PASSE D'ARMES
Le Centre ainsi que les personnages de Jarod, Miss Parker, Sydney... sont la propriété des producteurs du Caméléon. Le reste est à moi. Merci de ne pas archiver et de ne pas emprunter les personnages "originaux" sans mon autorisation.
L'histoire se déroule durant la saison 2, entre Gigolo et Cadeau Surprise.
Bonne lecture :-)
* * * * * * * * * * * * * * * *
CHAPITRE 4
Une main élégante, surmontée d'un poignet de chemise fermé par un bouton de manchette en or, se glissa entre les portes de l'ascenseur au moment où celles-ci se refermaient, obstruant le passage. Le propriétaire de la main entra dans la cabine in extremis.
Alexander - ou fallait-il dire M. Alexander? se demanda-t-elle - sourit poliment à Mlle Parker et enfonça la touche du niveau souterrain 5. Il se plaça près d'elle, son épaule frôlant celle de la jeune femme.
"Le gris est votre couleur, dit-il en étudiant le tailleur qu'elle portait. Ni noir ni blanc. Ni mal ni bien. Le gris n'est pas teinte terne, comme beaucoup de gens s'escriment à le croire, mais un coloris nuancé et subtil.
- Je pourrais prétendre être flattée que ma façon de m'habiller vous plaise, mais ce n'est pas le cas," dit-elle abruptement. Elle tira une bouffée sur sa cigarette. Le bimbo avait, ou était en tout cas susceptible d'avoir, un effet curieux sur elle: la capacité de lui mettre les nerfs en pelote, à l'image de Jarod.
"Je n'aime pas les ascenseurs, soupira-t-il sans se vexer de la rebuffade. Ils n'offrent pas beaucoup d'issues de secours en cas d'urgence, vous ne pensez pas?"
Parker ne cilla pas. Mais elle pensa qu'elle allait tuer Brigitte; elle allait l'étrangler, et elle allait pour cela utiliser les boyaux de Raines.
"Il existe toujours des solutions. Et si les règles établies ne permettent pas de poursuivre le jeu, il suffit de changer les règles," répliqua-t-elle.
Broots était au labo de simulation, courbé sur son ordinateur. Parker pensait parfois que la machine faisait partie de lui, au même titre que ses bras ou ses jambes, et que si on lui retirait cette extension, il n'y survivrait pas. Si Broots était mi-homme mi-machine, réfléchit-elle, cela signifiait que c'était un être cybernétique, et l'on affirmait que la cybernétique était l'avenir. L'idée que Broots puisse d'une manière ou une autre incarner l'avenir était des plus déprimantes.
Mais, aussi idiot et déprimant fût-il, Broots était parfois utile.
"Vous allez récupérer une photo du bimbo sur le circuit de surveillance du Centre et la balancer sur Internet, ordonna-t-elle sans autre forme de préambule. Sur Internet ou ailleurs. Faites ce que vous voulez, mais je veux savoir qui est ce type.
- Si Brigitte apprend que nous enquêtons sur son équipe, elle ne sera pas contente du tout," remarqua l'informaticien, confirmant aux yeux de Parker sa remarquable capacité à enfoncer les portes ouvertes.
Elle se pencha sur lui, une main sur le dossier de sa chaise, l'autre sur son bureau à quelques centimètres du clavier.
"Si vous ne me trouvez pas des renseignements sur ce M. Alexander, je ne serai pas contente du tout, Broots. Compris?"
* * * * * * * * * * * * * * * * * *
Le bras replié et le coude collé au corps, son poignet meurtri tendu devant lui, Jarod frappa à la porte de la salle de soins et attendit que le docteur Fuller lui dise d'entrer.
Joe Fuller, le soigneur attitré de l'académie, se déplaçait à la demande dans les cas d'urgence. Il assurait pour l'heure sa permanence quotidienne, deux heures pendant lesquelles les élèves et les instructeurs de la salle étaient certains de le trouver là.
Il jeta l'aiguille et la seringue qu'il venait d'utiliser et fit signe au jeune homme étendu sur la table qu'il pouvait se lever.
"Il s'est blessé? demanda Jarod en le regardant sortir.
- Mmh? fit Fuller. Oh non. Il est juste un peu fatigué, je lui faisais un cocktail de vitamines." Il intercepta le regard de Jarod en direction de la corbeille dans laquelle reposait, en compagnie de la seringue usagée, un petit flacon étiqueté, et il se mit à rire. "Rien d'illégal, ne vous inquiétez pas.
- Je n'ai jamais prétendu que ça l'était," répliqua Jarod d'un air faussement étonné.
Le sourire de Fuller fondit comme par magie.
"Vous vous êtes blessé?
- Ce n'est qu'un mauvais coup. Une ecchymose, mais je ne voudrais pas avoir d'ennui.
- Bien sûr."
Fuller le fit asseoir, lui examina le poignet, sortit un tube de crème et une bande.
"Un bandage n'est pas indispensable, précisa-t-il, mais avec vous autres sportifs, mieux vaut ne prendre aucun risque." Il étala généreusement le baume. "Alors, vous vous intégrez?
- Tout le monde est très amical, mais j'ai l'impression que les instructeurs et certains élèves sont encore sous le coup de la mort de Max Ambruster."
Fuller haussa les épaules.
"Elle avait vingt-trois ans et c'était une athlète de haut niveau. Personne ne pouvait imaginer qu'elle ferait un arrêt cardiaque.
- Son fiancé a beaucoup de mal à s'en remettre, n'est-ce pas? Et Kali aussi.
- Maxine était son élève depuis cinq ans et Kali nourrissait de grandes ambitions pour elle. Elle avait vraiment le profil d'une championne.
- C'est ce que j'ai cru comprendre. Peut-être même le profil d'une championne olympique. Elle devait pourtant souffrir d'un problème qui avait échappé à tous les contrôles médicaux.
- L'autopsie a révélé une petite malformation cardiaque," admit Fuller. Il commença à enrouler la bande autour du poignet de Jarod. "Gardez-la deux jours, par mesure de précaution."
* * * * * * * * * * * * * * * * * *
La photo de Jarod avait été récupérée dans une agence de mannequins où il avait travaillé comme photographe, à Miami. Parker avait versé l'original dans ses dossiers et avait fait faire un agrandissement, qu'elle venait de ressortir et de poser devant elle au centre de sa table de travail. Jarod regardait bien au-delà de l'objectif, absorbé dans une conversation avec un interlocuteur invisible.
Sydney n'avait pas compris son attitude envers la directrice de l'agence de gigolos; il s'en était amusé. Parfait. Mais Sydney n'avait pas reçu, perdu au milieu d'un lit de papier de soie, un chocolat en forme de cœur lui demandant d'être la Valentine de Superboy. Cela avait été, non pas une offre de paix, mais tout de même un regard en arrière, vers leur enfance commune, une proposition de cessez-le-feu qui l'avait laissée désemparée et démunie. Elle se battait depuis trop longtemps pour savoir encore accueillir une suspension des hostilités.
Elle prit un feutre noir dans son tiroir et dessina une barbichette sur le visage souriant du petit monstre. Impeccable. Des oreilles pointues, également, et de petites cornes aux tempes. C'était bien suffisant, nul besoin de forcer le trait pour lui donner un aspect satanique.
La porte de son bureau battit, et Sydney entra; le réducteur de tête semblait avoir un problème avec les portes, il ne pensait pas à y frapper.
"Qu'est-ce qui vous amène si loin des bas-fonds de votre labo? lança-t-elle.
- Vous avez demandé à Broots de faire des recherches sur M. Alexander?"
Pour une raison qui échappait à Parker, la perspective semblait inquiéter le psychiatre.
"Je veux savoir qui il est. Je n'aime pas les gens qui semblent surgir de nulle part, surtout lorsqu'ils savent des choses qu'ils devraient ignorer.
- C'est le cas de M. Alexander?
- Il sait que ma mère est morte, qu'elle a été tuée, dans l'ascenseur de la Tour.
- Il vous l'a dit?"
Elle grimaça un sourire.
"Nous sommes au Centre, Sydney, personne ne dit jamais rien aussi clairement. Mais il le sait." Elle secoua la tête. "Vous devriez redescendre martyriser quelques paires de jumeaux et me laisser faire mon travail."
Il s'assit en face d'elle, sans y avoir été invité, et bien sûr, il remarqua la photo - rien n'échappait à Sydney et le cliché s'étalait sur le sous-main en cuir, en pleine vue. Elle n'avait du reste rien fait pour le dissimuler.
"Vous considérez Jarod comme le Diable? s'enquit-il avec un sourire amusé.
- Intéressant, n'est-ce pas. C'est bien ce que vous diriez."
Elle referma le feutre d'un geste délibéré et le remit à sa place dans le tiroir. Elle sentait le regard de Sydney posé sur elle, sagace et bienveillant, et sans concession; il la considérait avec le même soin que ses sujets d'étude et cela ne lui plut pas du tout.
"Est-ce que vous haïssez Jarod, Mlle Parker?" demanda-t-il avec une sincère curiosité.
La réponse fusa, sans l'ombre d'une hésitation. "Oui.
- Pourquoi?
- Pourquoi? répéta-t-elle. Nous le traquons depuis un an et demi, et vous me posez une telle question?
- Vous pourriez être en colère après lui, ce serait compréhensible. Mais le haïr... C'est un sentiment particulièrement violent, vous ne pensez pas? Un sentiment très négatif. Et vous savez sans doute que ce qui est négatif apparaît lorsque le positif ne dispose pas d'un terrain propice pour se développer."
Sans hâte, avec des gestes calmes et maîtrisés, Parker sortit son étui à cigarettes en argent, son briquet, alluma une cigarette, tira une bouffée, expira lentement la fumée.
"Est-ce que vous haïssez Jarod, Sydney? lui demanda-t-elle.
- Non. Je n'ai aucune raison de nourrir de tels sentiments à son égard.
- Et pensez-vous que lui vous hait?
- Il a certainement de bonnes raisons de le faire, oui.
- Trente années volées pour vous permettre de jouer les docteurs Frankenstein, et le reste de son existence gâchée par la faute de ces trente années. Je crois effectivement que cela lui fournit de bonnes raisons de vous haïr.
- Où voulez-vous en venir?
- Et vous?" répliqua-t-elle. La dernière chose dont elle avait besoin, c'était une psychanalyse sauvage pratiquée par un ersatz du docteur Pavlov.
Contrairement à la plupart de ses interlocuteurs, il ne prétendait pas que la fumée de cigarette le gênait lorsqu'il ne parvenait plus à soutenir son regard. Tout simplement parce qu'il était rare que cela se produise. Même à présent, il la considérait sans ciller.
Mais il ne répondait pas.
"Mêlez-vous de vos affaires, conclut-elle. Cela vaudra mieux pour tout le monde."
* * * * * * * * * * * * * * * * * *
Sa silhouette se découpant en contre-jour, Jeremy Ambruster jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, en direction de la cuisine, puis à l'extérieur, vers le garage. Jugeant que la voie était libre, il se faufila hors de la maison, prenant soin de ne pas laisser claquer la porte d'entrée, et il fila à travers le jardin, en direction d'un buisson de roses. Peu soucieux des épines, il plongea la tête la première dans le petit massif, fouilla pendant quelques secondes et en ressortit en serrant contre lui un objet en bois évoquant un sabre. Toujours aussi furtivement, il grimpa dans la cabane aménagée dans le chêne; lorsqu'il en redescendit, il n'avait plus le jouet.
Ann Ambruster apparut sur le seuil, les bras frileusement croisés sur la poitrine.
"Jeremy, appela-t-elle. Dépêche-toi de rentrer, ce n'est pas un temps pour jouer dehors. On passe à table, de toute façon."
Assis sur le banc de l'autre côté de la rue, Jarod regarda le petit garçon traverser le jardin en courant et se précipiter dans les bras de sa mère. Puis la porte se referma sur les Ambruster, et la lumière chaude et dorée ne lui parvint plus que voilée par les fenêtres et les rideaux.
Frissonnant, moins de froid que de solitude, il sortit son téléphone cellulaire de sa poche et composa un numéro.
La voix qui sortit du portable était amicale et chaleureuse, et évoquait ce qui ressemblait sans doute le plus pour lui à une famille.
"Sydney à l'appareil."
Derrière les fenêtres, les Ambruster se préparaient à dîner. Tous les Ambruster moins une.
"Pourquoi s'obstine-t-on à suivre des chemins qui nous font souffrir? demanda-t-il à Sydney.
- Tu veux parler de Mlle Parker?"
Il pouvait deviner dans le ton du psychiatre son sourire, le plaisir qu'il avait de l'entendre.
"Elle est malheureuse et en colère après toi, mais tu ne peux rien faire contre cela.
- Je pourrais rentrer."
Il y eut une seconde de battement, comme si Sydney hésitait sur l'interprétation à donner à une telle déclaration: pure hypothèse ou possibilité envisageable? Il se décida pour l'hypothèse ce qui, dans le fond, ne changeait pas grand chose.
"Je ne crois pas que cela modifierait la situation. Ce qu'elle veut en réalité, ce sont des réponses." Sydney se renversa dans son fauteuil et regarda autour de lui, vérifiant de nouveau que personne n'était dissimulé dans les ombres du labo. "Tu ne songes pas à rentrer, n'est-ce pas?
- Désolé, Sydney, dit-il avec une pointe de sarcasme, je ne voulais pas vous donner de faux espoirs."
Une lumière s'alluma au premier étage de la maison, la chambre d'Emma; la jeune fille prit un cardigan dans son armoire et repartit aussitôt.
"Je voulais parler de Mlle Parker, fit-il, et de toutes les Mlle Parker que les circonstances s'entêtent à créer.
- Dans ce cas, répondit Sydney, l'œil toujours aux aguets, je suppose que si nous nous acharnons à suivre certains chemins, c'est parce qu'il serait pire que tout d'y renoncer. J'imagine qu'avec un peu de temps et de volonté, Mlle Parker pourrait ne plus penser au Centre, et à la façon dont sa mère est morte, et à quantité d'autres choses. Elle pourrait s'installer très loin d'ici, mais elle ne serait jamais capable d'oublier. Nous pouvons ne plus penser aux choses qui nous font souffrir, mais nous ne pouvons pas les oublier, elles font partie de nous.
- Ca pourrait passer pour une définition du refoulement," remarqua Jarod.
Sydney regarda les mégots de cigarettes abandonnés dans le cendrier devant lui, tous marqués d'une trace de rouge à lèvres presque noir. Trente-cinq années de pratique, et Parker en savait probablement plus que lui sur le refoulement.
"Est-ce que tu hais Mlle Parker?" demanda-t-il à Jarod.
Perché sur le dossier du banc, il laissa échapper un sourire.
"D'une certaine façon, reconnut-il. Mais ce n'est pas à vous que j'apprendrai que s'il existe un sentiment ambigu, c'est bien la haine, Sydney."
Puis il raccrocha.
Le Centre ainsi que les personnages de Jarod, Miss Parker, Sydney... sont la propriété des producteurs du Caméléon. Le reste est à moi. Merci de ne pas archiver et de ne pas emprunter les personnages "originaux" sans mon autorisation.
L'histoire se déroule durant la saison 2, entre Gigolo et Cadeau Surprise.
Bonne lecture :-)
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CHAPITRE 4
Une main élégante, surmontée d'un poignet de chemise fermé par un bouton de manchette en or, se glissa entre les portes de l'ascenseur au moment où celles-ci se refermaient, obstruant le passage. Le propriétaire de la main entra dans la cabine in extremis.
Alexander - ou fallait-il dire M. Alexander? se demanda-t-elle - sourit poliment à Mlle Parker et enfonça la touche du niveau souterrain 5. Il se plaça près d'elle, son épaule frôlant celle de la jeune femme.
"Le gris est votre couleur, dit-il en étudiant le tailleur qu'elle portait. Ni noir ni blanc. Ni mal ni bien. Le gris n'est pas teinte terne, comme beaucoup de gens s'escriment à le croire, mais un coloris nuancé et subtil.
- Je pourrais prétendre être flattée que ma façon de m'habiller vous plaise, mais ce n'est pas le cas," dit-elle abruptement. Elle tira une bouffée sur sa cigarette. Le bimbo avait, ou était en tout cas susceptible d'avoir, un effet curieux sur elle: la capacité de lui mettre les nerfs en pelote, à l'image de Jarod.
"Je n'aime pas les ascenseurs, soupira-t-il sans se vexer de la rebuffade. Ils n'offrent pas beaucoup d'issues de secours en cas d'urgence, vous ne pensez pas?"
Parker ne cilla pas. Mais elle pensa qu'elle allait tuer Brigitte; elle allait l'étrangler, et elle allait pour cela utiliser les boyaux de Raines.
"Il existe toujours des solutions. Et si les règles établies ne permettent pas de poursuivre le jeu, il suffit de changer les règles," répliqua-t-elle.
Broots était au labo de simulation, courbé sur son ordinateur. Parker pensait parfois que la machine faisait partie de lui, au même titre que ses bras ou ses jambes, et que si on lui retirait cette extension, il n'y survivrait pas. Si Broots était mi-homme mi-machine, réfléchit-elle, cela signifiait que c'était un être cybernétique, et l'on affirmait que la cybernétique était l'avenir. L'idée que Broots puisse d'une manière ou une autre incarner l'avenir était des plus déprimantes.
Mais, aussi idiot et déprimant fût-il, Broots était parfois utile.
"Vous allez récupérer une photo du bimbo sur le circuit de surveillance du Centre et la balancer sur Internet, ordonna-t-elle sans autre forme de préambule. Sur Internet ou ailleurs. Faites ce que vous voulez, mais je veux savoir qui est ce type.
- Si Brigitte apprend que nous enquêtons sur son équipe, elle ne sera pas contente du tout," remarqua l'informaticien, confirmant aux yeux de Parker sa remarquable capacité à enfoncer les portes ouvertes.
Elle se pencha sur lui, une main sur le dossier de sa chaise, l'autre sur son bureau à quelques centimètres du clavier.
"Si vous ne me trouvez pas des renseignements sur ce M. Alexander, je ne serai pas contente du tout, Broots. Compris?"
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Le bras replié et le coude collé au corps, son poignet meurtri tendu devant lui, Jarod frappa à la porte de la salle de soins et attendit que le docteur Fuller lui dise d'entrer.
Joe Fuller, le soigneur attitré de l'académie, se déplaçait à la demande dans les cas d'urgence. Il assurait pour l'heure sa permanence quotidienne, deux heures pendant lesquelles les élèves et les instructeurs de la salle étaient certains de le trouver là.
Il jeta l'aiguille et la seringue qu'il venait d'utiliser et fit signe au jeune homme étendu sur la table qu'il pouvait se lever.
"Il s'est blessé? demanda Jarod en le regardant sortir.
- Mmh? fit Fuller. Oh non. Il est juste un peu fatigué, je lui faisais un cocktail de vitamines." Il intercepta le regard de Jarod en direction de la corbeille dans laquelle reposait, en compagnie de la seringue usagée, un petit flacon étiqueté, et il se mit à rire. "Rien d'illégal, ne vous inquiétez pas.
- Je n'ai jamais prétendu que ça l'était," répliqua Jarod d'un air faussement étonné.
Le sourire de Fuller fondit comme par magie.
"Vous vous êtes blessé?
- Ce n'est qu'un mauvais coup. Une ecchymose, mais je ne voudrais pas avoir d'ennui.
- Bien sûr."
Fuller le fit asseoir, lui examina le poignet, sortit un tube de crème et une bande.
"Un bandage n'est pas indispensable, précisa-t-il, mais avec vous autres sportifs, mieux vaut ne prendre aucun risque." Il étala généreusement le baume. "Alors, vous vous intégrez?
- Tout le monde est très amical, mais j'ai l'impression que les instructeurs et certains élèves sont encore sous le coup de la mort de Max Ambruster."
Fuller haussa les épaules.
"Elle avait vingt-trois ans et c'était une athlète de haut niveau. Personne ne pouvait imaginer qu'elle ferait un arrêt cardiaque.
- Son fiancé a beaucoup de mal à s'en remettre, n'est-ce pas? Et Kali aussi.
- Maxine était son élève depuis cinq ans et Kali nourrissait de grandes ambitions pour elle. Elle avait vraiment le profil d'une championne.
- C'est ce que j'ai cru comprendre. Peut-être même le profil d'une championne olympique. Elle devait pourtant souffrir d'un problème qui avait échappé à tous les contrôles médicaux.
- L'autopsie a révélé une petite malformation cardiaque," admit Fuller. Il commença à enrouler la bande autour du poignet de Jarod. "Gardez-la deux jours, par mesure de précaution."
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La photo de Jarod avait été récupérée dans une agence de mannequins où il avait travaillé comme photographe, à Miami. Parker avait versé l'original dans ses dossiers et avait fait faire un agrandissement, qu'elle venait de ressortir et de poser devant elle au centre de sa table de travail. Jarod regardait bien au-delà de l'objectif, absorbé dans une conversation avec un interlocuteur invisible.
Sydney n'avait pas compris son attitude envers la directrice de l'agence de gigolos; il s'en était amusé. Parfait. Mais Sydney n'avait pas reçu, perdu au milieu d'un lit de papier de soie, un chocolat en forme de cœur lui demandant d'être la Valentine de Superboy. Cela avait été, non pas une offre de paix, mais tout de même un regard en arrière, vers leur enfance commune, une proposition de cessez-le-feu qui l'avait laissée désemparée et démunie. Elle se battait depuis trop longtemps pour savoir encore accueillir une suspension des hostilités.
Elle prit un feutre noir dans son tiroir et dessina une barbichette sur le visage souriant du petit monstre. Impeccable. Des oreilles pointues, également, et de petites cornes aux tempes. C'était bien suffisant, nul besoin de forcer le trait pour lui donner un aspect satanique.
La porte de son bureau battit, et Sydney entra; le réducteur de tête semblait avoir un problème avec les portes, il ne pensait pas à y frapper.
"Qu'est-ce qui vous amène si loin des bas-fonds de votre labo? lança-t-elle.
- Vous avez demandé à Broots de faire des recherches sur M. Alexander?"
Pour une raison qui échappait à Parker, la perspective semblait inquiéter le psychiatre.
"Je veux savoir qui il est. Je n'aime pas les gens qui semblent surgir de nulle part, surtout lorsqu'ils savent des choses qu'ils devraient ignorer.
- C'est le cas de M. Alexander?
- Il sait que ma mère est morte, qu'elle a été tuée, dans l'ascenseur de la Tour.
- Il vous l'a dit?"
Elle grimaça un sourire.
"Nous sommes au Centre, Sydney, personne ne dit jamais rien aussi clairement. Mais il le sait." Elle secoua la tête. "Vous devriez redescendre martyriser quelques paires de jumeaux et me laisser faire mon travail."
Il s'assit en face d'elle, sans y avoir été invité, et bien sûr, il remarqua la photo - rien n'échappait à Sydney et le cliché s'étalait sur le sous-main en cuir, en pleine vue. Elle n'avait du reste rien fait pour le dissimuler.
"Vous considérez Jarod comme le Diable? s'enquit-il avec un sourire amusé.
- Intéressant, n'est-ce pas. C'est bien ce que vous diriez."
Elle referma le feutre d'un geste délibéré et le remit à sa place dans le tiroir. Elle sentait le regard de Sydney posé sur elle, sagace et bienveillant, et sans concession; il la considérait avec le même soin que ses sujets d'étude et cela ne lui plut pas du tout.
"Est-ce que vous haïssez Jarod, Mlle Parker?" demanda-t-il avec une sincère curiosité.
La réponse fusa, sans l'ombre d'une hésitation. "Oui.
- Pourquoi?
- Pourquoi? répéta-t-elle. Nous le traquons depuis un an et demi, et vous me posez une telle question?
- Vous pourriez être en colère après lui, ce serait compréhensible. Mais le haïr... C'est un sentiment particulièrement violent, vous ne pensez pas? Un sentiment très négatif. Et vous savez sans doute que ce qui est négatif apparaît lorsque le positif ne dispose pas d'un terrain propice pour se développer."
Sans hâte, avec des gestes calmes et maîtrisés, Parker sortit son étui à cigarettes en argent, son briquet, alluma une cigarette, tira une bouffée, expira lentement la fumée.
"Est-ce que vous haïssez Jarod, Sydney? lui demanda-t-elle.
- Non. Je n'ai aucune raison de nourrir de tels sentiments à son égard.
- Et pensez-vous que lui vous hait?
- Il a certainement de bonnes raisons de le faire, oui.
- Trente années volées pour vous permettre de jouer les docteurs Frankenstein, et le reste de son existence gâchée par la faute de ces trente années. Je crois effectivement que cela lui fournit de bonnes raisons de vous haïr.
- Où voulez-vous en venir?
- Et vous?" répliqua-t-elle. La dernière chose dont elle avait besoin, c'était une psychanalyse sauvage pratiquée par un ersatz du docteur Pavlov.
Contrairement à la plupart de ses interlocuteurs, il ne prétendait pas que la fumée de cigarette le gênait lorsqu'il ne parvenait plus à soutenir son regard. Tout simplement parce qu'il était rare que cela se produise. Même à présent, il la considérait sans ciller.
Mais il ne répondait pas.
"Mêlez-vous de vos affaires, conclut-elle. Cela vaudra mieux pour tout le monde."
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Sa silhouette se découpant en contre-jour, Jeremy Ambruster jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, en direction de la cuisine, puis à l'extérieur, vers le garage. Jugeant que la voie était libre, il se faufila hors de la maison, prenant soin de ne pas laisser claquer la porte d'entrée, et il fila à travers le jardin, en direction d'un buisson de roses. Peu soucieux des épines, il plongea la tête la première dans le petit massif, fouilla pendant quelques secondes et en ressortit en serrant contre lui un objet en bois évoquant un sabre. Toujours aussi furtivement, il grimpa dans la cabane aménagée dans le chêne; lorsqu'il en redescendit, il n'avait plus le jouet.
Ann Ambruster apparut sur le seuil, les bras frileusement croisés sur la poitrine.
"Jeremy, appela-t-elle. Dépêche-toi de rentrer, ce n'est pas un temps pour jouer dehors. On passe à table, de toute façon."
Assis sur le banc de l'autre côté de la rue, Jarod regarda le petit garçon traverser le jardin en courant et se précipiter dans les bras de sa mère. Puis la porte se referma sur les Ambruster, et la lumière chaude et dorée ne lui parvint plus que voilée par les fenêtres et les rideaux.
Frissonnant, moins de froid que de solitude, il sortit son téléphone cellulaire de sa poche et composa un numéro.
La voix qui sortit du portable était amicale et chaleureuse, et évoquait ce qui ressemblait sans doute le plus pour lui à une famille.
"Sydney à l'appareil."
Derrière les fenêtres, les Ambruster se préparaient à dîner. Tous les Ambruster moins une.
"Pourquoi s'obstine-t-on à suivre des chemins qui nous font souffrir? demanda-t-il à Sydney.
- Tu veux parler de Mlle Parker?"
Il pouvait deviner dans le ton du psychiatre son sourire, le plaisir qu'il avait de l'entendre.
"Elle est malheureuse et en colère après toi, mais tu ne peux rien faire contre cela.
- Je pourrais rentrer."
Il y eut une seconde de battement, comme si Sydney hésitait sur l'interprétation à donner à une telle déclaration: pure hypothèse ou possibilité envisageable? Il se décida pour l'hypothèse ce qui, dans le fond, ne changeait pas grand chose.
"Je ne crois pas que cela modifierait la situation. Ce qu'elle veut en réalité, ce sont des réponses." Sydney se renversa dans son fauteuil et regarda autour de lui, vérifiant de nouveau que personne n'était dissimulé dans les ombres du labo. "Tu ne songes pas à rentrer, n'est-ce pas?
- Désolé, Sydney, dit-il avec une pointe de sarcasme, je ne voulais pas vous donner de faux espoirs."
Une lumière s'alluma au premier étage de la maison, la chambre d'Emma; la jeune fille prit un cardigan dans son armoire et repartit aussitôt.
"Je voulais parler de Mlle Parker, fit-il, et de toutes les Mlle Parker que les circonstances s'entêtent à créer.
- Dans ce cas, répondit Sydney, l'œil toujours aux aguets, je suppose que si nous nous acharnons à suivre certains chemins, c'est parce qu'il serait pire que tout d'y renoncer. J'imagine qu'avec un peu de temps et de volonté, Mlle Parker pourrait ne plus penser au Centre, et à la façon dont sa mère est morte, et à quantité d'autres choses. Elle pourrait s'installer très loin d'ici, mais elle ne serait jamais capable d'oublier. Nous pouvons ne plus penser aux choses qui nous font souffrir, mais nous ne pouvons pas les oublier, elles font partie de nous.
- Ca pourrait passer pour une définition du refoulement," remarqua Jarod.
Sydney regarda les mégots de cigarettes abandonnés dans le cendrier devant lui, tous marqués d'une trace de rouge à lèvres presque noir. Trente-cinq années de pratique, et Parker en savait probablement plus que lui sur le refoulement.
"Est-ce que tu hais Mlle Parker?" demanda-t-il à Jarod.
Perché sur le dossier du banc, il laissa échapper un sourire.
"D'une certaine façon, reconnut-il. Mais ce n'est pas à vous que j'apprendrai que s'il existe un sentiment ambigu, c'est bien la haine, Sydney."
Puis il raccrocha.
