13 octobre

Recette de famille (Secret family recipe)


Azeem assistait parfois frère Tuck dans ses périlleux élevages d'abeilles et sa fabrication d'hydromel, quoi que sa religion lui interdît de consommer de l'alcool. La plupart du temps, il s'occupait de retirer avec patience les dards qui s'étaient enfoncés dans la peau du moine en souriant de ses lamentations sur la difficulté d'obtenir ce qui était denrée de Paradis, tout autant que de ses louanges au Seigneur qui apprenait chaque jour à respecter Sa création, même les plus petites choses qui la composaient. Le reste du temps, le Maure était tout simplement curieux de la préparation de ce breuvage, même s'il n'en buvait pas, comme de toutes autres choses.

Et puis, il aimait bien la compagnie de frère Tuck. Contre toute attente, le moine si réfractaire à sa présence, au départ, était devenu son ami. C'était à se demander pourquoi il avait été si ouvertement hostile, même à le voir parler avec les enfants, alors qu'il l'écoutait volontiers discourir sur les beautés de son pays, les choses qu'il faisait là-bas et la philosophie de sa religion. Ainsi, Azeem se dit que l'homme d'Église aimerait tout aussi bien les plats et autres délicieuses nourritures qu'ils préparaient chez lui.

Il les aimerait même plus que bien; tout le monde le savait gourmand. Évidemment, Azeem savait qu'il aurait bien du mal à récupérer tous les ingrédients dont il avait besoin, les légumes (notamment les aubergines), viandes et fruits qui se cultivaient dans son pays. Mais il y avait, parfois, des convois d'épices qui partaient des villes portuaires pour ravitailler les riches seigneurs et les marchands fortunés qui pouvaient se les payer. Elles seraient suffisantes pour confectionner quelques douceurs à la façon de ses ancêtres, puisqu'ils possédaient déjà dans leur campement de Sherwood les œufs, la farine, le beurre et surtout le miel nécessaires à sa recette de famille. Il lui manquait juste ces fameuses épices… et il envoya son Chrétien et son frère en voler dans la ville portuaire la plus proche. Ça leur ferait du bien de prendre un peu l'air !

Il cacha à son ami moine toute sa belle entreprise et ne lui en révéla les tenants que lorsque Robin et Gilles, couverts de sable et d'algues jusqu'aux yeux, revinrent quatre jours plus tard et lui rapportèrent les précieux ingrédients.

« Ce sont des pâtisseries dont nous sommes très friands dans ma famille, expliqua-t-il à frère Tuck tandis qu'ils étaient assis près du four rudimentaire, mais efficace, de leur campement. Ils se composent en majorité de miel mais ma famille y ajoute des épices particulières pour laisser éclater de toutes nouvelles saveurs.

-En tout cas, ça a l'air délicieux, commenta le moine avec enthousiasme, tout en retirant en grimaçant les dards qui s'étaient encore plantés dans sa peau.

-Je n'en ai jamais cuisinés à personne depuis que je suis arrivé en votre venteuse Angleterre, avoua le Maure. C'est une recette que je tiens de ma mère. En préparer me fait penser à elle. En bon comme en mauvais…

-Eh bien, je suis honoré que tu m'aies choisi pour te remettre à cette divine pratique qu'est la pâtisserie, répondit sincèrement frère Tuck en lui donnant des petites tapes dans l'épaule. »

Une fois que les gâteaux furent mis au four, Azeem retourna à son occupation première et appliqua des onguents sur les piqûres de son ami. Ils purent profiter ensuite de ces bonnes douceurs mauresques en conversant de leur vie, comme à leur habitude.

Quelques jours plus tard, alors qu'il nettoyait sa cimeterre et que Robin et Gilles étaient partis il ne savait où, Azeem vit venir vers lui frère Tuck, porteur d'un grand plat en terre cuite.

« J'avais pensé à du porc mariné avec des cèpes, dit-il en s'installant en face de lui, mais je me suis souvenu que les Barbares de ta religion ne mangeaient pas de cochon. Il y avait aussi le boudin de mouton, mais je sais que vous ne consommez pas non plus de sang. La tourte de truites est également une recette chère à ma famille, mais il y a un peu d'alcool dans la pâte. Donc, j'ai opté pour une autre de ma souvenance – heureusement, mes papilles se rappellent bien de ce genre de chose, parfois plus que des saints psaumes, le Seigneur me pardonne – et que tu aimeras sans doute bien : gratin de choux, chouraves, betteraves et viande de chèvre ! Tu m'en diras des nouvelles.

-Je suis très flatté que tu me fasses partager ce plat, sourit Azeem.

-C'est bien normal entre amis ! »

Frère Tuck commença à couper le gratin et ajouta plus doucement :

« Malgré nos différences, tu es le premier à avoir recherché ma compagnie pour des motifs qui ne sont pas basés sur l'utilité ou l'obligation. Je te suis reconnaissant de cette amitié dont tu me fais la grâce.

-Je sais que tu m'honores aussi de cette amitié et j'en suis heureux, répondit Azeem en souriant, la main posée sur son poignet. »

Ce n'était pas pour rien s'il avait décidé de partager sa recette de famille avec lui.