1ère
Epoque : Chapitre 6
Sang
Palanthas, Tour de Haute Sorcellerie, Aurore
Dalamar se secoua.
Relevant le bas de sa robe, il courut aussi vite que
ses jambes le lui permettaient. Il tenta bien de se téléporter mais la panique lui
ôtait tous ses moyens.
Heureusement, la Bibliothèque n'était guère qu'à
quelques encablures de la Tour et il fut rendu alors que l'aurore tintait d'or
l'horizon.
Tambourinant à l'huis à s'en écorcher les poings, il
faillit presque casser la porte lorsque Bertrem lui ouvrit.
"- Où est-il ?" Hurla-t-il en saisissant
l'esthète par le col.
"-
Arggh…pepsteldr...touffff !!!"
L'elfe le lâcha.
L'homme tomba à genoux et se massa un instant la
gorge.
"- Où-est-Raistlin !" Gronda Dalamar.
"- Sais pas…"
"- Il est dans mon bureau, Maître des Robes
Noires. Mais je ne crois pas qu'il faille le déranger."
"- Je veux…Je dois le voir…S'il vous plaît."
Supplia-t-il. "S'il lui arrive quelque chose…je ne pourrais jamais me le
pardonner. Je dois être près de lui."
L'archiviste l'observa un instant. Son visage sans
âge ne révélant rien de sa stupéfaction.
"- Suis-moi."
*****************
Palanthas, Bibliothèque d'Astinus, même heure.
Raistlin vit d'abord l'horizon se tinter d'indigo,
puis de pourpre et d'or.
Recroquevillé près de la fenêtre, ses larmes avaient
depuis longtemps cessées de couler.
Si sa détresse ne s'était pas atténuée, son cœur
était redevenu aussi sec que ses yeux.
Il savait ce qu'il lui restait à faire.
Il s'étira un peu, soulageant ses muscles ankylosés,
songeant avec tristesse et mépris intimement liés que s'il avait été à la Tour,
Dalamar serait resté près de lui…Il pensa à son frère…
"- Curieux comme certains schémas
comportementaux se répètent…Mon frère à passé sa jeunesse à me couver, et
Dalamar reprends le flambeau à son tour."
Un sourire sans joie passa sur son visage.
Ses pieds raclèrent sur le sol et poussèrent un
petit objet métallique qui tinta sur les pierres.
L'archimage ramassa la dague par la lame.
Le fil parfait de l'arme lui entama profondément la
paume.
Anesthésié par le désespoir, il ne put que compter
les gouttes de sang s'écrasant à ses pieds.
Il n'entendit pas un elfe faire scandale à la porte.
Prenant sa décision, il fit descendre la lame sur
ses poignets.
D'un mouvement lent, presque langoureux, l'arme
s'enfonça dans la chair, tranchant veines et artères.
Il fut heureux de la douleur qui remontait le long
de ses bras, le distrayant de celle de son âme fracassée.
Hypnotisé, il observa la flaque sanglante qui
s'étendait près de lui.
Par les deux plaies béantes, sa vie s'échappait en
longues giclées carmines.
"- Non, ce n'est pas pareil." Ce
reprit-il. "Dalamar me respecte au moins. Il me respecte en tant que mage,
et en tant qu'homme."
Ses yeux se fermèrent.
Il sombra dans l'inconscience.
**********************
Palanthas, Bibliothèque d'Astinus
L'elfe poussa violemment l'archiviste contre le mur
et couru jusqu'à la porte.
L'ouvrant à la volée, il resta un instant saisit par
le spectacle qui s'offrait à ses yeux.
Appuyé contre le mur, un sourire léger et triste sur
les lèvres, les yeux fermés et les joues barbouillées de larmes séchées, les
poignets ouverts et une dague d'argent
souillée de sang à la main, Raistlin avait voulu en finir.
Avec un gémissement, l'elfe s'agenouilla près de son
maître et lui saisit les poignets, tentant tant bien que mal de retenir la vie
qui s'écoulait sur le carrelage.
"- Allez chercher de l'aide." Hurla-t-il à
l'adresse d'Astinus
L'Archiviste ne bougea pas.
"- Je ne le puis, Robe Noire."
Bertrem se glissa dans la pièce, une boite à la
main. Il en sortit une longueur de coton et des bandages de lin.
"- J'ai envoyé un novice au Temple de Paladine."
Dalamar fut surpris. Jamais il n'aurait pensé que
l'esthète rougeaud et joufflu pouvait ainsi prendre les choses en main et en
quelques instant, des secours de fortune furent organisés. L'hémorragie enrayée
par des pansements serrés, l'Archimage fut déplacé vers une couchette apportée
sur ordre de Bertrem.
Imperturbable, debout contre le mur, Astinus
continuait à noircir les feuillets de son livre. D'un trait de plume, il eut
toutefois à biffer une ligne :
"Ce jour, le suicide de Raistlin Majere ne put
être empêché, et ce malgré l'intervention de son apprenti Dalamar"
Agenouillé près de son maître, l'elfe hésitait entre
la colère et l'inquiétude.
Le jeune novice revint du Temple, une prêtresse de
Mishakal sur les talons. L'elfe grinça des dents.
Il aurait préféré que Crysania vienne elle-même pour
préserver secrète la présence de l'humain mais il se fit une raison. Mieux
valait le voir enfermé dans la Tour avec la moitié des mages de Krynn réclamant
sa tête sous ses fenêtres que bel et bien froid dans une boîte.
Haussant les épaules, il accueillit la vielle femme.
"- Crysania m'a dit que vous aviez besoin de
moi. En quoi puis-je vous être utile, gamin."
"- Elle vous à recommandé personnellement ?"
"- Elle m'a dit que je comprendrais en voyant
le patient. Maintenant mon petit laisse moi faire mon métier."
Dalamar s'écarta et laissa la guérisseuse
s'approcher.
Elle haussa un sourcil sous la surprise et renifla.
"-
Raistlin…Raistlin Majere." Elle se retourna vers l'elfe. "Je le croyais
mort…"
"- Il le sera dans pas longtemps si vous ne
faites rien." Releva ce dernier, acide.
La vieille dame lui jeta un regard noir et saisit
les poignets bandés du jeune homme. Fermant les yeux, elle invoquât Mishakal,
puis, ôtant les pansements, elle retourna les mains fines, paumes vers le ciel.
Sur les poignets n'apparaissaient plus que de fines
cicatrices blanches.
Dalamar soupira de soulagement.
"- Ca va aller ?"
"- Fais lui boire beaucoup de thé ou de soupe,
et qu'il ne se fatigue pas le temps de remplacer le sang qu'il a perdu. Il
devrait être physiquement en pleine forme d'ici quinze jours-trois semaines."
"- Merci, prêtresse ?"
"- Siona."
"- Bien, prêtresse Siona, puis-je compter sur
vous pour ne rien révéler de sa présence ?"
La vieille dame se redressa.
"- Jeune homme, tu es peut-être un elfe, mais
tu souillais encore tes couches que je soignais déjà des malades. Je n'étais
peut-être pas prêtresse, mais jamais je n'ai révélé les pathologies ou les
identités de mes patients sans leur accord. Je ne vais pas commencer maintenant
à cafter. C'est une question d'éthique professionnelle."
L'elfe se racla la gorge, amusé malgré lui de voir
la petite femme se dresser sur ses ergots.
"- Que lui est-il arrivé à ce gamin ?"
"- Il a voulu ce suicider."
Siona lui jeta un sourire sardonique
"- Sans blague ! Tu sais pourquoi ?"
"- Oui, je crois."
"- Et tu n'as rien fait pour l'en empêcher ?
Quel genre d'ami es-tu donc ?" Gronda la vieille avec colère
Dalamar lui expliqua rapidement la situation.
"- Je vois…Transmets-lui tous mes vœux de prompt
rétablissement, et qu'il vienne me voir s'il passe par Seldon, cela me fait toujours plaisir de
voir mes patients rétablis."
L'apprenti observa la prêtresse complètement ahuris.
"- Je ne comprends pas… Comment pouvez-vous lui
pardonner aussi facilement ? Surtout vous, une guérisseuse…et Crysania qui…je
ne comprends pas."
"- Il est dans la nature des femmes que de
pardonner lorsque le repentir est sincère." Sourit-elle. "Et tu lui
as pardonné, toi aussi…"
"- C'est mon maître !"
"- Oui, c'est ce que je vois." Acquiesça
Siona, de façon sibylline.
L'elfe lui jeta un coup d'œil vide de compréhension.
"- Ramène le à la Tour." Coupa Astinus. "J'ai
besoin de mon bureau."
Dalamar lui jeta un regard haineux.
"- Je ne pouvais rien faire, tu le sais."
Se désola l'homme. "Même si cela ne m'enchante guère."
L'elfe souleva son maître dans ses bras, et,
visualisant sa chambre, s'y téléporta. Allongeant l'archimage sur les
couvertures, il repris sa veille près de lui.
"- C'est ma faute…." Se maugréa-t-il.
*******************
Sud de Leynav, Canyon des Vents, Aube du même jour.
S'étirant comme un chat, le jeune thaumaturge secoua
sa longue crinière qui étincela sous le soleil auroral comme de la lave en
fusion. S'habillant, il sortit récupérer sa robe. Le vent nocturne l'avait
repassée, et une bonne odeur de frais et de rosée s'en dégageait.
Lorsqu'il se fut préparé, il jeta un dernier coup
d'œil sur ses Chasseurs, endormis au fond de la grotte, épuisés après la longue
nuit de carnages qu'ils venaient de s'offrir.
Chargeant un grand sac de peau rempli de plantes, il
se mit en route pour Leynav.
*******************
Sud de Leynav, Canyon des Vents, Aube du même jour.
De l 'autre côté du Canyon, un autre porteur de robe
préparait sa journée. Un énorme chaudron fut installé devant l'entrée de la
caverne et un feu ronflant allumé dessous. De l'eau de source fut mise à bouillir
et une grande table de bois brut sortie tant bien que mal de l'habitation. Des
bocaux remplis de substances diverses et variées furent disposées dessus et un
énorme grimoire, presque aussi grand que son propriétaire prit place près de la
marmite. Retroussant ses manches, il se mit au travail.
Derrière lui, sous les frondaisons du bosquet tout
proche, un fauve de la taille d'un poney bailla et posa sa tête sur le dos de
son confrère. Avant de fermer ses yeux verts, il émis un feulement de
satisfaction.
*******************
Palanthas, Tour de Haute Sorcellerie, Dans la
soirée.
Raistlin ouvrit les yeux, un peu perdu et déboussolé
d'être à nouveau dans la chambre de l'elfe. Un instant il pensa que tout cela
n'avait été qu'un mauvais rêve. Baissant les yeux sur ses mains, il vit
nettement les cicatrices courant sur ses poignets. Avec un coup au cœur, il ne
put qu'admettre la réalité de ses actes. Un froid qu'il connaissait bien
l'envahit, engourdissant toute douleur.
Dalamar ne se rendit pas tout de suite compte du
réveil de son maître.
Enfin, il posa son livre et vint s'asseoir sur le
bord du lit.
"- Pourquoi ne m'as-tu pas laissé faire ?"
Questionna fraîchement l'humain.
L'elfe tiqua.
"- Ce n'était pas la bonne solution, Raist."
L'archimage se renferma un peu plus sur lui-même.
"- Je te demanderais de faire preuve d'un peu
plus de retenu vis à vis de moi, apprenti."
Dalamar en resta comme deux ronds de flanc.
"- Shalafi…" Commença-t-il, suppliant.
"- Si tu veux rester étudier ici, tu le peux.
Mais tu devras te débrouiller pour ne pas être dans mes pattes." Trancha
une voix glaciale.
Dalamar était atterré. En quelques secondes, les
barrières qu'il avait crut abattues pour de bon avaient refait surface, plus
dures et impénétrables que jamais.
Un instant, il resta incapable de la moindre réaction
réfléchie, les paroles de son ami l'ayant blessé plus profondément qu'il aurait
put le croire possible.
Sa main partie toute seule.
Une gifle monumentale alla s'écraser sur le visage
de l'humain et manqua le jeter à bas du lit.
"- JE NE TE PERMETS PAS !" Hurla-t-il. "Crois-tu
que tu vas arranger les choses en te refermant comme une huître ? Je ne t'ai
pas soigné et surveillé pendant six semaine pour te regarder te détruire à
nouveau sans rien dire. Oui, tu as fait des erreurs, mais qui n'en a pas fait ?
Même ton frère s'est laissé aveuglé par amour pour toi. Certes, tu as commis
des actes impies. Mais penses-tu
vraiment que Paladine lui-même t'aurait aidé s'il ne croyait pas à une chance
de rédemption ? " L'elfe lui saisit les mains et effleura les cicatrices des
pouces. "En t'ouvrant les veines tu t'es purgés de beaucoup plus que de
sang frais…Tu as changé… Tu nous l'as prouvé par cet acte. Ton séjour dans les
abysses, cette perte de mémoire. Tu n'es plus le même homme. Tu as VRAIMENT
changé, au-delà de tout ce que l'on pouvait espérer ou imaginer. Le monstre
cruel et sans cœur est mort sous les coups de la Reine. Prouve-nous que nous
avons eu raison de te faire confiance. Prouve le à Caramon, à Crysania, à
Astinus même…et à moi."
Dalamar se rendit compte que sa démonstration avait
fait long feu.
Il changea de tactique.
"- Bon sang, Raistlin, j'ai besoin de toi
maintenant…"
"- Tu as besoin de moi ?" Releva ce
dernier d'une voix incrédule.
"- Je n'ai pas tant d'amis que j'accepte facilement
de les perdre." Aboya-t-il acide.
"- Ami ?" Questionna encore l'humain d'une
toute petite voix.
"- Je t'en prie, ouvre les yeux. Que nous
portions la robe noire ne signifie pas forcement que nous devons être des âmes
solitaires, froides, insensibles et cruelles, ni que ne devons utiliser nos
pouvoirs pour détruire tout ce qui bouge. C'est juste un brin d'égocentrisme en
trop qui nous différencie des robes blanches, bien plus que tout le reste.
Faire passer son Art avant tout le reste d'accord, mais il y a des prix qu'il
n'est pas nécessaire de payer, et qui ne t'ont déjà été que trop réclamés…"
L'Archimage l'observa, les yeux soudain très
brillants, puis baissa la tête.
"- Ca fait si mal…et quand j'ai lu ces livres…"
"- Tu as le temps de reconstruire une nouvelle
vie. Tu es encore tout jeune après tout. Surtout pour un mage."
"- Tu me vois en robe blanche ?"
Grinça-t-il
"- Pas vraiment, cela ne t'irait pas au teint.
Mais avant de vouloir prendre la place de la Reine, ton désir premier était
d'aider les autres. Tu l'as prouvé à de nombreuses reprises. Lors des dernières
épidémies de peste, il n'y a pas eu beaucoup de mages pour aider les malades,
pourtant tu as été de ceux là…"
L'humain soupira.
"- Tu as peut-être raison…Alors tu veux
vraiment m'offrir ton amitié ?"
"- Tu l'as déjà."
L'humain sourit timidement et posa une main sur la
poitrine de l'elfe. Une douce chaleur se propagea sur sa peau.
"- Je crois que je vais dormir encore un peu."
L'informa-t-il avant de replonger dans le sommeil.
Dalamar fut pris d'un horrible doute en voyant le
sourire satisfait qui jouait sur les lèvres de son maître.
Ouvrant sa robe, il ne put retenir un glapissement
de surprise. A la place des cinq plaies sanguinolentes, cinq cicatrices
violettes s'estompaient déjà. Quelques instants plus tard, il ne restait plus
que d'infimes traces blanches, indécelables pour quiconque n'aurait pas su quoi
chercher.
L'elfe sourit.
"- Merci mon ami. Je te revaudrais ça."
"- Entre amis, il n'y a pas de dettes." Le
coupa une voix endormie.
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