PASSE D'ARMES
Le Centre ainsi que les personnages de Jarod, Miss Parker, Sydney... sont la propriété des producteurs du Caméléon. Le reste est à moi. Merci de ne pas archiver et de ne pas emprunter les personnages "originaux" sans mon autorisation.
L'histoire se déroule durant la saison 2, entre Gigolo et Cadeau Surprise.
Bonne lecture :-)
* * * * * * * * * * * * * * * *
CHAPITRE 3
Carter prit au bar de l'académie un grand verre de thé avec deux cubes de glace et une rondelle de citron vert. La jeune femme qui se trouvait derrière le comptoir n'avait pas hésité une seconde: il n'avait pas besoin de passer de commande, les serveurs savaient ce qu'il buvait, tout comme ils savaient qu'il s'asseyait systématiquement à la petite table d'angle qui était en partie dissimulée par un énorme ficus en pot. Le salon de thé était réservé aux membres de l'académie et à leurs invités, et depuis trois mois, Carter ne pouvait plus prétendre à aucune de ces deux qualités, mais personne n'aurait songé à lui refuser l'accès à la salle.
Lorsqu'il vit que quelqu'un était déjà assis à sa table, il eut l'impression que l'on venait de lui plonger un poignard dans le cœur. Son verre à la main, il resta planté au milieu du club, incapable de faire un geste, de décider s'il devait s'installer ailleurs ou demander à l'inconnu de bien vouloir lui laisser la place. Celui-ci ne bougeait pas, plongé dans un ouvrage sur l'escrime spécialement écrit à l'attention des enfants - ce qui était pour le moins curieux, considérant qu'il était en tenue avec un brassard de l'académie attestant de son statut d'instructeur.
Puis Carter entendit Shelley, la serveuse, venir vers lui à grands pas. Elle lui posa brièvement la main sur le coude et murmura: "Jarod est nouveau ici, il ne sait pas. Je vais lui demander de se déplacer."
Entendant le chuchotis de Shelley, Jarod leva les yeux de son livre et considéra le jeune homme qui se tenait devant lui dans une posture embarrassée.
"Non, dit Carter à Shelley, ce n'est pas la peine de...
- Je suis désolé, l'interrompit Jarod. J'ignorais qu'il s'agissait de votre place. Je vais m'asseoir ailleurs."
Il était déjà à demi debout, son verre dans une main, son livre dans l'autre, repoussant son siège et cherchant du regard une autre table tranquille. Carter le regarda et, pour la première fois depuis des semaines, il n'eut pas envie de fuir ou d'entrer dans sa coquille. Une pensée lui traversa l'esprit, fulgurante, absurde: Max aurait apprécié ce type. Il était parfaitement incapable de dire pourquoi, mais il en était convaincu.
"Non, je vous en prie. Restez assis."
Jarod posa son verre et tendit la main.
"Jarod Jones, le nouveau moniteur." Le jeune homme lui serra la main. "Vous ne seriez pas Carter Hartford, le fiancé de Mlle Ambruster?"
Tout naturellement, Carter se glissa sur la chaise libre en face de celle de Jarod.
"Comment le savez-vous?" s'étonna-t-il.
Jarod lui désigna un des clichés accrochés au mur. Fleurets croisés en une parodie de passe d'armes, Maxine Ambruster et lui riaient en regardant le photographe.
Il eut un sourire triste. "Max m'a traîné ici pratiquement dès notre rencontre. J'étais loin d'être aussi doué qu'elle avec un fleuret, mais ça lui faisait tellement plaisir. Elle était... elle était très passionnée, il était difficile de lui résister. Vous ne l'avez pas rencontrée, n'est-ce pas?
- Non, je ne suis ici que depuis quelques jours, docteur.
- Oh, je..." Il rougit un peu. "Je sais que les journaux ont raconté que j'étais médecin, mais en réalité je ne serai diplômé qu'en juin. Vous pouvez m'appeler Carter." Il agita le mélangeur dans son verre. "Alors vous êtes le nouveau maître d'armes. Ca faisait un moment qu'Anton voulait engager quelqu'un. Vous devez avoir une sacrée expérience pour l'avoir convaincu.
- Eh bien, en fait, j'ai appris tout ce que je sais en une quinzaine de jours, dit-il sur le ton de la plaisanterie. Je suppose que Max pratiquait depuis bien plus longtemps?
- Elle a commencé vers sept ou huit ans. Elle m'a raconté que son père l'avait emmenée voir Zorro au cinéma et quand elle est sortie de la salle... elle n'avait plus qu'une idée en tête."
Il baissa précipitamment la tête, s'essuya les yeux d'un revers de main.
"Je suis désolé, fit-il. J'ai beaucoup de mal à parler d'elle.
- Je comprends ce que vous ressentez. J'ai également perdu quelqu'un de façon très soudaine: mon frère est mort dans un accident de voiture. Il n'est pas facile d'accepter l'idée qu'une personne que l'on aimait s'est éteinte et que tout le monde autour de vous continue de vivre comme avant, n'est-ce?
- Oui, approuva-t-il, les yeux dans le vague. On a l'impression que... que la terre est en train de s'effondrer sous nos pieds et d'être le seul à en avoir conscience. Vous savez, c'est une sensation très curieuse. Je n'ai jamais été aussi seul que depuis la mort de Maxine. Je n'ai pas moins d'amis qu'avant notre rencontre et ils sont là dès que j'ai besoin d'eux, mais je n'ai jamais été aussi seul.
- Vous la connaissiez depuis longtemps?
- Plus de six ans. J'avais deux ans de plus qu'elle, j'ai été son tuteur quand elle est entrée à l'université. Drôle de tuteur! ajouta-t-il avec un sourire mélancolique. Elle était nulle en maths, mais bien plus calée que moi en physiologie, même après mon entrée à l'école de médecine. Elle me battait à plate couture à chaque test.
- Elle s'y intéressait sans doute en relation avec le sport.
- Oui. Tout ce qui touchait de près ou de loin à l'escrime et lui permettait de s'améliorer la passionnait." Il vida son verre et fit signe à la serveuse de lui en apporter un autre. "Pourquoi vous intéressez-vous à une personne que vous n'avez jamais rencontrée?
- Ce qui lui est arrivé est tragique. Il est difficile de ne pas être touché par son accident." Il regarda le cliché sur lequel les deux jeunes gens riaient à gorge déployée. "Et elle me rappelle quelqu'un.
- Une amie?" demanda Carter Hartford.
Jarod esquissa un sourire.
Maxine avait - avait eu - un visage patricien, avec un grand front, un long nez et des yeux très bleus, un regard empli de défi. Sur les photos où elle n'était pas en tenue, ses cheveux bruns lui retombaient sur les épaules en vagues lustrées. Elle n'avait rien d'une beauté classique et parfaite, mais elle était dotée d'un charme et d'une distinction qu'il avait déjà rencontrés, tout comme il connaissait le sens de son expression, mélange de passion et de conviction de pouvoir conquérir le monde.
Max avait terriblement ressemblé à Mlle Parker. En tout cas, Mlle Parker avant que la coquille de dédain et d'insensibilité qu'elle s'était construite achève de se refermer autour d'elle - avant que le Centre ne la transforme.
"Je ne sais pas, dit-il à Carter en toute honnêteté.
- Vous ne savez pas si cette femme est une amie?"
Il n'en avait vraiment aucune idée. Avoir la moindre conviction à propos de tout ce qui concernait le Centre exposait à de pénibles désillusions.
"Nos adversaires les plus acharnés sont parfois nos meilleurs alliés," répondit-il, ce qui, dans le cas de Mlle Parker correspondait rigoureusement à la réalité.
Ils restèrent silencieux quelques instants, puis Carter passa la main sur la table en bois poli, délicatement, comme s'il la caressait.
"C'était la table préférée de Max. Elle s'asseyait toujours là et elle commandait un thé glacé avec une rondelle de citron vert." Ses doigts suivirent une fine éraflure sur la surface brillante. "Nous aurions dû nous marier le mois dernier, le jour de la Saint-Valentin."
* * * * * * * * * * * * * * * * * *
C'était une journée exceptionnellement ensoleillée en dépit de l'air froid, et Emma Ambruster en avait profité pour s'allonger sur une chaise longue au milieu du jardin, emmitouflée dans un gros pull-over. Son livre d'histoire, auquel elle n'avait pas touché depuis plus de dix minutes, reposait sur ses genoux. Son frère jouait près du chêne qui poussait dans un coin du jardin, occupé à transporter toutes sortes de boîtes dans la cabane construite dans les branches de l'arbre.
Jarod s'était assis sur un banc de l'autre côté de la rue et les observait. Emma était aussi jolie et gracieuse que l'avait été sa sœur; il l'avait vue évoluer dans le jardin, s'installer sur le transat. Chaque geste était mesuré, économe, précis, maîtrisé. Maxine avait eu la même façon de se mouvoir, il avait pu le constater sur les enregistrements de leurs compétitions et de certains de leurs entraînements. Mais elle avait dégagé une joie de vivre qui avait déserté sa cadette.
Jeremy jaillit soudain d'entre les branches du chêne, brandissant un objet qui avait vaguement la forme d'un sabre, et il se mit à simuler une attaque contre un adversaire imaginaire.
Le livre d'histoire tomba sur le sol, pages froissées et tranche déchirée, Emma bondit hors de sa chaise longue, attrapa le poignet de son frère avec violence et lui arracha le jouet. Elle le lança au loin, sans se soucier de son point de chute.
"Ne fais plus jamais ça, tu m'entends? Plus jamais!"
Jeremy se mit à pleurer et disparut dans la maison en courant.
Elle resta debout au milieu du jardin, figée, couverte de sueurs froides. Puis elle leva les yeux, croisa le regard de Jarod, et il n'essaya pas de prétendre qu'il ne les regardait pas. Elle serra les bras sur sa poitrine, ouvrit le portillon en fer forgé et traversa la rue au pas de charge.
"Qu'est-ce que vous fabriquez sur ce banc, à nous espionner?
- Je m'appelle Jarod, commença-t-il sur son ton le plus amical.
- Je vous avertis que si vous êtes un de ces pervers qui matent les gens, je préviens les flics. Alors vous feriez mieux de déguerpir en vitesse.
- Je ne suis pas un pervers, affirma-t-il sérieusement.
- Alors quoi? Un de ces journalistes fouille-merde?"
Le visage de Mlle Parker apparut devant ses yeux et il fut incapable de l'effacer. Quelqu'un, en tuant Maxine Ambruster, avait créé une autre Mlle Parker, une autre jeune fille dont les seuls recours étaient le retranchement en soi, le mépris, le verrouillage des sentiments.
"Je ne suis pas non plus journaliste. Je suis instructeur à l'académie Delawey."
Les yeux bleus le transpercèrent.
"Alors vous êtes pire que n'importe quel journaliste. Foutez le camp, okay? Je ne veux plus rien avoir à faire avec cet endroit. Dégagez."
Elle pivota pour rentrer chez elle.
"Pourtant, vous continuez d'aller à l'académie. Une fois par semaine, le vendredi à cinq heures," lança-t-il dans son dos.
Elle ralentit, hésita, le regarda par-dessus son épaule sans se retourner, ce qui aurait été s'avouer vaincue.
"Je ne veux plus entendre parler de cet endroit, répéta-t-elle. Fichez-moi la paix."
Elle ne vit pas la voiture qui arrivait du croisement au bout de la rue. Elle s'engagea sur la chaussée, les bras toujours étroitement croisés en un geste d'autoprotection. Il eut tout juste le temps de la saisir par les épaules et de la tirer en arrière, et ils s'effondrèrent sur le bord du trottoir. Elle s'érafla les paumes des mains sur les dalles sans que cela lui tire une plainte. La voiture poursuivit sa route en klaxonnant furieusement.
"J'imagine que vous vous attendez à des remerciements?" grogna-t-elle en se relevant. Elle épousseta son jean et chercha un mouchoir dans sa poche. Ses paumes saignaient.
"Nous sommes quittes: je ne voulais pas vous mettre en colère."
Elle s'apprêta de nouveau à traverser, cette fois après avoir vérifié que la voie était libre. Elle revint sur ses pas.
"Le moins que je puisse faire, c'est de vous proposer un café."
* * * * * * * * * * * * * * * * * *
La maison était spacieuse et coquette. Emma le fit entrer par la cuisine, lui offrit le choix entre thé et café, et partit à la recherche de son frère pendant que l'eau chauffait. Lorsqu'elle revint, Jarod achevait de verser l'eau frémissante dans le filtre. Sans un mot, elle sortit une boîte de biscuits secs et la posa sur la table.
"Vos parents ne sont pas là?" lui demanda-t-il. Elle fit signe que non. "Vous ne devriez pas inviter de parfaits inconnus chez vous. Ce n'est pas très prudent.
- Mmh, vous pourriez être un de ces pervers qui ne se contentent pas de mater les gens."
Elle disposa sur la table sucrier, lait et crème, mais elle n'y toucha pas. Elle buvait son café noir et serré.
"En réalité, Carter a téléphoné tout à l'heure, et il m'a parlé de vous. Alors quand vous m'avez dit votre nom..."
Avec un haussement d'épaules, elle s'assit en face de lui et grignota un biscuit.
"Vous vous entendez bien avec lui?
- Il aurait rendu ma sœur heureuse. Difficile de ne pas apprécier une personne qui rend heureux ceux que vous aimez. Mais je ne comprends pas ce qu'il fait. Il va à l'académie presque tous les jours, il s'assoit à la table préférée de Max, il commande sa boisson préférée et il reste là, sans bouger. Parfois quelques minutes, parfois des heures entières.
- Chacun de nous a sa propre façon d'exorciser ses douleurs.
- Qu'est-ce que vous en savez? demanda-t-elle avec agressivité.
- J'ai été séparé de ma famille quand j'étais enfant. J'ai retrouvé mon frère il y a moins d'un an, mais il est mort presque aussitôt." Il s'appliqua à ne laisser percer aucune sensiblerie, presque aucune sensibilité, dans sa réponse. Il savait qu'elle ne l'aurait pas supporté.
"Voilà qui va faire pleurer dans les chaumières. Et comment est-ce que vous exorcisez vos douleurs?
- En essayant de comprendre pourquoi ces choses sont arrivées."
Elle baissa les yeux et plongea le nez dans sa tasse. Il eut néanmoins le temps de voir que les yeux bleus se remplissaient de larmes.
"Dans le cas de Maxine, dit-elle d'une voix que la maîtrise de son émotion rendait dure, il n'y a rien à comprendre. Elle est simplement morte."
Elle se resservit une tasse de café.
"Comment était-elle?
- Passionnée, répondit-elle sans hésitation. Et très douce. Kali disait qu'elle savait comment canaliser son agressivité et l'utiliser pour combattre, et que c'était ce qui faisait d'elle une si fantastique fleurettiste. D'une certaine façon, l'escrime lui servait de défouloir. Max était la personne la plus gentille que je connaisse. Elle était capable de rester des heures à vous écouter lui déballer vos problèmes, même si les siens étaient aussi nombreux et aussi importants. Carter ne vous en a peut-être pas parlé, mais il est bénévole dans un dispensaire et elle l'y accompagnait souvent. Elle donnait aussi des leçons d'escrime dans une association de réinsertion pour jeunes en difficulté.
- Elle ne semblait pas avoir beaucoup de défauts.
- Les morts sont toujours parfaits, lança-t-elle avec un cynisme qui le fit tressaillir. Vous ne saviez pas ça?" Elle tournait sa cuillère d'un geste machinal dans sa tasse de café non sucré. "En réalité, Max était bourrée de défauts, mais ses qualités l'emportaient malgré tout. Pourquoi vous intéressez-vous tant à elle?
- Carter m'a posé la même question, à l'académie.
- Et que lui avez-vous répondu?
- Je lui ai dit que votre sœur me rappelait quelqu'un. Vous aussi, vous me rappelez quelqu'un.
- Ah oui?"
Il hocha la tête.
"Oui. Elle me rappelle une petite fille que j'ai connue il y a une trentaine d'années."
Elle le fixa impunément, ses yeux détaillant chaque trait de son visage avec une précision chirurgicale. Sa ressemblance avec Parker était plus frappante encore que celle de sa sœur, à cause de son expression, de son regard qui refusait de céder.
"Vous deviez être tout gamin, conclut-elle. Et moi, qui est-ce que je vous rappelle?
- La jeune femme que cette petite fille est devenue."
Elle comprit ce qu'il voulait dire, mais elle ne cilla pas. Elle continua de le regarder, un sourire froid, qui ne se communiquait pas à ses yeux, plaqué aux lèvres.
"Nous finissons tous par grandir," répliqua-t-elle.
Ce qui était exactement ce qu'aurait pu lui répondre Mlle Parker.
* * * * * * * * * * * * * * * * * *
"C'est Max qui m'a emmenée à mon premier cours d'escrime. Nous venions juste d'arriver de Fresno, elle était inscrite chez Delawey depuis une dizaine de jours. C'était un vendredi, les cours d'initiation pour les enfants étaient à cinq heures. Je suppose que c'est pour cette raison que je continue de me rendre à la salle chaque vendredi après-midi. J'accomplis mon petit pèlerinage, tout comme Carter."
Ils étaient dans le salon des Ambruster, Emma assise sur le tapis dans la position du lotus, adossée à la cheminée en pierres de taille. Un feu crépitait dans l'âtre. Après avoir constaté de visu la réaction de la jeune fille dans le jardin, Jarod s'était un peu attendu à ce que toutes les photos représentant Maxine en tenue de combat aient été éliminées de la pièce. Ce n'était pas le cas, mais aucun autel à la mémoire de la jeune femme n'avait non plus été élevé. Les clichés semblaient être exactement ceux qui se trouvaient là avant le décès de Max. Il avait toutes les peines du monde à quitter du regard celui qui les représentait toutes les deux après une compétition, les joues encore roses d'excitation; Emma brandissait une coupe, et sa sœur n'aurait pas semblé plus heureuse si elle avait elle-même remporté la victoire.
"Nous ne combattions pas dans la même catégorie, lui précisa Emma. C'était l'an dernier, j'étais encore chez les juniors."
Jarod réfléchit au ton de la remarque et demanda: "Vous voulez dire qu'elle était mauvaise perdante?
- Pas vraiment, mais elle aimait gagner. C'est pour cela qu'on fait de la compétition, non? Pour gagner. Max n'aimait pas perdre."
Elle saisit le tisonnier qui pendait près d'elle et l'enfonça avec brusquerie dans une bûche; le morceau de bois s'effondra dans un déluge d'étincelles rougeoyantes.
"Comment est-ce que votre frère est mort?"
La question était froide, inquisitrice, posée sans ménagement.
"Dans un accident de voiture.
- Vous vous entendiez bien avec lui?
- Je ne le connaissais pas assez pour savoir de quelle façon auraient évolué nos relations."
Elle laissa échapper un reniflement.
"Oh! s'exclama-t-elle. Vous pensez que je suis cynique - ne dites pas le contraire - mais vous ne valez pas mieux que moi. N'importe qui aurait dit être convaincu que vous deviendriez les meilleurs amis du monde, et l'aurait pensé même si au fond, ç'aurait pu être faux.
- Une sorte de mensonge sincère? suggéra-t-il.
- Un mensonge sincère. J'aime votre façon de dire les choses.
- J'espère que Kyle et moi serions devenus les meilleurs amis du monde," admit-il.
La porte d'entrée claqua, et une ombre de contrariété passa sur le visage d'Emma, mais elle ne bougea pas, le tisonnier encore à la main. Il faisait chaud près de la cheminée et elle avait enlevé le gros pull-over qu'elle portait à l'extérieur.
"Emma? Jeremy?
- Ici, papa, répondit-elle sans quitter Jarod du regard. Au salon." Elle se leva lorsque son père entra dans la pièce, sans lâcher le tisonnier. Jarod remarqua que ses doigts étaient crispés si fort sur le manche que ses jointures devenaient livides. "Jeremy est dans sa chambre," ajouta-t-elle en embrassant M. Ambruster.
Celui-ci s'immobilisa au milieu du salon en voyant Jarod se lever du canapé et venir à sa rencontre.
"Nous avons de la visite? dit-il avec un sourire de surprise polie.
- Jarod Jones, présenta la jeune fille. Il est maître d'armes à l'académie."
Elle ne spécifia pas de quelle académie il s'agissait, une précision inutile.
Dick Ambruster dévisagea Jarod, comme sous le choc, puis ses bonnes manières lui revinrent et il tendit la main, serra celle de son hôte. Enfin, il donna à sa fille le livre d'histoire qu'il avait ramassé dans le jardin.
"Tu n'as pas l'air d'avoir terminé tes devoirs."
Elle récupéra le manuel.
"Exact. J'ai un exposé à achever. Jarod, salua-t-elle avec un signe de tête. Peut-être à bientôt."
Elle reposa soigneusement le tisonnier sur le présentoir et sortit d'un pas mesuré, son livre d'histoire pendant à bout de bras.
"Monsieur Ambruster, commença Jarod, je passais dans le quartier, et j'ai...
- Vous avez discuté avec ma fille?
- Oui. Je ne voulais pas vous déranger, je..."
M. Ambruster l'interrompit de nouveau.
"De quoi avez-vous parlé?
- De choses et d'autres.
- Eh bien..." M. Ambruster lui sourit largement. "J'ignore ce que vous avez raconté à Emma, et de quelle façon, mais c'est la première fois depuis la disparition de sa sœur qu'elle accepte d'adresser la parole à quelqu'un qui travaille à l'académie. Sans parler de l'installer dans le salon et de lui préparer gentiment du café. Elle va là-bas chaque vendredi après-midi, mais elle n'ouvre pas la bouche. Si les gens lui posent des questions, elle n'y répond pas. Elle voit souvent Carter mais s'il s'avise de lui parler d'escrime, elle s'en va. Sans un mot.
- Dans ce cas, je suis d'autant plus heureux qu'elle ait accepté de bavarder avec moi."
Le Centre ainsi que les personnages de Jarod, Miss Parker, Sydney... sont la propriété des producteurs du Caméléon. Le reste est à moi. Merci de ne pas archiver et de ne pas emprunter les personnages "originaux" sans mon autorisation.
L'histoire se déroule durant la saison 2, entre Gigolo et Cadeau Surprise.
Bonne lecture :-)
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CHAPITRE 3
Carter prit au bar de l'académie un grand verre de thé avec deux cubes de glace et une rondelle de citron vert. La jeune femme qui se trouvait derrière le comptoir n'avait pas hésité une seconde: il n'avait pas besoin de passer de commande, les serveurs savaient ce qu'il buvait, tout comme ils savaient qu'il s'asseyait systématiquement à la petite table d'angle qui était en partie dissimulée par un énorme ficus en pot. Le salon de thé était réservé aux membres de l'académie et à leurs invités, et depuis trois mois, Carter ne pouvait plus prétendre à aucune de ces deux qualités, mais personne n'aurait songé à lui refuser l'accès à la salle.
Lorsqu'il vit que quelqu'un était déjà assis à sa table, il eut l'impression que l'on venait de lui plonger un poignard dans le cœur. Son verre à la main, il resta planté au milieu du club, incapable de faire un geste, de décider s'il devait s'installer ailleurs ou demander à l'inconnu de bien vouloir lui laisser la place. Celui-ci ne bougeait pas, plongé dans un ouvrage sur l'escrime spécialement écrit à l'attention des enfants - ce qui était pour le moins curieux, considérant qu'il était en tenue avec un brassard de l'académie attestant de son statut d'instructeur.
Puis Carter entendit Shelley, la serveuse, venir vers lui à grands pas. Elle lui posa brièvement la main sur le coude et murmura: "Jarod est nouveau ici, il ne sait pas. Je vais lui demander de se déplacer."
Entendant le chuchotis de Shelley, Jarod leva les yeux de son livre et considéra le jeune homme qui se tenait devant lui dans une posture embarrassée.
"Non, dit Carter à Shelley, ce n'est pas la peine de...
- Je suis désolé, l'interrompit Jarod. J'ignorais qu'il s'agissait de votre place. Je vais m'asseoir ailleurs."
Il était déjà à demi debout, son verre dans une main, son livre dans l'autre, repoussant son siège et cherchant du regard une autre table tranquille. Carter le regarda et, pour la première fois depuis des semaines, il n'eut pas envie de fuir ou d'entrer dans sa coquille. Une pensée lui traversa l'esprit, fulgurante, absurde: Max aurait apprécié ce type. Il était parfaitement incapable de dire pourquoi, mais il en était convaincu.
"Non, je vous en prie. Restez assis."
Jarod posa son verre et tendit la main.
"Jarod Jones, le nouveau moniteur." Le jeune homme lui serra la main. "Vous ne seriez pas Carter Hartford, le fiancé de Mlle Ambruster?"
Tout naturellement, Carter se glissa sur la chaise libre en face de celle de Jarod.
"Comment le savez-vous?" s'étonna-t-il.
Jarod lui désigna un des clichés accrochés au mur. Fleurets croisés en une parodie de passe d'armes, Maxine Ambruster et lui riaient en regardant le photographe.
Il eut un sourire triste. "Max m'a traîné ici pratiquement dès notre rencontre. J'étais loin d'être aussi doué qu'elle avec un fleuret, mais ça lui faisait tellement plaisir. Elle était... elle était très passionnée, il était difficile de lui résister. Vous ne l'avez pas rencontrée, n'est-ce pas?
- Non, je ne suis ici que depuis quelques jours, docteur.
- Oh, je..." Il rougit un peu. "Je sais que les journaux ont raconté que j'étais médecin, mais en réalité je ne serai diplômé qu'en juin. Vous pouvez m'appeler Carter." Il agita le mélangeur dans son verre. "Alors vous êtes le nouveau maître d'armes. Ca faisait un moment qu'Anton voulait engager quelqu'un. Vous devez avoir une sacrée expérience pour l'avoir convaincu.
- Eh bien, en fait, j'ai appris tout ce que je sais en une quinzaine de jours, dit-il sur le ton de la plaisanterie. Je suppose que Max pratiquait depuis bien plus longtemps?
- Elle a commencé vers sept ou huit ans. Elle m'a raconté que son père l'avait emmenée voir Zorro au cinéma et quand elle est sortie de la salle... elle n'avait plus qu'une idée en tête."
Il baissa précipitamment la tête, s'essuya les yeux d'un revers de main.
"Je suis désolé, fit-il. J'ai beaucoup de mal à parler d'elle.
- Je comprends ce que vous ressentez. J'ai également perdu quelqu'un de façon très soudaine: mon frère est mort dans un accident de voiture. Il n'est pas facile d'accepter l'idée qu'une personne que l'on aimait s'est éteinte et que tout le monde autour de vous continue de vivre comme avant, n'est-ce?
- Oui, approuva-t-il, les yeux dans le vague. On a l'impression que... que la terre est en train de s'effondrer sous nos pieds et d'être le seul à en avoir conscience. Vous savez, c'est une sensation très curieuse. Je n'ai jamais été aussi seul que depuis la mort de Maxine. Je n'ai pas moins d'amis qu'avant notre rencontre et ils sont là dès que j'ai besoin d'eux, mais je n'ai jamais été aussi seul.
- Vous la connaissiez depuis longtemps?
- Plus de six ans. J'avais deux ans de plus qu'elle, j'ai été son tuteur quand elle est entrée à l'université. Drôle de tuteur! ajouta-t-il avec un sourire mélancolique. Elle était nulle en maths, mais bien plus calée que moi en physiologie, même après mon entrée à l'école de médecine. Elle me battait à plate couture à chaque test.
- Elle s'y intéressait sans doute en relation avec le sport.
- Oui. Tout ce qui touchait de près ou de loin à l'escrime et lui permettait de s'améliorer la passionnait." Il vida son verre et fit signe à la serveuse de lui en apporter un autre. "Pourquoi vous intéressez-vous à une personne que vous n'avez jamais rencontrée?
- Ce qui lui est arrivé est tragique. Il est difficile de ne pas être touché par son accident." Il regarda le cliché sur lequel les deux jeunes gens riaient à gorge déployée. "Et elle me rappelle quelqu'un.
- Une amie?" demanda Carter Hartford.
Jarod esquissa un sourire.
Maxine avait - avait eu - un visage patricien, avec un grand front, un long nez et des yeux très bleus, un regard empli de défi. Sur les photos où elle n'était pas en tenue, ses cheveux bruns lui retombaient sur les épaules en vagues lustrées. Elle n'avait rien d'une beauté classique et parfaite, mais elle était dotée d'un charme et d'une distinction qu'il avait déjà rencontrés, tout comme il connaissait le sens de son expression, mélange de passion et de conviction de pouvoir conquérir le monde.
Max avait terriblement ressemblé à Mlle Parker. En tout cas, Mlle Parker avant que la coquille de dédain et d'insensibilité qu'elle s'était construite achève de se refermer autour d'elle - avant que le Centre ne la transforme.
"Je ne sais pas, dit-il à Carter en toute honnêteté.
- Vous ne savez pas si cette femme est une amie?"
Il n'en avait vraiment aucune idée. Avoir la moindre conviction à propos de tout ce qui concernait le Centre exposait à de pénibles désillusions.
"Nos adversaires les plus acharnés sont parfois nos meilleurs alliés," répondit-il, ce qui, dans le cas de Mlle Parker correspondait rigoureusement à la réalité.
Ils restèrent silencieux quelques instants, puis Carter passa la main sur la table en bois poli, délicatement, comme s'il la caressait.
"C'était la table préférée de Max. Elle s'asseyait toujours là et elle commandait un thé glacé avec une rondelle de citron vert." Ses doigts suivirent une fine éraflure sur la surface brillante. "Nous aurions dû nous marier le mois dernier, le jour de la Saint-Valentin."
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C'était une journée exceptionnellement ensoleillée en dépit de l'air froid, et Emma Ambruster en avait profité pour s'allonger sur une chaise longue au milieu du jardin, emmitouflée dans un gros pull-over. Son livre d'histoire, auquel elle n'avait pas touché depuis plus de dix minutes, reposait sur ses genoux. Son frère jouait près du chêne qui poussait dans un coin du jardin, occupé à transporter toutes sortes de boîtes dans la cabane construite dans les branches de l'arbre.
Jarod s'était assis sur un banc de l'autre côté de la rue et les observait. Emma était aussi jolie et gracieuse que l'avait été sa sœur; il l'avait vue évoluer dans le jardin, s'installer sur le transat. Chaque geste était mesuré, économe, précis, maîtrisé. Maxine avait eu la même façon de se mouvoir, il avait pu le constater sur les enregistrements de leurs compétitions et de certains de leurs entraînements. Mais elle avait dégagé une joie de vivre qui avait déserté sa cadette.
Jeremy jaillit soudain d'entre les branches du chêne, brandissant un objet qui avait vaguement la forme d'un sabre, et il se mit à simuler une attaque contre un adversaire imaginaire.
Le livre d'histoire tomba sur le sol, pages froissées et tranche déchirée, Emma bondit hors de sa chaise longue, attrapa le poignet de son frère avec violence et lui arracha le jouet. Elle le lança au loin, sans se soucier de son point de chute.
"Ne fais plus jamais ça, tu m'entends? Plus jamais!"
Jeremy se mit à pleurer et disparut dans la maison en courant.
Elle resta debout au milieu du jardin, figée, couverte de sueurs froides. Puis elle leva les yeux, croisa le regard de Jarod, et il n'essaya pas de prétendre qu'il ne les regardait pas. Elle serra les bras sur sa poitrine, ouvrit le portillon en fer forgé et traversa la rue au pas de charge.
"Qu'est-ce que vous fabriquez sur ce banc, à nous espionner?
- Je m'appelle Jarod, commença-t-il sur son ton le plus amical.
- Je vous avertis que si vous êtes un de ces pervers qui matent les gens, je préviens les flics. Alors vous feriez mieux de déguerpir en vitesse.
- Je ne suis pas un pervers, affirma-t-il sérieusement.
- Alors quoi? Un de ces journalistes fouille-merde?"
Le visage de Mlle Parker apparut devant ses yeux et il fut incapable de l'effacer. Quelqu'un, en tuant Maxine Ambruster, avait créé une autre Mlle Parker, une autre jeune fille dont les seuls recours étaient le retranchement en soi, le mépris, le verrouillage des sentiments.
"Je ne suis pas non plus journaliste. Je suis instructeur à l'académie Delawey."
Les yeux bleus le transpercèrent.
"Alors vous êtes pire que n'importe quel journaliste. Foutez le camp, okay? Je ne veux plus rien avoir à faire avec cet endroit. Dégagez."
Elle pivota pour rentrer chez elle.
"Pourtant, vous continuez d'aller à l'académie. Une fois par semaine, le vendredi à cinq heures," lança-t-il dans son dos.
Elle ralentit, hésita, le regarda par-dessus son épaule sans se retourner, ce qui aurait été s'avouer vaincue.
"Je ne veux plus entendre parler de cet endroit, répéta-t-elle. Fichez-moi la paix."
Elle ne vit pas la voiture qui arrivait du croisement au bout de la rue. Elle s'engagea sur la chaussée, les bras toujours étroitement croisés en un geste d'autoprotection. Il eut tout juste le temps de la saisir par les épaules et de la tirer en arrière, et ils s'effondrèrent sur le bord du trottoir. Elle s'érafla les paumes des mains sur les dalles sans que cela lui tire une plainte. La voiture poursuivit sa route en klaxonnant furieusement.
"J'imagine que vous vous attendez à des remerciements?" grogna-t-elle en se relevant. Elle épousseta son jean et chercha un mouchoir dans sa poche. Ses paumes saignaient.
"Nous sommes quittes: je ne voulais pas vous mettre en colère."
Elle s'apprêta de nouveau à traverser, cette fois après avoir vérifié que la voie était libre. Elle revint sur ses pas.
"Le moins que je puisse faire, c'est de vous proposer un café."
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La maison était spacieuse et coquette. Emma le fit entrer par la cuisine, lui offrit le choix entre thé et café, et partit à la recherche de son frère pendant que l'eau chauffait. Lorsqu'elle revint, Jarod achevait de verser l'eau frémissante dans le filtre. Sans un mot, elle sortit une boîte de biscuits secs et la posa sur la table.
"Vos parents ne sont pas là?" lui demanda-t-il. Elle fit signe que non. "Vous ne devriez pas inviter de parfaits inconnus chez vous. Ce n'est pas très prudent.
- Mmh, vous pourriez être un de ces pervers qui ne se contentent pas de mater les gens."
Elle disposa sur la table sucrier, lait et crème, mais elle n'y toucha pas. Elle buvait son café noir et serré.
"En réalité, Carter a téléphoné tout à l'heure, et il m'a parlé de vous. Alors quand vous m'avez dit votre nom..."
Avec un haussement d'épaules, elle s'assit en face de lui et grignota un biscuit.
"Vous vous entendez bien avec lui?
- Il aurait rendu ma sœur heureuse. Difficile de ne pas apprécier une personne qui rend heureux ceux que vous aimez. Mais je ne comprends pas ce qu'il fait. Il va à l'académie presque tous les jours, il s'assoit à la table préférée de Max, il commande sa boisson préférée et il reste là, sans bouger. Parfois quelques minutes, parfois des heures entières.
- Chacun de nous a sa propre façon d'exorciser ses douleurs.
- Qu'est-ce que vous en savez? demanda-t-elle avec agressivité.
- J'ai été séparé de ma famille quand j'étais enfant. J'ai retrouvé mon frère il y a moins d'un an, mais il est mort presque aussitôt." Il s'appliqua à ne laisser percer aucune sensiblerie, presque aucune sensibilité, dans sa réponse. Il savait qu'elle ne l'aurait pas supporté.
"Voilà qui va faire pleurer dans les chaumières. Et comment est-ce que vous exorcisez vos douleurs?
- En essayant de comprendre pourquoi ces choses sont arrivées."
Elle baissa les yeux et plongea le nez dans sa tasse. Il eut néanmoins le temps de voir que les yeux bleus se remplissaient de larmes.
"Dans le cas de Maxine, dit-elle d'une voix que la maîtrise de son émotion rendait dure, il n'y a rien à comprendre. Elle est simplement morte."
Elle se resservit une tasse de café.
"Comment était-elle?
- Passionnée, répondit-elle sans hésitation. Et très douce. Kali disait qu'elle savait comment canaliser son agressivité et l'utiliser pour combattre, et que c'était ce qui faisait d'elle une si fantastique fleurettiste. D'une certaine façon, l'escrime lui servait de défouloir. Max était la personne la plus gentille que je connaisse. Elle était capable de rester des heures à vous écouter lui déballer vos problèmes, même si les siens étaient aussi nombreux et aussi importants. Carter ne vous en a peut-être pas parlé, mais il est bénévole dans un dispensaire et elle l'y accompagnait souvent. Elle donnait aussi des leçons d'escrime dans une association de réinsertion pour jeunes en difficulté.
- Elle ne semblait pas avoir beaucoup de défauts.
- Les morts sont toujours parfaits, lança-t-elle avec un cynisme qui le fit tressaillir. Vous ne saviez pas ça?" Elle tournait sa cuillère d'un geste machinal dans sa tasse de café non sucré. "En réalité, Max était bourrée de défauts, mais ses qualités l'emportaient malgré tout. Pourquoi vous intéressez-vous tant à elle?
- Carter m'a posé la même question, à l'académie.
- Et que lui avez-vous répondu?
- Je lui ai dit que votre sœur me rappelait quelqu'un. Vous aussi, vous me rappelez quelqu'un.
- Ah oui?"
Il hocha la tête.
"Oui. Elle me rappelle une petite fille que j'ai connue il y a une trentaine d'années."
Elle le fixa impunément, ses yeux détaillant chaque trait de son visage avec une précision chirurgicale. Sa ressemblance avec Parker était plus frappante encore que celle de sa sœur, à cause de son expression, de son regard qui refusait de céder.
"Vous deviez être tout gamin, conclut-elle. Et moi, qui est-ce que je vous rappelle?
- La jeune femme que cette petite fille est devenue."
Elle comprit ce qu'il voulait dire, mais elle ne cilla pas. Elle continua de le regarder, un sourire froid, qui ne se communiquait pas à ses yeux, plaqué aux lèvres.
"Nous finissons tous par grandir," répliqua-t-elle.
Ce qui était exactement ce qu'aurait pu lui répondre Mlle Parker.
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"C'est Max qui m'a emmenée à mon premier cours d'escrime. Nous venions juste d'arriver de Fresno, elle était inscrite chez Delawey depuis une dizaine de jours. C'était un vendredi, les cours d'initiation pour les enfants étaient à cinq heures. Je suppose que c'est pour cette raison que je continue de me rendre à la salle chaque vendredi après-midi. J'accomplis mon petit pèlerinage, tout comme Carter."
Ils étaient dans le salon des Ambruster, Emma assise sur le tapis dans la position du lotus, adossée à la cheminée en pierres de taille. Un feu crépitait dans l'âtre. Après avoir constaté de visu la réaction de la jeune fille dans le jardin, Jarod s'était un peu attendu à ce que toutes les photos représentant Maxine en tenue de combat aient été éliminées de la pièce. Ce n'était pas le cas, mais aucun autel à la mémoire de la jeune femme n'avait non plus été élevé. Les clichés semblaient être exactement ceux qui se trouvaient là avant le décès de Max. Il avait toutes les peines du monde à quitter du regard celui qui les représentait toutes les deux après une compétition, les joues encore roses d'excitation; Emma brandissait une coupe, et sa sœur n'aurait pas semblé plus heureuse si elle avait elle-même remporté la victoire.
"Nous ne combattions pas dans la même catégorie, lui précisa Emma. C'était l'an dernier, j'étais encore chez les juniors."
Jarod réfléchit au ton de la remarque et demanda: "Vous voulez dire qu'elle était mauvaise perdante?
- Pas vraiment, mais elle aimait gagner. C'est pour cela qu'on fait de la compétition, non? Pour gagner. Max n'aimait pas perdre."
Elle saisit le tisonnier qui pendait près d'elle et l'enfonça avec brusquerie dans une bûche; le morceau de bois s'effondra dans un déluge d'étincelles rougeoyantes.
"Comment est-ce que votre frère est mort?"
La question était froide, inquisitrice, posée sans ménagement.
"Dans un accident de voiture.
- Vous vous entendiez bien avec lui?
- Je ne le connaissais pas assez pour savoir de quelle façon auraient évolué nos relations."
Elle laissa échapper un reniflement.
"Oh! s'exclama-t-elle. Vous pensez que je suis cynique - ne dites pas le contraire - mais vous ne valez pas mieux que moi. N'importe qui aurait dit être convaincu que vous deviendriez les meilleurs amis du monde, et l'aurait pensé même si au fond, ç'aurait pu être faux.
- Une sorte de mensonge sincère? suggéra-t-il.
- Un mensonge sincère. J'aime votre façon de dire les choses.
- J'espère que Kyle et moi serions devenus les meilleurs amis du monde," admit-il.
La porte d'entrée claqua, et une ombre de contrariété passa sur le visage d'Emma, mais elle ne bougea pas, le tisonnier encore à la main. Il faisait chaud près de la cheminée et elle avait enlevé le gros pull-over qu'elle portait à l'extérieur.
"Emma? Jeremy?
- Ici, papa, répondit-elle sans quitter Jarod du regard. Au salon." Elle se leva lorsque son père entra dans la pièce, sans lâcher le tisonnier. Jarod remarqua que ses doigts étaient crispés si fort sur le manche que ses jointures devenaient livides. "Jeremy est dans sa chambre," ajouta-t-elle en embrassant M. Ambruster.
Celui-ci s'immobilisa au milieu du salon en voyant Jarod se lever du canapé et venir à sa rencontre.
"Nous avons de la visite? dit-il avec un sourire de surprise polie.
- Jarod Jones, présenta la jeune fille. Il est maître d'armes à l'académie."
Elle ne spécifia pas de quelle académie il s'agissait, une précision inutile.
Dick Ambruster dévisagea Jarod, comme sous le choc, puis ses bonnes manières lui revinrent et il tendit la main, serra celle de son hôte. Enfin, il donna à sa fille le livre d'histoire qu'il avait ramassé dans le jardin.
"Tu n'as pas l'air d'avoir terminé tes devoirs."
Elle récupéra le manuel.
"Exact. J'ai un exposé à achever. Jarod, salua-t-elle avec un signe de tête. Peut-être à bientôt."
Elle reposa soigneusement le tisonnier sur le présentoir et sortit d'un pas mesuré, son livre d'histoire pendant à bout de bras.
"Monsieur Ambruster, commença Jarod, je passais dans le quartier, et j'ai...
- Vous avez discuté avec ma fille?
- Oui. Je ne voulais pas vous déranger, je..."
M. Ambruster l'interrompit de nouveau.
"De quoi avez-vous parlé?
- De choses et d'autres.
- Eh bien..." M. Ambruster lui sourit largement. "J'ignore ce que vous avez raconté à Emma, et de quelle façon, mais c'est la première fois depuis la disparition de sa sœur qu'elle accepte d'adresser la parole à quelqu'un qui travaille à l'académie. Sans parler de l'installer dans le salon et de lui préparer gentiment du café. Elle va là-bas chaque vendredi après-midi, mais elle n'ouvre pas la bouche. Si les gens lui posent des questions, elle n'y répond pas. Elle voit souvent Carter mais s'il s'avise de lui parler d'escrime, elle s'en va. Sans un mot.
- Dans ce cas, je suis d'autant plus heureux qu'elle ait accepté de bavarder avec moi."
