F. Jeorge - Nouvelles - "Vie=vie+1"


Vie = vie + 1
Frédéric Jeorge

DEUXIEME PARTIE









Londres, printemps 1996


- Et ensuite, l'autre gars lui dit « Ben non, puisque j'y vais ! »

Tania partit d'un bon rire. Elle pris la main de son ami et se serra contre lui, tandis qu'ils quittaient leur abri sous un proche pour courir sous la pluie londonienne vers leur voiture. Elle observa le visage d'Aaron alors qu'il mettait le contact. Son visage si souriant n'avait pas changé, bien sûr. Depuis les dix années qu'ils étaient ensemble, elle ne pouvait en dire autant. Elle approchait maintenant trente-sept ans, et si elle était toujours belle, leur différence d'âge apparente se percevait de plus en plus. En fait, il n'avait qu'un an de moins qu'elle, mais il en paraissait toujours 24. Et il en serait ainsi pour toujours s'il savait éviter les mauvaises rencontres ou à défaut s'il savait se montrer le plus fort. Car Aaron était un Immortel.

Encore tout jeune, son palmarès avait pourtant de quoi impressionner. Il avait eu la chance de remporter dès ses débuts deux duels contre des adversaires bien plus expérimentés dont les quickening l'avait propulsé en quelques mois d'immortalité à un rang bien supérieur à son âge. Bien que Tania ne lui en ait jamais parlé, sa réputation chez les guetteurs avait déjà dépassé le stade local. Les noms des Immortels aussi jeunes n'étaient généralement pas connus avant qu'ils aient dépassé au moins un siècle de vie. Aaron brûlait les étapes. Tania se sentait si jeune et si fragile auprès de lui et de ses semblables. Claudius Gaius, un ami romain, l'intimidait le plus. Il n'était pas le plus âgé des Immortels, mais ses 2302 ans en faisait le plus ancien qu'elle connaissait personnellement. Et il racontait si bien les histoires de son passé !
Elle imaginait son Aaron dans 2000 ans, racontant à son tour la vie de la fin du XXème siècle. Cette pensée la rendit triste, comme souvent. Encore quelques décennies, et elle-même ne pourrait plus que faire partie de ces souvenirs.

A ses côtés, au volant et bien loin de ces sombres réflexions, Aaron continuait de lui raconter son anecdote. En fait, il n'y avait pas que son apparence qui était restée très jeune. Tania se força un peu à rire, pour ne pas briser l'ambiance. Il lui avait offert une somptueuse soirée, elle ne voulait pas tout gâcher avec sa mélancolie.


Il venait de stationner la voiture dans le parking de leur hôtel quand tout à coup il cessa de sourire. Son air devint grave et il passa la main dans son long manteau pour dénouer quelques lanières. Tania savait ce que cela signifiait. En plus d'être son amie, et peut-être même avant cela, elle était sa guetteuse. Il venait de ressentir la présence d'un autre Immortel et se préparait au combat. Avec le temps, elle s'était habituée, mais ne supportait toujours pas ces duels atroces. Elle se cacha derrière la voiture et sorti son carnet de notes et un appareil photo.

Des pas résonnèrent dans le parking souterrain désert. Aaron, immobile était prêt à dégainer. Un homme apparut devant lui. On lui aurait donné un peu moins de cinquante ans, mais la jeune femme savait pertinemment qu'il pouvait tout aussi bien en avoir trois cents ou trois mille. Aaron, grâce à son sens d'Immortel, pouvait certainement lui donner un âge un peu plus précis, mais ils n'avaient pas vraiment le temps d'en discuter pour l'instant.

- C'est toi, le gamin à la grande lame et à la grande gueule ?
Aaron blanchit sous l'insulte, mais il se maîtrisa.
- Si c'est bien de moi dont tu parles, j'ignorais ce surnom. Je suis Aaron, mais je ne cherche pas le combat.
- Et moi je suis Juàn Sanchez de la Vega. On dit que tu es très fort, petit, mais j'ai parié avec un ami que tu ne ferais pas le poids. Des mots ! Je ne crois pas les mots. Montre-moi que tu es plus fort que moi malgré ton tiers de siècle !
- Et c'est pour cela que tu veux te battre ? Parce que quelqu'un t'a dit que j'étais jeune mais fort ?
- C'est notre loi. Il ne peut en rester qu'un. J'agis rationnellement en te provoquant. Si tu es puissant dès maintenant, tu seras un adversaire redoutable plus tard. J'anticipe, c'est tout. Tu verras, au bout de 700 ans, toi aussi, tu anticiperas tes adversaires. Le veau se met à mort plus facilement que le taureau.

Sur ce l'Immortel sortit de son manteau deux fines lames, grandes comme l'avant bras. Une dans chaque main, il prit une garde curieuse, sur la pointe des pieds, ses armes levées au-dessus de la tête. Ce n'était pas la première fois que quelqu'un affrontait Aaron. En dix ans il avait déjà dû prendre sept têtes, mais c'était souvent à des gens plus jeunes que celui-ci. Comme à chaque duel, Tania tremblait pour son aimé. D'après ses confrères guetteurs, il était effectivement meilleur guerrier que la moyenne, mais cela ne le mettait pas à l'abri. C'était même le contraire, puisque qu'on le provoquait pour cela.
En soupirant, Aaron décrocha son arme de tournoi de son dos. Ses amis s'étonnaient toujours qu'il arrive maintenant à dissimuler une telle épée sur lui. Elle pesait au bas mot vingt-cinq kilos, et avec une lame de plus d'un mètre trente, c'était un véritable monstre. Le jeune Immortel s'entraînait très dur depuis une décennie, cela lui avait laissé le temps de se muscler assez et d'en acquérir le contrôle. De plus, comme il la portait en permanence sur lui il se sentait beaucoup plus rapide et léger lorsqu'il l'avait en main.

Aaron pourtant n'était vraiment pas en humeur de combattre. Il n'avait encore jamais refusé un duel et n'allait pas commencer ce soir mais il était à chaque fois déçu de voir qu'il ne pouvait décidément pas vivre normalement. En voyant son arme, comme à chaque fois, son adversaire eu un instant de doute. Surtout celui-ci qui utilisait des lames très fines et courtes. Mais il était trop tard pour renoncer. L'Espagnol savait qu'il n'avait pas l'avantage de la force de frappe, aussi utilisait-il toutes sortes de ruses et d'attaques rapides.
Aaron se contentait de parer. Il avait eu de bons professeurs et sa technique était déjà bien rodée. Pourtant avec ses deux épées rapides l'autre était dangereux, ses coups n'étaient pas puissants mais portaient assez souvent et le jeune homme saignait déjà en plusieurs endroits. C'étaient des piqûres précises et peu profondes, cependant douloureuses. Il lui fallait attaquer ou à la longue l'autre finirait par avoir le dessus. D'un geste incroyablement rapide, souvent travaillé, Aaron quitta soudain sa position défensive pour lancer sa « deux-mains » verticalement, concentrant toute sa puissance dans ce coup unique.

Son rival était expérimenté et il eut le temps de parer des ses deux lames croisées, mais comme prévu il ne put repousser le coup et tomba. Une de ses épées centenaires s'était fendue sous la violence de l'impact, ce qui était exceptionnel pour une lame d'Immortel. Au sol, les poignets brisés par l'assaut terrible, Juàn venait de comprendre son erreur. Le gamin était, en effet très fort, et sa lame originale l'avait déstabilisé au point qu'il n'avait pas su y répondre.
Aaron était dans un curieux état d'esprit. Ni triste ni joyeux, il était surtout ennuyé que sa soirée se terminât ainsi. Il leva sa grande épée.
- Je suis désolé, M. Sanchez de la Vega, mais c'est vous qui avez cherché le combat. Et puis, comme vous l'avez si justement rappelé, il ne doit en rester qu'un.

Le quickening fut long et puissant. L'Espagnol était un fier guerrier, qui combattait depuis longtemps. Son savoir et son expérience se joignirent à Aaron en une communion d'éclairs et de lumière qui fit le deuil des vitres et circuits électriques de tous les véhicules proches, le sien y compris.


Lorsque tout cessa, il tomba à genoux, et Tania sortit de sa cachette pour venir se blottir contre lui. Ses blessures achevaient déjà de se refermer. Il ouvrit les yeux et les plongea dans ceux de son amie. A cet instant précis, il ne lui paraissait plus du tout aussi jeune.
- Ce Juàn était un brave. J'ai encore eu de la chance et beaucoup appris. Tu sais, j'en viens à comprendre pourquoi la plupart d'entre nous recherche le combat. Cela apporte tant de chose. Je progresserai plus vite...
- Non, je t'en prie Aaron, ne dis pas cela… Tu as tout le temps pour apprendre. Et à quoi te servira ton savoir quand tu te feras décapiter ? Que ferai-je sans toi, moi ?

Mais Aaron ne l'écoutait pas. Il s'était déjà relevé et essuyait son épée maculée de sang sur les vêtements du corps décapité. Cela aussi, c'était un geste qui ne lui ressemblait pas.








Paris, île de la cité. Quelques jours plus tard


- Et ensuite, il a donné un coup de pied au corps de cet Immortel, en pestant parce que notre voiture était détruite… Avant jamais il n'aurait fait ça. Il était toujours embêté de devoir se battre, mais je crois qu'il y prend goût et cela me fait peur. Vous me comprenez, Claudius ?

Le vieil Immortel soupira et resservit un verre à la jeune femme. Il fit quelques pas dans la pièce luxueusement meublée de son appartement, s'attarda devant la fenêtre en caressant son chat.
- Je vous ai dit que ce matou me suit depuis le XIVeme siècle ? J'ignore combien sont immortels, c'est un fait très peu connu. C'est l'origine de la légende sur leurs neuf vies je pense, en fait ceux-ci en ont bien plus. Mais vous dites, Tania, qu'hier Aaron a de lui-même bravé un Immortel ?
- Oui, c'était John O'Talley, un Irlandais du XVIIe. Il l'a tué.
- Ce n'est pas le jeune Aaron venu me trouver un jour, tout désemparé, qui aurait fait cela. Hélas, je ne peux rien vous dire… La nature des gens changent parfois, leur immortalité les révèle ou les détruit. Je peux seulement espérer que ce ne sera qu'un passage. Il se rend compte qu'il est plus puissant que les autres à son âge, et j'ai peur qu'il ne cherche le combat avec des Immortels de plus en plus âgés pour se tester, savoir jusqu'où il peut aller. Moi, je ne vais rien lui dire. Ce n'est déjà plus mon élève tant il a vite appris, et c'est dans notre nature de provoquer nos semblables en duel.
- Mais il me fait peur. Ce n'est plus vraiment lui...
- Peut-être que si, justement. Au fond du jeune homme tranquille qu'il était avant de mourir sommeillait probablement déjà un guerrier redoutable. S'il était né en une autre époque, un autre lieu, peut-être aurait-il déjà beaucoup plus de sang sur les mains en dix ans que je n'en ai en plus de deux mille. J'ai une théorie selon laquelle il aurait enduré trop de quickenings pour son âge ce qui le déstabiliserait, mais je n'en suis pas sûr.
- Et que peut-on y faire ?
- Rien. Contentez-vous d'être sa guetteuse ou bien si vous ne vous sentez plus assez objective, ce que je comprends fort bien, demandez à vos chefs de vous assigner à un autre. Mais ce n'est pas mon rôle de vous parler des guetteurs, je ne suis même pas sensé vous connaître. Sachez juste qu'en tant qu'Immortel mon instinct me souffle que malgré notre amitié il est possible qu'un jour il vienne me voir l'épée à la main. Et ce ne sera plus pour s'entraîner. Ce jour là, mais ne le répétez pas, je ne suis même pas sûr de pouvoir encore le battre.








Un restaurant dans une petite ville allemande


Pensif, Tark Johanesson achevait son plat. Son képi vert et blanc posé devant lui, sa radio à portée de main, il appréciait ce moment de répit dans la journée. Il travaillait à la police municipale depuis bientôt cinq ans. C'était un emploi assez calme et discret, ce qu'il voulait avant tout. Il aimait ce travail de policier, il l'avait toujours fait, comme son père et son grand-père avant lui. Sauf que son père avait exercé ses fonctions plus de mille ans auparavant, et que le peuple qu'il défendait alors n'existait plus.
Son regard se posa sur la matraque blanche qu'il portait attachée à la ceinture. Plus large et longue que les triques réglementaires, elle dissimulait une courte épée viking, de laquelle il avait retiré le pommeau. L'Immortel repoussa son assiette. Il lui restait quelques minutes avant de reprendre le service. Décidément, cette vie-là était l'une de ses plus agréables, même s'il aurait aimé disposer de plus de temps le midi...

Il appelait le serveur pour régler sa note lorsque deux hommes masqués firent irruption dans le restaurant en hurlant. Pendant que l'un d'eux braquait son arme sur les clients, l'autre courut vers la caisse qu'il vida méthodiquement. Soudain, le porteur du revolver remarqua l'uniforme de policier du Viking et prit peur. Pourtant Tark n'avait même pas bougé. Il savait combien il était inutile de résister dans ces cas-là, et il tenait trop à sa discrétion pour intervenir. Un client imprudent tenta de faire chuter le voleur, mais cela eut pour seul effet de faire partir le coup.

Tark fut touché en pleine poitrine. En expirant, il pesta contre tous ses dieux qui le privaient de cette vie qu'il aimait bien. Il tomba à terre, mort, tandis que la panique s'emparait du restaurant d'ordinaire si calme. Les cambrioleurs prirent la fuite par une porte de service, tandis que tous les clients fuyaient en hurlant vers la sortie. Le viking revint à la vie quelques instants plus tard et profita du tumulte pour se glisser discrètement hors de vue. Il devait une fois de plus tout abandonner et recommencer une vie ailleurs.








Forêt de Ploughberry, sud de l'Angleterre, au même moment


L'épée géante tournoyait autour d'Aaron comme douée de vie propre. Le vent sifflait sur la lame et, avec la respiration hachée et les petits grognements de concentration d'Aaron, c'était les seuls bruits qui troublaient la parfaite quiétude de la forêt. L'Immortel était torse nu au centre d'une tache de soleil entre les arbres. Il s'entraînait dur, la sueur perlait sur son corps et son visage mais il n'y prêtait aucune attention. Soudain, épuisé, à bout de souffle, il se retourna et planta profondément son arme dans une souche avant de s'écrouler à côté.

En se reposant un peu, il songeait à Tania. Elle avait refusé de le suivre en Angleterre cette fois-ci. Elle disait avoir besoin de réfléchir. De l'avis d'Aaron, elle se compliquait la vie… Et puis, il devait avouer que depuis quelques temps, les choses allaient moins bien entre eux. Depuis en fait que leurs apparences commençaient à se différencier suffisamment pour qu'ils se fassent parfois regarder de travers, et cela n'allait pas en s'arrangeant. Et puis, ils n'allaient pas vivre cloîtrés à la campagne pour autant ! Pourtant, et bien qu'il soit loin de le reconnaître, il était pour beaucoup dans la dégradation de leur relation. Il devenait agressif, moins patient.
Il en était là de ses réflexions, lorsqu'un buzz particulièrement violent lui donna l'impression qu'un autre Immortel était dans sa tête. Il n'avait jamais ressentit une présence aussi intensément, même auprès d'amis deux fois millénaires. Cet homme ou cette femme était donc si vieux pour provoquer un tel effet ?
La personne qui apparut en lisière de la clairière ne donnait pas cette impression en tout cas. Un homme, habillé sobrement de noir, semblant avoir plus de soixante ans. C'était la première fois qu'Aaron voyait un Immortel mort aussi âgé ayant survécu dans ce Jeu où la force physique et l'agilité étaient indispensables.

Impressionné par la puissance qui se dégageait de lui, Aaron arracha son épée de la souche et se mit en garde. Il avait eu le temps de récupérer de son entraînement et se sentait juste échauffé comme il fallait, au mieux de sa forme. De plus, personne ne pouvait les déranger ici, les conditions de combat étaient parfaites.
- Je suis Aaron, l'homme à la grande lame. Veux-tu te battre ?

En disant cela, il faisait tournoyer sa « deux-mains » devant lui et parlait sur un ton de défi. Depuis qu'il avait vaincu Jùan Sanchez de la Vega, au palmarès conséquent, il avait pris beaucoup plus d'assurance qu'auparavant et n'hésitait plus à provoquer ses semblables, sans pour autant les traquer.
- Je suis le Sans-nom, le Maudit. Et, oui, je veux me battre. Tu vas mourir, jeune prétentieux.

L'homme mystérieux levait à présent une fine rapière à la lame noire. Il attaqua brusquement, au point qu'Aaron eut à peine le temps de parer. Le combat enchaîna rapidement. C'était un duel vif, très technique, et le jeune Immortel avait grand peine à suivre la cadence. Par trois fois, il tenta son coup fulgurant qui n'avait encore jamais manqué sa cible, et par trois fois son adversaire l'esquiva comme par miracle, manquant de le faire chuter. Le vieil homme était de loin l'adversaire le plus puissant qu'il ait jamais affronté, et il commençait à regretter de l'avoir bravé. Pourtant l'autre n'attaquait pas directement Aaron, on aurait dit qu'il essayait diverses passes et étudiait la réaction du jeune Immortel.
Soudain, d'un violent coup de pied derrière les genoux le Sans-nom fit tomber Aaron, et d'un geste d'épée parvint à le désarmer. Le jeune était à sa merci. Un souffle glacé parcourut celui-ci tandis que, sans défense, il regardait la rapière filer vers sa tête. Finalement, sa carrière d'Immortel si bien commencée ne semblait pas devoir continuer. Il ferma les yeux, attendant la mort définitive.
- Il ne doit en rester qu'un !

Une vive brûlure le fit tressaillir alors que la lame noire entamait la chair de son cou.








Vienne, au cœur du centre ville

Pour la dernière fois, Arla ferma sa boutique de vêtements. Elle n'y reviendrait plus. Tout était vendu, l'argent transféré sur le compte numéroté qu'elle utilisait depuis que la Suisse avait commencé à accueillir des banques discrètes.

En tant que femme, et surtout lorsque qu'elle travaillait dans le milieu de la mode qui la passionnait, les gens se rendaient assez vite compte qu'elle ne vieillissait pas du tout. Chaque décennie, au mieux après quinze ans, elle devait tout abandonner, quitter ses amis, sa maison, et partir dans un nouveau pays où on ne la connaissait pas. Elle changeait aussi d'apparence, de métier, de langue même, pour éviter qu'un hasard la fasse reconnaître. C'était le lot de tous les Immortels, à moins de vivre en reclus. A ce jeu, elle avait depuis longtemps perdu le compte de ses « vies » passées et perdues. Empoisonnée pour stérilité par son mari au XIVeme siècle, elle avait tant bien que mal survécu jusqu'à nos jours. Avec le temps, elle était même devenue plutôt agile avec son petit Katana. Si son mari avait su pourquoi elle ne pouvait avoir d'enfant… C'était son principal regret de la vie d'Immortelle, mais elle avait arrêté d'en adopter, ayant le cœur brisé de devoir à chaque fois les quitter dès qu'ils étaient assez grands pour se débrouiller.


Après avoir jeté les clés dans la boîte aux lettres, elle se retourna et soupira profondément. Elle regrettait tant de ne pas pouvoir vivre plus souvent à Vienne ! Elle ne pouvait se permettre plus d'un séjour tous les soixante-quinze ans, pour être sûre ne pas se faire remarquer, mais c'était encore chez elle qu'elle se sentait le mieux. Arla n'avait toujours pas décidé où aller. Passer voir McLeod en Amérique ? Saabravatpa à Bénarès ? Trouver un endroit qu'elle ne connaissait pas encore ? Ils se faisaient rares, mais ces derniers temps les guerres avaient créé suffisamment de nouveaux pays pour permettre des découvertes. Elle n'avait pas envie d'un territoire en guerre. Pourquoi pas la France alors ? Elle n'y avait pas habité depuis assez longtemps, et Paris lui rappellerait un peu Vienne. Un peu, c'était déjà mieux que pas du tout.

Elle marcha donc jusqu'à la gare, acheta un billet pour Moscou et monta en fraude dans le train pour la France. Autant brouiller les pistes, on n'était jamais trop discret. Elle n'emportait aucun bagage, profitant de ces nouveaux départs pour changer de garde-robe aussi, sans quoi elle porterai toujours des jupons de dentelle...








Sud de l'Angleterre, dans la forêt


Incrédule, Aaron ouvrit un œil, puis l'autre. Sa tête était encore sur ses épaules, mais par quel miracle ? En un éclair, son adversaire avait disparu. Il porta la main à son cou, qui saignait toujours. C'était le point faible des Immortels, et il mettait toujours plus de temps à cicatriser s'il était touché. La lame avait entaillé la peau, puis... plus rien.
Il lui semblait vaguement avoir entendu le vieil homme lui crier qu'il le retrouverait, mais il était trop occupé à recevoir la mort pour s'en soucier. Avaient-ils été dérangés durant leur combat ? Pourtant, aucun humain n'était visible. La forêt était toujours aussi calme. Alors… qu'est ce que cela pouvait bien signifier, depuis quand un immortel victorieux refusait-il un quickening ?

Le jeune Immortel se releva, épousseta les brindilles qui collaient à ses vêtements et récupéra son épée abandonnée dans l'herbe. Il devait quoi qu'il lui en coûte retrouver cet homme, pour comprendre. Et prendre la tête de celui qui avait bien failli le battre. La prochaine fois, il serait prêt.
C'est d'un pas rageur qu'il quitta la forêt pour rejoindre sa moto. Il devait rentrer au plus vite. Une personne pouvait le renseigner sur le Sans-Nom, dont l'image flottait devant ses yeux comme une ombre, un voile assombrissant la réalité.


Sur la route de Londres, Aaron roulait à une vitesse terrifiante. Les pilotes de moto ne sont pas toujours très prudents, alors quand ils n'ont même plus peur de la mort, plus rien ne les arrête. Son épée était dissimulée dans un logement spécial qu'il lui avait créé dans la carrosserie, de l'entrée d'air avant jusqu'aux sorties d'échappement. C'est à plus de deux cent quatre vingt kilomètres à l'heure qu'il filait vers la capitale anglaise, semant la panique sur l'autoroute. Rapidement alertée, la police ne tenta pas de le poursuivre à une telle allure, c'est à la sortie qu'ils voulurent l'arrêter. Il venait de s'immobiliser au péage, quand un policeman l'aborda.

Il le suivit, poussant sa machine jusqu'à leur camion stationné un peu plus loin. Ils n'étaient que deux policiers, et Aaron était empli d'une rage qu'il contrôlait difficilement et qui l'étonnait lui-même. L'un d'eux, examinant l'Hayabusa du jeune homme, trouva l'épée qu'il dégagea de son logement. Ils commencèrent à l'interroger, et devant sa nervosité grandissante, le tinrent même en joue. Aaron perdit soudain le contrôle. Ce fut la fin du jeune homme qu'il avait toujours été et dont l'image s'effritait déjà. Arrachant son arme des mains du policier, il la lui planta dans le ventre, encaissa le coup de feu de son collègue à qui il brisa la nuque, une technique apprise par le quickening d'Ugluk'Hai. Ce fut fini en quelques secondes. Il rangea sa lame et démarra en trombe tandis que son flanc blessé se refermait. Devant ses yeux flottait toujours l'image de l'homme en noir qu'il avait affronté.

Quelque chose en lui qu'il ne connaissait pas encore venait de se réveiller.








Ile de la cité, Paris


Claudius venait juste de s'immerger dans un bain lorsqu'il ressentit un buzz. Son glaive n'étant jamais très loin, avant toute chose il s'en arma. On ne vit pas plus de deux mille ans en étant imprudent et en se laissant surprendre sans lame. Il sortit de l'eau en pestant. Après la chute de Rome, il avait été privé de système d'eau chaude efficace pendant bien des siècles alors que les thermes avaient toujours été son plus grand plaisir, et il détestait être interrompu maintenant que c'était revenu à la mode.

La sonnerie de son appartement retentit. Donc celui qui venait était là précisément, il savait où il habitait et n'avait pas simplement été guidé par le puissant buzz du Romain. Claudius avait toujours été doué pour les interpréter, aussi se concentra-t-il pour tenter d'en apprendre un peu plus avant d'ouvrir. Celui qui était là était assez âgé, et il lui semblait familier, bien qu'il ne puisse pas mettre un nom dessus.

En garde, il ouvrit, et tomba dans les bras du géant rouquin qui emplissait toute la porte.
- Tark, mon ami ! Comment vas-tu ?
- Bien, bien, Claudius. Mais dis-moi, tu es au courant que la mode consistant à accueillir ses invités nu est passée depuis pas mal de temps ? Et puis range ton arme, par Odin !
- Oh, désolé, je reviens, installe-toi, fais comme chez toi !

Le Romain enfila en hâte son peignoir, avant de servir une cervoise à son compagnon Viking. Celui-ci raconta à son vieil ami les circonstances de sa dernière mort qui l'amenaient à Paris pour se recycler. Ce n'était pas la première fois qu'il se tournait vers l'ancien Centurion pour lui demander de l'aide.








Normandie, printemps 1382. Début de la guerre de Cent Ans


Sur une hauteur, Claudius observait avec découragement ses hommes courir en hurlant vers les troupes ennemies. Ses tentatives pour leur enseigner ne serait-ce que les bases d'une bataille rangée n'aboutissaient à rien. Il devait se faire une raison. Après tout, ces gens étaient plus les descendants de ses anciens ennemis Gaulois que des fiers Romains. En face, la puissante armée anglaise ne montrait guère plus d'ordre et de discipline. Et entre les deux, la plaine n'était plus qu'un immense champ de bataille, un fouillis indescriptible. Pour ne rien arranger, les sombres nuages qui s'amoncelaient depuis quelques jours étaient sur le point de crever. Déjà, de grosses gouttes s'écrasaient sur sa main. En quelques instants, ce fut un vrai déluge, et la boue se mêla au sang des combattants tombés, faisant glisser les chevaux, embourbant les canons.

La pluie ne gênait pas beaucoup Claudius, protégé sous un dais, mais elle l'empêchait de bien voir ce qui se passait en bas. Pourtant, il remarqua une faction anglaise qui se déplaçaient avec beaucoup plus de méthode que la moyenne et tenait une formation. Sa vue perçante, nullement altérée par son grand âge, lui permettait de distinguer le meneur de l'escouade. Sa façon de combattre dénotait une grande expérience. Et surtout, il tuait beaucoup en décapitant les Français qui passaient à sa portée. Et cela, ce n'était pas classique pour un Nordique. Le Romain voulait en savoir plus sur cet homme.
Il se leva, ordonna à son aide de camp et à sa garde de rester là malgré leurs instructions supérieures de l'escorter. Aucun ne contesta son ordre. Mille cinq cents ans de commandement avaient donné à sa voix une autorité contre laquelle fort peu de gens osait s'élever.

Délaissant son épée médiévale pour son glaive latin, mais emportant un bouclier contemporain de cette guerre, il se lança dans la bataille à son tour. Claudius eu tôt fait de rejoindre l'homme qu'il avait repéré, mais il était fixé sur sa nature bien avant de l'atteindre. L'autre Immortel avait aussi ressenti sa présence. Ils se présentèrent et se mirent en garde. Au milieu d'une telle bataille, personne ne remarquerait le duel. Même le quickening serait camouflé par les éclairs qui s'abattaient autour d'eux.

Pourtant, les deux hommes restaient là, les armes à la main, et aucun d'entre eux n'entamait le combat. Ils échangèrent quelques passes, sans conviction. Autour, c'était un avant-goût de l'enfer. Les soldats tombaient par centaines, dans le bruit, la fureur. C'est Claudius qui baissa son arme le premier.
- Je n'en peux plus de cette bataille. Et nous, pourquoi allons nous battre maintenant ? Parce que nous le voulons ou parce que nous sommes officiers dans des armées humaines opposées ? Dans le premier cas, j'accepte ton défi, dans le second, non. Je quitte cette guerre. J'en suis las, et je sens qu'elle est partie pour durer.
- Je te comprends. Moi aussi, l'odeur du sang me dégoûte. Viens, partons. Avant ma première mort, mon père m'a parlé d'un continent entier au-delà du grand océan de l'Ouest. Je vais voir ce qu'il en est. Veux-tu m'accompagner ?


Ils devinrent amis, et après une traversée épique explorèrent ensemble le Nouveau Monde jusqu'à l'arrivée des Anglais, deux siècles plus tard. Leurs routes se séparèrent alors que le Viking rentrait en Europe et que le Romain explorait l'Amérique du Sud, où il rencontra Iraxana Chlet'ochtilàn. Mais cela, c'est une autre histoire...








Paris, début de l'été 1996


Tania relisait des notes et mettait de l'ordre dans ses papiers quand la porte de l'appartement s'ouvrit en grand fracas. Elle se précipita dans les bras d'Aaron qui venait de rentrer.
- Enfin tu es là… Ca fait longtemps que tu es en France ? Tu m'as manqué tu sais.

L'immortel ne répondit pas à son accueil chaleureux.
- Et toi, sensée me guetter, tu as bien failli rater le meilleur pour ma biographie. Le passage où le héros se fait décapiter. Il me faut un nom. Il me faut son nom. Donne-moi accès à la base des guetteurs.

Il avait dit ces mots sur un ton si dur que Tania recula, effrayée. Dans les yeux de son ami brillait une lueur mauvaise qu'elle ne lui avait jamais vue, même au plus dur de ses combats, et sa bouche avait perdu le sourire.
- Aaron… je ne peux pas faire ça, tu le sais bien. Nous sommes déjà suffisamment en dehors de nos lois comme ça.
- Tu ne m'as pas bien entendue, je crois. J'ai dit DONNE-MOI accès à cette base, maintenant !

Il attrapa son amie par le bras et la poussa violemment en arrière. Elle tomba sur le plancher et se mit à pleurer. C'était la première fois qu'il portait la main sur elle ou même qu'il élevait la voix.
- Aaron, si tu m'obliges à te donner ce que tu veux, je te préviens, je m'en vais. Tu as beaucoup changé Aaron, tu sais.
- Oui, je sais, et tu ne connais pas tout de moi, contrairement à ce que tu crois. Si tu veux que je te dise, j'ai même tué des mortels hier. Voilà, tu es contente ? Et je peux continuer s'il le faut. Alors maintenant, ouvre-moi cette base !
L'attrapant par ses cheveux où apparaissaient les premières mèches blanches, il la porta presque jusqu'à son ordinateur. Terrifiée, la guetteuse tapa tous les mots de passe requis, puis elle quitta rapidement la chaise et se blottit derrière le lit.
L'Immortel s'assis devant l'écran et pianota longuement, pendant que Tania pleurait en silence. Il s'énervait, ne trouvait pas ce qu'il cherchait. Soudain, il se leva et se tourna vers son amie, l'air encore plus menaçant qu'auparavant. Il empoigna son épée et s'approcha d'elle.
- Tania… Il y a des archives qui sont toujours verrouillées. Te moquerais-tu de moi ?
- Non, je t'assure… Je ne suis qu'une guetteuse ordinaire, je n'ai pas accès à tout.
- Qui a accès ?
- Cela je ne te le dirais pas, même si tu me tues.
- QUI ?

Tania se leva et se mit à hurler à son tour. Elle n'allait pas trahir l'organisation millénaire. Si elle ne devait garder qu'une seule des règles qui avaient gouverné sa vie, ce serait celle-ci. Blanc de colère, Aaron leva sa lame géante, et d'un simple coup détruisit le guéridon qu'ils avaient acheté ensemble quelques années plus tôt.
- Vas-y, frappe, coupe-moi en deux si tu veux, mais je ne te dirai pas cela !

L'épée s'abattit une seconde fois, passant si près de sa tête qu'une mèche de cheveux en fut coupée, et trancha l'un des pieds du bureau qui s'écroula avec l'ordinateur et tout son contenu. Les papiers volaient encore dans toute la pièce lorsque la porte claqua. Tania était toujours debout au milieu du salon, tremblant de tout son corps.
Quand elle entendit la moto d'Aaron démarrer en trombe, elle se jeta sur son téléphone qui n'avait qu'assez moyennement apprécié un coup de lame médiévale. Elle se précipita donc dehors. Il fallait absolument qu'elle trouve quelqu'un pour l'aider. Aaron était devenu fou, qui savait ce qu'il allait faire ! D'abord, prévenir le quartier général des guetteurs du danger qu'ils courraient si l'Immortel arrivait à les trouver. Ensuite... elle improviserait








Paris, gare de Lyon, très tard ce jour-là


Arla descendit du train et se laissa gagner par la rumeur de Paris. Elle y était passée pour la dernière fois vingt ans auparavant, connaissait la ville depuis la fin de la construction de Notre-Dame, et à chaque fois c'était le même petit frisson quand elle y revenait.
Elle projetait de s'installer dans un hôtel tranquille, le temps de retrouver ses repères et choisir l'activité qu'elle allait y occuper. Une librairie peut-être, comme celle qu'elle avait tenue à Madrid à la fin du XIXeme ou bien un restaurant comme à Chicago dans les années soixante.
Perdue dans ses réflexions, elle ne fit pas attention au quartier qu'elle traversait, qui ne figurait pas parmi les mieux fréquentés de la capitale. Elle se sentit soudain happée par le bras et se retrouva au milieu d'une cour intérieure, encerclée par trois voyous armés de couteaux. Son français était un peu rouillé, mais elle le retrouva suffisamment pour les avertir
- Je vous préviens que je pratique les arts martiaux, vous feriez mieux de me laisser tranquille.

Bien loin de les décourager, cette remarque fit rire les jeunes. L'un d'eux tira sur son sac, mais elle se dégagea d'un coup d'épaule. Elle n'avait plus d'autre choix que se défendre. Ecartant un pan de son manteau, elle tira son court sabre japonais, trophée d'une victoire sur un samouraï.
Les vauriens rirent davantage encore, mais ils cessèrent vite lorsque d'un seul geste elle fit voler le cran d'arrêt de l'un d'eux au loin.
- Filez, ou je vous embroche !

Les inconscients attaquèrent l'Immortelle, qui fit son possible pour ne pas trop les abîmer, ce qui l'handicapait grandement. Mais ils étaient trois, en colère, et ils ne s'enfuirent que lorsque que l'un d'eux parvint à lui planter son couteau dans le dos. La blessure n'était pas mortelle, mais suffisamment profonde pour envoyer un humain ordinaire pour longtemps à l'hôpital. Un autre avait reçu une vilaine coupure au bras. Arla avait retiré le couteau, rangé son katana et allait reprendre son chemin quand cinq policiers l'encerclèrent à leur tour, en lui braquant une lampe torche sur le visage.








Sur l'autoroute du sud, vers le centre de la France, le lendemain


Aaron roulait plus tranquillement cette fois-ci, c'est à dire pas à plus de 200 km/h, il ne voulait pas être ralenti par la police. L'an passé, ils étaient allés chez un ami de Tania, guetteur lui aussi. Il le savait plus gradé dans leur organisation, donc peut-être à même de lui fournir les informations qu'il voulait.

Il vit dans son rétroviseur une voiture approcher à grande vitesse derrière lui. Le fait n'était pas banal, mais il n'était pas d'humeur à faire la course, aussi se rangea-t-il simplement pour la laisser passer. Lorsqu'elle ne fut qu'à quelques mètres, il ressentit le même buzz extrêmement intense qu'il avait déjà vécu en Angleterre quelques jours plus tôt et dont la présence ne l'avait jamais vraiment quitté depuis. L'effet était si puissant qu'il faillit chuter de sa moto.
Le véhicule, une Modena noire, se stabilisa à sa hauteur. Le conducteur le regardait en souriant. C'était bien le Sans-Nom. L'homme accéléra aux limites des performances de son bolide, aussitôt suivi par Aaron qui entendait bien ne pas le laisser s'échapper cette fois-ci.

Si le jeune Immortel pilotait le deux-roues le plus rapide du marché, son adversaire avait la voiture équivalente… Une poursuite terrifiante s'engagea sur l'autoroute, heureusement presque déserte. Aaron arrivait tout juste à rester derrière la Ferrari, il conduisait très bien, mais ce n'était tout de même pas un pilote professionnel et les conditions de conduites étaient extrêmes. Il doutait de pouvoir tenir la cadence encore longtemps. Soudain, avant qu'il puisse réagir, le conducteur freina brutalement. La scène rappela de douloureux souvenirs au jeune homme. Sauf que cette fois-ci, même s'il savait ne rien risquer directement de l'accident, la vitesse de près de 320 km/h amplifiait tout. Sa roue avant percuta la voiture et le projeta par-dessus le guidon. Il survola le toit et toucha le sol déjà loin devant la voiture, glissant encore sur une bonne distance de bitume avant de s'arrêter sur le bas-côté. Malgré sa combinaison de vitesse et son casque, il était mort bien avant.



Quand il revint à la vie, il était allongé dans l'herbe tendre d'une clairière. Sa combinaison avait été remplacée par des vêtements de bonne facture, entièrement noirs. A quelques pas, son épée était appuyée contre un arbre. Malgré la violence de l'impact, son métal centenaire n'avait aucune éraflure. Aaron pensa brièvement à l'état des véhicules. Eux ne devaient pas être beaux à voir. L'éternel jeune homme avait mal à la tête, alors que d'ordinaire les renaissances le laissaient en parfaite condition physique. Il sut alors que c'était simplement le buzz de l'homme en noir qu'il sentait. Celui-ci était assis sur un tronc, de l'autre côté de la clairière, et le regardait fixement.

Aaron empoigna son épée et le rejoignit. L'autre n'avait apparemment pas d'arme à portée de main. Il songea un instant en profiter pour le trancher en deux, mais malgré son récent revirement, il conservait un certain sens de l'honneur.
- Allez, lève toi et vient te battre, maître Corbeau !

Le vieil homme se mit justement à croasser d'une curieuse façon. Etait-ce un rire ?
- Allons, pose ton jouet, la leçon de l'autre jour ne t'a pas suffit ?

Aaron allait répondre, quand il constata avec stupeur que son adversaire n'était plus à sa place. Il blêmit en sentant le poids d'une lame sur sa gorge. Quelques gouttes de sang tombèrent de son cou dans l'herbe. L'homme était passé derrière lui, sa rapière prête à le décapiter, et tout cela en une fraction de seconde ! La pression se relâcha soudain et un coup de pied le fit chuter.
- Tu as de la chance, jeune Aaron, je n'ai pas envie de te tuer aujourd'hui. J'ai d'autres projets pour toi.
L'intéressé se redressa et s'assit, lui, sur le tronc. La voix le subjuguait, elle semblait emplir autant l'espace que le buzz lui emplissait l'esprit, l'empêchant de penser à autre chose.
- Je vous écoute alors. Je n'ai guère le choix il me semble.
- Je serais bref. Je cherche à prendre un nouvel élève. Accepte, et tu apprendras plus que tu ne l'as jamais imaginé. Refuse, et ton corps sans tête saura à quel point cette forêt est calme pour y pourrir en paix. Je n'ai encore jamais eu d'élève si jeune, mais tu me plais bien et tu sembles assez doué pour mériter cet honneur. Alors ?








Paris, fin de l'été 1996


Tania faisait quelques achats du côté des quais quand elle croisa Claudius. Ils ne s'étaient pas revu depuis qu'elle lui avait demandé de l'aide pour son ami et qu'il ne l'avait pas suivie.
- Vous avez des nouvelles d'Aaron ?
- Ah bon pourquoi, il vous intéresse à nouveau ?
- Tania, ne le prenez pas comme ça… Ce n'est pas que j'ai refusé de l'aider, il est assez grand pour prendre ses décisions. Qui suis-je pour lui ordonner quoi que ce soit, son maître ? Je ne le suis plus. Son ami ? Peut-être, mais ça ne me donne pas le droit d'interférer. Alors, que savez-vous de nouveau ?
- Rien. Ca fait presque trois mois qu'il est parti, et je ne sais rien de plus. Moi qui suis sensée être sa guetteuse j'ignore même s'il est encore en vie !
- Que savez-vous des raisons de son départ ?
- Il recherche un homme, un Immortel qui a failli le battre et qui au dernier moment lui a laissé la vie. J'ai pu sauver l'ordinateur qu'il a presque détruit en partant et j'ai regardé le journal de consultation de notre base. Il se fait appeler le « Sans-nom ». Aaron a aussi cherché avec les mots clés « maudit » et « noir ». Cela m'a fait très peur.

En entendant ce nom, Claudius avait frémi de la tête aux pieds.
- Venez, n'en parlons pas en public.


Assise dans le confortable canapé ancien, malgré la chaleur estivale Tania se sentait glacée. Ce qu'elle apprenait n'était même pas consigné dans les archives auxquelles elle avait accès à son niveau tant l'histoire était lugubre.
- De son vivant, il était Jonathan Blarke, notaire en Angleterre à la fin du XVIIeme. Il menait une vie honorable, assez riche et puissant. Puis, pour une raison inconnue, il s'est suicidé, à l'âge de 62 ans. Il s'est pendu et cela a déclenché son immortalité. J'imagine qu'il a dû être bien surpris de s'être raté. Toujours est-il que, motivé pour mourir, il a recommencé. Par noyade je crois. Puis avec du poison, ensuite il s'est ouvert les veines, s'est planté un poignard dans le cœur, jeté d'un pont, d'un toit, sous un attelage, bref, il a tenté apparemment toutes les façons possibles de mourir sans jamais penser à la décapitation. Ce qui lui a fait autant désirer la mort est son plus grand secret, mais il en cache bien d'autres. Il a enfin été trouvé, au seuil de la folie, par un vieil Immortel qui lui a enseigné les règles. Ensuite, on le perd quelques temps, et quand on retrouve sa trace, il n'a plus son maître mais détient une aura immense. Je ne l'ai jamais affronté directement, mais c'est presque une légende parmi nous. En fait, je ne connais aucun Immortel qui l'ait combattu et qui puisse encore en parler.
- Donc vous pensez qu'Aaron...
- Je n'en sais rien, mais je cela est probable hélas... Et sinon, qui sait ce qui a pu arriver ?








Banlieue de Barcelone, automne 1996


Tark Johanesson laissa filer le gamin qu'il venait d'interpeller. Il n'allait pas l'arrêter pour quelques fruits volés. Tout ce qu'il espérait, c'était que le gosse ait eut assez peur pour ne pas recommencer et que ses collègues ne n'aient pas vu. Son travail à la guardia civile ne le satisfaisait pas vraiment et le climat était trop chaud à son goût, mais c'était juste pour quelques années, deux ou trois décennies au pire. Il avait tout le temps.

En passant en voiture le long des docks déserts, il ressentit soudain une présence avec une grande violence. Vu son âge assez avancé, il était assez rare qu'un buzz lui fasse autant d'effet. Il stationna, informa le central qu'il prenait sa pause et prit son épée dans le coffre.


En marchant entre les containers et les hangars désaffectés, il se guidait au signal croissant. Un homme lui fit face. Tout de noir vêtu, il brandissait une rapière, noire également. En soupirant, Tark déclina son nom. Il n'avait pas combattu depuis près d'un siècle, mais un millénaire d'entraînement intensif ne s'oublie pas si vite. A son tour, l'autre se présenta.
- Je suis le Sans-nom.

Tark en frissonna. Cet homme existait donc réellement. Si le quart de sa réputation était avérée, le Viking n'aurait pas le temps de se lasser de la police espagnole.
Les passes s'enchaînèrent. Le Viking était un excellent guerrier, un adversaire redoutable, mais son ennemi le valait bien. Le combat connut soudain une pause. Les deux Immortels, les épées croisées, tentaient chacun de déséquilibrer l'autre.
- Vas-y, il est à toi ! cria l'homme en noir.

Tark comprit comment cet homme pouvait avoir accumulé autant de puissance en si peu de temps une fraction de seconde avant qu'une autre lame lui tranchât la tête. L'une des règles primordiales venait d'être enfreinte. Il y avait eu union de deux contre un.

Le corps du Viking tomba, à jamais privé de vie, et le Sans-Nom recula de quelques pas. Aaron s'avança alors pour recueillir le quickening que son maître lui offrait. Il tardait un peu à venir, comme s'il ne parvenait à croire en la traîtrise qui l'avait libéré. Mais lorsqu'il eut lieu, ce fut dans un déchaînement terrible. Tark était presque deux fois plus âgé que la plus vieille des victimes du jeune Immortel, et il avait combattu durant des siècles. Avec son énergie, Aaron recevait aussi tous ceux et celles qui avaient péri sous la lame viking, et c'était rude à supporter. A la fin, il s'écroula, tremblant.

Son maître se pencha au-dessus de lui.
- Ce n'est qu'un début, jeune homme. Tu as bien accompli ta tache. Tu es digne de m'accompagner.








Paris


- Allô, Claudius ?
- Tania, bonjour.
- Vous étiez l'ami de Tark Johanesson, je crois.
- Oui, il est mort, je sais.
- Il y a plus. J'ai appris que c'est Aaron qui a revendiqué son quickening.
- ...
- Claudius, vous êtes là ?
- Oui. Ecoutez, je connaissais très bien Tark. Aaron aussi, mais pas de la même façon. Et je peux vous dire que même si votre ami...
- Je ne suis plus sûre de pouvoir encore l'appeler ainsi.
- Toujours est-il qu'il est très fort. Mais pas au point de vaincre mon ami. J'ai combattu des siècles aux côtés de Johanessen, et je sais, intimement, qu'Aaron n'est pas encore assez puissant pour le battre. Tark était sans doute meilleur guerrier que moi, et par Zeus j'étais le maître de ce jeunot !
- Il vous fait peur ?
- Bien sûr. Chaque Immortel est une menace pour les siens. Si « l'Homme est un loup pour l'Homme », que devrait-on dire de nous ? Lorsqu'en plus c'est quelqu'un en qui vous aviez confiance, à qui vous avez tout appris, c'est encore pire. Et si ce que vous dites est vrai, si à trente-cinq ans il a vaincu un homme de mille cinq cents, et pas des moindres… Alors c'est peut-être l'annonciateur de notre fin. Il se peut que je voies trop loin, trop grand. Ce n'est sans doute qu'un gamin doté d'une chance insolente. Mais il me terrifie.

Tania était toujours assise, le combiné à la main. Le Romain lui avait raccroché au nez après son aveu. Elle aussi était terrifiée. Qui la protégerait si, pour une raison ou une autre, Aaron s'en prenait à elle ? Elle ne possédait ni épée, ni expérience séculaire, ni pouvoir de guérison miraculeux. Si même Claudius ne pensait pas pouvoir la défendre… qui le pourrait ?



Dans un autre quartier de la capitale, Arla avançait en contournant soigneusement le commissariat. Dès son arrivée à Paris, ses déboires avec la police avaient bien failli la priver de son sabre. C'était plus facile à l'époque, quand tout le monde avait une arme blanche à la ceinture. Tout était plus facile d'ailleurs. Les changements d'identité par exemple. Encore une ou deux décennies d'informatisation, et l'Immortelle se demandait vraiment comment elle pourrait régulièrement en adopter une nouvelle sans se faire prendre.

Ce qu'elle aimait à Paris, c'était que malgré la grande concentration des gens de sa race, les combats y étaient assez rares, grâce à la forte densité de mortels, autant de témoins potentiels à fuir. Pourtant elle ressentit un buzz, tandis qu'un grand jeune homme se dressait devant elle, à l'entrée d'un chantier.
- Viens te battre, le coin est désert.
- Je ne cherche pas la lutte, laisse-moi passer s'il te plait.
- Je n'ai pas demandé ton avis. C'est notre loi.
- Oui, mais cette loi m'autorise à accepter un duel ou pas.

Arla allait contourner l'Immortel qui la provoquait lorsqu'un violent coup sur la tête lui fit perdre connaissance.

Elle se ressaisit dans le sous-sol d'un immeuble en construction. Un homme lui faisait face. Ce n'était pas celui qui l'avait provoquée, il dégageait un pouvoir bien supérieur. Le duel venait de s'engager et Arla se rendit vite compte qu'elle n'aurait pas longtemps le dessus, lorsque toutes les lumières du chantier s'illuminèrent d'un coup.
- Eh vous, là-bas, que faites-vous ? Partez ou j'appelle la police, moi, je vous préviens ! Le chantier est interdit au public, ça peut être dangereux.
Même éblouis, les combattants avaient eu le réflexe de dissimuler leurs lames. Ils se séparèrent, Arla emportant la promesse d'être retrouvée pour achever le duel.








Phoenix, quartier général des guetteurs du sud des Etats-Unis, décembre 1996


Tania venait remettre son rapport à son superviseur. Elle attendait pour le lui remettre en personne, car il lui avait fait savoir qu'il voulait lui parler. Elle fut introduite dans le bureau de Johnson, s'installa confortablement dans un fauteuil.
- Voilà, M. Johnson, le rapport préliminaire de James Hurkley. J'ai parlé à l'Immortelle qui l'a trouvé, elle nous connaissait. Elle m'a appris que puisque sa mort dans la montagne n'avait pas eu de témoin, il était retourné vivre comme si de rien n'était dans sa famille, pour préparer une transition douce à son départ. Les détails sont dans son dossier.
- Merci Tania, bon travail. Si j'ai demandé à vous voir, c'est à propos d'Aaron. Je sais que le sujet est délicat pour vous, mais en l'occurrence je ne parle pas en mon nom propre, et l'affaire est d'importance. Je ne tiens pas seulement mes consignes du central des guetteurs, mais d'une délégation de guetteurs et - surtout - des quelques Immortels qui sont au courant de notre existence. C'est exceptionnel, mais nous faisons face à une situation tout aussi exceptionnelle. Il se passe actuellement une crise pour les Immortels, comme ils en ont déjà connu, mais contre laquelle il faut agir. Je sais bien que notre principal mot d'ordre est de ne pas intervenir, mais c'est à la demande des rares Anciens qui nous connaissent. Durant ces quatre derniers mois sont morts plus de maîtres Immortels que durant les deux cents dernières années. Des hommes et des femmes de mille, deux mille ans, parfois plus. Tous combattants émérites. Sans compter beaucoup d'autres de moindre envergure. Nous pensons qu'Aaron en est la cause.
- Mais… Même s'il n'y a plus rien en lui de l'homme que j'ai aimé, Claudius disait qu'il n'était tout de même pas puissant au point de défaire les anciens… Il n'a que dix ans d'Immortalité !
- Je le sais bien, Tania. Cela fait deux mois que nos meilleurs agents travaillent sur ce cas, et plusieurs en sont morts. Mais nous avons les réponses, en partie grâce à Arla Tronheim, la seule Immortelle qui en ait échappé. L'homme qu'il recherchait et dont vous avez parlé à Claudius Gaius a pris le contrôle d'Aaron. Et ils se battent ensemble. Tous deux sont puissants, même si individuellement ils ne pourraient probablement pas vaincre les Anciens. Leur union est contraire aux Lois et nous craignons une violente réaction si nous ne la brisons pas à temps.
- Mais comment, comment Aaron a-t-il pu se faire embrigader par ce monstre ? Il était si...
- Je crois que l'homme que vous avez connu n'est pour rien dans cette histoire. Il existe certaines légendes chez les guetteurs responsables qui décrivent des Immortels ayant acquis le contrôle de leurs semblables en canalisant leur buzz. Si c'est bien ce qui se passe en ce moment tant qu'ils sont ensemble le Sans-nom domine totalement Aaron, qui est trop jeune pour résister et qui était sans doute déjà fragilisé. Nous avons découvert des secrets de son passé, en recoupant des archives. Il apparaît que cet homme est devenu fou après tous ses suicides, dont vous êtes au courant je crois. Il a su le dissimuler à son maître, mais le fait est là. Figurez-vous qu'il a plusieurs fois pris des élèves et s'en est servi comme il le fait actuellement d'Aaron pour triompher dans tous les combats. En « récompense », son élève reçoit une immense quantité de quickenings parmi les plus puissants de la planète. Et quand l'apprenti devient lui-même trop puissant, le Sans-nom le décapite en traître et récupère ainsi en contrecoup la totalité. C'est de la seconde main, mais l'effet reste terrible. C'est grâce à cela que malgré ses quelques siècles à peine, cet homme possède sans doute le plus puissant des buzz.
- Donc il va tuer Aaron !
- C'est probable, mais dans l'absolu, et pardonnez-moi d'être franc, ce n'est pas le plus grave. Leur technique déloyale détruit l'équilibre millénaire, et compromet le combat final. A ce rythme, il n'en restera effectivement bientôt plus qu'un, et si c'est le Sans-nom qui devient l'unique...
- J'imagine. Et puis-je faire ?
- Une vaste opération se monte, une coalition de guetteurs et d'Immortels telle qu'on n'en a pas vu depuis 960 ans. Nous voudrions que vous les rejoigniez en Europe. Leur but est de séparer Aaron de celui qui se prétend son maître, de préférence sans les combattre. Votre présence aura peut-être un effet bénéfique sur votre ami.








Dans un Fjord isolé, sud de la Norvège, avril 1997


Aaglatak Tanaek chuta une fois de plus dans l'herbe. Immortel ou pas, il était épuisé. Les deux hommes qui le poursuivaient le terrifiaient mais il devait se retourner et combattre, même à un contre deux. Serrant fort son trident, il leur fit face. Mort 3200 ans auparavant dans les griffes d'un ours polaire, l'Inuit Immortel avait mené une vie des plus pacifiques. Se réfugiant la plupart du temps dans les glaces de son pays natal où nul ne venait le chercher, il avait perpétué ses traditions jusqu'à ce jour ou un faux message de détresse d'un ami l'avait attiré au sud.
Là, il s'était retrouvé face à ces deux traîtres. Ceux qui l'avaient poursuivi autrefois, c'était arrivé, avaient toujours abandonné aux marches de glace de son domaine gelé. Pas eux. Ils ne lui avaient pas laissé le temps de l'atteindre.

Face à son harpon, ils tirèrent l'un une fine rapière noire, l'autre une lame immense, la plus grande « deux-mains » occidentale qu'il ait jamais vue. D'un simple coup, l'épée géante brisa le manche d'os de l'arme inuit. Quels que soient ces hommes, ils ne lui laisseraient même pas l'honneur de mourir en guerrier, lui, le plus vieux des Eskimos. Il ferma les yeux, attendant la mort, lorsqu'une sensation violente de présence s'ajouta à celle déjà écrasante de ses adversaires. Ils l'avaient ressentie aussi, et leur geste meurtrier resta en suspens. Le vent tomba d'un coup, laissant sur la vallée un silence surnaturel.

Un homme apparut, en face. Un autre derrière, et une femme, sur la gauche. En quelques instants, ils étaient encerclés par près d'une vingtaine d'Immortels. C'était un instant mémorable qu'une telle réunion, et tous les guetteurs qui formaient un second cercle invisible autour n'en perdaient pas une seconde. Il y avait une délégation de chaque époque et de nombreuses civilisations. Chacun avait revêtu sa tenue traditionnelle : le Thrace avec sa jupe de cuir et le chevalier en cotte de mailles, le Mongol dans sa peau de loup et le Yéménite aux colliers d'argent, l'Amazone en tunique blanche et le Cosaque en hautes bottes, la Celte tatouée de bleu et le Sioux au visage peint, le Touareg drapé d'indigo et l'Egyptien aux yeux soulignés de khôl, le Samouraï à la somptueuse armure… Même Duncan McLeod avait quitté ses tournages pour retrouver son véritable kilt. D'un seul geste, ils levèrent leur épée et poussèrent un grand cri à l'unisson.

Pour la première fois, une émotion se lisait sur le visage du Sans-nom. Il luttait pour retenir son ascendant sur son élève. Aaron, malgré son augmentation récente et spectaculaire de pouvoir, était de très loin le plus jeune de l'assemblée, plus jeune même que bien des mortels parmi ceux qui guettaient depuis la crête. Une telle concentration de buzz était très éprouvante, surtout avec celui de son maître juste à côté de lui. Il se mit à trembler. Il lui fallait absolument faire baisser cette intensité ou sa tête allait imploser ! Impossible de les disperser tous, et ils ne le laisseraient pas passer tranquillement. Quant à combattre, il en était bien incapable dans son état, c'est à peine s'il pouvait encore tenir son épée. Une seule solution, s'éloigner du Sans-Nom.
Il fit quelques pas en titubant, sans écouter son mentor qui lui criait de revenir. Soudain, hors de la portée de la volonté du Sans-nom, il eut l'impression que sa conscience était un fil qui venait de se rompre. Il tomba évanoui.
- Aaron !

Une humaine dévala la colline derrière laquelle elle s'était cachée, osa franchir seule le cercle des Immortels et s'agenouilla auprès de son ami.

Tous les Immortels avaient à présent les yeux fixés sur le Sans-nom. Aaglatak s'était mêlé à eux, et faute de mieux, brandissait son harpon puisque son trident de combat était brisé. Face à l'homme en noir, quelqu'un au nez très particulier, qui semblait avoir vingt-cinq ans, fit un pas en avant. Contrairement aux autres, il portait un simple jean et un blouson, rien ne le distinguait d'un jeune homme ordinaire, à part le glaive qu'il tenait et des yeux exceptionnels.
- Je suis Méthos.

Un murmure parcourut alors l'assistance. La plupart pensait qu'il n'était qu'une légende, et ceux qui le connaissaient s'étonnaient qu'il soit sorti de sa discrétion proverbiale pour se montrer ainsi au grand jour.
- Je suis Méthos, le plus ancien des Anciens. Cela fait plus de 5000 ans que je parcoure le monde, et de tout ce temps, jamais Immortel n'a fait plus de tort à notre race que toi. Tu as enfreint toutes nos lois, il est temps pour toi de mourir selon elles. Choisi l'un d'entre nous, celui que tu veux, et bats-toi loyalement jusqu'à la mort. Et cette fois-ci, explique-toi et aie le courage de dire ton vrai nom.

Le Sans-nom partit d'un rire dément.
- Que je m'explique ? Vous ne pourriez même pas comprendre… Vous tenez tous tellement à la vie. Vous ne pouvez même pas imaginer l'impression que cela fait d'être emprisonné dans la vie. J'ai tout essayé pour la quitter, tout ce que mon époque connaissait et croyez-moi, ce n'est pas peu dire. Sauf une chose, sauf la seule chose qui aurait pu m'en débarrasser. Et quand je l'ai enfin appris, ironie du destin, je n'ai pas pu le faire. Le suicide n'est déjà pas facile à concrétiser, et je doute que vous ayez essayé de le faire depuis votre première mort. Cette immortalité maudite me prive de ce que je souhaite depuis des siècles. Je ne peux pas me tuer. Je me suis dit alors que puisque vous mes frères, mes semblables, voulez notre mort à tout prix, il me suffisait de vous trouver pour être tranquille. Mais j'ai gagné mon premier duel, puis le suivant. Ce destin cruel a fait de moi non seulement un Immortel, mais un champion entre tous. Alors j'ai décidé de vous décapiter jusqu'au dernier, par tous les moyens, et je ne crains pas les règles puisque je ne vise pas le Prix. Pauvres fous que vous êtes, je vais tous vous tuer, un par un s'il le faut. Toi par exemple, viens, continuons ce que nous avions commencé… Vous vous croyez si forts. Vous n'êtes rien face à moi!

Il désignait Arla. Résignée, elle leva son arme, se mit en garde, tandis que tous reculaient d'un pas.
- Je suis Arla Tronheim, comtesse de Buchenäch.
- Je suis le... Ah c'est vrai... vous voulez mon nom. Jonathan Blarke, pour vous servir. Et pour vous tuer.

Le duel s'engagea. Même seul, l'homme en noir était très puissant, héritage de tant de quickening volés. Il eut tôt fait de désarmer, puis de décapiter Arla. Il reçut son quickening en riant. Les autres n'avaient pas fait un geste. Un contre un, telle était la Loi, et eux la respectaient.
Sans même attendre, il provoqua un autre Immortel en duel. Pour n'importe lequel, se battre sitôt après une victoire eut été du suicide. Pas pour le Sans-nom. Peu après, le Thrace tombait à son tour. Puis, après quelques minutes de repos seulement, le Sans-nom appela un général romain.
Claudius s'avança. Quel était donc cet adversaire contre-nature capable d'absorber tant d'énergie et de toujours être capable de se battre ? Le Romain était très puissant, mais il fut à son tour défait après une lutte acharnée.

- Alors, mes braves Immortels, à qui le tour ? Si j'avais su que vous teniez à ce point à la mort, je vous aurais envoyé des invitations plus tôt. Alors, qui maintenant ? Toi, Méthos, ou l'âge t'aurait-il rendu trop sage pour accepter ? Toi MacLeod, si célèbre devant la caméra, que vaux-tu réellement ? Qui relève mon défi ?
- Moi, Jonathan, puisque c'est ainsi que tu te nommes.
- Quel est le courageux qui a parlé ? Vous m'étonnez, Immortels mes amis, je croyais que vous teniez trop à la vie pour vous battre avec moi.

Un homme s'avança dans le cercle. Il était beaucoup plus grand que la moyenne, et ses vêtements étaient aussi contemporains que ceux de Méthos. Des deux mains, il tenait une immense lame de tournoi. Le Sans-nom ne riait plus.
- Allons Aaron, tu combattrais ton maître, tu veux m'affronter, moi ? Sois sage, laisse moi finir, je discute avec ces messieurs-dames.
- Aaron, je t'en prie, n'y va pas, suppliait Tania, des larmes plein les yeux.
- Tu vois, écoute cette mortelle, c'est encore la plus sensée de cette assemblée.
- J'ai dis, vieil homme, que je te provoquais en duel, alors bats-toi !
- Bon, tu l'auras voulu, jeune fou !

Aaron n'était pas conscient lorsqu'il avait pris tous ces quickenings sous l'emprise de son maître, mais ils lui profitaient néanmoins, plus que ce dernier ne l'avait supposé sinon il l'aurait déjà décapité dans son sommeil. C'est avec une expérience mille fois supérieure à son âge qu'il se lança dans la bataille. Ses coups portaient, et malgré ses fanfaronnades, Blarke accusait tout de même le choc de ses trop récentes victoires. Hasard, chance ou habileté véritable ? Le fait était que le combat durait, et les duellistes semblaient infatigables. Les autres Immortels avaient encore élargi le cercle pour ne pas les gêner. Dans le silence total du fjord, on n'entendait que les bruits aigus des lames d'acier qui se frappaient dans des gerbes d'étincelles. Soudain, même ce son s'arrêta. Une tête roula, un corps tomba en lâchant sa lame. Les spectateurs reculèrent encore. Ce quickening allait être digne d'une éruption.

Aaron restait seul debout, au milieu. Le corps à ses pieds, soudain débarrassé de son pouvoir, n'était plus que le cadavre d'un vieil homme ordinaire. Puis, une aura bleutée se condensa, juste au-dessus du sol, et se mit à tourbillonner autour du jeune Immortel, lentement d'abord, puis de plus en plus rapidement. L'Egyptien emmena Tania loin de là, craignant pour sa vie, tandis que même les guetteurs les plus téméraires s'éloignaient, ne laissant que leurs appareils enregistreurs. Pourtant, le quickening n'avait toujours pas commencé. La Nature concentrait ses forces, en prévision du déchaînement annoncé. Les Immortels eux-mêmes remontèrent les flancs de la colline, ne sachant pas à quoi s'attendre.
Puis, brutalement, l'enfer tomba sur la vallée. A l'épicentre, Aaron, l'épée levée droit au-dessus de la tête, fut soulevé dans les airs, tandis que s'abattait en lui la puissance de milliers d'Immortels, totalisant presque un million d'années. Méthos lui-même n'avait jamais assisté à pareil événement. Tous frémirent, en songeant que cela devait ressembler au dernier combat, et ils se regardèrent, se demandant quand il aurait lieu et lequel de leurs amis ils devraient alors combattre pour toucher le Prix.


Lorsque qu'Aaron retomba au sol, le déchaînement d'éclairs autour de ce champ de bataille très spécial avait calciné le sol jusqu'à la terre.
Tania voulut une fois de plus courir vers son ami mais Ceirdwyn, la Celte, la retint. L'air était encore parcouru de petites décharges. Surtout, tous redoutaient ce qu'avait pu devenir le jeune homme.

Il était debout, et l'épée qu'il avait toujours à la main étincelait plus que jamais. Ses vêtements étaient en partie brûlés, mais ce que tous regardaient, c'était ses yeux. Il les leva et les regarda, un par un, avant de se fixer sur Tania.
- Ne craignez rien. Je suis bien moi. Et c'est grâce à vous. Je ne vais pas vous combattre, bien que je le puisse sans doute. Vous craigniez vous être débarrassés d'une menace pour en créer une autre encore pire, et c'est le cas. Mais je ferai mon possible pour mettre ce pouvoir au service de ce qui me semble juste. J'espère simplement ne pas me tromper dans mon jugement, car vous auriez du mal à m'arrêter à présent. Tania, si tu le souhaites encore, nous partagerons le temps qu'il te reste. Ensuite, je verrai. L'aventure, la chasse ou rien de tout cela, je ne sais pas encore. Pour l'instant, je vais simplement me reposer quelques années...


Un par un, les Immortels s'en retournèrent chez eux, parfois discrétement suivis de leurs guetteurs. Tous jurèrent à Méthos de garder son secret, et saluèrent la venue parmi eux, les anciens et les puissants, d'un nouveau maître. Aaron à la grande lame était entré dans la légende Immortelle.












Epilogue
Croiseur USS Colorado, en orbite autour de Zéta 3, mars 2450



Aaron pilota souplement sa navette à l'entrée de la baie, et la positionna en face du rayon tracteur qui la pris en charge automatiquement. Pendant l'amarrage, il déboucla son harnais, ôta son casque et sortit dès que la verrière s'ouvrit. Il vérifia un détail du planning d'entretien avec le droïd superviseur et se dirigea vers les quartiers d'habitation.

Sur son chemin les gens murmuraient, s'écartaient sur son chemin. On lui jetait des regards tantôt interrogateurs, tantôt haineux. Nul ne comprenait comment il avait put survivre au crash de son transporteur, la semaine précédente. Un raid de pirates l'avait fait s'écraser sur un astéroïde sans atmosphère. Tout le monde était mort sur le coup mais lui s'était réveillé dans le vaisseau qui rapatriait les corps. Et depuis, on jasait beaucoup à bord de son croiseur. La tension montait, il savait qu'il allait devoir partir, une fois de plus.

Il était au mess lorsqu'il ressentit un buzz. Les Immortels se faisaient rares, depuis quelques temps, puisque trop peu de gens mourraient de mort violente pour devenir Immortel et renouveler le nombre de ceux qui succombaient aux duels ; ou alors c'était dans l'explosion d'un vaisseau spatial qui ne laissait aucune chance même à un Immortel. Il chercha qui en était à l'origine. Son sens s'était aiguisé avec l'âge, et il trouva vite. Un homme d'une quarantaine d'années d'apparence, à qui il attribuait un ou deux siècles. Il ne se rappelait pas l'avoir vu auparavant.

Aaron s'en approcha, et l'autre perçut sa présence. C'était un hargneux, il voulait le combat. C'est un peu malgré lui qu'Aaron l'entraîna dans un coin tranquille et surtout isolé électriquement. Il ne s'agissait pas de faire sauter le vaisseau avec un quickening déclenché trop près de la salle des machines !


L'homme sortit de sa tunique une vibrolame d'Aldébaran, tandis qu'Aaron activait son sabrolaser et se mettait en garde.

Et la lutte éternelle continua.


Il ne pouvait en rester qu'un.





F I N




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