d'un ou deux films et une série de fiction ! Enfin, je croyais que c'était de la fiction.
- Ah oui, la série... Dans ce cas, gamin, tu as une chance insolente. Tue-moi, et qu'on en finisse. Un quickening dès tes premières heures... Tu iras peut-être loin. En tout cas jusqu'à ta prochaine rencontre.

Pour être sûr de continuer à le maîtriser et ne pas risquer de ruse pendant la conversation, Aaron avait maintenu la pression sur l'épée, au point qu'un filet de sang coulait maintenant de la gorge de l'Immortel, dont le souffle raccourcissait. La blessure n'aurait même pas été vraiment dangereuse pour un mortel, mais au moindre mouvement brusque, la lame tranchante ne pouvait que s'enfoncer plus loin...
- J'hésite à vous tuer, pour être franc. Déjà, je ne sais pas votre nom. Je croyais que votre coutume vous faisait vous présenter avant un duel. Il n'est pas trop tard...
- Te dire mon nom, pour que tu saches qui tu as ridiculisé ? Bah, tu le sauras de toute façon... Je suis Hubert de Pontargis, baron de Constance, officier des Dragons du roi tué par un canon en 1680.
- Euh... Aaron Leblanc, étudiant scientifique, mort hier soir dans un accident de moto. Monsieur, j'ai quelque chose à vous proposer. Bien entendu, libre à vous de refuser. Comme vous le savez donc, je ne connais rien à votre monde. Si le dixième de ce que j'ai entendu sur notre race est vrai, je ne survivrai pas à une rencontre où j'aurai moins de chance. Il me faut un mentor. Je n'ai même pas encore vécu le temps d'une vie normale. L'occasion m'est donnée de le faire malgré tout, et j'entends bien ne pas la laisser passer.
- Et vous pensez, jeune inconscient, pouvoir me faire confiance, alors que j'étais prêt à vous tuer dans votre sommeil, sans expérience et sans arme ?
- Je vais vous faire jurer de ne pas me tuer tant que je serais votre élève. Le temps a passé, mais vous avez été Dragon du roi, je ne peux croire que vous ne soyez homme de confiance.

Disant cela, Aaron prenait un grand risque. Il n'était même pas sûr de savoir exactement quand, où et qui étaient les Dragons ! C'était un pari à prendre... Et il y jouait sa vie. Quelque chose dans le regard si brillant de son adversaire le portait à croire qu'il n'était pas fondamentalement mauvais. Il avait été poussé par la perspective d'un quickening facile, peut-être parce qu'il n'était pas si bon guerrier pour qu'Aaron aie pu le vaincre si facilement. Mais il savait bien que plusieurs siècles peuvent suffire pour apprendre à masquer son regard et ses intentions. Si son jugement était bon, il aurait gagné un maître pour le guider. Sinon, quelques secondes après s'être relevé Hubert de Pontargis le décapiterait, d'autant plus sûrement qu'il était vexé d'avoir perdu un combat si simple.

Aaron fixa longuement des yeux de l'autre Immortel. Ses traits étaient ceux de la surprise, mais aussi d'une grande concentration.
- Vous vous rendez compte du risque que vous prenez, jeune homme ?
- Oui. Et j'espère de tout mon cœur ne pas me tromper.
- En me tuant, mon quickening vous apporterait quelques notions sans doute, un peu d'expérience. Ce n'est certes pas que je sois si vieux ou si grand guerrier, mais tout de même...
- Je ne connais pas bien les effets des quickenings. Et je préfère l'expérience d'un homme en vie que ses souvenirs. Je ne suis pas un tueur. Mais si vous préférez, il me suffit d'appuyer un peu. Alors vous perdrez tout, j'y gagnerai peu. Le choix vous appartient pourtant.

Une longue minute s'écoula. Le sang ne coulait déjà plus de la gorge de Hubert, dont la plaie avait déjà cicatrisé autour de l'entaille, n'attendant plus que le retrait de la lame pour continuer. Le simple fait que le Dragon lui ait posé ces questions avait renforcé la conviction d'Aaron qu'il n'était pas un traître. Sinon, il aurait sauté sur l'occasion qui lui était donnée de se débarrasser de ce débutant crédule.
- J'ai 340 ans, Aaron, mais je ne veux pas mourir. Je vous fais le serment solennel que je vous enseignerai ce que je sais de notre race et de l'art de combattre à l'épée. Pendant ce temps, je jure de ne pas chercher à vous tuer. Ce serment ne me lie que pendant que vous serez mon élève, c'est à dire jusqu'à ce que je décide que vous ne l'êtes plus. Je vous préviendrai alors que nous sommes à nouveau deux Immortels indépendants, libres de partir ou de s'entretuer. Et alors, je vous préviens que je chercherai à prendre la tête que la chance a cru bon de laisser sur vos épaules aujourd'hui.
- Merci Monsieur de Pontargis. J'accepte votre offre. J'espère que ce temps nous permettra de devenir amis pour ne pas chercher à nous tuer par la suite.
- J'ai juré d'être votre maître. Pas votre ami. Vous allez venir avec moi, et je vais vous former comme promis, mais ce sera dur, épuisant, et n'attendez pas de compassion de ma part.
- Je n'en demande pas.

Sur ce, Aaron se redressa, libérant son adversaire. Il rendit son épée à son nouveau maître, la garde vers lui, avec un léger frisson lorsqu'il la reprit en main. Si félonie il devait y avoir, ce pourrait être maintenant. Mais après un coup d'œil inquisiteur, l'Immortel se contenta de la remettre au fourreau et de soigneusement la cacher sous son long manteau.

Les deux hommes se faisaient face à présent, et la tension de leur affrontement s'évanouissait rapidement dans l'air chaud de ce champ inondé de soleil.
- Dieu que les jeunes gens d'aujourd'hui sont grands, c'est de pire en pire.
Aaron dominait Hubert d'une bonne tête. C'est sans autre commentaire que l'Immortel et son nouvel apprenti se dirigèrent vers la voiture du baron, garée en bordure du champ.








Un quartier résidentiel de la banlieue de Chicago, siège local des guetteurs


- Tania, vous voilà prête pour votre nouvelle vie. Nous vous faisons confiance au point de vous confier votre première mission, malgré votre jeune âge. Elle vous semblera peut-être peu gratifiante au premier abord, mais nous pensons qu'il s'agit d'un cas intéressant. Votre dossier indique que vous connaissez la France et que parlez bien la langue, c'est là-bas que nous vous envoyons, mais sans pouvoir vous dire où la route va vous mener. Un jeune homme de 24 ans, qui vient de franchir le cap à la suite d'un accident de la route. Outre que personne n'a jamais détecté sa pré-immortalité, ce qui arrive, le fait remarquable est que quelques heures seulement après sa mort, il a affronté et apparemment triomphé de Hubert de Pontargis. Vous ne le connaissez sans doute pas, sa renommée n'est que locale, il n'a pour ainsi dire jamais quitté sa région natale, mais c'est tout de même un combattant assez aguerri, en tout cas beaucoup trop pour se laisser vaincre par un débutant sans arme, selon le rapport des guetteurs français.
Tania fronça les sourcils. Cela voulait dire que l'Immortel français avait cherché à tuer sans combattre, ce n'était pas loyal.
- Pourquoi dites-vous qu'il a « apparemment triomphé » ? Qu'est-il arrivé du quickening ?
- Contre toute attente et alors qu'il était en position de le faire, le jeune homme n'a pas tué son aîné. Ils sont partis ensemble en voiture ! Il semble qu'ils aient passé un accord, mais nous ignorons lequel, le guetteur de Hubert de Pontargis est arrivé trop tard pour en apprendre assez. Le fait est que cet homme est désormais le maître du jeune. Ce n'est pas dans ses habitudes, si vous voyez ce que je veux dire. Je vous donne officiellement la charge de guetteur pour Aaron Leblanc. Si je me trompe, la tache sera de courte durée. Mais si ce jeune homme a le potentiel que je crois, des générations se seront écoulées que vos descendants le suivront encore. Il serait dommage que ses chroniques soient incomplètes, alors suivons-le dès aujourd'hui.








Château d'Hubert de Pontargis, vers la fin de l'été


Depuis deux semaines, Aaron étudiait l'escrime avec le baron de Constance, qui s'était auto-légué son château de génération fictive en génération simulée, après l'avoir repris de haute lutte après la Révolution.

Il apprenait à se servir de différentes armes. N'en connaissant aucune, il devait choisir parmi le vaste arsenal que l'ingéniosité militaire humaine avait produit depuis des civilisations l'arme qui lui conviendrait le mieux, capable de mettre la chance de son côté lors d'un combat. Ce choix n'était pas facile, mais il avait des siècles pour l'affiner. D'autant qu'ayant peu voyagé pour un Immortel son maître ne possédait que fort peu d'armes exotiques, lui-même ne se servant que de son sabre de dragon, maintes fois reforgé.

Le soir, alors qu'Aaron se remettait de sa pénible journée, Hubert lui apprenait ce qu'il y avait à savoir sur leur race. De temps à autre, mais ces moments privilégiés étaient rares, Hubert se laissait aller à raconter quelques épisodes de sa vie, pour illustrer une leçon en général.








France, près de Paris, 1792


Hubert de Pontargis, déguisé en citoyen Hubert en ces temps où la noblesse n'était pas de mise, avançait lentement le long des rues exceptionnellement calmes. Les sabots de son cheval claquaient sur les pavés humides, répercutant leur son clair sur les façades du quartier populaire. Au détour d'un passage, il comprit où le peuple s'était réuni. C'était jour d'exécution, comme souvent d'ailleurs. Au milieu de la place, une guillotine trônait sur son estrade de bois brut. Le cavalier frissonna à sa vue. Cet engin diabolique avait fait fuir la plupart des Immortels du pays, qui préféraient séjourner hors de France pendant une génération ou deux s'il le fallait plutôt que risquer leur tête avec les bourreaux de la Révolution. Ils avaient déjà fort à faire pour se préserver de leurs semblables sans devoir en plus affronter les mortels et beaucoup étaient partis avec les colons vers l'Amérique. Hubert, pourtant, était demeuré. Il n'avait guère quitté sa patrie depuis un bon siècle, et n'en avait pas l'envie. Bien sûr, il évitait les grandes villes, mais sa présence à Paris était indispensable s'il voulait récupérer son château, ses terres et ses biens avant qu'il soit trop tard. S'il restait prudent et, avec un peu de chance évitait les rencontres fâcheuses, sa vie promettait d'être encore longue, et il entendait bien la passer tranquillement chez lui entre les murs de ses ancêtres.

Il mit pied à terre et laissa son cheval dans une auberge avant de s'approcher pour mieux voir l'exécution. Après tout, en homme de son temps et en Immortel hors du temps il aimait voir tomber des têtes, à la seule condition que cela ne soit pas la sienne. La foule s'excitait de plus en plus, et l'agitation atteignit son comble lorsque les prisonniers furent amenés sur un chariot à bœufs tandis que les badauds leur jetaient des ordures.
Le rictus cruel qu'il arborait en ces circonstances quitta le visage d'Hubert lorsque lui parvint un buzz diffus, mais relativement proche toutefois. Un autre Immortel était-il resté en ces temps troublés ? Il parcourut la multitude du regard, et son regard croisa enfin celui de sa race. Ou plutôt celle. Un tremblement le parcourut quand il imagina ce qui allait se passer, et il chercha au plus vite à fuir la place surpeuplée. Mais le peuple affluait en masse, se tassait vers le centre pour mieux voir, pour mieux se repaître de la mort d'autrui, simplement pour se convaincre que si un autre mourait aujourd'hui au moins lui était-il encore en vie.

Hubert jouait des pieds et des mains, mais chaque rang gagné vers une possible sortie était un rang de perdu face à ceux qui s'amassaient derrière. Il jeta un regard anxieux à l'estrade au centre, où l'on commençait à faire s'agenouiller les prisonniers. Il n'en restait que trois avant l'Immortelle qu'il avait repérée. Ses cheveux avaient été coupés courts, pour ne pas abîmer la lame de la guillotine, elle n'était vêtue que d'une tunique grossière, costume bon marché fourni aux condamnés, et portait la trace de nombreux coups malgré son pouvoir de cicatrisation, ce qui impliquait qu'elle avait du être interrogée de façon particulièrement violente dans les tribunaux révolutionnaires...

Le glissement du métal dans son rail de bois, un choc, un bruit de chute dans un panier d'osier et celui de liquide vivement répandu, presque aussitôt couvert par la clameur populaire. Une autre tête venait de tomber. Il n'y avait rien à faire, Hubert était coincé dans la foule. Son regard croisa une dernière fois celui de l'Immortelle condamnée. Il tenta d'en savoir plus sur elle, mais la distance était trop grande et son don pas encore assez développé pour le lui permettre. Il ne lui restait plus qu'à souhaiter qu'elle soit jeune et inexpérimentée. Si c'était une guerrière millénaire, les conséquences risquaient d'être encore pire !

Malgré son éloignement, il devina nettement une larme s'échapper de ses yeux lorsque qu'on plaça son cou sur les planches souillées du sang des prétendus ennemis du peuple. L'ordre fut donné, et le bourreau lâcha la corde, libérant la lame. Une idée traversa l'esprit d'Hubert dans le court laps de temps que mit la guillotine a faire son œuvre. Profitant que tous les regards étaient fixés sur l'exécution, il attrapa vigoureusement le premier badaud à sa portée et serra l'homme surpris contre lui, en lui murmurant à l'oreille « Désolé... ».
Lorsque la tête de l'Immortelle tomba à son tour dans le panier, le quickening jaillit et se dirigea naturellement vers le seul autre représentant de la race des environs. Il fut bref, mais très vigoureux. Un seul éclair, bien net, puissant. Il enveloppa le corps d'Hubert en passant à travers celui du citoyen Paul, qui n'eut même pas le temps de se demander ce qui lui arrivait. La luminosité fit se détourner les regards de tous les spectateurs, tandis que le baron repoussait l'homme électrocuté. Il tomba en même temps que le corps noirci, mais au prix d'un effort terrible parvint à se redresser et à reculer de quelques pas entre les gens éblouis.
Lorsqu'ils virent à nouveau, ils ne purent que constater que cette mystérieuse foudre échappée de la morte avait tué un homme parmi eux. Hubert, peu fier de lui, marchait péniblement vers l'auberge. Une fois en selle, il s'accrocha au cou de son cheval qui avança au hasard le long des rues. Son cavalier pouvait passer pour un homme saoul, c'était toujours mieux que de survivre à une décharge qui semblait diabolique, à un quickening en public. Et quel public ! A sa connaissance, jamais autant de mortels n'assistèrent à cette union du vaincu et du vainqueur.


- A l'époque, et jusqu'à une date récente, les quickenings n'étaient pas si ravageurs, tout simplement parce que les seules forces en jeu étaient celles de la nature, de notre nature. De nos jours, avec tous ces machins électriques, ces câbles et ces lumières, l'énergie est concentrée et multipliée si bien que dans certains lieux un quickening peut être dramatique. Tu n'as qu'a te souvenir du duel de Vladimir Ulovitchkaya et de ce Hun dont le nom m'échappe. On ne sait même pas lequel a gagné. Ils se sont battus dans la centrale, et le quickening a fait sauter le réacteur de Tchernobyl. Immortel ou pas, ce genre d'explosion est impossible à surmonter, ils ont été vaporisés au point que même leurs épées ont fondu entièrement.
- Ca fait quoi, au juste un quickening ?
- Je ne peux pas vraiment te dire, Aaron. Tu verras bien si tu as le temps de t'en offrir un avant que je prenne le tien… Cela dépend de toi et de ton adversaire. Ils sont tous différents, mais toujours intensément douloureux. En même temps, c'est une sensation unique, pendant laquelle tu te sens parfaitement vivant...








Château d'Hubert de Pontargis


Contrairement à ce qu'avait cru Aaron, son maître était resté purement dans son rôle, strictement défini par son serment. C'était un bon professeur, et il répondait à toutes les questions du jeune homme, mais jamais il n'eut un mot de félicitation, un encouragement. Il attendait visiblement le jour où son serment le délierait. Il était certes fidèle à sa parole, mais pas moins rancunier pour autant. Et ce n'est pas la maladresse d'Aaron à ses débuts qui l'avait fait changer d'avis.

Ce dernier faisait des progrès rapides, mais chaque duel d'entraînement tournait toujours en sa défaveur après quelques secondes. Il n'avait jamais bien sûr manipulé d'arme blanche, tout au plus des couteaux de table ! L'autre était né avec un sabre dans la main, avait grandi avec et se battait pour sa survie depuis 305 ans. Aaron n'avait aucun chance de rivaliser !
Pourtant, jour après jour, il progressait. Les duels se faisaient plus égaux, et il avait acquis assez de dextérité et de force spécifique pour utiliser une épée véritable au lieu du bâton habituel.
Un jour qu'ils se battaient ainsi, une esquive rapide et une botte dont Hubert avait toujours été fier et qui lui avait assuré la victoire dans bien des duels de cour firent trébucher Aaron. Emporté par son épée, il s'étala sur les dalles de la cour du château, lâchant son épée qui rebondit bruyamment hors de sa portée. Il se retourna juste à temps pour voir Hubert, tenant son arme par la garde, haut levée au-dessus de sa tête.
- Quelle que soit la situation, ne laisse jamais échapper ta lame ! Combien de fois devrai-je te le dire ?

Et d'un geste brusque, il abaissa son bras, transperçant la poitrine et le cœur du jeune homme. Aaron n'était jamais « re-mort » depuis son accident. Il encaissa au ralenti chaque centimètre du métal froid s'enfonçant dans sa chair, perçant les tissus, cassant les os fins de sa cage thoracique et brisant son omoplate avant de se bloquer sur la pierre, sous lui.
La douleur était infinie. Il n'aurait jamais cru qu'on puisse physiquement souffrir à ce point. Fixant le ciel, sans plus pouvoir bouger ni même respirer, il sentit son sang s'échapper de son corps et se répandre en flaque sous lui. D'un mouvement tout aussi brutal, Hubert retira l'épée, et la leva de nouveau. Sans elle, plus rien ne retenait le sang d'Aaron dans son corps, et tandis que la vie le quittait pour la seconde fois, il eut encore le temps de souffler « …votre serment… » à l'Immortel haineux qui allait disposer de sa vie.








Quartier général des guetteurs de Paris

Tania finissait de lire le dossier d'Hubert de Pontargis. Cet homme n'était pas spécialement bon ni juste, et il tenait trop à sa vie pour être un chasseur de tête chevronné. Après sa mort, il avait été reconnu et formé par Ibn Bracha el Bachir, en Espagne. A la suite d'une violente dispute, il avait tué son maître en traître, avant de séjourner quelques temps dans une abbaye pour se repentir. Ensuite il était rentré dans ses terres, où il vivait fort discrètement depuis la Révolution, ne sortant que de temps à autre pour surveiller la gestion de son patrimoine qui lui assurait juste assez de revenus pour vivre en paix. Il se battait assez rarement, c'était uniquement quand un Immortel venait le provoquer ou tentait de s'établir, même de façon pacifique, dans la région. Il avait à son actif quelques têtes peu glorieuses, d'autres appartenant à des guerriers plus puissants, obtenues semblait-il de façon pas toujours très loyale.
- Vous voulez un café ?

Tania leva les yeux de son écran, et déclina avec un sourire la proposition de l'archiviste local des guetteurs. Quel que soit le marché que son « client » avait passé avec le baron, elle sentait bien qu'il n'en faudrait pas beaucoup pour qu'Hubert change d'avis et le décapite un beau matin. Bien sûr, elle ne pouvait prévenir le jeune Immortel sous peine d'ingérence, mais elle était impatiente d'en apprendre plus sur lui. Sa première mission tout de même, et elle entendait bien se montrer digne de la confiance que le clan des guetteurs lui avait accordée.

Le soir même, elle était dans le train en destination du domaine de Pontargis.








Château d'Hubert de Pontargis


Aaron ouvrit les yeux en même temps que l'air emplissait à nouveau ses poumons guéris. Il les vida aussitôt en un soupir de soulagement. Il était dans sa chambre, avait sa tête sur les épaules. Hubert avait respecté son serment. Mais que mourir était une atroce expérience ! Il imagina les gens de sa race passer des siècles à vivre cela, si on pouvait dire. Il espérait bien trépasser le moins souvent possible.
S'attendant au résultat, il vérifia quand même l'état de son torse. Pas une trace. Seule sa chemise maculée de sang et bien déchirée, posée en évidence sur une chaise proche, lui rappelait de manière tangible qu'il venait de se faire ouvrir le cœur. Jetant le vêtement irrécupérable, il s'habilla et descendit chercher Hubert. L'heure du dîner approchait, et sa résurrection lui avait ouvert l'appétit. Les communs étaient déserts, tout comme l'aile habitable du château. L'autre partie était condamnée depuis près d'un siècle, faute d'utilité et d'intérêt de son propriétaire, solitaire depuis tant de temps. Nulle trace ne troublait la poussière, il n'était donc pas passé par là. En revenant vers sa chambre, un bruit métallique venant de la cour attira son attention. Il se précipita vers une fenêtre intérieure et trouva son maître en plein combat, luttant de son vieux sabre de Dragon contre un homme basané armé d'une lame courbe.

Les deux combattants se fatiguaient. Ils semblaient de force égale et étaient tous deux affaiblis par de multiples blessures, même si elles se refermaient vite. Soudain Hubert baissa son arme, leva une main en signe de paix. Son adversaire restait visiblement méfiant. De son poste d'observation, Aaron ne pouvait entendre ce qu'il se disait dans la cour, mais le rival de son maître semblait hésiter. Il abaissa légèrement sa garde, sembla hésiter. C'est ce moment qu'Hubert choisit pour frapper. D'un geste rapide, il lança son bras armé vers le cou ainsi dégagé qui s'offrait à lui. Aaron était indigné par un tel manque de loyauté dans le combat. Il n'avait certes pas été chevalier et ce n'était pas sa civilisation, celle la France de la fin du second millénaire, qui lui avait apprit à respecter un code d'honneur, mais il sentait tout de même ce qui était autorisé en duel et ce qui relevait de la lâcheté.
Plus par chance qu'autre chose semblait-il, le guerrier arabe avait réussi à parer le coup. « Traître ! » hurla-t-il si fort qu'Aaron l'entendit. Le combat reprit de plus belle, le léger répit et la colère ayant renouvelé son ardeur. Le baron, sortant sa fameuse botte, se fendit d'un vif coup vers l'avant, qui atteint l'autre en plein ventre, mais trop tard. Le large cimeterre décrivant une courbe parfaite continua sur sa lancée, et lui trancha net la tête. Son corps définitivement privé de vie à présent s'écroula sur les dalles, pendant que dans une grimace le vainqueur retirait le vieux sabre de son abdomen. Il tomba à genoux, tandis qu'un vent surnaturel se levait dans la cour.
Les rares concessions du château à la technologie comme l'éclairage du porche cédèrent les premières en une gerbe d'étincelles bleues. Plusieurs vitres du rez-de-chaussée explosèrent à leur tour, tandis qu'un quickening tourbillonnant, presque hésitant, prenait de l'ampleur. Le flux d'énergie, relativement peu intense, ne fila pas droit vers l'Immortel, mais semblait faire des circonvolutions, des détours, avant de plonger dans le corps de l'homme victorieux.

Aaron en avait le souffle coupé. Ce n'était pas tant qu'il venait de perdre son maître que la vitesse à laquelle c'était arrivé, et surtout le spectacle impressionnant du premier quickening auquel il assistait. La violence de l'événement l'avait fait chanceler tandis qu'il ne recevait que des effluves du pouvoir qui se transmettait.

En bas, dans la cour, l'Immortel survivant se relevait péniblement, le corps encore parcouru de petites étincelles. Il semblait très affecté par l'expérience, et s'appuyait sur son cimeterre pour ne pas tomber. Mais les forces lui revenaient assez rapidement, et il put bientôt rengainer son arme. Il leva alors les yeux, droit sur Aaron qui n'avait pas quitté sa fenêtre, tétanisé par le spectacle. Quand leurs regards se croisèrent, il eut un mauvais sourire, tendit un doigt vers le jeune Immortel et traça de son pouce sur sa gorge un signe sans équivoque. Sur le coup, Aaron eut soudain peur pour sa vie. Il ne gardait pas encore d'épée avec lui, et l'autre avait largement le temps de le rejoindre avant qu'il atteigne la salle d'armes. De toute façon, vu sa manière de combattre, il était encore bien trop tôt pour lui pour affronter un guerrier plusieurs fois centenaire.
Mais nul Immortel ne peut se permettre un duel aussitôt après un quickening. Celui-ci s'en alla donc, laissant le corps décapité au milieu de la cour et Aaron désemparé.








Gare de Pontargis, au même moment


Tania venait à peine de poser son sac à terre que déjà le train repartait. Elle sortit de sa poche une carte et chercha à s'orienter pour rejoindre « son » Immortel lorsque son téléphone sonna.
- Tania Stenson ? Ici Jean-françois Crambert. Je suis des vôtres, pouvez vous confirmer votre identité s'il vous plait ?
La jeune femme lui donna le code de niveau un, simplement utilisé entre guetteurs pour préserver un minimum de confidentialité à leurs conversations lorsqu'ils n'utilisaient pas leurs propres réseaux protégés.
- Le central m'a informé que vous avez été affectée à Aaron Leblanc. Je suis celui d'Hubert de Montargis, où plutôt j'étais. Il vient de perdre au Jeu. Je voulais juste vous dire de faire vite, je pense que l'objet de votre mission est en train de partir.

La sentinelle raccrocha sans laisser à son interlocutrice le temps de le remercier. Elle devait faire vite. Nul ne pouvait prédire où un Immortel pourrait aller, surtout celui qu'elle devait surveiller qui n'avait vraiment aucune attache, même pas d'ami qui pourraient l'inciter à rester dans un pays particulier. Elle sauta dans un taxi et lui donna le nom du château, à la surprise du chauffeur qui tenta de lui conseiller un lieu plus touristique, ce vieux manoir n'étant même pas ouvert à la visite. Ce n'était pas le moyen le plus discret de s'y rendre, mais l'urgence justifiait ce risque.


Aaron, de son côté, ne perdit pas de temps. Après avoir enterré Hubert de Montargis et son sabre dans le parc, il chargea un sac des quelques affaires qu'il avait achetées durant sa formation écourtée. Passant ensuite par la salle d'armes, il hésita longuement avant de choisir finalement une immense épée médiévale à deux mains pourvue d'une large lame. Fort lourde et très fatigante à manipuler, il se sentait pourtant lié à ce genre de lame, d'une façon ou d'une autre. Et lors des quelques duels d'entraînement qu'il avait livrés, sa masse lui donnait une grande puissance de frappe capable de déséquilibrer la garde d'un adversaire même aguerri. Elle ne serait pas facile à dissimuler, même sous un imperméable, mais sa vie en dépendait après tout ! Il prit aussi une lame plus fine et discrète, qui demandait pour être efficace plus de vitesse et de dextérité qu'il n'en avait encore, mais qu'il pouvait sans trop de problème garder en permanence à ses côtés. Et c'était tout. Rien de plus ne le retenait en cet endroit.

Il verrouilla une à une toutes les portes du château, enclencha l'alarme, monta dans la voiture du baron et partit droit devant, un peu au hasard. En rejoignant la nationale, il croisa un taxi qui déposait une charmante jeune femme d'environ 25 ans à l'entrée de l'allée. Malgré ses préoccupations, il lui décocha son plus charmant sourire avant d'écraser l'accélérateur.








Nord de la Russie, début septembre 1985


- Tu n'iras pas plus loin, de toute façon...
Piotr Kinwaski était effectivement acculé. Il ne savait toujours pas qui était cet homme qui le traquait depuis de nombreux jours. Pour lui échapper, il avait enduré des épreuves qui auraient suffit à tuer plusieurs fois le plus endurci des mortels. Mais à présent, il regrettait de ne pas être l'un d'entre d'eux. Certes, il serait mort de faim de froid, d'épuisement. Mais au moins, il n'aurait pas eu ce monstre en face de lui. Serrant son sabre de cosaque dans sa main bleuie, il savait qu'il devait faire face. Il ne se donnait guère plus de quelques secondes à tenir contre le barbare, mais il devait en fin de compte obéir à sa nature. Un Immortel ne peut refuser indéfiniment un duel, à moins d'être sur une terre sacrée. Oh, il en avait bien cherché une où se cacher, quitte à se faire moine pendant quelques siècles pourvu que cela le protège, mais en pleine Sibérie, même les églises se faisaient rare.

La toundra devint silencieuse, même le vent se calma un instant lorsqu'il prit une grande inspiration et se retourna, en garde. Son ennemi éclata de rire. Il lui face, et daigna enfin se présenter.
- Je suis Ugluk'Hai Tan, guerrier mongol, mort au combat en 630, et je serai le dernier. En attendant, je vais te tuer, dit-il dans un mauvais russe.
- Piotr Kinwaski, cosaque du tzar, mort en campagne en 1890. Me tuer ne t'apportera pas grand chose, même pas d'honneur. Je n'ai presque jamais combattu nos semblables.
- Je ne cherche pas l'honneur, juste ta tête. Et si je t'affronte, c'est justement parce que tu as peu combattu. L'honneur dont vous faites tous si grand cas est une notion que ma tribu ne connaît pas. Cela fait 1300 ans que je tue des débutants, et que j'accrois petit à petit mon pouvoir, sans risque. C'est la règle de la survie...

Piotr ne dit plus rien. Ces peuples sans honneur donnaient toujours les plus ignobles combattants. Il chargea, poussant le cri des cosaques. De toute façon, que faire d'autre ? L'autre le para facilement. Il ne se battait pas à l'épée, mais avec un lourd marteau de guerre. Le Russe ne se demanda pas comment on pouvait être décapité avec un marteau. Il comprit vite. En quelques coups, son bras était brisé et son sabre plié, puis cassé en deux sous les chocs redoutables de la masse.
Un autre coup lui fracassa le crâne, il tomba, mort. Comme souvent, à vrai dire, sauf que cette fois ci, en riant, le barbare tira une hache de la ceinture, trancha sa tête et absorba, toujours riant, l'énergie de sa victime. Ce fut bref, peu intense, mais vu le peu de difficulté qu'il avait eu à l'obtenir, il s'estima satisfait.

Lorsque ce fut fini, il partit, laissant le corps aux charognards. Il était temps pour lui, Ugluk'Hai, de retourner à l'Ouest. A force d'écumer cette partie du monde, les débutants s'y faisaient rares. Il devait leur laisser quelques décennies pour que de nouveaux se présentent.








Périphérique parisien, septembre 1985


Dans les bouchons, Aaron s'impatientait. Immortel ou pas, c'était toujours aussi frustrant d'être bloqué et de perdre son temps. Il songeait sérieusement à vendre la voiture d'Hubert pour reprendre une moto. Il avait hésité avant de venir sur Paris, sachant que beaucoup d'Immortels y vivaient. Mais paradoxalement, c'est aussi ce qui le poussait à y venir. Il pensait être assez à l'abri au milieu de la foule, Paris ne disposant pas vraiment d'endroits assez calmes pour les duels, et il lui fallait absolument rencontrer quelqu'un de sa race pour continuer à le former et pour le conseiller.
L'argent d'Hubert qui lui restait s'épuisait rapidement, et comme il ne disposait d'aucun papier d'identité ni plus rien d'officiel, sans non plus savoir comment s'en procurer, il n'avait aucune idée de la façon dont il pourrait trouver un emploi. Il avait bien à une ou deux reprises au cours du mois travaillé à décharger un camion ou à aider des manœuvres, payé de la main à la main, mais cela ne lui suffirait pas longtemps.

Un buzz passa rapidement à côté de lui, lorsqu'un motard le frôla si prêt que son blouson frotta son rétroviseur. Encore un… Où donc cachait-il son épée dans sa combinaison de vitesse ou sur sa machine ? Il vit le pilote tourner légèrement la tête. Il avait du le sentir, mais ne s'arrêta pas pour autant.

Il ne savait pas non plus comment procéder pour les rencontrer. Et même s'il en trouvait, se sentait-il prêt à renouveler le pari ô combien risqué qu'il avait pris en suivant Monsieur de Pontargis ? Il ne les connaissait pas, comment différencier les bons des tueurs ? Il avait beaucoup réfléchi, ces derniers temps, sur ce qu'il était devenu, sur sa condition. L'une de ses principales constatations étant que, dans l'absolu, l'immortalité ne changeait pas tant la vie. Après tout, au quotidien, on ne meurt pas tous les jours, et on ne vit pas avec constamment à l'esprit son passé ou son avenir. Il ne vieillira pas, ne sera plus malade, jamais handicapé. Certes. Ses jours seront donc tous comme ceux qui précédèrent son accident. Dans la force de la jeunesse, en bonne santé. Et la variété dans tout cela ? Prendrait-il encore plaisir dans les activités physiques dangereuses qui lui plaisaient tant auparavant, sachant qu'il ne risquait plus rien ? Il pouvait même se permettre de tomber d'un avion sans parachute et se relever après une chute de 10 000 mètres… En fait, ce qu'il craignait par-dessus tout, c'était l'ennui, terrible, dont lui avait brièvement parlé Hubert et qu'il imaginait sans mal. Une fois qu'il aura voyagé partout, tout lu, tout appris, lui restera-t-il le goût de vivre… Il chassa ces pensées bien sombres. Après tout, il n'avait même pas encore vécu le temps d'une vie d'homme ordinaire, et il lui restait tant à faire !


D'après le peu qu'il avait vu ou lu lors de sa vie mortelle, il pensait trouver les personnes qu'il recherchait vers le centre de Paris, du côté des quais. Trouvant à grand peine une place pour la voiture, il endossa son sac et partit à pied, se fiant à la chance. Il prenait son temps et flânait devant les vitrines lorsque qu'il perçut de nouveau la présence d'un Immortel, quelque part derrière lui. Il se retourna vivement et fouilla la foule du regard, mais son sens n'était pas encore assez développé pour lui permettre d'identifier clairement son semblable parmi la multitude bigarrée de touristes et de passants du Quartier Latin. Plaqué contre le mur, la main crispée sur la poignée de sac, il paniquait presque à force de sentir l'autre sans le voir. C'était comme être la nuit dans une pièce sombre, sachant que quelqu'un est présent mais sans savoir où. Ce barbu, là-bas ? Cette femme en manteau long ? Ce jeune homme, peut-être ?
Une voix dans son oreille le fit violemment sursauter.
- Pas la peine de baliser comme ça mon joli, tu ne risques rien avec ce monde...

Une femme d'âge mur, assez petite, les cheveux et les yeux noirs, le teint mat, se tenait derrière lui. Elle portait un tube à poster dont Aaron savait pertinemment que c'était un fourreau déguisé.
- Qui êtes-vous ?
- Iraxana Chlet'ochtilàn, princesse aztèque sacrifiée à son dieu en 1322 de votre ère. Je ne te veux aucun mal, gamin, à moins que tu recherches la bagarre. Si tu es là pour ça, tu trouveras à qui parler. Sinon, passe ton chemin en paix.

Aaron réfléchit rapidement… Pouvait-il lui faire confiance ? Il chercha à déterminer d'après son aura si elle était sincère, mais ne put se convaincre de quoi que ce soit. Une fois de plus, il décida de jouer son va-tout. Il n'avait guère le choix de toute façon.
- Aaron Leblanc. Je suis… nouveau. Je cherche quelqu'un pour m'aider.
- Je ne peux rien pour toi. Je suis du genre solitaire et je n'ai pas l'intention de m'encombrer d'un débutant.
- Dites-moi au moins à qui je peux m'adresser, où dois-je aller ?
- Je ne connais pas grand-monde ici. Reste dans le quartier, je vais signaler ta présence à quelqu'un qui te sera plus utile que moi.

Le jeune Immortel allait lui répondre, mais elle était déjà partie, fondue dans la foule. Comme à chaque fois qu'il perdait le contact d'un buzz, il se sentait soudain très seul malgré le peuple qui l'entourait. Il ne lui semblait pas être sur le même plan. De fait même si son expérience était limitée il avait déjà commencé à acquérir cette mentalité hors du temps qui caractérise son espèce. Ils lui semblaient pour la première fois si agités, si pressés, tous ces humains qu'il avait toujours pris pour ses semblables.

A nouveau, il ressentit un buzz. Décidément, Paris était vraiment un point de rencontre ! Un homme sembla se matérialiser en face de lui. Un maure, dont le visage lui rappelait quelque chose. L'assassin de son maître ! Il prit la parole, dans un français rocailleux.
- Tiens, te revoilà toi. Je t'ai promis quelque chose. Tu l'auras. Viens avec moi, je connais un lieu calme où nous serons tranquilles.
- Je n'ai aucunement l'intention de me battre avec vous, monsieur.
- Je t'ai demandé ton avis ? Je te sais jeune mais tu étais lié à ce traître de Pontargis et tu vas mourir. De plus, il ne peut en rester qu'un.

D'un mouvement souple, le guerrier passa derrière Aaron et lui appuya une dague entre les côtes. Nouveau dilemme. Le jeune homme savait que l'autre ne le décapitera pas en public, mais que se passerai-t-il s'il le tuait simplement et le laissait là ? Il pourrait être reconnu avec les complications que cela impliquait ou même si ce n'était pas le cas cela ne laissait présager rien de très agréable. La pression de la lame se faisait insistante, au point qu'un filet de sang tachait déjà sa chemise. Il suivit donc l'Immortel, espérant pouvoir s'enfuir avant le duel. Sans opposer trop de résistance, il monta en voiture et se tut pendant le trajet. Quelque temps plus tard, ils arrivèrent dans un entrepôt désaffecté. Toujours en silence, les deux Immortels descendirent. Ils s'éloignèrent de quelques pas et tandis que son adversaire dégainait son cimeterre, Aaron ouvrit son sac pour prendre une de ses lames. Pendant ce temps, il fouillait les lieux du regard, à la recherche d'une issue.
Il semblait qu'il avait trop fait confiance à sa chance et qu'il s'était fourvoyé. Aucune issue en vue… Il avait accepté ce duel beaucoup trop vite. Finalement la mort allait le rattraper fort peu de temps après l'avoir manqué.

Aaron hésita un instant entre ses deux épées mais choisit vite celle à deux mains. Son poids le fit douter un instant. Il avait eu un aperçu de la dextérité avec laquelle son adversaire maniait le sabre arabe… Tant qu'à faire, autant avoir l'avantage de la force de frappe. Quand il se tourna vers le Maure, il surprit son regard étonné devant l'arme du jeune homme, plutôt originale pour quelqu'un de son époque.
- Arhim Ibn Bachir el Bacri, de la garde personnelle de Saladin, tué par les Croisés au XIIeme siècle.

Aaron se présenta à son tour et se mit en garde. Son sang battait dans ses veines plus fort que jamais. C'était son premier duel réel, et il savait que ses chances étaient minimes. Il chercha donc à prendre l'avantage en chargeant le premier et balança son épée en une grande courbe verticale. Une telle arme étant plutôt lente à manier, son adversaire eu le temps de lever son cimeterre pour la parer, mais la violence du contact le surprit. Vacillant sous le choc, il faillit en lâcher sa lame et recula de quelques pas. Le regard qu'il posait sur l'élève de son ancien ennemi avait changé. Ce coup n'était pas très fin, mais sa puissance impressionnante. Cette lame de plus d'un mètre trente était conçue pour briser les plus lourdes armures et les cotes de mailles, alors que son cimeterre avait été forgé en une époque et en un lieu ou de tels monstres n'étaient pas utilisés. Si un de ces coups le touchait, il serait en difficulté. Mais le jeune Immortel était visiblement inexpérimenté, et il était autant handicapé qu'avantagé par son arme disproportionnée.

Changeant de tactique et de garde, Arhim se mit à tourner autour de son adversaire. Aaron crispé, attendait le prochain coup. Il avait bien constaté que son attaque était son point fort puisque, même parée, elle déséquilibrait l'autre à la façon d'une masse, mais il se savait incapable de se défendre correctement. Le Maure tenta une ou deux passes, se fendant puis reculant prudemment hors de portée. Pour lui ce n'était qu'une question de temps avant qu'il trouve la faille.
Aaron savait qu'il ne devait pas lui laisser ce temps. Il lança ses bras de côté, et avança en faisant tournoyer son arme, compensant la force centrifuge en se penchant en arrière comme s'il faisait tourner un enfant en l'air. Il fit mine d'attaquer comme cela, de côté, puis au dernier moment il changea de sens de rotation et d'orientation pour frapper par le haut. Le coup était audacieux, mais son ennemi était trop expérimenté pour se faire duper si facilement. Il esquiva souplement, blessant au passage le bras de son assaillant.

La douleur surprit Aaron, qui faillit lâcher son arme. Elle n'était décidément pas adaptée pour des techniques subtiles. Elle voulait une manière plus brutale, il allait lui en donner. Il n'avait plus rien à perdre, autant essayer ! Il bondit sur son adversaire et au lieu de frapper de sa lame, lança sa poignée en avant. Arhim, les yeux fixés sur la lame elle-même, se laissa surprendre cette fois-ci et comme sa parade n'était pas adaptée il reçut la poignée d'acier dans la mâchoire, qui se brisa net. Il ne s'attendait pas à une technique de corps à corps avec cette arme de tournoi. D'une rapide rotation des poignets, Aaron raffermit sa garde en bonne position et envoya son genou de toutes ses forces dans les côtes de l'Immortel. Suffoqué, celui-ci tomba à terre. Guidé uniquement par son instinct d'Immortel et de conservation, le jeune combattant abattit le tranchant centenaire sur le coup de l'homme.


Sur le moment, le silence revint dans l'entrepôt, uniquement troublé par la respiration sifflante du vainqueur épuisé. Puis un léger vent se leva, emportant quelques papiers et la poussière environnante. Une ampoule explosa, bientôt suivie d'une autre et de toute la rangée. Puis ce fut le déchaînement d'un maelström dont Aaron était le centre, tout à la fois catalyseur et récepteur. Levant son épée, il hurla sa douleur, sa peur et sa vie conservée tandis que des éclairs éblouissants le traversaient de part en part. Aussi brutalement que c'était arrivé, tout s'arrêta, et il tomba, inanimé. Un premier quickening était rarement aussi puissant.









Un poste-frontière entre la Pologne et l'Allemagne, tard dans la nuit


Gerarth finissait son tour de garde avec peine. Il devait réellement lutter contre le sommeil, avec toute la vodka que ses camarades et lui avaient absorbée peu avant pour l'anniversaire de l'un d'entre eux. A cette heure-ci, de toute façon, il n'y avait jamais personne. Sauf que...
- Sehr geehrter Herr ein Mann kommt, er ist und zu Fuß einzig.

Un individu seul, à pied, voilà qui était des plus étranges... Secouant la tête, il se leva, vissa son képi sur son crâne et vérifia que son pistolet était bien à sa place, puis il rejoignit son subalterne au dehors.
- Halten sich Sie an, ich komme an.

Celui qui venait ne semblait pas grand mais était d'une carrure très large. De longs cheveux noirs si sales que cela se voyait même dans la faible lueur venant du poste douanier rejoignaient une barbe toute aussi hirsute. Il portait un manteau de fourrure ou peut-être même directement une peau d'ours qui cachait le reste de ses vêtements. Et à la main, il tenait un gros marteau. Si c'était un ouvrier de l'Est pensant passer en Allemagne simplement en le demandant gentiment à la frontière, il allait trouver à qui parler.
- Haltestelle! Sie haben Ihre Papiere?

L'étranger s'arrêta. Il leva les yeux vers l'officier qui frissonna de toute la malice et de la duplicité qu'il pouvait y lire.
- Nicht, aber gehe ich über, répondit-il dans un allemand terriblement archaïque.

Il n'était pas question de le laisser passer et Gerarth le lui dit bien en face, en portant la main à son revolver. Un rictus déforma les lèvres fines du barbare, qui en retour changea sa prise sur le marteau et continua sa progression. L'officier était de plus en plus nerveux. Mais qui était donc cet homme !
Se campant bien sur ses pieds, il dégaina et pointa le canon droit sur la poitrine de l'intrus qui avançait toujours. Il lui intima d'arrêter, deux fois, trois fois alors que l'autre n'était plus qu'à quelques pas. Puis il tira, dans la cuisse. Hurlant de douleur et de rage, celui qui n'était finalement pas un simple ouvrier naïf chargea le militaire, à peine ralenti par la balle. Un autre coup de feu claqua et puis un autre encore, et l'homme s'écroula aux pieds du soldat. Mort, comme purent le constater le lieutenant et son second venu en renfort.

Le gradé envoya son aide prévenir les responsables, tandis qu'il s'agenouillait à côté du corps pour tenter d'en savoir plus sur cet homme. L'odeur était atroce, mais il persévéra, et écarta les pans de la cape de fourrure. Outre les vêtements de lin grossier qui semblaient venir d'un autre âge, ce qui surprit le plus le garde était la petite hache ouvragée passée dans sa ceinture de cuir et surtout le fait que les blessures des coups de feu semblaient avoir été faites des semaines avant et avoir cicatrisé depuis. En fait, en y regardant mieux, il n'y avait pas ou plus de blessures. Seules des taches de sang témoignaient encore des impacts. Saisi d'un mauvais pressentiment, il regarda le visage du mort. Les yeux étaient ouverts à nouveau, et le regardaient d'un air mauvais.

Gerarth n'eut pas le temps de se relever, encore moins celui de tirer une fois de plus. Il n'eut même pas le loisir de crier lorsque la lourde masse lui brisa le crâne. Ugluk'Hai se releva, et continua sa route vers l'Ouest sans un regard au corps du mortel imprudent qui s'était dressé sur sa route. Toutefois l'épisode lui servit de leçon. Il n'était pas venu dans cette partie du globe depuis près d'un millier d'années, et il savait bien que le monde qu'il allait trouver n'aurait plus rien en commun avec celui qu'il avait connu. La technologie à l'abri de laquelle il était resté semblait omniprésente à présent, bien plus que dans les pays dont il avait fait son terrain de chasse, grandes étendues herbeuses, monts arides et toundra glacées, où elle se limitait aux tracteurs et aux fusils.

C'est donc en se dissimulant dans les forets et les montagnes qu'il progressa. Il ne savait pas vraiment où aller et n'avait pas de préférence puisqu'il ne parlait aucune des langues de ces régions. Apprendre n'avait jamais été son fort. Il avait la chance de s'adonner à sa passion du meurtre facile depuis longtemps, mais n'avait jamais cherché à tirer parti différemment de sa longévité.
Il se rappelait une ville toutefois, une des rares où il ait séjourné. Pourquoi ne pas aller voir ce qu'elle était devenue ? On l'appelait alors Paris, capitale du royaume des Francs.








Un entrepôt désaffecté, au nord de Paris


Aaron ouvrit un œil, puis l'autre. Il était pris de nausée et se sentait vraiment mal. Vacillant, il se remit debout, et regarda autour de lui. A quelques pas, un corps décapité, témoin macabre du duel qui venait d'avoir lieu. Dans sa main un cimeterre ancien, parfaitement conservé. Le reste semblait tout aussi calme et désert qu'à leur arrivée, si l'on omettait le verre brisé et les ampoules hors d'usage. Sa propre épée était à ses pieds. Il était si faible qu'il eut du mal à la soulever pour la cacher dans son sac. Il y joignit le cimeterre du vaincu, non pour s'en servir mais pour éviter que la police le découvre. Quant au corps… A défaut de mieux, il le traîna dans un coin, posa la tête à côté. Au moins, quelqu'un passant ici sans fouiller ne le verrait pas. Si les duels étaient si fréquents, où donc les Immortels cachaient-ils leurs victimes ? C'était l'une des nombreuses énigmes qui lui restait à découvrir.

Il vérifia son épaule que le sabre avait entaillée, mais bien sûr plus rien ne transparaissait de la blessure. Sur le coup, la douleur avait bien failli être handicapante. C'est qu'il n'avait pas été habitué à se faire taillader régulièrement sur un champ de bataille, lui ! Des images lui traversèrent l'esprit, des souvenirs qui n'étaient pas les siens. Un cheval, dans le désert. De nombreux combats. Des femmes dans un harem. Et en filigrane une sensation indéfinissable, celle de l'expérience. Aaron savait, quelque part, que sa connaissance était plus grande. Les mots venant de langages dont il ignorait le nom, la façon de mieux aiguiser une lame, une parade efficace contre un certain type d'attaque qu'il n'avait jamais vue.
Associé à une expérience supérieure ou équivalente, l'assimilation d'un quickening se noyait dans le passé du receveur, mais comme dans le cas du jeune homme il y avait un grand écart d'âge, ce qu'il venait de recevoir lui avait proportionnellement plus apporté.

Un tremblement le parcourut, contrecoup du combat. Son premier combat… Il remerciait la chance de l'avoir aidé. A moins que ce n'ait vraiment été ses capacités ? Absurde, il utilisait une épée depuis quelques semaines, et son adversaire depuis des siècles. Pourtant les faits étaient là. Il était en vie, il avait décapité un Immortel. Certes, pourtant ce n'était que partie remise jusqu'à la prochaine rencontre. Chacune remettait en question les victoires précédentes, mais c'était la règle, c'était le Jeu. Et maintenant il jouait lui aussi à ce jeu millénaire, que cela lui plaise ou non. Il ne pouvait en rester qu'un.


En soupirant, il allait retourner en ville chercher un nouveau mentor, lorsqu'un son discret attira son attention sur le coin opposé de l'entrepôt. Empoignant sa seconde épée, bien plus légère et maniable, il se dirigea vers la source du bruit, en espérant que cela ne signifiait pas déjà un autre duel. Il aurait été incapable de parer le moindre fleuret de toute façon.
Le silence et la tension étaient palpables. Il percevait même une respiration à présent, rapide, qui se cachait. C'était… là, derrière cette caisse. Il la renversa d'un coup d'épaule et pointa son épée vers la gorge de l'espionne.

Elle poussa un cri, tomba à genoux les mains en supplique.
- Pitié, ne me tuez pas !

Aaron se calma. Il ne ressentait aucun buzz. Et puis cette demoiselle ne semblait vraiment pas dangereuse. Il passa sa lame à sa ceinture, et l'aida à se relever. Son visage lui était vaguement familier, mais il n'aurait su dire où il l'avait rencontré.
- Ca fait longtemps que vous êtes là ?
- Assez longtemps pour avoir vu ces choses...
- Je dois peut-être vous tuer pour avoir vu cela, vous savez ?
- Non, je vous assure !
- Tiens donc ?

Une intuition lui fit saisir le poignet de la jeune fille. Un tatouage bleu ornait la peau fine, un peu brouillé par les veines qui passaient juste en dessous.
- Ca aussi c'était vrai alors. Vous êtes sa guetteuse ?
- Ah vous êtes au courant pour nous… Et bien on peut dire que je n'ai pas été très fine pour ma première mission. Me faire repérer si vite ! Ils vont m'en vouloir.
- Si ça peut vous rassurer, c'était aussi mon premier duel.
- Je sais. Autant tout vous dire, ça simplifiera nos relations. C'est vous, ma mission.

Aaron resta coi. Il n'avait jamais songé qu'il pouvait avoir lui aussi un de ces mortels chroniqueurs à ses trousses. En tout cas pas déjà.
- Ca y est, je me souviens, c'était vous au château de Pontargis, quand je suis parti.
- Oui, en effet. J'ai failli vous perdre à ce moment là. Je vous ai retrouvé grâce aux fichiers de la police auxquels nous avons accès. Votre voiture, celle de votre ancien maître, a été plusieurs fois flashée au radar ces temps-ci… si vous voyez ce que je veux dire.
- Oui… en tout cas si ça ne vous dérange pas, j'aimerai que nous discutions ailleurs. Ce lieu est lugubre, et je n'ai pas l'habitude de côtoyer des cadavres, surtout les miens. Vous allez conduire, je ne suis pas en état.
- D'accord, j'ai une foule de questions à vous poser. Où va-t-on ?
- Je vous dirai. En attendant, moi c'est Aaron, mais je ne dois rien vous apprendre. Vous c'est...
- Tania, enchantée.
- Le plaisir est pour moi...


Aaron rangea son sac dans le coffre de la voiture d'Arhim, récupéra les clés dans la bourse du mort et les lança à la jeune fille. Rendu prudent par sa lutte, il garda sa rapière avec lui. Il savait maintenant que ses chances de survie n'étaient pas si minimes, cela eut été dommage de les gâcher en se faisant surprendre complètement désarmé.

En roulant vers la ville, il raconta à Tania les débuts de son immortalité, comment Hubert avait senti par hasard sa présence en passant près du champ, sa formation difficile et si vite écourtée. Au risque d'ingérer dans ses affaires, ce qui lui était interdit, elle lui donna le nom et l'adresse d'un Immortel parisien qu'elle savait pacifique et disposé de temps à autre à prendre un élève. Ils se séparèrent en arrivant en ville. Elle rejoignit son quartier général en métro tandis qu'il vendait la voiture du Maure dans un garage assez louche, pour avoir au moins un peu d'argent devant lui. Ensuite, et bien qu'il restât du chemin à faire, il continua à pied. Il avait tout le temps...








A la tombée du jour sur l'île de la cité, Paris


Cela faisait bientôt trois heures qu'Aaron patientait dans la cage d'escalier. Il commençait à se demander si celui qu'on lui avait recommandé habitait bien ici en ce moment, quand il entendit l'ascenseur se mettre en route et monter vers lui. Au même moment, il perçut la présence assez forte d'un Immortel. Au cas où, il tenait son sac ouvert à portée de main, prêt à dégainer.
Lorsque l'ascenseur s'arrêta au palier, son occupant était déjà en garde. Il en sortit, ne quittant pas le jeune homme des yeux. Celui-ci prit les devants.
- Jean-Jacques Claudius ? Je m'appelle Aaron. Je ne cherche pas le combat, bien au contraire.
- Je suis Claudius Gaius, et tu es en effet bien jeune. Pourtant je perçois plus en toi… Tu t'es battu, récemment, je le sens bien, je suis doué pour ça. Tu as gagné. Mmh, potentiellement dangereux, donc. Que cherches-tu, si tu ne veux pas ma tête ?
- Je suis nouveau, seul, et je ne connais pas encore toutes les règles. J'avais trouvé un maître mais il est mort. Il m'en faut un autre.
- Et tu penses que je vais t'aider ?
- Je l'espère. La personne qui m'a conseillé de m'adresser à vous m'a dit qu'il vous arrivait de former des débutants.
- Cela m'arrive, mais c'est moi qui les choisis, et non le contraire. Bon, tu m'as l'air sincère. Parlons toujours, nous déciderons plus tard. Entre, pose ton manteau.

Claudius rengaina son glaive et ouvrit la porte de son appartement.

Stupéfait, Aaron pénétra dans un lieu qui tenait à la fois du musée, de la villa patricienne et d'un palais oriental. La résidence était idéalement située, à la pointe de l'île, offrant une vue dégagée sur la Seine et les quais. Aaron se permit un petit sifflement admiratif.
- Dites-donc… Cet appartement n'a pas du être facile à avoir...
- Oh ! Je me suis arrangé. Le terrain est à moi depuis la conquête de la Gaule, je l'ai reçu du consul en remerciement de mes services. Et depuis, je l'ai conservé. Cela n'a pas toujours été facile, mais je me suis débrouillé. Alors, petit, quelle est ton histoire ?

Le Romain tendit un verre à Aaron en lui priant de s'allonger sur un sofa. Une fois de plus, celui-ci raconta sa courte expérience.
- En fait, ce que j'ai le plus retenu pour le moment, c'est que je n'ai jamais été aussi menacé ou blessé que depuis que je suis Immortel. Avant, jamais je n'ai jamais craint pour ma vie, ou alors des fois, en pilotant ma bécane, en prenant l'avion, mais pas de la même façon. Maintenant, j'y pense sans arrêt et je me trimballe avec une antiquité coupante dans mon sac !
- Merci pour l' « Antiquité ».
- Oups, pardon.
- De plus, historiquement, c'est sans doute faux. Mais passons. Tu me plaît bien, gamin. Cette décennie-ci, je ne suis pas très occupé, je veux bien te prendre avec moi, quelque temps tout du moins. Commençons dès maintenant. Suis-moi.

Il précéda Aaron dans sa salle d'entraînement. Même cet endroit « utilitaire » était aménagé avec luxe et goût. Claudius remarqua l'expression de son nouvel élève.
- Tu constateras, si ce n'est déjà fait, que nous sommes souvent à l'aise financièrement. C'est que nous avons le temps de faire des affaires et de les faire fructifier. Si tu es prévoyant, tu t'en occupes une vie ou deux et tu es tranquille pour quelques siècles. Et puis, c'est important d'avoir une maison agréable, vu le temps que nous y demeurons parfois… Alors, fais voir l'épée avec laquelle tu as tué ce Maure.

Aaron sortit sa « deux-mains » de chevalier et la lui présenta par la lame.
- Par Jupiter, quel monstre ! Mon glaive à l'air d'un canif en comparaison. La dernière fois que j'en ai vu une aussi grande, et encore je ne l'ai pas affrontée, c'était celle du Kurgan lui-même. Et tu arrives déjà à manier ça ?
- Demandez à Arhim Ibn Bachir. En fait, je pense surtout que j'ai eu de la chance contre lui, mais je ne pourrai pas en avoir à chaque fois.
- C'est sûr… Mais pourquoi avoir choisi cette arme si difficile ?
- Je n'en sais rien. En partant de Pontargis, j'ai hésité entre plusieurs, et celle là m'a… appelé en quelque sorte. Il semble qu'elle n'a pas eu tort.
- C'est un signe des dieux alors. Si ton instinct te dit de la garder, fais-le. Nous avons tous une lame de prédilection. En général, c'est celle que nous utilisions avant notre première mort, mais cela peut évoluer. Et dans ton cas, comme à cette époque les épées n'ont plus vraiment cours, tu as dû choisir. Je te souhaite de ne pas le regretter. En tout cas, moi je ne pourrais pas t'apprendre à te servir de cela. Les techniques sont trop différentes. Je peux te montrer bien des choses et bien des techniques, mais sur des épées plus traditionnelles. Si tu tiens vraiment à apprendre celle-ci, je t'enverrai par la suite chez un ami qui a fait partie des chevaliers de la Table Ronde. Je pense que Lancelot en a utilisé, je lui passerai un coup de fil.



Ce soir-là, Aaron dînait avec Claudius et deux guetteurs. Pour la première fois depuis bien longtemps, il avait l'impression d'être avec des amis, pouvait rire et plaisanter, et cela lui faisait vraiment du bien. Ils discouraient notamment sur la grande concentration d'Immortels à Paris en ce moment. Ces périodes d'afflux ne duraient jamais très longtemps, les duels et les exils plus ou moins volontaires se chargeant de réguler la densité locale des gens de cette race.
En cours de soirée ils furent rejoint par Iraxana Chlet'ochtilàn, la femme que le jeune homme avait croisée quelques heures plus tôt. Elle fut un peu surprise de le voir en compagnie de Claudius, mais ne posa pas de question. La conversation porta bientôt sur l'évocation des souvenirs les plus anciens. L'Aztèque prit la parole.








Samanoa, Brésil, 1916


Je n'ai jamais beaucoup aimé les guerres. Et celle-ci, c'en était une vraie. Pour être sûre de ma tranquillité, j'ai profité de ces années pour faire une sorte de pèlerinage sur les territoires de mon peuple d'origine, et j'ai poussé plus au sud pour retourner voir la jungle amazonienne. Dans ces lieux hors du temps, je pouvais me croire encore au bras de mon époux, avant sa défaite et sa mort devant le terrible peuple « Chien » et mon sacrifice pour demander aux dieux de nous être favorables lors des batailles à venir. En quelques siècles, j'avais un peu oublié la vie au naturel, et je me suis un jour perdue complètement. J'étais en pirogue sur un affluent du fleuve au fin fond de la forêt vierge. J'aurais encore pu m'y retrouver, mais ma pirogue s'est renversée et je me suis noyée parmi les piranhas dans les rapides.
A mon réveil, entre les racines d'un grand arbre, je n'avais vraiment plus aucune idée de l'endroit où j'étais. Je marchais au hasard lorsque je suis tombée sur un village indigène particulièrement isolé. Ils ont bien vu à ce qui restait de mes vêtements et à ma langue que je n'étais d'aucune tribu locale, mais il y avait parmi eux une vieille femme adoptée qui savait un peu de Quetchua. Je l'avais appris à mes débuts d'Immortelle, lorsque j'ai fui mon peuple vers le sud. Grâce à elle, je pouvais communiquer. Elle m'expliqua que tous les hommes étaient partis pour leurs rituels, qu'ils allaient revenir. Elle me donna à manger, et un abri pour les attendre.

Ils sont arrivés deux jours plus tard, portant leur chef sur un genre de palanquin. Je l'ai sentit tout de suite, il était Immortel, mais lui n'a pas semblé me reconnaître comme telle. Il se plaignait de maux de tête sans savoir que c'était un buzz. Apparemment, j'étais la première de notre race à le rencontrer.
En parlant avec eux, j'ai traduit une partie de leur calendrier lunaire pour en déduire d'après leur légende, bien réelle, qu'il régnait sur son peuple depuis plus de trente générations, environ six siècles. Il est descendu après sa mort du bûcher où on allait le brûler avec ses compagnons d'armes tombés, et depuis était vénéré comme chef et comme dieu mineur.

Son immortalité lui a fait développer des rites très originaux dans leur religion. Il était régulièrement sacrifié, son cœur offert en partage aux membres de sa tribu, et son corps placé dans une caverne « sacrée » d'où il revenait miraculeusement quelques jours plus tard.

Son effet de buzz ne passait pas, et comme ma présence en tant qu'étrangère le dérangeait, il a cherché un moyen pour se débarrasser de moi. Il avait un truc dans ce cas-là, pour les gêneurs ou ceux qui osaient remettre en doute sa domination. Et pour bien rappeler à tous que c'était lui le Klaa'tani. Il faisait sacrifier d'autres que lui, selon le même rituel. Comme seul lui y survivait, sa domination était prouvée.
Donc un jour il me fit attacher, m'accusant d'amener les démons sur le village et dans sa tête. Selon le rite, assez proche de celui de ma première mort en fait, il m'arracha le cœur et me déposa dans sa caverne, avec mes affaires et mon épée d'obsidienne que j'avais gardée malgré mon naufrage.

Imaginez sa tête et celle de son peuple quand je suis sortie de la caverne à mon tour ! Comme cela coïncidait avec le retour de sa migraine, il a vraiment pris peur, et poussé par son instinct malgré son ignorance de nos règles, il m'a provoquée en duel.
Comme je suis là pour vous en parler, vous voyez bien qui a gagné. Il n'avait jamais combattu les notres. Son quickening fut très spécial, empli de mysticisme animiste. Après cette scène, tous les Indiens se sont enfuis, terrifiés. Je suis partie à mon tour. J'y suis retournée assez récemment, mais là où ils habitaient la forêt a disparu, je pense qu'ils sont éteints.








Appartement de Claudius à Paris, fin 1985


- Je me suis souvent demandé comment un Immortel isolé pouvait savoir les règles et tout ça, demanda Aaron à son maître.
- Ils ne peuvent pas toujours et c'est pour cela qu'ils sont si vulnérables. Certains chasseurs se sont spécialisés dans la traque des débutants. C'est en grande partie à cause d'eux que l'espérance de vie ne dépasse pas 50 ans après la première mort, en moyenne. Je ne dis pas ça pour te faire peur, mais il n'y a qu'une minorité d'Immortels qui franchissent le cap de deux siècles, au-delà desquels ils sont assez expérimentés et craints pour être plus tranquilles. Et cela est de plus en plus vrai, à mesure que ceux de ton époque entrent dans le Jeu sans avoir aucune connaissance du maniement des armes et de la survie en général. Vous mourrez actuellement beaucoup plus savants que la plupart de ceux des siècles passés, mais vous ne savez plus vous battre. Or un guerrier Immortel qui sait se battre a le temps d'apprendre les sciences. Un savant Immortel qui sait les sciences ne vit pas assez pour apprendre à se battre. C'est une question de priorité. C'est dans cet ordre d'esprit qu'il y a si peu de femmes parmi nous, c'est qu'outre la simple force physique, la majorité des cultures les a tenues à l'écart des arts de la guerre. D'autre part, il y a aussi moins de potentiel exploité de nos jours, puisque malgré tout, les guerres et les occasions de mourir se font plus rares. C'est difficile à quantifier, mais on pense que de plus en plus d'Immortels latents vivent une vie tout à fait ordinaire et vieillissent sans incident jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour eux. Après c'est un débat éthique, savoir ce que doit faire un Immortel qui croise un humain ayant le potentiel. Doit-il le tuer pour le révéler alors qu'il est dans la force de l'âge ou lui laisser vivre sa vie jusqu'à ce qu'il soit vieux, au risque qu'il échappe à la mort violente qui est la condition indispensable pour déclencher l'immortalité ?

- Ca me rappelle une question que je voulais te poser. A titre personnel, ce qui m'a sauvé lorsque j'ai rencontré Hubert, qui s'était fait pour l'occasion tueur de débutant, c'est d'avoir vu le film et quelques épisodes de la série. Sans cela, jamais je n'aurais eu l'idée de viser le cou. Apparemment, beaucoup de choses dedans sont vraies… comment cela se fait-il ?
- C'est amusant, non ? Et c'est même plus vrai encore que tu le crois. Les cousins McLeod, les Highlanders, existent bel et bien, vivant en ce moment sous les noms de Christophe Lambert et Adrian Paul. Je m'explique avec d'autant plus de difficulté qu'ils jouent aussi mal leurs propres rôles, d'ailleurs. C'est une idée à eux. Dans l'ensemble, tout ce qui se raconte dans le premier film et la série est vrai. C'est une sorte de gazette… Les autres films sont pure fiction par contre, mais « business is business », n'est-ce pas ? Grâce à la série, nous suivons les principaux combats, et presque tous les dialogues sont ponctués de phrases clés, de messages cachés à l'attention de l'un ou l'autre de notre communauté. Je trouve ce médium assez ironique, pas toi ?
- Si, en effet… Et puis les pré-Immortels qui la suivent ont un peu plus de chance de survie comme ça. C'est bien vu. Si le public savait !
- Il n'y a pas si longtemps encore, jamais nous n'aurions pu nous permettre cela, tant les gens étaient prêts à croire l'incroyable. Maintenant, ils sont tellement blasés que nous ne risquons plus rien ! Allez, viens, c'est l'heure de l'entraînement.








Au même moment près de la forêt de Fontainebleau, à l'est de Paris


Ugluk'Hai regrettait de plus en plus d'avoir quitté ses steppes millénaires. Il se doutait bien que l'Occident avait changé, mais pas à ce point-là ! Caché dans des buissons, il observait avec méfiance la large route où circulaient plus d'automobiles qu'il n'en avait vu depuis leur invention. A travers la Germanie et les Flandres, il avait réussi à rester suffisamment isolé pour les éviter, mais à présent que Paris était proche, il lui fallait bien se confronter au monde moderne.

Se laissant guider par son instinct, il trouva la Seine et ses bateaux. Paris était un port autrefois, peut-être était-ce toujours le cas. Il avait souvent été tenté de faire demi-tour et de rentrer chez lui mais maintenant qu'il s'était rendu si loin, il ne pouvait que continuer. Et la capitale française abritait tellement d'Immortels que même à cette distance elle émettait une sorte de magnétisme, peut-être un effet de tous les buzz accumulés, presque imperceptible mais suffisant pour allécher un chasseur comme lui.
Le barbare trouva un pont et de là sauta directement dans la soute d'une péniche de sable qui passait. Caché, il attendit, écoutant la rumeur du dehors augmenter ; il sentait l'air se densifier et devenir plus piquant à mesure que la métropole approchait.

Au soir, il était en ville. Plus rien ne subsistait de la petite cité fortifiée qu'il avait connue, bien sûr. Impressionné malgré tout, il sauta de son bateau à la faveur de la nuit et se cacha sous un pont.
Toute une faune de sans-abri et de drogués vivait là, qu' il ne dépareillait guère. Heureusement pour eux, pas un n'osa lui chercher querelle.

Il se recroquevilla dans un coin, son marteau de guerre entre les genoux, et se concentra. Les siècles lui avaient apprit à chasser en se fiant beaucoup à son sens, et il pouvait avec une assez grande précision donner un âge aux buzz qui passaient. Il savait aussi si c'était une femme ou quelqu'un mort jeune. C'était ses cibles favorites.
Il était arrivé que de jeunes gens se fassent cueillir juste au sortir de l'enfance. Pour peu qu'ils aient trouvé un protecteur, ils avaient parfois survécu longtemps. Et la plupart des Immortels hésitaient tout de même à les tuer. Les faibles ! Ce serait leur perte à tous que de respecter ces notions inutiles d'honneur et de loyauté. Il était beaucoup plus libre sans. Ainsi quand il avait pris, quelques années auparavant, la tête d'un jeune éphèbe athénien, le gamin n'était même pas capable de lever un glaive ! Après ce coup peu glorieux, Ugluk'Hai avait dû fuir longtemps la colère du protecteur de l'enfant, mais il avait réussi à le semer dans les montagnes.


Un puissant buzz approcha et décrut rapidement, un Immortel avait dû passer en voiture sur le pont. De toute façon, il était potentiellement trop dangereux au goût du barbare. Mais il n'était pas pressé, il pouvait attendre une année entière s'il le fallait l'instant propice où cueillir une tête peu défendue pour se repaître de son énergie.








Sur les Champs-Élysées, mi-décembre 1995


Main dans la main, Aaron et Tania sortaient du cinéma. Ils avaient beau dissimuler leur relation aux autres guetteurs, ils ne cachaient pas pour autant en public. Comme il le disait parfois à son amie, Aaron ne se sentait pas encore « Immortel », au sens où sa mort était si récente qu'il paraissait son âge véritable et vivait toujours à son époque, comme si rien ne s'était passé. A ceci près qu'il ne quittait jamais un long étui biscornu pouvant passer pour celui d'un instrument de musique. Dedans, sa grande lame médiévale, prête à prendre la tête d'un imprudent. Il était pratiquement impossible de dissimuler une telle épée sous un manteau, mais même après plusieurs mois d'entraînement très intensif avec des armes diverses il continuait à préférer celle ci.
La différence avec son premier duel était que maintenant, même s'il n'avait pas combattu d'autres Immortels depuis, sa formation brillante lui faisait manipuler la lame avec plus d'aisance et de force, et il l'avait affûtée durant des heures. Un ami de Claudius l'avait même reforgée en partie pour la solidifier.


Aaron flânait tranquillement du côté des bouquinistes avec Tania, lorsqu'il perçu une présence.
- Tania, va-t'en, il y a un Immortel ici. Je ne sais pas qui c'est mais je veux que te tu mettes à l'abri.
- Aaron, n'oublie pas que je suis aussi ta guetteuse, je ne vais pas fuir alors que tu te bats !
- Têtue comme tu es, je sais que je ne te ferai pas changer d'avis, mais s'il y a combat, promets moi de bien rester cachée et de ne pas intervenir. Respecte tes règles, tu honoreras les miennes.

Le jeune homme ne voulait pas se battre, mais son instinct était plus fort que lui. Le duel l'appelait, il ne pouvait y résister. Il descendit sur les berges, guidé par le lien invisible. En arrivant sous le pont, un rire mauvais l'accueillit. Un homme était là, le regardant de ses yeux mauvais. De la de tête, il lui fit signe de le suivre dans un espace dégagé dans la pile du pont, une sorte de grande pièce abritée des regards. Un clochard venait de se réveiller, dans un coin, et les injuriait dans une gamme très vaste.
Le barbare Immortel prononça quelques mots dans une langue rocailleuse, dont Aaron ne comprit rien. Etait-ce son nom ? En tout cas, il cherchait à se battre, c'était clair. Le jeune homme lui fit comprendre qu'ils ne pouvaient se battre devant le témoin, qui continuait à leur cracher des insultes. Avant qu'il ait put réagir, son adversaire avait soulevé le vieil homme par le cou et lui avait brisé la nuque en riant. Jetant le corps sans vie, il se retourna vers Aaron, brandissant son marteau et hurlant des mots qui n'étaient sûrement pas parmi les plus polis de sa langue. Il se jeta aussitôt sur lui, sans lui laisser le temps de dégainer. Aaron ne s'attendait pas à ce que l'autre attaque avec un marteau, aussi n'avait-il pas sorti son épée, pour ne pas provoquer inutilement son adversaire avant d'être sûr que le combat fût inévitable. Il para comme il put avec son faux étui et sauta en arrière, avant d'ouvrir prestement la housse.

En criant à son tour il brandit son immense épée d'acier. Comme à chaque fois qu'un Immortel voyait la lame géante, l'autre eut un instant de recul. Ugluk'Hai s'était-il trompé sur le compte de cet adversaire ? Il n'avait jamais vu d'épée si longue et large de toute sa carrière de barbare. Il était de toute façon trop tard pour fuir, son adversaire était entre lui et la sortie. Pourtant son instinct lui disait bien que celui qu'il avait en face de lui était particulièrement jeune. Sûrement moins de trente ans d'immortalité. Allons, une grande lame ne faisait pas un grand guerrier. Il chargea de nouveau.


La lutte était très violente. Les deux combattants utilisaient des armes et des techniques faisant beaucoup plus appel à la force brute qu'à la stratégie, et aucun des professeurs d'Aaron ne l'avait entraîné contre sa propre méthode. Il avait de plus en plus de mal à éviter et à parer les coups du marteau de guerre rougi du sang des siècles. Il tenta alors des techniques plus fines, plus traditionnelles, mais outre que son adversaire les connaissait aussi et les paraît bien, le poids trop élevé de sa « deux-mains » le déséquilibrait dangereusement à chaque botte.

Observant à la dérobée, Tania craignait pour son ami tout en faisant son travail. Elle prenait des notes et filmait le combat pour les archives, mais elle devait se contrôler pour ne pas trembler. Dans ce monde impitoyable, ce n'était pas toujours les Immortels qui survivaient à leurs amies mortelles.

Sentant son adversaire faiblir, Ugluk'Hai redoublait d'efforts. Aaron était acculé contre un mur, réduit à la défensive. Depuis le début du combat aucun coup n'avait encore porté sans quoi l'un d'eux aurait déjà été à terre vu ce avec quoi ils se battaient, mais la fatigue des bras et des épaules était peut-être aussi redoutable qu'une blessure franche. Le jeune homme tenta de renouveler la feinte qui lui avait permis de triompher lors de son premier duel, mais il échoua et chuta. Il se retourna pour voir son ennemi abattre sa masse, et roula de côté juste à temps pour l'éviter, alors que les pavés où il se trouvait une seconde plus tôt éclataient sous l'impact. La manœuvre l'avait sauvé et il était debout, mais dans l'action, il avait lâché son épée.

Ce jeune était bien plus puissant qu'Ugluk'Hai le pensait, mais il manquait encore d'expérience. Plus tard, dans quelques siècles, il aurait fait un adversaire redoutable et c'est bien pour cette raison que le barbare s'en prenait aux débutants, c'était autant de concurrents en moins pour la fin. Il était grand temps d'en finir. Il s'avança vers sa proie, le marteau levé, et l'abattit une dernière fois… mais il ne rencontra que la pierre, une fois de plus. Dans un mouvement si rapide qu'Aaron lui-même en fut surpris, il avait plongé entre les jambes de son adversaire. Il se redressa brusquement, faisant basculer Ugluk'Hai qui lâcha à son tour son arme.
La lutte continua au corps à corps, mais Aaron était encore plus défavorisé sur ce terrain avec celui qui vivait presque comme un animal sauvage depuis plus de mille ans. Il encaissa quelques chocs, puis un violent coup de pied qui le repoussa au loin. Il tomba près de son épée et lorsqu'il se redressa, en garde de nouveau, il faisait face à son adversaire qui avait aussi récupéré sa masse.


Ils se retrouvaient dans la situation de départ, la fatigue et les blessures en plus. La respiration sifflante, ils se jaugeaient, se tournaient autour. Poussant simultanément l'un son cri de guerre traditionnel, l'autre sa simple rage inarticulée, il revinrent à l'assaut. La douleur avait redonné des forces à Aaron, qui tournoyait autour de son adversaire comme jamais auparavant. Il se fendit soudain en avant, lame tendue à bout de bras, mais reçut le marteau de guerre de plein fouet dans le ventre. Le choc fut tel qu'il se trouva projeté contre le mur et retomba au sol. La dernière chose qu'il perçut avant de mourir, l'abdomen broyé, fut le cri d'horreur de Tania.








Paris, île de la cité, pendant le combat


- Allo, Monsieur Claudius ?
- Oui, c'est moi. Qui parle ?
- Je m'appelle Tania, je suis la guetteuse de votre ami Aaron. Il est en plein duel contre un Immortel que je ne connais pas, sous un pont. Je pense que vous pouvez faire quelque chose. Je vous en prie aidez-le...
- Non, mademoiselle. Je vais venir, en effet, mais il n'est pas question que je l'aide, même si c'est mon ami. Nous avons des règles, et je vous rappelle que vous avez les vôtres, bien que vous ne sembliez pas en faire grand cas. N'oubliez pas que le Jeu est strict, et qu'il passe avant les sentiments d'une mortelle ou même la vie d'un Immortel.

Tania lui donna leur emplacement précis et éteignit son portable. Elle savait bien qu'elle outrepassait sa loi, mais elle ne pouvait se résoudre à voir Aaron mourir définitivement !








Quais de la Seine, Paris


Le temps que ses intestins se remettent en place et que ses os brisés se ressoudent, Aaron s'éveilla un peu plus tard, étonné d'être encore en vie. Son amie était assise à ses côtés, lui tenant la main en regardant derrière lui d'un air effrayé.
- Tania… Que se passe-t-il… Pourquoi ne suis-je pas mort ?
- Tu n'as pas vu ? Tu l'as… enfin… Regarde.

Le barbare était allongé sur le dos, à quelques pas. Son marteau gisait à côté. Ses yeux étaient ouverts mais vitreux et il ne faisait pas d'effort pour se relever. Tout son corps était parcouru de tremblements convulsifs, à intervalles réguliers. Aaron en comprit vite la raison. Sa dernière attaque avait porté en fin de compte, juste avant que le marteau le tue. La longue épée était plantée dans le corps de son ennemi, du flanc droit au foie.
- Pourquoi ne la retire-t-il pas ? demanda Tania
- Il ne peut pas revenir complètement à la vie tant que son corps n'est pas débarrassé de la lame. Ses tissus ne peuvent se reformer alors il est en suspens, et je crois que cela peut durer indéfiniment. Il faut que je le finisse. Retourne te cacher. J'ignore combien de temps ça va lui prendre pour se relever quand je vais retirer l'épée.

La jeune femme obtempéra, et Aaron prit une profonde respiration, puis empoigna le manche de sa lame. Il vit distinctement le corps du barbare se reformer juste derrière le passage de la lame et eut à peine le temps de lever les bras que déjà Ugluk'Hai clignait des yeux. Il ne fallait pas tarder. Il abattit brutalement la « deux-mains » sur la gorge de l'Immortel.

Le métal rencontrant le pavé en dessous émit une note aiguë, qui se répercutait encore sur les parois intérieures de la pile du pont lorsque le quickening commença. Aaron, hurlant, leva les bras, l'épée dressée vers la voûte tandis que l'espace autour s'emplissait d'éclairs. Au-dessus toutes les voitures qui passaient sur le pont virent leurs batteries lâcher mystérieusement, tandis que plusieurs réverbères explosaient. Cet Immortel-ci était beaucoup plus âgé que sa précédente victime, et le phénomène dura assez longtemps. Lorsqu'il cessa, Aaron s'écroula auprès du corps. Tania le rejoint, le prit dans ses bras en pleurant et en l'embrassant.
- C'était un être horrible, lui dit-il, si tu savais ce que j'ai vu… Des femmes, des enfants décapités. La traîtrise et la ruse, les viols et les pillages. Des siècles de tortures et de massacres...
- C'est fini maintenant… Tu l'as eu. Tu as été le plus fort, mon Immortel.

Il l'embrassa à son tour et ils restèrent quelques instants ainsi enlacés. Ensuite, il lesta le corps du vaincu avec son marteau de guerre et le jeta dans la Seine.


Ils croisèrent Claudius en remontant sur les quais. Aaron lui raconta rapidement le combat.
- Tu es très fort, jeune homme. Ce n'est pas tous les jours que quelqu'un d'aussi inexpérimenté triomphe d'un Immortel millénaire. Cela fait trois combats que tu gagnes, ce n'est plus de la chance. Je pense que tu iras loin, mais reste méfiant, je t'en prie. Ne provoque pas les combats, car tu trouveras toujours plus puissant que toi.
- Ne t'en fais pas, Claudius, je n'ai nulle intention de combattre à tort et à travers. Je pense que je vais chercher un travail grâce aux papiers que tu m'as fournis. M'installer, vivre simplement la vie que je n'ai pas encore eu le temps de vivre. Ensuite je verrai pour l'aventure, j'ai le temps.



Ils se séparèrent sur un clin d'œil, le citoyen romain et l'informaticien, amis par-delà les siècles, unis par le destin extraordinaire de l'immortalité.




A suivre dans la
DEUXIEME PARTIE