La première chose qui vint à l'esprit de Liam lorsqu'il reprit connaissance, c'est qu'il n'avait pas froid et c'était pour le moins inhabituel. Son corps était lourd et douloureux, comme si la douleur se réveillait le seul moment où il se reposait.
Le repos. Un concept inhabituel pour Liam, pour qui ce mot représentait quelque chose de bien abstrait. Qu'était-ce ? Comment faisait-on ? Eh bien, on ne faisait rien et le corps se relâchait pour regagner de l'énergie. Liam fronça les sourcils. Pourquoi pensait-il à cela ? Vers quel chemin allaient ses pensées ? Avait-il perdu la tête ? Son cœur rata un battement alors qu'un visage se rappelait à son esprit. Un visage aux traits durs, aux yeux bleus perçants. Mais surtout, il se rappela les mains, le plus souvent fermées en poing ou resserrées sur sa gorge. Il se souvint des tâches qu'il avait à faire, de cette montagne d'obligations qu'il n'avait jamais le temps de terminer avant son retour. Et puis, la soirée lui revint en mémoire. Du moins, partiellement. Mais le peu qui lui vint le fit angoisser instantanément. D'un coup, il voulut ne plus ouvrir les yeux tant il avait peur.
Il allait mourir. Brett attendait sans doute qu'il se réveille pour lui administrer une bonne correction, une de celles dont il se souviendrait s'il y survivait. Liam appréhenda en avance et se mit à trembler sans vraiment y faire attention. Ses doigts se resserrèrent sur la… Couette ? Depuis quand avait-il droit à une couette ? Il avait l'habitude de la petite couverture rêche et vieille en laine que Brett lui avait accordée, mais une couette… C'était… Bien trop agréable pour être vrai.
Un bruit qu'il ne réussit pas à identifier se fit entendre et il sursauta sans réussir à se retenir. La peur revint, il se recroquevilla sur lui-même dans une grimace. L'air de rien, son corps était douloureux. Brett n'avait pas l'habitude faire dans la douceur. Des doigts vinrent frôler sa joue avec une légèreté insoupçonnée. Ils allèrent dans un sens, puis dans l'autre dans une sorte de… Caresse ? La surprise le prit, mais il n'ouvrit pas les yeux.
- Allez debout la marmotte, entendit-il.
La voix, familière, était un peu rauque mais douce. Et Liam eut envie de l'écouter. Mais tout de même, avoir les yeux fermés était une chose bien agréable… Depuis combien de temps n'avait-il pas eu droit à un tel confort ? Sous son corps, il sentait l'épais matelas. Les draps étaient propres, l'oreiller moelleux et la couette… D'un coup, il ouvrit les yeux… Et tomba sur deux orbes ambrés et un sourire fatigué. A la vue de ce visage fin parsemé de grains de beauté, Liam eut un flash. Il revit le bar, le code « White Torii », la diversion faite par la rouquine, son retrait dans l'arrière-salle avec le brun et son collègue en costume, sa fuite dans les toilettes, sa peur d'être renvoyé auprès de Brett… Et il se souvint, enfin, de l'arrivée de ce jeune homme qui l'avait sorti du bar. Potentiellement sauvé d'une mort certaine. Enfin, sans doute avait-il seulement retardé son échéance. Mais Liam n'avait pas les pensées les plus claires. Il ne fallait pas oublier qu'il venait à peine de se réveiller et qu'il avait d'ores et déjà eu trop peur pour réfléchir correctement.
- Salut, lui dit doucement le brun.
Liam était tellement surpris que sa bouche s'entrouvrit mais qu'il fut incapable de dire quoi que ce soit. Ses yeux détaillèrent l'endroit dans lequel il se trouvait, une petite, très petite chambre sobrement décorée, avec deux trois cadres photos par-ci par-là, un placard encastré dans le mur et une table de nuit ridiculement petite. D'ordre général, tout semblait minuscule et pourtant, Liam n'était pas grand. Du coin de l'œil, il vit le serveur se gratter la tête d'un air gêné.
- Bon tu m'en voudras pas, c'est pas le grand luxe, mais au moins le chauffage marche bien. J'ai fait les courses, ça remplace les trucs périmés que j'ai oublié de jeter haha…
Liam se redressa légèrement mais grimaça. Ses bras lui faisaient mal, là où Brett l'avait empoigné tant de fois… Sa gorge s'assécha.
- Hé, doucement joli cœur. Reste encore un peu allongé. Enfin, si tu veux j'peux te bourrer le dos de coussins, mais évite de forcer sur tes bras, lui conseilla le serveur.
Le blondinet tourna la tête vers lui et finit par hocher timidement la tête en se rallongeant. Il était gentil, autant l'écouter… Après une brève éclipse, le serveur revint avec trois gros coussins sous les bras. Il passa un bras autour de Liam, l'aida à se redresser et plaça les énormes oreillers derrière lui, de manière à ce que son invité puisse se tenir assis sans problème. Toujours avec cette surprenante douceur, le brun lui apporta un plateau qu'il posa sur ses cuisses.
- Je ne sais pas trop ce que tu aimes alors… Tu as le choix. Du pain, du lait, des céréales, du Nocciolata… Quoi, tu connais pas ? C'est comme du Nutella, mais en mieux. Et sur plein de points. Oh, aussi t'as des biscottes, des petits biscuits… Si c'est lourd, tu me le dis, j'avoue que j'ai pas lésiné sur la quantité. Après, faut te remplumer, alors je me dis que…
Le serveur parlait beaucoup. Beaucoup trop. En fait, Liam n'avait pas l'habitude qu'on lui parle autant et aussi vite. Pourtant, le blondinet pourrait presque dire qu'il était à l'aise, tout simplement parce que la frimousse qui lui faisait face ne le regardait ni avec haine, ni avec pitié, deux choses qu'il redoutaient toutes autant l'une que l'autre. Avec un peu d'imagination, il était à deux doigts de penser que le brun le considérait comme son égal.
- … Enfin bref, sers-toi ! Faut te remplumer tu sais ? T'es mignon, mais t'as les joues trop creusées, tu manques d'un peu de gras.
Liam préféra ne pas relever le compliment. Il n'avait pas l'habitude d'en recevoir alors… Il ne voulait pas passer pour un idiot et décida de baisser les yeux sur ledit plateau. Il n'avait jamais vu quelque chose d'aussi garni, comme si son hôte avait peur qu'il manque de quelque chose. Sa gorge se serra mais il se refusa à ressentir une quelconque émotion de manière consciente. Rien n'était joué. Il était là, mais… Son avenir était constellé de zones d'ombres, si bien qu'il avait du mal à avoir faim d'une quelconque manière. Toutefois, il se força à prononcer péniblement un pauvre « merci » à l'attention du serveur qui perdit toute trace de sourire. Un air sérieux naquit sur son visage. Il posa sa main sur le poignet bleui de Liam, qui sursauta instinctivement.
- Hey, ça va aller, d'accord ? T'es en sécurité, ajouta le brun.
- Pour combien de temps ? Articula le blondinet.
Pour lui, il n'y avait pas d'autre issue possible qu'un retour à sa vie d'avant, simplement parce qu'il n'avait rien. Plus de papiers, plus de vêtements, juste son téléphone, dans lequel figurait un unique contact : Brett. Le serveur était bien gentil – adorable – de l'accueillir chez lui, mais viendrait un moment où il en aurait assez. Sans doute le renverrait-il au bout d'un jour ou deux.
- Qui a dit qu'il fallait forcément qu'il y ait une limite de temps ? De ma vie, c'est hors de question que ce connard remette la main sur toi. J'imagine qu'à part chez lui, tu n'as nulle part où aller ?
Liam ne répondit pas ce qui, en soi, voulait tout dire. Les mots se bloquaient dans sa gorge. Il ne réalisait pas encore la chance qu'il avait.
- Eh ben voilà, continua le serveur. La question ne se pose donc pas. Alors d'accord, ici, c'est assez petit, mais je t'assure que tu peux t'y plaire.
Le blondinet songea que n'importe quel endroit serait mieux que la cave qu'il occupait depuis tant de temps. Et puis le brun n'avait pas à dénigrer son appartement. Du peu qu'il voyait, Liam trouvait ça très bien – tout lui plaisait, simplement parce qu'il y avait de la lumière, pas d'humidité et que rien ne sentait le moisi. Il baissa les yeux sur cette main doucement enroulée autour de son poignet bleui. Il se rappela alors de l'allure que devait avoir son visage, sans maquillage. Il remarqua alors qu'il portait, en guise de haut, un simple t-shirt un peu grand pour lui, laissant la quasi-entièreté de ses bras apparente. Les ecchymoses les ornant ne se comptaient plus. Liam fit tout pour ne pas regarder le serveur tant il avait honte. Ce t-shirt n'étant pas à lui, le bas de jogging qu'il portait ne devait pas l'être non plus. Le blondinet se mordit la lèvre alors que sa gorge continuait de se serrer et qu'une émotion montait en lui malgré ses réticences. Le brun l'avait déshabillé, rhabillé. Il avait vu son corps. Ses marques de maltraitance. Bleus. Plaies. Coupures. Cicatrices. Un florilège de traitements infligés plus ou moins récemment. La honte continua de le submerger par vagues, avec une puissance croissante. Les doigts pâles et fins caressèrent doucement la peau bleutée.
- Je ferai tout pour que tu te sentes bien.
Liam ne put empêcher sa main libre de remonter en direction de son visage. Finalement, il avait bien du mal à se contrôler. Il allait craquer. Parce que la gentillesse du serveur craquelait ses maigres défenses. Pourquoi ses « promesses » lui faisaient-elles autant d'effet ? Pourquoi le croyait-t-il déjà ? Pourquoi se sentait-il dégringoler mentalement ? Pourquoi avait-il peur de voir Brett débarquer à n'importe quel moment ? Pourquoi…
Parce qu'il réalisait. Il réalisait progressivement que tout ça, c'était réel. Bien réel. Les premières larmes apparurent à ses yeux. Enfin, le premier sanglot secoua son corps. Ses premières défenses s'effondrèrent complètement. Des bras se mirent à l'entourer avec une douceur dont il avait désespérément besoin. Il posa sa tête sur l'épaule de son sauveur, ne put s'empêcher de pleurer contre lui. Parce qu'il pouvait souffler, enfin. Céder à ses peurs, à ses angoisses, à ses faiblesses. Mais la honte était toujours là, bien présente. Il se sentait pitoyable, souillé, sali. Toutes ses souillures remontaient en lui.
Mais il était là, dans ce petit appartement. Loin de Brett. Loin de ses mains aussi sales que sanglantes.
Et alors qu'il pleurait comme jamais, il entendit ceci :
- C'est fini, Liamou. C'est fini.
