Tamashi no Moribito

Gardien des Âmes


Chapitre 4

Dans les traces des guerriers

Alika fut emmenée au cachot et ils l'attachèrent après un poteau. Elle ne dit rien. C'est comme si son esprit était figé dans le temps et n'enregistrait rien de plus. Elle avait au moins fait quelque chose qu'elle n'avait pas pu avoir ce soir-là : protéger une femme innocente d'un crime odieux. Elle s'en fichait de perdre sa liberté. Du coin de l'œil, elle vit Jiguro qui ne cessait de la regarder d'un air triste.

« Ta lance a finalement gouté le sang... comment te sens-tu ?

- Je me sens comme si j'avais fait un important devoir qui est de protéger une femme d'un crime horrible. Aurais-tu fait la même chose si Maman avait failli se faire agresser ?... Et, inutile de me mentir ou faire ton coriace, tu aurais vraiment aimé être physique, le soir où ça m'est arrivé, rajouta-t-elle. »

Elle sentait que son gardien spirituel ne la voyait plus comme étant « sa petite fleur pure ». Ne pas devoir suivre un chemin tracé par le sang n'était probablement que les propres désirs de Jiguro transposer sur Alika. Il ne dit rien de plus et sortit du cachot. Il la bouderait pour un petit moment...


Les deux jours suivant le meurtre des trois hommes, les portes du cachot s'ouvrirent sur quelques gardes et, bien sûr, Shozen qui transportait un seau d'eau avec des serviettes. Shozen portait une cape noir sur les épaules attachée par une attache en métal de couleur argent, par-dessus son habit Kanbalese noire, avec une ceinture blanche.

« Tu as beaucoup de chance que le disciple d'un Lancier du roi qui prenne ta défense, Alika Yonsa, annonça un garde. Tu seras bientôt libérée à condition de retourner sur le territoire Yonsa aussi vite que possible et tu as interdiction formelle de revenir à Capitale pour un mois, le temps que ce dossier soit clos, et que tu reçoives l'autorisation de revenir. Ta tutrice, Yuka Yonsa, a été mise au courant et attend ton retour. Nous reviendrons bientôt pour te libérer. »

Ils ne lui avaient pas donné de réponses concrètes à savoir si elle était coupable ou innocente, considérée comme un sauveur. Elle en déduisit donc qu'ils ignoraient quel statut lui donner. Shozen parla à voix basse avec eux et les gardes quittèrent l'endroit, le laissant seul avec elle un instant. Alika regardait le sol.

« Tu n'es pas parti avec eux ? demanda-t-elle, la voix rauque.

- J'avais besoin de te parler avant tout... »

Alika poussa un soupir d'agacement, puis le dévisagea un moment. Malgré son dur regard, Shozen s'accroupit en face d'elle et redressa sa tête. Alika ressentit dans son aura et dans son énergie de la douceur, de la compréhension et décela même un peu de gratitude.

« Je voulais te remercier d'avoir protégée ma petite sœur, annonça-t-il, reconnaissant.

- Ta petite sœur ?! s'étonna Alika.

- Oui. La jeune femme albinos que tu as protégé ce soir-là, c'était ma petite sœur. J'en ai deux, en fait, mais une seule qui soit albinos. Celle que tu as protégé des trois hommes... c'est ma plus jeune, la benjamine. Elle s'appelle Shirufu. La deuxième, celle du milieu, la cadette, s'appelle Mazuko.

- Mais... si Shirufu est ta petite sœur, pourquoi l'avoir laissée seule dans son coin à la taverne ? s'écria-t-elle, légèrement indignée.

- Je ne savais pas qu'elle était venue, avoua-t-il. Elle m'a dit qu'elle venait de rompre avec son ancien petit-ami et qu'il l'avait laissée là.

- Est-ce un des trois hommes que j'ai tué ?

- Non. »

Shozen finit par s'asseoir et poussa un soupir. Il approcha le seau et une serviette avant d'entreprendre de nettoyer le visage teinté de sang de deux jours de sa sœur d'arme. Alika ne saurait jamais à quel point ses mains s'étaient mises à trembler. Elle avait été baignée de sang. Son visage et ses vêtements en était couvert. Lorsqu'elle en prit soudain conscience, la réalité la rattrapa. Elle fut prise de nausée. Finalement, elle se mit à pleurer, cria et ne cessa pas pendant longtemps d'être horrifiée, à la fois indignée.

Il l'attira vers lui et la tint fortement contre lui. Son expérience des deux jours suivant la mort des agresseurs prendrait beaucoup de temps à guérir. Personne n'oubliait sa première mise à mort. Personne.

Lorsqu'il la sentit plus calme, il la laissa se retirer de son emprise.

« Si j'ai agis comme ça, c'est parce que je me suis sentie concernée par ce genre de situation..., renifla-t-elle. C'est venu me chercher à l'intérieur et ce sujet est encore sensible pour moi.

- Ah bon ? s'étonna Shozen. Tu veux me le dire ?

- As-tu assez de temps devant toi ?

- Oui. »

Alika soupira.

« J'ai agis comme j'aurai aimée qu'on me défende lorsqu'on m'a agressée de la même façon...

- Agressée ?

- ... Sexuellement, oui. J'ai subi un viol collectif... et crois-moi, j'aurai tout donné pour qu'une personne me protège comme je l'ai fait avec ta petite sœur. Par la suite, les événements se sont enchaînées et ont fait boule de neige. Saturée, j'ai essayé de mettre fin à mes jours..., confessa-t-elle. »

Il redressa la tête, son cœur lui donnant un gros coup dans la poitrine à l'entente de cette confession.

« C'est en parti à cause de ça que je suis à Kanbal, maintenant... pour guérir. J'ai toujours aimé ce pays, même si c'est pauvre..., expliqua-t-elle en regardant ses mains. Mais mon âme, elle, se sent comme à la maison. Ma mère et son père étaient tous deux de grands guerriers Kanbalese.

- ... Balsa Yonsa et Jiguro Musa, n'est-ce pas ?

- Oui. Comment tu le sais ?

- Leur histoire est connue à travers le pays. Le Roi Randalle l'a partagé avec ses lanciers, qui eux, l'ont partagé avec leurs apprentis et enfin, parmi le cercle du roi et ainsi de suite.

- Je vois... Ils ont eu une vie très difficile, et ils ont aussi dû tuer pour survivre et se protéger... J'ignore comment ma mère réagirait si elle apprenait ce que j'ai fait, il y a deux soirs, sous le coup de la colère et de la rage... mais si elle avait pu être là quand ce crime m'est arrivé, elle aurait fait exactement comme moi et aurait pris ma défense, j'en suis presque certaine. »

Alika secoua la tête.

« Pardon de t'embêter avec ça, conclut-elle, désirant fermer cette discussion, devenant soudainement très malaisée. Tu devrais retourner voir les gardes avant qu'ils ne se posent des questions quant à moi. Ils doivent croire que je suis une sorcière.

- Ne t'en fais pas à ce niveau. Tu fais plus "guerrière" que "sorcière". Pour tout te dire la vérité, je suis flatté de voir que tu t'es confiée. Je suis heureux aussi que tu aies pu protéger Shirufu et empêcher ces hommes de briser une autre vie. Ce n'est pas la première fois que ces hommes sont signalés comme étant abusifs et dérangeant à la taverne. Alors en gros, il s'agit d'une bonne chose. »

Shozen s'approcha, l'embrassa sur le front cette fois-ci et sortit. Une chaleur envahit la poitrine puis les joue d'Alika. Plus tard dans la journée, on lui libéra les bras et la fit sortir. La lumière du soleil lui fit presque mal aux yeux. Shozen garda la lance de la jeune guerrière dans ses mains et il leur dit qu'il la raccompagnerait sur le territoire Yonsa. N'étant pas certains de vouloir le laisser seul avec elle, connaissant leur lien d'amitié, on leur imposa un Lancier du roi en personne, Dahgu Yonsa, pour vérifier que son fils ne commette pas d'étourderies pendant qu'il la raccompagnait. Alika garda le silence lors du trajet. Après deux jours de route, durant lesquels elle put se nettoyer et changer ses vêtements, ils arrivèrent à la maison de Tante Yuka. Prévenu par Masato, elle se dépêcha de sortir pour accueillir sa petite-nièce.

« Alika ! s'écria Yuka. Te voilà enfin !

- Ça va chauffer pour toi, jeune dame, dit Dahgu. »

Yuka n'était pas facilement impressionnable. Alika ne s'en fit pas et haussa les épaules. Cette petite a du cran, pensa Dahgu. La jeune guerrière mit pied à terre, récupéra sa lance et jeta un dernier regard à Shozen. Il ne descendit pas de sa monture, prit les brides de la monture qui l'avait conduit ici et puis fit demi-tour avec les deux chevaux. Ce ne fut pas l'envie qui lui manquait de la serrer dans ses bras, mais en présence des adultes, il ne désirait pas se mettre dans l'embarras. Peut-être que Yuka était encore vieux jeu : pas de sexe avant le mariage, ce qui incluait les baisers.

En entrant dans la maison de guérison, la médecin ordonna à Alika de mettre toute de suite son linge souillé de sang au lavage et qu'elle ferait une brassée. Alika en profita pour se changer dans sa chambre et mettre son kimono. Elle retrouva Yuka dans la salle à lessive et décida de nettoyer ses vêtements à sa place.

« Tu n'as pas à le faire pour moi, dit Alika. C'est à moi de nettoyer ce que j'ai commis... »

Au moment où ses mains cherchèrent les tissus que sa grande tante Yuka tenait, cette dernière lui donna une petite claque sur les doigts.

« Je l'ai proposée, donc, laisse-moi faire, rétorqua-t-elle.

- Mais-mais...

- J'ai fait des lossos sucrés, sers-toi et attend-moi dans la cuisine. »

Alika ne put qu'obtempérer et alla dans la pièce, même si elle n'avait pas faim. Elle se prit un jus de yukka et attendit que sa grande tante termine le lavage à la main. Lorsque Yuka arriva dans la cuisine, elle s'assit et ne fit que sourire à sa petite-nièce. Voyant qu'Alika ne disait rien, Yuka décida d'entamer la conversation.

« J'ai été mise au courant, finit-elle par dire.

- Je m'en suis doutée... »

C'était un sujet difficile à aborder, comme Yuka n'avait jamais été une guerrière devant lutter pour sa survie.

« Peu importe ce que tu as fait, ajouta Yuka, ça ne change pas ta valeur à mes yeux, Alika. Je voudrais seulement connaître ton point de vue.

- J'ai tué des personnes, Tante Yuka... j'ai littéralement retiré leur vie. Je ne maîtrisais plus mes gestes, mon intuition de guerrière l'a fait de lui-même.

- Que s'est-il passé pour que ça te mettre autant hors de toi ?

- ... Ces hommes allaient agresser une jeune femme, innocente et sans défense dans une ruelle ! Je ne pouvais pas rester là à ne rien faire ! Maman aurait fait la même chose si elle avait été à ma place... au moins, cette jeune femme n'a pas eu à subir ce crime odieux dont j'ai été victime. »

Yuka la laissa parler sans chercher à intervenir et l'invita même à laisser ses émotions sortir librement, sans devoir les contenir et les cacher. Mais Alika ne versa aucune larme et ferma d'elle-même le sujet de la discussion.

« Je suis épuisée... je vais me reposer.

- Bon repos. »

Cette nuit-là, Alika se sentit vidée de ses forces. Ayant fait deux nuits sans rêves, elle ne s'attendait pas à ce que ce sommeil soit réparateur. Elle ferma les yeux et se laissant engourdir par le sommeil. Des flashbacks lui revinrent en mémoire alors que son cerveau analysait tous les événements des derniers jours. Puis, elle se revit, elle-même, dans la taverne Yogoese avec les soldats Talsh. Elle ressentait tout comme si elle avait été replongée dans le passé. Les sensations, la brûlure, leurs voix, leurs touchers. Son pouls accéléra et elle finit par rouvrir les yeux en poussant un cri de panique. Par habitude, elle se mit rapidement à toucher ses vêtements par-dessus son corps comme pour se le réapproprier et mit une main entre ses jambes, là, où la douleur était encore perceptible et bien réelle, bien qu'elle ne rêvait plus. Le souffle court, les larmes envahirent ses yeux et elle se recroquevilla sur elle-même, en position fœtale, se mettant à pleurer, se déconnectant de sa propre réalité.

Jiguro venait alors se coucher à ses côtés et l'entourer de ses bras musclés pour la serrer fort contre lui, lui envoyant des vagues d'apaisements par intervalle. Il ne parlait pas. Il se contentait juste d'apaiser son énergie, le temps qu'elle reprenne conscience avec elle-même et se calme. Dans les premiers temps, il lui proposa – une fois apaisée – de réveiller Yuka. Alika avait suivi son conseil deux ou trois fois, mais désormais qu'elle entamait sa deuxième année de thérapie intensive, elle ne voulait plus. Ce fut une autre crise de panique nocturne, traumatisme de cette terrible nuit qu'elle avait vécu, qu'elle tenta de gérer de son mieux. Les crises étaient plus fréquentes dans les premiers temps suivant son agression et lors de sa première année. Mais elles s'étaient espacées au fil du temps, ne revenant que si elle se sentait très nerveuse ou avait vécu des émotions fortes la veille. Parfois, elles survenaient sans que rien n'ait pu les déclencher, et ça lui pourrissait ses nuits, préférant rester éveillée jusqu'aux petites aurores.

Il resterait avec elle et quand elle se serait calmée et aurait repris ses esprits, ils discuteraient de tout et de rien jusqu'à ce que le sommeil revienne de lui-même.

« Ça va mieux ? murmura-t-il, une fois qu'il la sentit calmée.

- M'oui... est-ce que nous pouvons sortir dehors ? »

Pour toutes réponses, il se leva. Une couverture sur les épaules, elle sortit sur la pointe des pieds, sur un balcon au second étage où elle discutait souvent avec Messiah, les esprits ou sa grande tante. Il faisait encore noir à l'extérieur, alors Alika devina qu'il devait être minuit passé. Les étoiles brillaient dans le firmament. Jiguro s'amusait alors à lui pointer les différentes constellations, pour lui changer les idées.

« L'étoile rouge est juste là, indiqua-t-il du doigt. »

Alika vit l'étoile rouge, près du bec du Grand Oiseau. Elle n'eut aucun mal à l'identifier : le Grand Oiseau était une constellation qui apparaissait toujours clairement dans le ciel, mais était plus présent en automne, bien qu'en ce moment, la fin de l'été approchait. Elle fit le contour de la constellation en partant de l'étoile rouge. C'était une étoile appelée le « Fruit de la maladie ». Le bec s'en approchait toujours à l'automne. La métaphore lui donnait un air de ressemblance avec un oiseau qui essayait de cracher une baie un peu trop amère.

Jiguro l'observa un moment, ne pouvant s'empêcher, à tous les coups, de faire un constat silencieux. Plus elle vieillissait et plus elle ressemblait à une copie de Balsa adulte.

Le ciel commençait à pâlir quand Alika sentit que sa fatigue revenait, mais l'aurore et le soleil ne s'étaient pas encore pointés à l'horizon. Elle retourna se coucher dans son lit. Elle retira sa couverture de ses épaules et se glissa de nouveau sous les couettes, essayant de se concentrer sur des pensées qui différaient de ses flashbacks traumatisant. L'image de Shozen lui revint à l'esprit et elle repensa à la douceur de ses lèvres contre les siennes. Bon sang ! Je croyais que je n'aimais que les femmes..., pensa-t-elle encore. Pourquoi alors je me sens attirée par... un homme ? Ce sont eux qui m'ont brisée... Malgré sa confusion, Shozen lui souriait dans sa tête. Elle se souvint de sa main sur sa tête, ses lèvres contre son front, sa douceur quand il lui avait nettoyé le visage et elle s'endormit sur cette pensée. Les Lanciers du roi et les guerriers de Kanbal n'étaient pas comme les Talsh... tous n'étaient pas des bêtes et des agresseurs.


Lorsque Shozen récupéra l'arme d'Alika, il remarqua Shifuru, qui se tenait sur un mur, en face des corps ensanglantés. Ses vêtements blancs avaient des éclaboussures de sang. Elle était un peu sous le choc, mais elle soutint le regard de son frère aîné. Utilisant son énergie pour commander, sévèrement, il lui fit un signe de tête de les suivre. Elle baissa les yeux et les suivit sans rien dire, enjambant les cadavres qui jonchaient le sol. Alika ne regarda personne alors qu'elle était escortée vers les cachots du palais, le temps que ce qui venait d'arriver soit mis sous lumière et qu'une enquête ait lieu. Shozen vit Alika disparaître puis tourna les talons. Il agrippa ensuite le bras de sa petite sœur pour la traîner à l'intérieur du Palais du Roi, dans l'aile des chambres réservées aux Lanciers du roi et leurs apprentis. Shirufu le suivit sans piper mots, sans chercher à se libérer de son emprise. La porte fermée derrière eux, le jeune guerrier exprima son mécontentement une fois la lance d'Alika posée sur le mur.

« Mais à quoi tu pensais à venir nous épier à la taverne, Shirufu ?! s'écria-t-il soudainement. Seule, en plus ?! C'était dangereux, surtout pour toi ! Je pensais qu'avec ta logique, tu ne l'aurais pas fait ! »

Shirufu arqua un sourcil et monta également sur ses grands chevaux.

« Je connais mes limites ! explosa-t-elle. Ensuite, je ne vous épiais même pas !

- Alors pourquoi étais-tu seule là-bas ? demanda Shozen, plus calme.

- Mon petit-ami m'a laissé tomber et est parti avec ses amis ! Je suis restée le temps que je me calme et je comptais partir quand ces hommes m'ont suivi ! Je n'ai aucune idée si mon ex-petit-ami m'a vendue à ces hommes-là, mais dans tous les cas, Alika m'a défendue et protégée ! »

Shozen s'écrasa sur son divan et se prit la tête entre les mains.

« Étais-tu là avant que j'arrive ou après ?

- Je n'en sais rien..., avoua-t-elle. »

Il y eut un silence malaisant entre eux l'espace d'un instant.

« Qu'est-ce qui va arriver à Alika-San ? demanda finalement la jeune femme aux cheveux blancs. Je sais que tu l'apprécies beaucoup... mais je ne veux pas qu'elle ait des ennuis à cause de moi.

- Quoiqu'il advienne, je la supporterai. J'admets qu'elle a quand même protégé ta vie et puis, elle ne fait partie d'aucun cercle ou place hiérarchique dans l'armée royale Kanbalese. Ce qui veut dire que ce qu'elle a fait n'aura pas autant de répercussion sur son statut social actuel.

- ... Navrée de te contredire, mon frère, mais au contraire, ça pourrait lui causer des ennuis.

- Dans quel sens, Shiru-Chan ?

- Il est beaucoup plus facile d'enfoncer une personne et souiller son nom dans la boue si elle a été dépouillée de son titre, ou, justement, n'a aucun titre ou rang spécifique. Le fait qu'elle soit reconnue dans la Capitale aide un peu sa cause, mais c'est très, très peu. Je sais que je n'ai aucun pouvoir quant à prendre sa défense, mais toi, oui. »

Shozen arqua un sourcil à son tour. Comme si elle avait lu ses pensées, Shirufu reprit :

« Tu as toi-même dit que tu la supporterais, vrai ?

- C'est bien vrai, mais comment—

- Papa finira sans doute par l'apprendre, si ce n'est pas déjà fait. Et si je ne me trompe, elle est aussi une Yonsa. Ce qui veut dire que nous avons des racines communes. Peut-être pas avec le sang, mais par les ancêtres en commun et l'héritage. »

Son grand frère ne sembla pas savoir quoi répondre. Il ne fit que soupirer avant de se redresser.

« Dans tous les cas, je lui suis reconnaissant qu'elle t'ait sauvée et protégée. Nous irons, moi et mes amis, enquêter quant à ton – maintenant – ex pour savoir s'il a vraiment payé ces hommes pour se venger. »

Un coup résonna à sa porte. Shozen répondit à la personne qu'elle pouvait entrer dans la pièce. Shirufu et lui ne furent pas du tout surpris d'y voir leur père, Daghu Yonsa, apparaître avant de pénétrer la pièce. Dahgu avait le teint pâle et ses cheveux, qui, dans sa jeunesse étaient noirs et ondulés, avaient commencé à virer couleur poivre-et-sel. Il avait des yeux bleu éclaté, comme ceux des loups et une barbe bien trimé. Il était plus petit que son fils, 5'10" pour 6'5". Il portait l'habit des Lanciers du roi – exactement comme celui de Jiguro – dans les tons de blanc et de gris. Cette dernière couleur ajoutait un contraste pour les parties du vêtement tel que le biais du collet et de la goutte, ainsi que pour le passepoil des découpes bretelles. Sa ceinture et ses pantalons étaient de couleur noir.

« Je suppose que je n'ai pas besoin de gaspiller ma salive pour te dire ce qui s'est passé, Père, dit Shozen.

- Effectivement, répondit Dahgu en déposant sa lance proche du mur, comme il était coutume de le faire. Mais j'aimerai savoir pourquoi Shirufu se tenait sur les lieux quand s'est survenu. Nous avons tenté par tous les moyens de faire parler Alika, mais elle refuse d'ouvrir la bouche et n'a aucune expression sur le visage.

- Je pense que Shiru-Chan peut te le dire d'elle-même, répliqua le grand frère en croisant ses bras par-dessus sa poitrine, emprisonnant sa lance dans le pli d'un de ses coudes. »

Daghu fixa sa plus jeune dans les yeux, attendant qu'elle parle. Shirufu lui expliqua alors son histoire de cœur brisée à la taverne et que les trois hommes avaient essayé de la prendre en victime pour assouvir leurs besoins primaires.

« Et voilà comment Alika s'est retrouvée dans ce problème... c'est un peu de ma faute tout ça, culpabilisa Shirufu, la tête penaude. Je ne veux pas qu'elle soit punie à cause de moi.

- Nous allons enquêter là-dessus dès demain matin. Shozen, je viens te chercher lorsque le soleil commencera à se pointer à l'horizon. Je ramène Shirufu à la maison. »

Shozen ne fit qu'acquiescer et sa famille quitta ses appartements.

Dès le lendemain, Shozen et Daghu se rendirent au conseil des Lanciers du roi pour débattre quant aux agissements d'Alika et son sort. Ils semblaient tous dubitatifs quant à prendre une décision, mais ils ne pouvaient écarter la possibilité de voir une rébellion envers le Roi Radalle. Ils ne la connaissaient que par ses exploits à la Capitale et par sa mère, Balsa Yonsa, qui avait autrefois été le danseur de la Cérémonie des remises. N'importe qui ayant un lien avec ce rôle crucial pourrait user de cette excuse pour parvenir à ses fins.

Daghu connaissait les raisons personnelles qui avaient poussé Alika au bord de la folie et qui l'avait emmené à tuer des hommes, mais étant un Lancier du roi, le plus haut statut qui sois, il ne pouvait écarter cette possibilité presqu'impossible. Pour le bien-être de sa plus jeune fille, dont il était reconnaissant de sa protection, il se garda cette information confidentielle. Il analysa rapidement la situation actuelle sur un possible complot et trouva alors une solution qui pourrait calmer le doute dans l'esprit de ses collègues et amis. Daghu était le lancier ayant le plus d'influence parmi les Lanciers du Roi. Tous l'écoutaient avec respect et attention.

« Je m'occuperai personnellement de son cas.

- En es-tu sur, Dahgu ? demanda Hagu Muro.

- Oui. Je propose qu'elle ne revienne pas à la Capitale pour quelques temps. Un mois ou plus. Et je la garderai à l'œil en imposant des gardes secrets un peu partout pour la surveiller. Si elle prépare vraiment une rébellion, nous l'arrêterons avant même qu'elle n'ait pu entamer les procédures pour la débuter. »

Bien que Radalle leur ait partagé l'histoire de son père, l'ancien Roi Rogsam, et de Jiguro Musa, la paranoïa de devoir revivre la même histoire avait été bien ancré dans les superstitions Kanbalese. Radalle, à comparer de son père, n'était pas fourbe, mais il était très facilement influençable, peureux et naïf. Les seigneurs des clans de Kanbal étaient forts et résistants, mais isolés et indépendants les uns des autres. Ils étaient de féroces et splendides guerriers et savaient s'imposer, ce que le Roi actuel avait beaucoup de mal à faire.

Il savait qu'il était un roi faible qui ne commandait pas le respect des guerriers de sa nation, ni même de ses propres protecteurs, les Lanciers. Aucun d'entre eux, avant, n'avaient permis à Radalle de se confier. Les seuls indices qu'il avait reçu des Lanciers qui n'étaient pas d'accord avec lui et ses décisions étaient lorsqu'ils soupiraient ou chuchotaient dans son dos. Dahgu soupçonnait que le roi actuel était toujours fatigué à cause de son manque de soutien. Chaque décision devait être prise par lui, et toutes les conséquences revenaient sur lui.

Dahgu proposa de libérer Alika le lendemain sans plus de sentences. Il garda les brides de son cheval juste au cas où la jeune femme désirait prendre la poudre d'escampette et choisit aussi de se mettre entre son fils et elle, se doutant de l'intérêt amoureux que lui portait Shozen. Malgré tout, la jeune guerrière restait taciturne et enfermée dans son monde intérieur. Une fois Alika de retour chez sa tutrice, ils firent volte-face à leur monture et repartirent vers la Capitale. L'attitude sévère et impassible du Lancier du roi se changea momentanément une fois la maison de guérison hors de la vue.

« Elle te plait vraiment, commenta Dahgu. Comptes-tu l'épouser ?

- Hein ?! s'exclama Shozen, comme si une abeille l'avait piqué. Pourquoi ces questions soudainement ?

- Parce que tu es en âge de te prendre une femme et te marier. Alika ferait un bon parti pour toi. En plus, elle est du Xlan Yonsa.

- Je ne désire pas me marier tout de suite, répliqua son fils. De plus, cette loi interdisant les mariages entre les différents clans est passée date depuis belle lurette. Qu'Alika ait été une Yonro ou une Muga n'aurait rien changé dans une possible union, le sang ne sera pas plus pur ou impur.

- C'est une façon de parler, mon fils.

- Je sais, mais je t'expliquais mon point de vue. Le pays a trop de difficulté pour le moment avec ses finances à cause de la guerre contre l'Empire Talsh. Et la Cérémonie des Remises ne se déroulera que dans cinq ou six ans... je veux être le danseur cette année-là, bien que j'aie assisté à la dernière cérémonie quand j'avais dix-sept ans.

- Et tu auras déjà pris ma place d'ici-là. Tu auras peut-être un apprenti à ton tour également. Pense-y bien, mon fils. »

Dahgu changea de sujet, mais étant un romantique dans l'âme sous cette apparence de guerrier, il n'écarta pas la possibilité que son fils fût en train de tomber amoureux d'une guerrière comme rarement Kanbal en avait connu. Il avait bien éduqué son fils aîné à respecter les femmes et leur consentement. Quand un « non » signifiait « non ».