Chapitre 30.
Sans ses bandages, il était comme un corps privé de ses vêtements, nu, presque violé. Le premier réflexe d'Atsushi fut de couvrir les deux bras que Yosano avait dépouillés de leur seconde peau, cacher la profanation. Il en aurait hurlé de colère, si un détail ne l'avait pas frappé. La peau. Elle était aussi blanche que les draps et que les morceaux de tissus laissés sur le matelas en misérable tas de chiffons. Ce fut Chuuya qui souleva le drap à sa place, aussi pâle que les murs. Ses lèvres tremblaient.
– Je ne comprends pas », dit-il doucement. « Ses poignets… »
Du bout des doigts, il frotta le derme de son ancien coéquipier comme s'il cherchait à découvrir une pellicule capable de cacher la véritable nature de cette chair sans trace, sans défaut. « Je les ai pourtant vues », répéta le mafieux. « Les marques, les cicatrices. C'est moi qui ai épongé le sang, qui ai suturé les plaies qu'il se faisait au scalpel… ça ne peut pas disparaître comme ça. »
– Non », soutint la voix de Kunikida, demeuré au bout du lit comme si une sorte de pudeur l'empêchait de s'approcher. « Ça ne disparaît pas comme ça. »
Atsushi acquiesça. Les propres marques sur son torse en attestait. Une fois la chair pénétrée, on en gardait la trace pour toujours, même si le temps permettait d'en estomper les contours et d'en atténuer la douleur. Et connaissant Dazai, sa promptitude à se faire du mal, son passé, il était impossible que son corps soit intact.
– C'est ça qu'elle a voulu nous dire… Yosano-san ? » balbutia-t-il. « C'est ça que Mori-san était censé savoir ? »
Les sourcils froncés, les mains tremblantes, Chuuya rabattit le drap sur le corps inerte. Il semblait en colère.
« Il y a quelque chose que je ne comprends pas », souffla Kunikida, les yeux dans le vague. « La première fois que je l'ai vu en crise, le soir où il s'est fait du mal, il y avait des dizaines de cicatrices sur ses bras, plus ou moins récentes, dont certaines bien passées… Yosano les a vues aussi. S'il avait la capacité de se régénérer, pourquoi ces marques étaient-elles présentes à ce moment-là ? »
« Mori pense qu'il ne maitrise pas complètement son pouvoir », intervint une voix féminine depuis le pas de la porte.
Les bras croisés, Yosano les observait avec son regard acéré dont l'éclat mauve perçait l'obscurité comme deux faisceaux. « Quand il avait encore l'occasion de soigner Dazai, il a constaté que certaines marques allaient et s'en venaient sans logique propre », poursuivit-elle. « Il pense que même avec cette capacité de régénération qui lui permet de guérir à une vitesse anormale et de survivre à des blessures très graves, certaines ont tendance à ressurgir… »
– Comme des souvenirs ? » émit Atsushi sans être tout à fait certain de se comprendre lui-même.
– Comme des souvenirs, oui », acquiesça Yosano. « La preuve étant que ses cicatrices réapparaissent quand il se mutile. Kunikida l'a dit, et c'est vrai que nous l'avons constaté. »
– Je l'ai vu aussi », confirma Chuuya. « Mais j'étais persuadé qu'elles avaient toujours été là… »
– Vous n'avez jamais remarqué que Dazai faisait parfois semblant d'avoir un bras ou une jambe cassés dans les moments critiques ? » renchérit la médecin.
À l'unisson des deux autres, Atsushi confirma, se remémorant le plâtre que l'ancien mafieux avait porté lors de leur affrontement contre la Guilde. Il était persuadé que sa blessure était la conséquence d'un accident de voiture. C'est en tout cas ce que Dazai leur avait prétendu, mais maintenant que Yosano l'évoquait, il se souvenait bien que l'ancien mafieux ne l'avait plus porté du jour au lendemain. Et cette blessure par balle qui l'avait traversé de part en part et pratiquement vidé de son sang pour qu'il s'en remettre deux jours plus tard… Personne ne le remarquait plus, parce que c'était Dazai et qu'il s'en sortait toujours, mais sa capacité de récupération était en effet prodigieuse. Il y avait même des chances pour que sa fracture au bras ait été réelle suite au carambolage de la voiture où il se trouvait avec Ango. En attestait l'état du fonctionnaire, qui lui, n'était pas feint. Si on suivait cette logique, quelques heures avait dû suffire à son bras pour se rétablir et Dazai avait conservé son plâtre, non seulement pour ne pas révéler son pouvoir, mais aussi pour paraître plus vulnérable qu'il ne l'était vraiment aux yeux de l'ennemi.
Se montrer vulnérable…
– Ce n'est pas seulement son pouvoir qu'il veut cacher » marmonna le jeune homme. « Mais aussi le fait qu'il soit moins fragile qu'il en a l'air. Dazai n'a jamais caché ses tendances suicidaires, bien au contraire. En exhibant ses bandages, il porte sur lui le témoignage de ses blessures. N'importe qui, en le voyant, devinerait qu'il porte des cicatrices au poignet et au cou. Ce qui n'est pas le cas s'il peut se régénérer et les effacer. »
– Sauf que Dazai ne trompe plus personne », rétorqua Chuuya. « Ni chez vous, ni au sein de la Mafia. Tout le monde sait qu'il est redoutable et incroyablement résistant. Qu'il trompe l'ennemi avec de fausses blessures est une chose, mais ses bandages, eux, ne trompent personne. »
– Il a raison », confirma Yosano, toujours adossée au pas de la porte, tandis que Kunikida les écoutait en silence et que le moniteur cardiaque poursuivait son bip monotone.
Il était d'ailleurs étrange d'avoir cette conversation dans cette pièce à demi-plongée dans la pénombre, aux côtés des corps inconscients de Dazai, de Tomie et de Q, toujours endormis. À croire qu'ils s'étaient beaucoup trop accoutumés à l'atmosphère glauque de l'hôpital et sa léthargie permanente pour désormais s'en formaliser. Atsushi avait mal aux jambes de rester debout, mais toutes les chaises étant prises, il ne pouvait se résoudre à s'asseoir sur le lit où reposait son mentor.
« Non seulement il semble les porter pour lui-même », poursuivit la médecin, « comme si, grâce à eux, il pouvait garder une sorte de contrôle sur son corps. Une seconde peau permanente qui, elle, ne change pas. Par ailleurs, si nos observations et celles de Mori s'avèrent exactes et attestent que les plaies de Dazai ressurgissent par moments, c'est cette faiblesse là qu'il cherche à cacher. Encore plus s'il ne la maitrise pas. Dazai s'exhibe en tant qu'invétéré suicidaire, mais il cache ce qu'il ne peut contrôler dans son propre corps et qui pourrait dévoiler à son insu ses véritables failles. »
– Ça se tient », confirma Kunikida après un long silence. « Il faudrait en déduire que certaines blessures ressurgissent par hasard ou en suivant une certaine logique, sous l'impulsion de certains déclencheurs ? »
– C'est possible… j'aurais notamment parier sur des déclencheurs psychologiques.
– Si c'était le cas, certaines plaies auraient ressurgi en ce moment-même », fit remarquer Chuuya.
– Je n'ai regardé que les bras », rétorqua Yosano. « Et il n'est pas question de le déshabiller pour vérifier. Il me semble que nous en savons déjà bien assez… »
Atsushi ne put qu'acquiescer.
– Et ses blessures ? Celles qu'on lui a faites au cimetière ? » demanda-t-il. « Est-ce qu'elles se seraient régénérer elles aussi ? »
– Je dois demander confirmation au médecin qui l'a ausculté, mais s'il a pu quitter l'hôpital et se rendre tout seul à Yumigahama, il y a en effet de fortes chances que ses blessures se soient guéries d'elles-mêmes et en très peu de temps », répondit Yosano en hochant la tête. « Un homme normal n'aurait même pas pu se lever de son lit. »
Tout se tenait. Ainsi se voyait résolu le mystère de la survivance à toute épreuve d'Osamu Dazai, quand bien même il ait tenté la mort à plusieurs reprises, bien plus que de raison et que n'importe qui. En tournant les yeux vers son visage qui dépassait des draps, Atsushi se demanda combien de chocs, de lésions et de meurtrissures son corps avait subi sans en garder la moindre trace. Est-ce qu'il les sentait tout de même ? Est-ce qu'il revivait les traumas lorsque les traces réapparaissaient ? Si le corps parvenait à les effacer, l'esprit, lui, n'oubliait jamais la douleur, et le jeune homme était certain que si elles ne se trouvaient pas ou plus sur sa peau, les cicatrices avaient sombré à l'intérieur de lui-même, dans cet esprit dont désormais seule Tomie Yamazaki avait la clé. Qui savait ce qu'elle découvrirait là-bas ?
Comme si la réalité s'était tout à coup accordée à ses pensées, Atsushi entendit un petit gémissement, de ceux qu'on émet après un long sommeil, et tourna la tête en direction de la jeune femme. Encore plus vive que lui, Yosano s'était approchée d'elle et Kunikida avait saisi sa main. Même le mafieux semblait suspendu à ce souffle qui n'avait duré qu'une seconde.
« J'y suis », souffla Tomie dans un filet de voix. Les yeux toujours fermés. « Dans ses souvenirs. »
Il crut s'étouffer de stupeur et de soulagement alors qu'un sursaut d'enthousiasme saisissait ses coéquipiers. Yosano et Kunikida se concertèrent du regard.
« Qu'est-ce que vous voyez ? » demanda l'Agent.
« Il y a… un couloir très sombre… des escaliers qui plongent dans les ténèbres. Et… quelque part… ça sent la mer… ».
Elle est arrivée en bas des escaliers. Du moins c'est ce qu'elle pense, car son pied ne rencontre plus de marches dans le noir. Le sol semble stable et continu. Sous sa paume, elle sent la surface lisse d'un mur. Elle doit faire quelques pas pour sentir celui qui lui fait face de son autre main, et devine qu'elle se trouve à nouveau dans un couloir.
Tomie a parlé. Elle a réussi à percer le silence assommant qui règne ici, rétablissant le lien entre la partie d'elle qui a plongé et celle qui est restée, elle sent désormais leur présence rassurante tout autour d'elle, à ses côté, en particulier celle de cet homme, dont elle ne sait dire si elle l'aime ou non, mais dont le contact ténu la fait se sentir un peu plus forte. Elle sait qu'il a pris sa main et qu'il la garde dans la sienne. Elle entend sa voix et sent son souffle contre sa joue. Alors même les ténèbres les plus profondes lui font moins peur. Akechi avait raison. Elle n'est pas seule. Il lui suffit d'appeler pour ne pas l'être. Pourquoi ne l'a-t-elle pas compris avant ?
Saisie d'une émotion subtile qu'elle a encore du mal à identifier, Tomie reprend son souffle afin de s'ancrer à nouveau. Sa pérennité dans cet espace sans existence propre dépend également de sa volonté, il ne faut pas qu'elle l'oublie.
La sensation de son corps revenue, sa présence rétablie, elle ouvre les yeux et tend l'oreille. Le bruit de la pluie et le tonnerre ont cessé, mais il y a un courant d'air permanent qui parcourt les murs et glisse contre les façades comme un voile obscur. Elle sent une odeur iodée derrière les relents de poussière. Quelque chose qui lui évoque la mer. La densité de l'espace est également plus prégnante, voire oppressante. Elle reconnaît cette sensation d'épaisseur et d'écrasement. C'est celle des endroits chargés des souvenirs les plus lourds. Elle y est, enfin.
Avançant à tâtons, Tomie sent l'épaisseur feutrée de ce qui ressemble à un tapis sous ses pas. Ses doigts rencontrent alors un angle, et elle comprend que le couloir opère un détour. C'est alors qu'elle l'aperçoit, tout au bout de la galerie. Une lueur très faible, presque fantomatique. C'est celle d'une petite lampe posée sur une commode en bois massif. Les murs sont eux-mêmes ornés d'une tapisserie à motifs floraux, dont les teintes sobres reflètent la lumière de la lampe, et de tableaux entièrement noirs, comme si leurs sujets s'étaient échappés de leurs cadres.
Cet endroit… ce style… élégant sans être tape-à-l'oeil… c'est celui des quartiers privés de la Mafia portuaire. Le même que celui qui se profile dans le bureau de Mori, avec son tapis oriental et son bureau en bois d'acajou aux teintes chaudes et lustrées. C'est bel et bien dans son passé, les souvenirs de Dazai, qu'elle a atterri.
Réprimant un frisson, Tomie jauge du regard la ligne continue de ce couloir qui ne semble pas en finir et remarque plusieurs poignées. Des portes. Quatre portes, du moins dans son champ de vision. De son pas le plus silencieux, presque sur la pointe des pieds, la jeune femme pose les doigts sur la première d'entre elles, et tente de l'abaisser, sans succès. Elle répète alors la même opération avec toutes les autres, et se heurte au même constat. Comme elle le craignait, l'accès aux souvenirs de Dazai ne se fera pas si facilement.
Sans autre option que celle de pousser l'exploration de la seule zone qui lui soit accessible, Tomie reporte les yeux vers les profondeurs du couloir. Par delà le faisceau blanchâtre diffusé par l'ampoule de la lampe, elle distingue les motifs des tapisseries et du tapis qui se poursuivent jusqu'à se fondre dans quelque chose de lisse et d'épais, noyés dans cette profondeur qu'on trouve parfois dans les caves très vieilles et très humides. Elle avance à nouveau, laissant derrière elle les portes verrouillées sur les souvenirs enfermés à double tour et, après quelques pas, elle entend un clapotis sous sa semelle, puis un autre, tandis que les motifs floraux disparaissent peu à peu sous ce quelque chose de noir et visqueux. De l'eau. Le sol est recouvert d'eau. Grinçant des dents pour se pencher en avant, Tomie atteint le sol du bout des doigts, et reconnaît la surface lisse d'un carrelage sous l'épaisseur de moisissure. Derrière elle, la petite lampe continue de jeter son éclat blafard sur les motifs des murs. Elle regrette de ne pas avoir la capacité de Kunikida de manifester ce qu'elle veut. Dans son espace à elle, Tomie peut faire apparaître et disparaître les objets, mais pas dans celui des autres. Akechi l'en pensait capable, mais le fait est qu'elle n'a jamais réussi.
Avec un soupir, elle se redresse et tend la main vers le mur pour le suivre. À mesure que l'obscurité se fait de plus en plus dense se profile un son ténu, comme celui d'un robinet qu'on aurait mal fermé. Son pied rencontre alors un obstacle et, en levant la jambe pour le franchir, la jeune femme se heurte à quelque chose qui lui bloque le passage et résonne sous le choc. Toujours à tâtons, elle identifie la surface boisée d'un panneau et finit par rencontrer la poignée d'une porte qui s'enclenche, cette fois, sans résistance. À peine le panneau ouvert, Tomie est aveuglée par la lumière blanche d'un néon qui lui transperce la rétine avec la violence d'une aiguille. Après quelque secondes de cécité, le temps que son œil s'habitue à la clarté trop forte après les ténèbres opaques, elle découvre une pièce carrelée, baignée d'un éclairage livide qui rappelle celui des hôpitaux. Le son qu'elle entendait provient d'un lavabo, à sa gauche, dont les vannes sont restées ouvertes. Il règne là un froid cru, humide, qui prend au corps et lui génère un frisson d'inconfort. Sans se retourner, Tomie se glisse jusqu'au lavabo pour en arrêter l'écoulement. En face d'elle se trouve une baignoire, cernée d'un drap blanc. La pièce est d'une propreté macabre, aseptisée, mais elle y décèle une odeur de moisi. À en juger par les toilettes, la brosse à dents, le savon et le rasoir sur l'étagère, la pièce lui semble être une projection d'une salle de bain usuelle. Peut-être celle que Dazai côtoie au quotidien. Alors pourquoi ce froid ? Cette atmosphère de morgue où circule la maladie ?
Sa seule intuition pour guide, elle se dirige vers la baignoire et écarte le rideau d'un coup sec pour y découvrir une cuve remplie d'eau. Une eau noire et visqueuse, qui contraste violemment avec le blanc immaculé de la faïence. La même que celle qui recouvrait le sol du couloir. Avec un mouvement de recul, elle tente de percer du regard cette masse si opaque qu'elle en est presque solide. Ce n'est pas seulement la moisissure. Il y a quelque chose sous la surface. Avec un haut le coeur, Tomie remonte sa manche et plonge son bras dans l'eau jusqu'au coude. La température glaciale mord sa peau comme la mâchoire d'un reptile. Les yeux rivés sur la porte, de peur que quelque chose, elle ignore quoi d'ailleurs, ne la surprenne, elle se penche jusqu'à atteindre le fond et laisse ses doigts glisser sur la céramique rendue visqueuse par la pourriture. L'opération la fait grimacer de dégoût. Ses doigts rencontrent alors les contours de quelque chose de petit et fin. En tentant de le saisir, elle sent une douleur parcourir sa peau, et parvient à coincer l'objet entre son index et son pouce. Une lame de rasoir. Encore imprégnée de sang. La surface de l'eau s'éclaircie en même temps qu'elle l'en retire, comme si elle portait tout le poids des souvenirs, de la peur et du vide contenus dans cette simple lame, et c'est alors que Tomie en voit d'autres à l'intérieur. Le fond en est tapissé. Et c'en est déjà trop pour elle.
Le bras encore trempé, elle se laisse glisser contre la paroi de la baignoire, remonte les genoux vers son visage et ferme les yeux. À travers la porte restée ouverte se profile la nuit éternelle dans laquelle est plongé l'esprit de Dazai. Insolvable. La seule lumière, c'est celle de ce néon à l'ampoule trop agressive. Le seul éclat, c'est celui des lames de rasoir encore tachées de rouge qui stagnent sous la surface de l'eau.
L'automutilation, Tomie connaît. Elle aussi, elle a strié sa peau de petites marques parallèles et bien alignée avec la pointe d'un ciseau. D'abord celle de ses cuisses, ensuite celle de ses avant-bras. Elle aussi, elle s'est laissée happée par l'éclat rouge du sang qui roulait sur sa peau blanche, et qui lui donnait tout à coup la preuve qu'elle était bien vivante. Elle aussi, elle s'est laissée soulager par la douleur. Et elle n'a pas envie de recommencer.
Cela fait deux mois que Tomie n'a plus touché une lame, une semaine qu'il ne lui est pas venu à l'idée de le faire. Elle n'a pas envie que ça recommence.
Alors qu'elle se force à allonger ses inspirations et ses expirations pour prévenir la panique, elle tend le coude vers le rebord de la baignoire et déplie son bras pour s'y appuyer. Sortir de cette pièce lui devient urgent, qu'importe ce qui lui reste encore à y découvrir…
Son corps blanc dans l'eau tachée de rouge. La buée sur le miroir redevenue liquide, et ses yeux fermés. Le visage immergé, entièrement, sans qu'un souffle ne vienne soulever son torse. Ce n'est pourtant pas la mort qu'il appelle. Son expression, ce n'est pas celle de ceux qui s'abandonnent. C'est celle de ceux qui cherchent.
Tomie ouvre brusquement les yeux au contact du souvenir, assommée par la vision. Dans les mondes intérieurs, les objets sont parfois porteurs de mémoire, elle le sait, mais les visions ne préviennent jamais avant de surgir et d'envahir son propre esprit. Elle ressent presque la brûlure des coupures faites à répétition sur ses bras, la tiédeur de l'eau qu'on a laissé refroidir et les rides creusées sur ses doigts au contact prolongé de l'humidité. Elle repense à cet homme dont elle ne se souvient plus du visage, mais dont ils ont retrouvé le corps lors de ce qui n'était censé être qu'une perquisition de son appartement. Il s'était ouvert les veines dans son bain, l'eau chaude rendant le sang plus fluide et la mort presque indolore. Pourquoi Dazai ne s'était-il pas abandonné à cette douce agonie lui aussi ?
À mesure qu'elle reprend pied dans l'espace mental de l'ancien mafieux, Tomie décèle quelque chose de différent dans la pièce. Comme si l'atmosphère jusqu'alors affreusement vide, s'était peuplée d'une densité ténue, presque palpable. En s'aidant du rebord de la baignoire pour se redresser, elle reporte les yeux vers l'intérieur de la cuve et y devine une profondeur qu'il n'y avait pas avant, comme si le contact de sa paume avec l'objet du souvenir avait libéré un espace au coeur de ce dernier. Quelque chose s'impose alors à Tomie. La certitude qu'elle doit plonger. Non pas seulement la main ou le bras, mais ses yeux, ses oreilles et ses sens. Investir cet espace où gisent les fragments laissés par Dazai. Là, sous la surface de l'eau, ce n'est pas seulement le temps perdu qui gémit, mais aussi les petits morceaux de cette mémoire perdue qu'il explorait à coup de scalpel. Pourquoi faire appel à la douleur pour se souvenir ?
Penchée au-dessus de la surface du bain pour en scruter les tréfonds, Tomie sent l'appel s'accentuer jusqu'à dissiper le dégoût et la peur. Et soudain, entraînée par le poids de son propre corps comme par celui des souvenirs, elle plonge. Elle plonge dans les eaux troubles, ces moments de perdition et de rêves informes.
À l'intérieur, ce sont des lignes incertaines qui se dessinent. Dans la lumière tangente et sinistre où baignent les eaux, elle distingue la ligne d'un couloir obscur. Encore un. Les ombres contre les murs, et quelques touches de clarté vert-d'eau dans cet espace où tout semble à la fois plus lourd et plus léger. Le souvenir a la même densité que le fond d'une piscine, et Tomie sent la pression sur ses oreilles. L'impression d'étouffer la pousse à sortir la tête de l'eau, le temps de reprendre son souffle. Mais il y a quelque chose. Il y a bien quelque chose dans cette maudite baignoire. Elle inspire donc autant d'air que ses poumons le lui permettent, et plonge à nouveau, les yeux grands ouverts.
C'est le même couloir, ce même gris, tacheté de petites touches de clarté. Elle entend aussi. Pas seulement la pression de l'eau et les battements de son coeur contre ses oreilles, mais plus loin, étouffée par la profondeur, résonnent quelque notes éparses, comme échappées d'un piano ou d'une boite à musique, et qui lui semblent étrangement familières. Alors qu'elle rive les yeux sur la porte au bout du couloir, Tomie sent le souffle lui manquer à nouveau. Elle émerge, inspire, replonge.
La porte est cette fois plus proche, la musique plus distincte, mais à mesure qu'elle avance, sa progression semble plus lente, plus laborieuse, comme si quelque chose cherchait à la retenir. Ne pas franchir le seuil de cette porte baignée d'ombres, ne même pas songer à l'ouvrir. Avec la lumière incertaine et la musique lointaine, c'est une terreur sourde qu'elle commence à toucher du doigt. De celles qui s'immisce dans les veines et qui paralysent jusqu'à l'os. Mais cet endroit… ce bois poncé, ce gris clair…
Émergeant à nouveau, Tomie enserre sa tête de ses deux paumes pour garder sa contenance. Ce couloir… elle le connaît. Elle s'en souvient. Sa propre géographie interne marquée par les lignes ponces et le gris de cette fin d'après-midi où elle avait cru voir le monde encore une fois s'écrouler. C'est celui de la maison de Charles. À l'étage. Et cette porte… c'est celle de la chambre d'Alice. Alors pourquoi cette terreur, cette sensation qu'il ne faut surtout pas qu'elle l'ouvre, cette résistance profonde, si ancrée dans les nerfs de Dazai qu'elle a fini par l'imprégner elle aussi.
L'eau glacée ruisselle sur ses cheveux et sur ses joues sans qu'elle n'y prête attention. Ce n'est pas la mort que Dazai a incessamment cherché ici, dans son bain trop tiède avec sa lame de rasoir sur le poignet. Ça, elle le savait déjà. Mais ce souvenir, ce souvenir précis, et qui l'obsédait visiblement… Qu'y a-t-il derrière cette porte ?
Résolue à savoir, Tomie plonge à nouveau, une dernière fois. Sous la surface, la musique a cessé. À la place résonne un battement sourd, de plus en plus marqué, jusqu'à faire siffler ses oreilles. En serrant les dents, Tomie sent la pression de ses doigts s'intensifier sur le rebord de la baignoire et pousse son esprit jusqu'à la porte, contre la porte. C'est alors que la pression se fait insupportable et que, surgie du néant, une ombre imprègne la mémoire tout entière comme un voile opaque. Elle ne voit qu'un éclat rouge, sent la douleur lui vriller le crâne, avant de se laisser entraîner par la vague de détresse surgie d'à la fois partout et nulle part. Une impression de flottement. Libération après la douleur. Et le froid… le froid terrible… juste la vision du plafond au-dessus de sa tête, et qui s'enfonce, s'enfonce dans l'encre baignée de rouge…
Quand elle rouvre les yeux, Tomie git au sol. Elle a froid. Et n'arrive pas à quitter des yeux le plafond désormais noir de moisissure. Entre ses doigts serrés, c'est la lame d'un rasoir qu'elle reconnaît. Une seulement, mais elle devine du coin de l'oeil l'éclat de toutes les autres, reliquats d'autant de tentatives manquées de se souvenir que celle de s'oublier.
Elle sent alors une larme rouler sur sa joue, et ferme les yeux, le poing serré sur son coeur.
Ça, tout ça, c'est quand la fatigue de se rappeler sans se souvenir, la peur, le vide, prenaient le dessus. C'est quand le contact du rasoir se faisait soudain plus vif et plus marqué, la douleur dans sa tête insupportable. Après s'être cherché, Dazai avait pris l'habitude de se fuir de la même manière.
La pression de vouloir partir. Prisonnier de son propre corps. Cette urgence tacite à ne plus vouloir sentir le froid sous sa peau, et se laisser aller à l'engourdissement salvateur de ses nerfs. Déçu à chaque fois. Toujours déçu. Toujours précipité dans l'impératif de reprendre. Faire comme si de rien n'était. Nettoyer le rouge sur le sol. Bander à nouveau. Cacher. Se sécher. Et oublier ailleurs. Dans les draps. Que tout ça n'est qu'un rêve.
Une minute, une seule, quelques très longues secondes qui avaient semblé duré une vie entière, si ce n'est plusieurs, ils avaient cru la perdre. Tomie s'était arrêté de respirer. Elle avait rejeté sa tête en arrière, et son expression, jusqu'alors stoïque et concentrée, s'était muée en un rictus de désespoir et d'horreur. Kunikida avait même dû plaquer ses paumes sur les siennes pour qu'elle ne lâche pas la poupée de Q, qui maintenait le lien entre son esprit et celui de Dazai. Yosano allait la lui reprendre lorsque son souffle revint et qu'une longue expiration ne franchisse le seuil de ses lèvres. Il en tremblait encore. L'espace d'une malheureuse seconde, Atsushi avait cru que tout était perdu. Et puis Tomie avait recommencé à respirer. Elle avait redressé la tête, les yeux toujours fermés, et ses traits retrouvèrent leur calme.
« J'ai trouvé une clé », dit-elle seulement, sans qu'aucun d'eux ne comprenne réellement le sens de ses paroles. Tout ce que le jeune homme saisit, c'est que rien n'était terminé, et que même si le temps semblait figé pour eux, même si Dazai restait inerte et cassé, là, quelque part à la frontière du réel, quelque chose s'était réparé. Là, pas si loin d'eux, l'un des rouages de l'horloge du monde s'était remis en marche.
Elle sait. Comme si d'un accord commun avec leur conscience à tous les deux, si proches qu'elles se confondent parfois pour se séparer à nouveau, quelques secondes plus tard, l'information s'était gravée dans sa tête.
Là-bas, quelque part dans le couloir, l'une des portes s'est ouverte.
Laissant derrière elle la cuve et ses souvenirs, le carrelage, le plafond et leur moisissure, les lames de rasoir et cette rouille qui porte encore les traces du sang qui les a souillées, Tomie se rue vers l'obscurité du couloir. Elle entend le clapotement de ses pas sur le sol à demi-sec, et le claquement de la porte derrière elle, avalant la mémoire désormais vidée de sa substance.
« Chaque souvenir, chaque pièce du monde intérieur possède sa propre conscience, sa vie propre. Et cette conscience, tu dois apprendre à la sentir. Tu dois apprendre à déceler son mouvement. C'est elle qui te montrera le chemin. »
Il était coincée dans les eaux troubles, ce fragment de conscience qui tournait alors sur lui-même comme les aiguilles stériles d'une horloge. Et maintenant qu'il en est sorti, tout comme Dazai, il cherche. À se souvenir, à s'incorporer. Et comme elle, il explore le chantier interne de son hôte en quête d'un lieu pour exister. C'est lui qui rend l'espace plus dense et plus consistant, la lumière plus vive et les contours plus nets.
Tomie sent désormais son empreinte. Elle éprouve sa pesanteur, sa densité et, parfois même, elle observe sa couleur. Comme une palette à peine nuancée dont le filtre vient colorer l'atmosphère.
De nouveau, elle est dans ce couloir au sol et aux murs tapissées de fleurs et d'arabesques, avec cette lumière un peu jaunâtre qui semble sur le point d'expirer à tout instant. Et comme elle s'y attendait, l'une des portes s'est ouverte.
Kunikida ne savait plus depuis combien de temps il retenait son souffle. Depuis qu'elle avait plongé, il avait l'impression de vivre en apnée. Les mains serrées sur celles de Tomie, il observa ses joues pâles, les lignes creusées de son front. Il essuya du bout de l'index la petite larme échappée de ses cils.
– Qu'est-ce que tu vois ? » souffla-t-il, sans obtenir de réponse.
Jamais un crépuscule ne lui a semblé si lumineux. Par les immenses verrières qui couvrent les murs s'épanchent les derniers rayons de soleil en tâches mordorées sur le sol, tandis que de petits grains de poussière rendus plus gros par la réfraction, flottent comme des flocons dans la clarté déclinante. Le sol est jonché de vêtements, des capes grises abandonnées là, comme vidées des corps qui les habitaient. Et là, au beau milieu de l'une des tâches d'or, sur les reflets orangés du parquet qui tremble comme le frémissement du vent sur un point d'eau, git une silhouette. Celle d'un homme, si l'on en croit sa taille et sa corpulence, couverte d'un manteau noir. L'un de ceux que Dazai portait lorsqu'il était sous les ordres de Mori. Tomie s'approche. Elle ne sent aucun danger, aucune pesanteur dans cette salle aux dimensions si vastes qu'elles semblent se perdre dans l'obscurité. Depuis les fenêtres qui ne donnent sur rien, si ce n'est cette lumière qui ne décline plus, se diffuse une douce chaleur qui vient caresser sa peau et se poser avec langueur sur sa nuque. Si c'est dans cette salle de bain glaciale aux relents de moisissure que Dazai venait se détruire périodiquement, c'est sans doute dans cette pièce-là, cet endroit en particulier, projection d'un autre souvenir, qu'il venait se ressourcer. Il y règne une paix teintée de mélancolie. La présence chétive de quelqu'un qu'on a laissé partir et dont le souvenir réchauffe encore, console et guide.
En se penchant sur la silhouette étendue au sol, Tomie voit que l'une de ses mains est restée découverte, et que ses doigts enserrent un bandage. Le même que ceux portés par Dazai. Quelque chose lui dit que si elle découvre son visage, son souvenir partira en poussière. Que le regarder, c'est trahir l'un des souvenirs les plus intimes et sans doute les plus précieux de Dazai. Or, ce genre de souvenirs-là, il ne faut pas y toucher. Il ne faut pas les ternir. C'est donc sur les bandages qu'elle choisit de porter son attention. Alors que ses doigts effleurent leur texture rugueuse, Tomie perçoit les images et les sensations qui affluent dans son esprit. Celle d'une main ferme sur sa tempe, d'un regard de feu, d'une voix qui réchauffe, qui sublime, qui dit juste et vrai, là où tous les autres ne savent que mentir. La confiance. Le refus de le voir partir. Il est encore si tôt pour ça.
« Tu pensais que tu trouverais une raison de vivre dans ce monde de violence. Tu ne la trouveras pas. »
Coup au coeur.
« Tu le sais sans doute déjà. Que tu sois du côté de ceux qui tuent ou de ceux qui sauvent, tu ne trouveras jamais ce que tu cherches. »
La vérité. Énoncée par les mot-sens, ceux qu'on ne veut pas entendre. Qui creusent. Qui creusent le trou déjà profond.
« Rien dans ce monde ne pourra combler le gouffre de solitude que tu portes en toi. Tu ne feras qu'incessamment errer dans les ténèbres. »
Et cette question. Cette simple question qu'il portait sur les lèvres sans jamais oser la poser. Parce que trop simple, trop vulnérable, trop primitif. Et tellement essentiel. « Qu'est-ce que je dois faire ? »
« Sois du côté de ceux qui sauvent. Si les deux camp sont les mêmes pour toi, soit de celui des bons. Protège les faibles, sauve les orphelins. Le bien et le mal n'ont aucune signification pour toi, mais tu te sentiras quand même un peu mieux. »
« Comment le sais-tu ? »
« Je le sais. C'est tout. Je le sais mieux que personne… »
Et puis le feu qui s'éteint doucement, la force qui quitte son corps, tout à coup si mou dans ses bras… Son dernier, tout dernier sourire, avant que sa vision ne se voile à jamais.
Des rares souvenirs qu'elle a vus, il n'y a que de la terreur et de la tristesse. Tomie le savait déjà, parce qu'un être comme Dazai ne peut qu'être désespérément vide, mais chacun des fragments de sa mémoire est comme un poignard dans le coeur, et celui-ci n'y fait pas exception. Elle s'est souvent demandée comment un mafieux sans foi ni loi a pu devenir un Détective qui maintient l'ordre, qui sauve et qui va même jusqu'à combattre ceux qui étaient avant ses acolytes. Elle a maintenant sa réponse. L'homme sous le manteau, mort avec la lumière du soleil d'automne, avait gagné son admiration, sa confiance, son amitié. Car oui, Dazai est bel et bien capable de ce sentiment. En lui livrant ses dernières paroles, en mourant dans ses bras, il lui a livré la promesse de devenir un autre. De quitter sa peau de mafieux pour devenir un homme de bien. Ce manteau, c'est son ancien lui laissé dans cette pièce où le soleil se couchera pour toujours et où la poussière ne cessera de danser qu'à son dernier souffle.
Alors qu'elle se redresse, les yeux pleins de larmes, Tomie décèle une silhouette dans la pénombre, et reconnaît l'éclat brun de son regard.
Le Dazai figé dans son costume noir l'observe sans paraître surpris. C'est celui du souvenir, mais elle sait qu'une partie de sa conscience est aussi venue s'y loger.
– Il n'aurait pas dû mourir », souffle-t-elle alors que les sous-entendus d'Ango refont surface dans sa propre mémoire. La certitude que cette mort-là ne fut que le résultat d'une longue machination dont le bureaucrate a déclenché les rouages bien en amont, sans doute avant de le regretter, parce qu'il devait forcément regretter.
– Il a choisi.
Rajeuni de quatre ans, le visage de Dazai reste stoïque. Ses lèvres bougent à peine.
– C'est lui qui a choisi de partir », répéte-t-il.
– Est-ce que cela voudrait dire que tu as choisi de rester ?
Pour toute réponse, il porte la main sur la poignée d'une porte dissimulée dans l'ombre et l'abaisse lentement, avant de s'écarter.
« Cela fait longtemps que je suis déjà mort. »
Les vrais reconnaîtront la dernière discussion entre Odasaku et Dazai, au début de la saison 2. J'ai toujours trouvé ce passage incroyablement beau... Merci de m'avoir lue et à bientôt pour la suite.
