PASSE D'ARMES
Le Centre ainsi que les personnages de Jarod, Miss Parker, Sydney... sont la propriété des producteurs du Caméléon.
L'histoire se déroule durant la saison 2, entre Gigolo et Cadeau Surprise.
Bonne lecture :-)
PROLOGUE
Zorro signait son nom de la pointe de son épée, un détail qui l'avait fasciné et qui lui avait coûté quelques heures d'entraînement avant de parvenir à le reproduire. Il ne s'agissait d'ailleurs pas réellement de son nom, mais plutôt de l'initiale de son pseudonyme, et le Z tracé sur le ventre rebondi du sergent Garcia avait plus d'allure que le J qu'il s'était exercé à dessiner sur le mannequin rembourré. C'était sans importance: Mlle Parker était mince comme une liane, le ventre bien trop plat pour qu'il parvienne à y inscrire une initiale descente.
CHAPITRE PREMIER
*Columbus, Ohio*
Parker était consciencieuse. Elle ouvrit donc la porte d'un coup de pied, qui fit sauter une partie de la serrure et arracha l'autre moitié, et le battant, en s'écrasant contre le mur, entama la paroi en plâtre nu. Elle se dressa sur le seuil, fermement plantée sur ses jambes, les pieds écartés et les genoux ployés, parée à faire face à toute éventualité. Tout en sachant que ce qui l'attendait n'était qu'une chambre, ou un appartement, ou un entrepôt - selon l'humeur et l'état d'esprit de Jarod au moment où il s'y était installé - déserté, encombré de tout ce qu'il aurait jugé bon de leur laisser comme pistes et indices, mélange de vrai et de faux, véritable trompe-l'œil.
Question encombrement, songea-t-elle en glissant l'arme dans son étui, ils pourraient repasser. Jarod avait, l'espace de quelques jours, élu domicile dans une sorte de hangar. La salle était toute en longueur, avec à un bout un lit de camp, une table et une chaise. Tout le reste de la surface avait été dégagé et, à l'extrémité, se dressait un mannequin en bois recouvert de vêtements molletonnés, évoquant vaguement la silhouette d'un dresseur de chien nanti de sa tenue de protection.
Broots se faufila à l'intérieur, presque subrepticement, et elle se demanda pour la troisième fois en deux heures pourquoi elle l'avait emmené avec eux. Sydney suivait, les mains dans les poches, sans hâte, calme, paisible, convaincu que ce ne serait pas cette fois, ni la prochaine, ni la suivante, qu'ils mettraient la main sur son petit génie. Mais il avait tort - Parker sortit son étui en argent et alluma une cigarette - elle finirait par capturer sa bestiole de laboratoire. Tôt ou tard. Et ce jour-là...
Elle traversa le hangar, s'arrêta devant le lit et tâta le mince matelas qui recouvrait le sommier métallique.
"Plutôt monacal, vous ne trouvez pas? lança-t-elle à Sydney. Si vous voulez mon avis, après avoir dormi dans un endroit qui avait tout du bordel de luxe, il a eu besoin d'un plus de sobriété."
Sobriété n'était peut-être pas le terme adéquat; dénuement aurait sans doute mieux convenu. Elle souleva l'oreiller et le matelas, sans résultat. Si indices il y avait, ils ne se trouvaient pas là.
Sydney ne répondit pas, on n'attendait pas de réponse de lui de toute façon, il se contenta de sourire en coin et d'observer Mlle Parker. Elle devenait curieusement ombrageuse dès lors que Jarod se trouvait en contact étroit avec des femmes. De ce point de vue, sa réaction lorsqu'elle avait appris qu'il s'était glissé dans la peau d'un escort boy avait été... intéressante. Elle avait interrogé son employeuse personnellement, longuement, et en privé. Rien n'avait filtré de l'entretien; Parker avait été muette comme une tombe, et Sydney n'avait pas essayé de questionner la directrice de l'agence d'escortes, conscient que Parker lui aurait ordonné de se taire. Et Parker pouvait se montrer extrêmement convaincante.
Elle traversa la salle dans l'autre sens et s'arrêta devant le mannequin en bois. Le sol était considérablement plus usé dans ce secteur du hangar, comme si l'on y avait piétiné. Un rectangle approximatif de douze mètres de long sur deux de large portait des marques de glissades, de freinages, d'accélérations. Elle s'accroupit et passa le bout des doigts sur le sol râpeux.
"Vous avez quelque chose, Mlle Parker?" lui demanda le réducteur de tête. Elle leva les yeux sur lui. Il espérait bien, elle le voyait à son expression, qu'elle n'avait rien découvert de compromettant pour son poulain.
"Tout ce que j'ai, c'est l'envie d'étrangler Jarod." Elle se redressa, renifla, regarda autour d'elle. "Aucun indice. Inhabituel, non?
- Le mannequin est un indice, la contredit Sydney. Ainsi que cette portion du sol.
- Comment le savez-vous?
- Parce que vous vous y intéressez. Ce n'est pas par simple négligence que Jarod a laissé les lieux en l'état.
- Non. Bien sûr que non." Elle regarda de nouveau le rectangle qui se dessinait sur le sol. Quelque chose lui échappait, elle était incapable de dire quoi. Elle en était incapable pour l'instant. "Inutile de traîner ici. Broots! appela-t-elle. Où est-ce que cet idiot a encore disparu?"
L'informaticien sortit de derrière le lit, brandissant une mince revue.
"Mademoiselle, il y avait ça sous le lit."
Parker lui arracha le magazine des mains et le feuilleta rapidement. Un catalogue de jouets, des déguisements pour enfants.
"Je croyais qu'on était tombé d'accord sur le fait qu'il avait fait sa crise de puberté et était déjà entré dans la saison des amours, lança-t-elle à Sydney. Il retombe en enfance?
- Après la saison des amours, lança le psychiatre qui devait estimer qu'elle méritait une leçon, viennent parfois les enfants, Mlle Parker. Les jouets ne sont pas nécessairement pour lui."
Elle faillit déchirer la page en la tournant. Broots se réfugia de l'autre côté de l'entrepôt et entreprit de passer le mannequin en revue.
"Comme c'est touchant. Il a coché la tenue de Zorro, en taille huit ans, annonça-t-elle à Sydney. Il risque d'avoir du mal à entrer dedans, non?" ajouta-t-elle, négligeant à dessein la remarque du psychiatre à propos des enfants. Les yeux plissés, le nez collé à la page de papier glacé, elle étudia la cape, le masque et le chapeau, la petite épée en plastique. "Je vais vous épargner la peine de vous lancer dans vos interprétations: il se prend pour un justicier, qui défend les faibles et les opprimés; il est masqué parce qu'il ignore qui il est."
Sydney souriait, de ce sourire qui donnait envie à Parker de le gifler.
"Ou bien, dit-il, il veut faire un cadeau à quelqu'un. Les explications les plus simples sont parfois les meilleures."
Elle balança le catalogue sur la table. Puis elle remarqua quelque chose dessus et le récupéra aussi sec: une adresse était griffonnée au dos, d'une écriture trop négligente pour être anodine. Elle souligna les trois lignes d'un ongle court, laqué en noir.
"Le voilà, notre indice."
*Académie d'escrime Lewis D'Amato, Columbus*
L'enseigne au-dessus de la porte indiquait "Académie d'escrime Lewis D'Amato - initiation, perfectionnement, entraînement". Parker gara la Ford de location et vérifia l'adresse inscrite sur le catalogue de déguisements.
"Une salle d'escrime? fit Broots.
- La ferme," lui lança-t-elle. Elle se massa les tempes. Jarod finirait sans doute par la rendre folle, si Broots n'y parvenait pas avant lui. Un sourire, tenant davantage du rictus d'exaspération que de la manifestation de plaisir, lui étira les lèvres. "C'était ce qu'il faisait dans le hangar.
- Quoi donc? s'enquit Sydney.
- Des armes. Sans doute du fleuret. Douze mètres sur deux, c'est la taille d'une piste de fleuret; celles de sabre et d'épée sont plus longues, expliqua-t-elle. Cette espèce de couloir avec le mannequin au bout... c'était ce qu'il faisait. Il devait s'entraîner.
- Avec un mannequin immobile?" s'étonna Sydney.
Parker balaya l'objection d'un revers de main.
Lewis D'Amato contempla avec ravissement la créature qui venait de franchir la porte. Un mètre soixante-quinze, jugea-t-il de son œil d'expert, des talons très hauts, de très longues jambes très découvertes par une jupe très courte, la taille sanglée dans une veste en cuir, les cheveux noirs coiffés façon sixties - extraordinaire époque s'il en était - et une façon de se mouvoir à la fois gracieuse et athlétique.
Puis il arriva à son visage, rencontra son regard, et renonça au terme de "créature" et à toute remarque plus ou moins déplacée qu'il était sur le point d'émettre. Le visage de la jeune femme était fermé et hautain, et si quelqu'un avait jamais eu la capacité de tuer d'un regard, ce devait être elle. Un petit type à l'air inquiet, vêtu d'une chemise à carreaux et ne semblant pas appartenir à la même espèce qu'elle, et un homme plus âgé, en costume, aussi tranquille et détendu qu'elle était sur la brèche, l'accompagnaient.
"Bonjour, madame, lança-t-il poliment.
- Mademoiselle," corrigea-t-elle d'une voix grave. Elle sortit une photo et la lui mit sous le nez. "Nous recherchons un ami. Nous pensons qu'il aurait pu passer par ici."
Il eut de la peine à fixer son attention sur le cliché, absorbé par les yeux bleu profond de son interlocutrice, et il lui fallut quelques secondes pour reconnaître l'homme qui regardait l'objectif en semblant voir bien au-delà.
"Oh, bien sûr. C'est Jarod."
Elle rangea la photo dans la poche intérieure de sa veste et Lewis eut l'impression de d'avoir vu briller la crosse d'un revolver; mais il avait sans doute rêvé.
"Il est venu ici?" Un fleuret était posé sur le comptoir de la réception et elle tendit la main vers la poignée de l'arme, marquant un infinitésimal temps d'arrêt avant de la toucher: "Puis-je?
- Je vous en prie. Oui, Jarod était ici il y a encore quelques jours. Un type extraordinaire.
- Extraordinaire," approuva-t-elle avec une chaleur qui fit froid dans le dos à Broots.
Elle sourit, ce qui découvrit ses canines en forme de crocs, et Lewis commença à se demander si cette femme était réellement une amie de Jarod. Il n'était pas certain de souhaiter avoir une telle amie.
"Donc, il était ici? reprit-elle.
- Il est resté une quinzaine de jours, expliqua Lewis. C'était incroyable. En arrivant, il ne savait pas tenir une arme, il faisait à peine la différence entre une épée, un fleuret et un sabre. Il a appris à une vitesse stupéfiante, j'avais jamais vu ça. Il est devenu drôlement bon, il a même remporté le petit tournoi que j'organise chaque année. Tenez..."
Il saisit un cadre sur l'étagère derrière lui et le tendit à Parker. Jarod portait encore la tenue, culotte et veste molletonnée, son masque coincé sous un bras, une coupe brandie dans l'autre main, quelques gouttes de sueur perlant à la racine des cheveux pour attester de l'effort fourni.
"Le blanc lui donne bonne mine," commenta-t-elle d'une voix acide.
Elle reposa le cadre sur le comptoir et fouetta l'air de la lame, appréciant en connaisseuse la qualité et l'équilibre du fleuret. Broots, qui se trouvait hélas pour lui à proximité, recula précipitamment et manqua de trébucher dans une plante en pot.
"Relax, fit-elle. La pointe est mouchetée.
- Vous pratiquez, mademoiselle?" lui demanda Lewis.
Elle recula pour esquisser une attaque dans le vide, tournée vers le cadre abritant la photo de Jarod, et écrasa la mouche sur le sous-verre, à hauteur du cœur.
"A mes heures perdues."
Elle lui rendit le fleuret.
Lewis D'Amato la considéra comme s'il venait d'être frappé par la Vérité.
"Vous devez être Mlle Parker!"
Elle était en train d'allumer sa cigarette; elle regarda le maître d'armes par en dessous, une main refermée autour de son briquet. Méfiante. Elle avait toujours été de nature circonspecte; depuis l'évasion de Jarod, elle frôlait parfois la paranoïa.
"Votre d'Artagnan a laissé quelque chose pour moi? interrogea-t-elle.
- Non, mais il parlait tout le temps de vous. Il disait que vous étiez une excellente fleurettiste et qu'il ne quitterait cet endroit que lorsqu'il aurait atteint votre niveau.
- Je suppose que je devrais me sentir flattée?
- Oh, sans le moindre doute."
Jarod souriait sur la photo, il lui souriait et semblait la narguer.
"Il n'a pas laissé un cahier rouge? insista-t-elle en détournant le regard du cliché.
- Rien du tout. Il a seulement dit... si jamais vous veniez, il m'a demandé de vous dire qu'un de ces jours, il aimerait se livrer à un assaut d'armes contre vous."
Parker regarda le psy; il suivait la conversation sans s'y mêler, sans même paraître se sentir concerné.
"Se livrer à un assaut d'armes contre moi, fit-elle en remontant en voiture. Que fait-il d'autre exactement, depuis un an et demi, que se livrer à un assaut d'armes contre moi?"
Sydney s'installa sur le siège passager avec un soupir; le voyage de retour vers Blue Cove promettait d'être animé.
"Je sais que vous pensez le contraire, lui dit-il, mais Jarod a un grand respect pour vous.
- Du respect?"
Elle se glissa dans la circulation sans avoir pris la peine de mettre son clignotant, ce qui lui valut une bordée de protestations. Poursuivre Jarod n'était pas seulement néfaste pour sa santé, cela commençait également à se répercuter sur son comportement. Sydney lui aurait volontiers conseillé de prendre quelques vacances, très loin du Centre, mais il savait bien ce qu'il aurait obtenu en retour. Dans le meilleur des cas, un coup d'œil méprisant. Dans le pire des cas, une formule bien sentie l'invitant à se mêler de ce qui le regardait.
"Du respect? répéta-t-elle. Est-ce que vous trouvez respectueux de me faire subir une fouille intégrale ou de me faire enfermer pendant quarante-huit heures dans la prison d'un trou paumé? Est-ce que vous trouvez respectueux de me boucler dans une cage en verre en compagnie de Lyle et de Brigitte, sans parler de cet énergumène?" Elle désigna d'un pouce agressif Broots qui, à l'arrière de la Ford, essayait de se faire oublier et tapotait frénétiquement sur son ordinateur portable sans rien demander à personne. "Depuis un an et demi, il me file entre les doigts et me fait passer pour une incapable aux yeux de mon père et des gens de la Tour, et vous ne trouvez rien de mieux que de me raconter que votre petit génie a du respect pour moi? Vous vous payez ma tête?
- Vous ne passez pour une incapable aux yeux de personne, Parker. Tout le monde savait qu'il serait difficile de le rattraper. Jarod est un fugitif, ajouta-t-il avec une patience et une gentillesse insupportables. Vous ne pouvez pas reprocher à un fugitif de fuir."
Elle détestait Jarod. Elle le détestait pour tout ce qu'il lui faisait subir depuis un an et demi, et peut-être un peu pour ce qu'il lui avait fait subir durant vingt-cinq ans. Du moins fournissait-elle des efforts en ce sens. Il aurait été bien plus facile d'y parvenir si elle n'avait pas vu, au détour d'un DSA, un petit garçon crier et se débattre entre les mains de Sydney, et supplier que l'on ne fasse pas de mal à Catherine Parker.
"Il existe tout un tas de choses que je peux reprocher à Jarod, lui assura-t-elle, et le fait qu'il s'est enfui du Centre n'est que l'une d'entre elles."
