Chapitre XIV
Le Daedra de Verre
La capitale de Morrowind était une cité des plus majestueuses mais aussi bien dangereuse qu'inhospitalière, qu'Alinor ne regrettait donc pas de quitter.
Elle n'était pas d'ailleurs pas la seule : Almasea ne cachait pas son soulagement d'enfin s'en aller, ce qui se comprenait de par tous les souvenirs que représentait Longsanglot pour elle. Seul Nels Llendo fut chagriné par leur départ si hâtif mais ses protestations se turent rapidement quand il réalisa qu'il était en minorité face à Alinor et Almasea.
« Ô vent chaud et salé des Îles ascadiennes… tu ne m'avais pas manqué ! » se désola-t-il lorsqu'ils sortirent du château de Coeurébène.
Un temps magnifique accueillit leur retour sur l'île volcanique tandis que la cité portuaire impériale s'éveillait lentement et paisiblement. Tout était si calme qu'ils entendaient la houle des vagues qui venaient se briser contre les quais impériaux, accompagné du chant criard de quelques oiseaux marins.
« Alors ? Que comptez-vous faire à présent, mesdames ? leur demanda Nels Llendo.
— Je retourne à Balmora, déclara Almasea avec une mine soucieuse. Voulez-vous m'accompagner, Alinor ? »
La Bréton, qui était restée assez silencieuse jusque là, toujours perturbée par ce qu'elle avait appris lors de leur entrevue avec le roi Helseth, réalisa tardivement qu'Almasea s'adressait à elle et lui jeta un regard interrogateur.
« Je vais essayer d'en savoir plus sur l'implication de la Camonna Tong dans les attaques opérées contre le Culte impérial, expliqua la devineresse. Même si je ne suis pas directement concernée par cette affaire, elle pourrait porter préjudice aux relations entre la Maison Hlaalu et l'Empire et c'est bien la dernière chose que je souhaite à la Grande Maison que j'ai servi autrefois. Seriez-vous intéressée à m'accompagner pour tirer tout cela au clair avec moi ?
— C'est très généreux de votre part mais je me dois de refuser. Vous en avez déjà fait plus que nécessaire et il serait injuste de ma part de vous inciter à faire plus.
— Je vous assure que ce n'est pas une contrainte pour moi, au contraire. »
Alinor la dévisagea sans comprendre.
« Pourquoi ? Pourquoi tant vous impliquer là-dedans ?
— Pourquoi ne le ferais-je pas ? rétorqua Almasea avec un sourire. J'ignore par quel prodige nos chemins se sont croisés mais cela est fait et vous vous trompez si vous pensez pouvoir vous débarrasser de moi si facilement.
— Ce n'est pas dans mon intention ! protesta aussitôt la Bréton. Je ne voulais pas non plus paraître impolie ou ingrate en laissant croire le contraire mais… »
Elle fut interrompue par Nels Llendo, qui fit mine de tousser pour attirer leur attention.
« Ce n'est pas que cette discussion n'est pas émouvante mais ce n'est pas ainsi que doivent se séparer des compagnons de voyage, vous savez ? »
Devant leur manque de réaction, il ajouta avec entrain :
« Je propose donc, puisque nous routes se séparent ici, que nous nous quittions autour d'un verre ! Je connais une bonne taverne près des quais où nous pourrions nous rendre. À cette heure, nous serons tranquille.
— Vous… Vous essayez juste de trouver un prétexte pour aller boire, n'est-ce pas ? comprit la Bréton.
— Peut-être bien, admit-il sans gêne. Allez, je sais que vous êtes plutôt du genre à ne jamais vous reposer mais faire une exception ne va pas vous tuer, au contraire. Vous auriez bien besoin de vous détendre un peu. Je suis sûre que même la devineresse est de mon avis.
— Je crains que le voleur ait raison… » déclara Almasea d'un ton empli de regrets, bien qu'un sourire malicieux se jouait sur ses lèvres.
La Disciple de Stendarr les dévisagea tour à tour puis soupira.
« C'est d'accord… mais ne vous avisez pas de me laisser payer votre part comme la dernière fois, ajouta-t-elle en jetant un regard noir au rôdeur, qui prit un air innocent.
— Vous pensez que Nels Llendo laisse son ardoise être payée par d'autres ? Voyons, c'est mal connaître le bandit courtois que je suis… De plus, j'ai amassé plus d'argent que je ne peux en compter à Longsanglot. Pour preuve de ma bonne foi, j'offre donc la première tournée.
— À Longsanglot ? répéta Alinor en étrécissant les yeux, méfiante. Comment avez-vous fait pour tromper notre vigilance ? Et qu'avez-vous… »
Elle laissa sa phrase en suspend et le fixa longuement avant de secouer la tête avec ennui en soufflant :
« Laissez tomber, je crois que je préfère ne pas savoir… »
Sur ce, elle prit la direction des quais, suivie par Nels Llendo et Almasea – qui échangèrent un regard complice qu'elle fit semblant de ne pas remarquer. Les voir agir ainsi l'amusa grandement : eux qui paraissaient prêts à s'entre-tuer quelques jours plus tôt, voilà qu'ils agissaient comme deux amis !
Pourtant, bien que cela la réjouit car tous deux étaient chers à son cœur – bien qu'elle ne l'admettrait pas à haute voix –, plutôt que d'en être heureuse, elle s'en désola : comment pouvait-elle se permettre d'être insouciante dans une telle situation ? De passer du bon temps avec des gens qu'elle pourrait presque appeler ses amis alors qu'Iudas était mort et que le Culte impérial était toujours menacé ?
C'était déraisonnable de sa part mais elle n'avait pas le coeur de le faire comprendre à ses compagnons. Inutile de les soumettre à ses états d'âme alors qu'ils se quitteraient sous peu.
« Alinor ? »
Ils traversaient le pont de pierre permettant de rejoindre la grande place des quais quand la voix d'Almasea la sortit de ses pensées. La devineresse la fit ralentir le rythme, attendant que Nels Llendo se soit assez éloigné, pour poursuivre la conversation qu'elles avaient entretenu tantôt :
« Excusez-moi si je me montrer insistance mais pourriez-vous reconsidérer mon offre de me rejoindre à Balmora ? »
Face au regard curieux que lui lança la Disciple de Stendarr, elle parut hésitante avant de se décider à ajouter :
« C'est au sujet de ce que vous avez appris lors de notre audience avec le roi Helseth. Je… ne devrais pas vous en parler mais j'ai l'impression que je vous dois de plus amples explications sur toute cette affaire. Vous ne méritez pas d'être laissée dans l'ignorance alors que vous avez été la cible d'une manigance de la Maison Hlaalu. »
Alinor écarquilla les yeux, incapable de cacher sa surprise. Elle fut momentanément incapable de répondre : d'une part elle voulait en savoir plus, comme si donner du sens à tout ce qui s'était passé lui permettrait de faire une croix dessus. D'un autre côté, elle avait compris que c'était un sujet délicat et relevait probablement d'un secret jalousement gardé par la Maison Hlaalu.
Almasea s'attirerait sûrement des problèmes en voulant en parler à une tiers personne, qui plus est une étrangère. Alinor ne voulait pas que cela se produise : la devineresse avait déjà fait bien plus que nécessaire pour elle.
« Vous… Vous n'avez pas à vous expliquer, déclara-t-elle doucement. Je comprends que ce n'est pas ma place. »
Une partie d'elle craignait qu'Almasea soit offensée par ses propos – elle ne semblait pas le genre de personne qui se voyait refuser quoi que ce soit – et fut donc surprise de l'entendre glousser doucement.
« Votre retenue vous honore mais je crains qu'elle finisse tôt ou tard par vous porter préjudice, Alinor. »
La Bréton la dévisagea sans comprendre, décontenancée par ce brusque changement de sujet.
« Je… fais preuve de retenue ?
— Je dirai même de convenance excessive, taquina Almasea. Vous ne vous en rendez pas compte ? »
Alinor se raidit, mal à l'aise.
« P-pas vraiment… bredouilla-t-elle, gênée. Je me contente d'agir avec civilité…
—J'ai vu ça. Est-ce commun aux adeptes de Stendarr ou est-ce juste vous ?
— Eh bien… ça fait partie des préceptes de notre foi, oui. Stendarr nous apprend à être juste avec autrui mais dans mon cas…
— Vous avez toujours été comme ça. J'ai raison ? »
Pour toute réponse, Alinor haussa les épaules, penaude. Almasea eut un sourire en coin, ce qui la fit rougir et détourner la tête.
Pour l'amour des Neuf, que m'arrive-t-il ?
Elle était de plus en plus convaincue d'être sous l'emprise de la magie : ce n'était pas son genre de se mettre à parler d'elle et encore moins de dévoiler des choses personnelles et potentiellement embarrassantes.
Certes, peut-être qu'elle exagérait en se croyant envoûtée, mais elle était tout de même intriguée par l'influence que la devineresse exerçait sur elle…
« Hé, mesdames ! les héla Nels Llendo de l'autre côté du pont. Quelles messes-basses vous échangez-vous ? Vous parlez de mon charme irrésistible n'est-ce pas ? »
Almasea eut une grimace de dégoût et souffla à Alinor :
« Ça ne risque pas d'arriver… Enfin bon, rejoignons-le avant qu'il ne commence à se faire de fausses idées. Il est déjà assez insupportable comme ça. »
La Bréton eut un sourire fugace et se mit à la suivre sur le pont.
Ce fut alors qu'elle l'aperçut : une silhouette qui marchait furtivement derrière Nels Llendo, un Khajiit des plus ordinaires et vêtu comme n'importe qui, dont rien ne trahissait les intentions… si ce n'étaient ses yeux qui brillaient d'une lueur assassine.
« Attention ! » cria-t-elle.
Le brigand se retourna brusquement et eut un mouvement de recul qui lui sauva la vie : les griffes acérées du Khajiit éraflèrent sa joue plutôt que de lui déchiqueter la gorge.
En un geste éclair, Nels Llendo tira sa dague de sa botte et l'abattit devant lui pour transpercer l'épaule de son assaillant mais celui-ci roula sur le côté, évitant la lame. Il se redressa et s'accroupit, comme prêt à bondir sur sa proie, mais les surprit en se retournant brusquement pour s'enfuir.
« Pas si vite ! » s'écria Nels Llendo.
Il tira quelques shurikens de sa besace et les lança vers le Khajiit, qui les évita habilement dans un rire moqueur avant de disparaître dans une ruelle.
« Enfoiré… grommela Nels Llendo alors qu'Alinor et Almasea le rejoignirent.
— Vous allez bien ? demanda la Disciple de Stendarr en examinant sa blessure, à première vue minime.
— Ma fierté en a pris un coup mais c'est tout, déclara le Dunmer en essuyant le sang qui coulait sur sa joue. Merci de votre mise en garde, ma belle étincelle. Sans vous, je serai en train de m'étouffer dans mon sang à l'heure qu'il est.
— Pourquoi vous a-t-il attaqué ? demanda Almasea. Vous vous connaissez ?
— Pas le moins du monde mais ce chat de gouttière va regretter son geste ! Allez, partons à sa poursuite ou il nous échappera. »
Ils n'eurent pas à courir bien loin : avant même qu'ils puissent arriver près de la ruelle où le Khajiit avait disparu, celui-ci en sortit.
Il n'était pas seul : un homme l'accompagnait, revêtait une armure en verre de la tête aux pieds. Son casque cachait le haut de sa tête mais laissait entrevoir une partie de son visage qui, à défaut de permettre d'identité l'homme, révélait au moins qu'il s'agissait d'un Elfe Noir, avec une partie d'un tatouage noir qui devait couvrir son œil droit et ressemblait à une main dunmer.
Il ne portait pas d'armes mais cela ne rassura pas Alinor pour autant, qui jeta un coup d'œil sur la place où ils étaient. Il n'y avait aucune trace d'un garde impérial dans les environs – il devait y en avoir près des quais mais ceux-ci étaient trop loin pour qu'ils s'y précipitent.
S'ils devaient avoir à se battre, ils le feraient seuls.
« Baadargo s'excuse, siffla piteusement le Khajiit au guerrier de verre. Il n'est pas parvenu à éliminer le gêneur pour vous faciliter la tâche, mon ami. »
Le Dunmer en armure ne lui répondit que d'un hochement de tête raide. Ses yeux étaient dissimulés derrière son casque mais ceux-ci semblaient fixer sur Alinor, qui eut un mauvais pressentiment. Elle devina aussitôt l'identité de cet individu.
« Vous êtes le Daedra de Verre, n'est-ce pas ? »
L'inconnu ne réagit pas, ce qui confirma ce qu'elle pensait. C'était lui, l'assassin au nom pompeux qui avait tué Iudas à Molag Amur avec la Camonna Tong.
Son sang se glaça.
Il est ici pour me tuer.
À cette pensée, elle tressaillit. Almasea le remarqua et s'adressa d'un ton impérieux à l'assassin :
« Vous êtes donc celui qui s'attaque aux envoyés du Culte impérial. Il est bien que vous vous soyez décidé à quitter votre cachette : cela nous évitera d'avoir à vous chercher à travers tout Vvardenfell. Soyez serviable et rendez-vous sans protester, que nous évitions un bain de sang inutile. »
Le Khajiit ricana.
« C'est que l'Elfe Noire ne manque pas d'humour, railla-t-il de sa voix sifflante. Quel dommage qu'il soit interdit de lui nuire… car Baadargo se serait fait un plaisir de lui arracher la gorge pour qu'elle se taise ! »
Almasea plissa des yeux.
« Ainsi donc, vous avez reçu des consignes précises ? Cela veut dire que vous avez un employeur. Qui est-il ?
— Un employeur ? Baadargo ne voit pas de quoi vous voulez parler. Il…
— Ça suffit. »
Le ton glacial et autoritaire du Daedra de Verre fit taire le Khajiit.
L'assassin esquissa un geste en avant et fit mine de tirer d'un coup sec une lame d'un étui à sa hanche, son avant-bras droit entouré des miasmes sombres, témoins de la magie de Conjuration.
Un daï-katana noir aux reflets blanc lunaire et aux allures daedriques apparut dans sa main.
C'est donc pour ça qu'il est appelé le Daedra de Verre… songea Alinor. Elle devait admettre qu'elle était impressionnée : elle n'avait jamais vu quelqu'un capable de matérialiser ainsi une épée liée. Les daedra sous formes d'armes étaient très difficiles à invoquer mais l'assassin, lui, y était arrivé du premier coup, qui plus est avec une aisance presque arrogante.
Elle en fut aussi inquiète : pouvaient-ils vraiment défaire un tel adversaire ?
Le Daedra de Verre ne lui laissa pas de temps de réfléchir à la question et leva son arme, la pointant dans sa direction.
« Finissons-en. »
Ses mots furent prononcés comme une sentence irrévocable, qui scella le sort de cette rencontre.
En un clin d'œil, le Daedra de Verre s'élança vers elle mais avant qu'elle n'ait même l'occasion de lever le Sceptre d'Ulrich pour se défendre, Almasea s'interposa et érigea un bouclier magique bleuté qui s'entrechoqua avec la lame daedrique. De sa main libre, elle essaya de faire appel à sa magie de Destruction mais toute son énergie était concentrée sur la barrière qu'elle avait érigée.
Alinor attrapa son bâton de verre des deux mains pour frapper l'assassin d'un coup d'estoc mais celui-ci la vit arriver et se recula vivement, évitant ainsi de se faire transpercé par les lames aux couleurs de jade.
La Disciple de Stendarr tira son épée d'argent de son fourreau.
« Tenez ! » cria-t-elle à Almasea, qui attrapa l'arme au vol et lui jeta un regard reconnaissant.
De la façon dont elle tenait la poignée de la lame, il était clair que les épées n'étaient pas son arme de prédilection mais c'était tout ce qu'Alinor pouvait lui donner pour l'instant, en espérant que cela fasse l'affaire…
Cette fois-ci, ce fut Almasea qui engagea l'assaut vers le Daedra de Verre mais alors qu'Alinor s'apprêtait à la suivre, un mouvement à sa gauche l'en empêcha : elle eut tout juste le temps de se préparer au choc avant que Nels Llendo ne percute violemment son épaule, manquant de les faire tomber tous les deux.
« Par les Neuf, qu'est-ce que vous faites ? râla-t-elle en le repoussant.
— Que croyez-vous que je fasse, ma belle étincelle ? répliqua-t-il en serrant des dents, agacé. J'essaye de venir à bout de ce fichu matou mais celui-ci joue à l'acrobate akavirois ! Vous n'avez pas la moindre idée de combien c'est irritant. »
Il se dégagea d'elle et, dans un cri, se précipita vers le Khajiit qui sautillait sur place avec un sourire moqueur.
Alinor le regarda s'éloigner, sceptique.
« Des… acrobates akavirois ? »
Elle secoua la tête. Pourquoi perdait-elle encore son temps à essayer de comprendre ce Mer imprévisible ?
Elle n'hésita qu'un instant avant de se décider à le rejoindre : plus vite ils en finiraient avec ce Khajiit, plus vite ils pourraient aider Almasea à faire front contre le Daedra de Verre. De plus, elle avait déjà été témoin des prouesses au combat de la devineresse et s'inquiétait moins pour elle que pour Nels Llendo.
Alors elle le rejoignit et put contraster qu'il n'exagérait pas sur les acrobaties du Khajiit : il bondissait et se mouvait avec agilité, sautant d'un pied à l'autre avec grâce et naturel. Les lames du bâton de verre de la Disciple de Stendarr ne l'effleuraient même pas, contrairement à ses griffes acérées qui faillirent plus d'une fois lui déchirer un doigt ou lui crever un œil.
« Qu'est-ce qu'il est fatiguant ! grogna Nels Llendo. Tu veux pas crever ?
— Mourir ne fait pas partie des ordres que Baadargo a reçu… » répliqua moqueusement le Khajiit.
Alinor laissa échapper un soupir exaspéré. Ce combat s'éterniserait à jamais s'ils continuaient ainsi. Elle devait en finir au plus vite et ne connaissait qu'un moyen pour le faire.
« Rôdeur !
— Quoi ? »
Elle leva sa main gauche vers lui.
« Pardonnez-moi.
— Hein ? »
Une énergie dorée enveloppa sa main jusqu'à prendre la forme d'une petite sphère qu'Alinor jeta sur Nels Llendo. Il fut recouvert de la tête aux pieds d'une aura d'or coulant le long de son corps comme de l'eau mais ce phénomène s'estompa presque aussi vite qu'il était apparu.
« Qu'est-ce que… ? »
Il n'eut pas le temps de s'interroger : le Khajiit bondit vers lui, ce qui le força à rouler sur le côté pour l'éviter. Il se redressa en un éclair, jurant dans sa barbe, et frappa son adversaire d'un coup de taille. Le Khajiit lança échapper un cri de douleur quand la lame de la dague traça une ligne nette sur son avant-bras, qui prit rapidement une teinte rougeâtre quand du sang commença à s'échapper de l'entaille.
« Vous le regrettez ! » siffla-t-il.
Il fit un pas en avant, bien décidé à se venger, quand une lueur glacée à ses pieds attira son attention.
Les deux adversaires baissèrent les yeux sur le sceau magique bleuté lancé sur les pavés par Alinor, que ni l'un ni l'autre n'avait remarqué. Ils eurent tout juste le temps d'échanger un regard confus avant que la rune de froid ne s'active. Elle explosa dans un fracas aussi assourdissant que la chute d'un glacier et déclencha une vague de frimas qui enveloppa presque toute la place.
La brume glaciale retomba aussi vite qu'elle s'était levée et révéla le corps du Khajiit allongé au sol, inerte. Il n'était pas mort – si elle le voulait mort, Alinor l'aurait frappé d'une rune de feu qui aurait brûlé vif son corps – mais devrait être assommé pour quelques heures…
La silhouette de Nels Llendo lui apparut aussi : le rôdeur se releva avec difficulté mais semblait indemne, juste sous le choc et peut-être gelé jusqu'aux os. Il s'approcha d'elle en titubant et lui jeta un regard noir tout en dépoussiérant ses vêtements de la fine couche de givre qui les recouvrait encore.
« Ça va pas de faire une chose pareille ? Vous vouliez me faire exploser avec le chat de gouttière ou quoi ? »
Alinor dut reprendre son souffle avant de lui répondre : enchaîner ces sorts l'avait épuisé car même avec du sang elfique coulant dans ses veines, c'était de la magie de haut niveau, de celles qui nécessitaient une utilisation prudente sous peine que le sortilège échappe à tout contrôle et se retourne contre son invocateur.
« Je vous ai enveloppé d'une Grande Barrière. Vous ne craigniez rien.
— C'est pas une raison ! Vous auriez pu au moins me prévenir.
— L'effet de surprise n'aurait pas été le même. Le Khajiit se serait méfié. »
Nels Llendo pesta et croisa les bras avec mécontentement, la dévisagea en silence comme s'il cherchait ses mots. Il finit par soupirer et leva les mains dans un signe de paix.
« D'accord, d'accord… Vous avez raison. Au moins maintenant nous sommes débarrassés de ce chat acrobate et pouvons… »
Un cri l'interrompit. Ils eurent tout juste le temps de faire volte-face et de voir Almasea s'effondrer par terre, l'épée d'argent gisant à côté d'elle.
Alinor ne vit aucun trace de blessure mais le fait que la devineresse ait été vaincue par le Daedra de Verre la mit en alerte, d'autant plus qu'elle était sans défense face à lui.
Alors la Disciple de Stendarr s'empressa de lever le Sceptre d'Ulrich vers les cieux, un mouvement qui fit briller la gemme noire d'une lueur pourpre. Aussitôt, elle sentit un flot de magie se déverser dans ses veines et n'hésita pas un instant avant de matérialiser une boule de feu qu'elle envoya sur le Daedra de Verre. Celui-ci se retourna et la frappa du bout de son daï-katana lié, ce qui la fit disparaître sans l'avoir atteint.
Alinor s'attendait à ce qu'il fasse ça : elle voulait juste détourner son attention d'Almasea et c'était chose faite.
« Éloignez-vous d'elle ! lui ordonna-t-elle. Vous êtes ici pour me tuer alors votre adversaire, c'est moi. »
Nels Llendo lui jeta un regard inquiet.
« Euh… vous êtes sûre de ce que vous faites, ma belle étincelle ? »
Absolument pas. En fait, si le Daedra de Verre était parvenu à vaincre Almasea, Alinor doutait fortement de ses chances de le battre. Elle était néanmoins une Disciple de Stendarr : elle ne pouvait pas laisser la peur prendre le dessus sur elle et leva donc le Sceptre d'Ulrich dans un geste de défi.
Le guerrier à l'armure de malachite serra la poignée de son daï-katana daedrique des deux mains et pointa le bout de sa lame vers elle.
Ils engagèrent le combat.
Lorsqu'il lui fallait se battre au corps à corps, Alinor préférait privilégier son épée d'argent mais ce n'était pas pour autant qu'elle ne pouvait pas se défendre avec son bâton de verre. Après des années de pratique, il était devenu comme une extension de son corps, une arme qu'elle faisait tournoyer avec rapidité et adresse autour d'elle.
Pourtant, face aux attaques répétées du Daedra de Verre, le Sceptre d'Ulrich semblait trop lent et fragile. Le daï-katana daedrique le frappait sans relâche, au point qu'Alinor était certaine que son adversaire faisait exprès pour le briser – sauf qu'il n'obtiendrait pas satisfaction car cette arme avait été forgée avec soin pour être d'une grande solidité malgré qu'elle soit faite à partir de malachite et de pierre de lune, des minerais assez fragiles.
Mais même si le bâton de verre ne céderait pas, ces coups incessants forçaient tout de même Alinor à rester sur la défensive, la laissant incapable de contre-attaquer.
Du moins jusqu'à ce qu'un shuriken frôle la main du Daedra de Verre. Cela ne le blessa pas mais le déconcentra une fraction de seconde durant laquelle il regarda Nels Llendo, oubliant son adversaire.
Alinor vit l'occasion qu'elle désespérait d'obtenir : elle se recula d'un bond et jeta sur son adversaire un orbe blanc, qui explosa en entrant en contact avec le Daedra de Verre, le faisant disparaître dans une tempête de glace dont le rugissement dut se faire entendre jusqu'aux quais.
Tout en reprenant son souffle, la Bréton jeta un coup d'œil vers Almasea, soulagée de voir qu'elle avait été épargnée par le sort destructeur. C'était aussi au cas où la devineresse soit touchée qu'Alinor avait préféré utiliser un sortilège de froid plutôt que de feu – elle connaissait la réputation des Dunmer quant à leur résistance au feu mais préférait ne pas tenter sa chance et la blesser accidentellement.
Elle se tourna vers Nels Llendo, lui adressant un geste de la tête en signe de remerciement. Le bandit leva un pouce en l'air en en souriant avec un air suffisant, qui s'effaça aussitôt.
« Atten... ! »
Alinor sentit du mouvement sur sa droite et se retourna brusquement mais eut tout juste le temps d'entrapercevoir le bout du daï-katana daedrique avant qu'il ne la transperce.
Elle se figea, le souffle coupé.
Son arme lui glissa des mains mais elle ne l'entendit même pas tomber au sol. Elle n'entendait plus que ses propres battements de cœur et sa respiration haletante. À cet instant, la seule chose elle put se concentrer était la brûlure qu'elle ressentait à son abdomen.
Elle baissa les yeux sur la lame à l'origine de la douleur insoutenable qui la traversait, avant de lever les yeux vers le Daedra de Verre devant elle.
Comment a-t-il fait pour… ?
Une vague de froid déferla sur elle, faisant trembler ses membres encore sous le choc. Elle pensa alors à Iudas et à la façon dont sa mort avait dû être similaire : un moment suspendu dans le temps où il réalisait que la vie quittait son corps sans qu'il ne puisse faire quoi que ce soit pour l'en empêcher et se battre pour sa survie…
Aussitôt sa stupéfaction laissa place à une rage qui exhala en elle comme les flammes d'un brasier incandescent. Elle ne voulait pas donner satisfaction à son assassin en se laissant mourir ainsi !
Cela lui donna suffisamment de force et de volonté pour ignorer la douleur qui manquait de la paralyser et lui permettre d'envoyer un éclair foudroyant sur le Daedra de Verre. Celui-ci le reçut de plein fouet, au point que le choc le fit lâcher son arme et le poussa en arrière. Son daï-katana lié se mit à briller avec irrégularité jusqu'à disparaître, signe que son sortilège venait enfin de s'estomper.
C'était ce qu'espérait Alinor en utilisant de la magie de foudre mais plutôt que d'être soulagée en ne sentant plus la lame daedrique transpercer son corps, la douleur s'intensifia et la fit tomber à genoux.
Elle constata l'ampleur de sa blessure en voyant le sang qui maculait les pavés sous ses pieds, formant une flaque rouge carmin inquiétante. Elle avait soigné assez de blessés en temps que Disciple de Stendarr pour savoir qu'elle ne durerait pas longtemps ainsi mais quand elle essaya de soigner l'entaille à l'aide d'une magie de Guérison, rien ne se passa : elle n'avait plus une once de magicka en elle.
Elle jeta un coup d'œil hagard vers son bâton de verre, qui n'était pas loin, mais la douleur était insoutenable et la rendait incapable de bouger. Elle était démunie, la tête lui tournait et un terrible frisson la parcourait.
Un cri attira son attention : Nels Llendo venait d'être envoyé au tapis par le Daedra de Verre. Elle ne parvint pas à voir son visage, face contre les pavés, mais le rôdeur ne bougeait plus. Il était si immobile, si inerte, qu'elle ne put s'empêcher d'imaginer le pire.
Le Daedra de Verre se tourna alors vers Alinor et vint dans sa direction. À son grand effroi, elle le vit balayer du bras l'espace devant lui d'un coup sec et faire apparaître un autre daï-katana lié dans sa main.
Il avait encore de l'énergie…
La réalisation lui tomba dessus comme une tonne de brique : ils ne pouvaient pas vaincre un tel adversaire. Il était bien trop fort pour qu'ils aient eu la moindre chance face à lui… Depuis le début, ils luttaient contre l'inexorable.
Malgré ça, elle ne détourna pas le regard du Daedra de Verre qui s'avançait vers elle. D'une certaine manière, elle préférait affronter la mort en face plutôt que de continuer de vivre dans la peur comme ces dernières semaines. Elle espérait juste qu'une fois sa tâche accomplie, il épargnerait Almasea et Nels Llendo si ceux-ci étaient encore en vie…
Elle resta donc stoïque, soulagée que son ennemi ne puisse pas entendre les battements furieux de son coeur et le regarda brandir son daï-katana liée.
Stendarr… est-ce la fin pour moi ?
Si tel était le souhait des Neuf, elle ne pouvait que l'accepter. Elle s'était battue et avait perdu. Il n'y avait plus rien à faire que d'offrir son âme à Ætherius.
Elle ferma donc les yeux…
« Alinor ! »
… et tressaillit en entendant Almasea crier son nom.
Alinor ressentit un vif soulagement à l'idée que la Dunmer soit en vie, mêlé à une profonde crainte mais il était trop tard pour la supplier de prendre Nels Llendo et de fuir car elle sentit la lame du Daedra de verre fendre l'air et… rien.
Pas de douleur… pas de sang… rien.
Son cœur battait la chamade. Avait-elle eut la chance de mourir sans être à l'agonie, sans ressentir la moindre souffrance ?
Alinor ouvrit les yeux. Son sang se glaça en voyant le bout de la lame du daï-katana frôler son visage, si proche qu'elle pouvait sentir émaner de lui la magie qui forçait le daedra invoqué à rester sous cette forme.
Elle n'était certainement pas morte, du moins pas encore. Qu'attendait l'assassin pour en finir ?
Elle fixa le Daedra de Verre toujours debout devant elle et fut surprise par son attitude : sa posture semblait raide et hésitante et, même si elle ne pouvait pas voir ses yeux, Alinor crut sentir en lui un fort conflit interne.
Pourquoi ? Pourquoi ne m'achève-t-il pas ?
Quel sorte de jeu sadique était-ce ? Éprouvait-il quelque regret maintenant, si près du but ? Non, c'était impossible : il avait tué de sang-froid Iudas et était prêt à faire de même avec elle. C'était un assassin sans pitié ni compassion, formé pour tuer. Alors que se passait-il ?
Des bruits de pas effrénés se firent alors entendre. Le daï-katana daedrique s'éloigna d'elle. Le Daedra de Verre le plaça devant lui, tenant le bout de sa lame de l'autre main dans une position horizontale.
Tsing !
Un éclair argenté fendit l'air et s'entrechoqua d'une telle force avec le daï-katana daedrique que le Daedra de Verre recula d'un pas, sonné. Almasea ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits et lui donna un solide coup de pied dans le torse qui le poussa en arrière et le fit tomber à genoux.
La devineresse n'en profita pas pour engager le combat mais campa sur ses positions, tenant l'épée d'argent d'Alinor des deux mains dans une attitude défensive sans jamais quitter des yeux son adversaire.
Le Daedra de Verre se redressa avec difficulté – ces combats semblaient enfin l'affecter – et observa tour à tour Almasea et Alinor, bien que son regard s'attarda sur cette dernière.
Elle frissonna, peut-être en partie à cause de la perte de sang mais surtout parce qu'elle avait l'impression que l'assassin sondait son être, qu'il recherchait en elle quelque chose – mais elle ignorait quoi précisément.
Le Daedra de Verre secoua la tête et, à leur grande surprise, fit disparaître son daï-katana lié avant de se précipiter vers son camarade khajiit évanoui non loin, qu'il porta sur son épaule.
« Il… s'enfuit ? » souffla Almasea, incrédule.
Son hypothèse était la bonne : un portail d'Intervention apparut derrière le Daedra de Verre. Il ne s'y engagea pas tout de suite mais jeta un dernier coup d'œil par dessus son épaule, vers Alinor, comme pour signifier qu'ils se reverraient…
Almasea se précipita vers lui mais avant qu'elle ne puisse l'atteindre, l'assassin pénétra dans le portail, qui se dissipa aussitôt dans un éclat éblouissant.
Le Daedra de Verre était parti.
La devineresse resta interdite quelques instants durant lesquelles elle serra la poignée de l'épée d'argent avec mécontentement, fixant l'endroit où se tenait son adversaire quelques secondes plus tôt.
Alinor, elle, laissa échapper un souffle tremblant. Dans un état second, maintenant que la menace était éloignée, elle essaya de se relever avec l'intention d'aller s'assurer que Nels Llendo était en vie.
Mais à peine esquissa-t-elle un mouvement qu'elle eut un haut-le-cœur et fut prise de vertiges.
Mauvaise idée… se réprimanda-t-elle.
Un voile noir obstrua sa vue, juste avant qu'elle sombre dans l'inconscient.
J'ai pris un plaisir fou à écrire ce chapitre car qu'est-ce que j'attendais de pouvoir l'écrire celui-là ! La scène de bataille sur la place de Coeurébène était une de ces scènes que j'avais en tête depuis le début et j'espère donc avoir réussi à bien la retranscrire.
J'espère aussi que vous avez apprécié ces scènes de combats complètement clichées et la première apparition du Daedra de Verre et son acolyte. Pour ceux à qui le nom de Baadargo est familier, c'est normal : c'est l'un des Khajiits prisonniers d'Addamasartus, la planque de contrebandiers près de Seyda Nihyn. J'en ai fait le stéréotype du Khajiit roublard, moqueur et agile qui parle de lui à la troisième personne car c'est quelque chose que j'adore faire avec les Khajiits.
