Incassable.
Je l'étais à bien des égards. Mais quand le deuil frappe aux portes des souvenirs, je deviens fébrile. Il y en a des tonnes incomplets. Et encore plus que j'ai vaincu.
Mais le tien reste entre mes chairs. Le souvenir insondable de l'homme oublié.
Tu détestais être après moi. Tu répétais sans cesse que ta place était bien devant, ou à la rigueur à égalité.
Je niais toujours. Un combat indomptable. Une histoire d'ego. Mais tu avais raison.
Tu étais bien devant.
C'était il y a tellement longtemps, mais j'ai encore le goût sur la langue. J'imagine parfois ton agonie quand tu es parti. Le départ insensé dans la douleur et la colère.
Tu t'étais engagé dans un combat perdu d'avance, ce qui ne te ressemble pas. Tout était rangé chez toi, ta tête et tes délires. Une place pour tout. Même pour moi.
Sûrement pas trop éloigné de la folie.
Tu passais ton temps à geindre que j'étais un idiot. Un inconscient total.
Tu avais encore raison.
J'étais un imbécile de première.
Le froid vient frapper mon visage. La neige est d'un blanc immaculé. Ça me donne presque envie de la salir.
Ta tombe est là. Une pierre pour toi. Sans corps, je crois. Juste un nom et un songe.
Tu me donnes rendez-vous ici dès que possible.
Tu étais tellement intelligent que tu savais qu'il était temps de perdre.
Certains diront suicide. Moi, j'aime croire au grand final d'un spectacle. Comme si tu avais gravi une montagne gigantesque, pour venir mourir au sommet.
Tes lettres sont gravées dans la pierre. J'ai arrêté d'être triste il y a longtemps pour tout dire. Quand j'avais 23 ans exactement. Le temps répare. Mais ne te ramènera jamais.
« Luffy nous allons partir ! »
L'équipage m'appelle. Il est temps d'y aller.
Mais les minutes méritent d'être des heures. Et je te raconte tout. Mes aventures, les événements marquants du monde. Je suis certain que ta partie favorite a été la fois où je t'ai dis comment j'avais vaincu cette enflure. Celui qui t'a enterré.
Néanmoins, cela ne reste qu'une hypothèse. Car tu ne dis rien.
Ton corps a disparu quelque part. Dans le nouveau monde après Wano.
Un tas de pensées étranges m'ont frappé depuis lors. Comme si par exemple, tu étais dans la mer. Aujourd'hui, tu ne serais plus rien qu'un morceau d'os sur la plage. Et je crois que ça m'angoisse. Ton visage intact est gravé dans mes paupières et parfois, j'ai peur qu'il soit remplacé par un crâne incomplet. Semblable à des millions d'autres.
Tu me dirais quelque chose comme : « Mugiwara-ya tu es si immature. Nous sommes tous des crânes semblables. »
Je le suis. Un peu moins cela dit. Je le sens parfois. Au détour du quotidien.
Quand j'ai atteint ton âge, j'ai compris ton air blasé, il était symptomatique de ton manque de patience. Je trouve à mon tour les rookies un peu stupides parfois, mais ils sont amusants !
Je te raconterai ça la prochaine fois.
Mes doigts caressent la pierre froide et humidifiée par les flocons. Tu aimes la vue j'espère, des centaines de sapins et des montagnes pas si loin. C'est ce que tu regardes pour l'éternité. Un sourire crispé casse mon visage.
L'éternité, c'est terriblement long.
Dans quelques jours, je serai plus vieux que toi, bizarre n'est ce pas ?
En seul cadeau, je voudrais détourer les lignes encrées sous ta peau avec mes doigts. Encore une dernière fois. En réalité, je le demande tous les ans, et malgré les bougies ou les étoiles filantes que j'ai collectionné, mon souhait n'a jamais été exaucé.
Je devrais y aller, mais ta présence m'a manqué. Passons encore un peu de temps ici. En tête à tête tu veux ?
Tu es bien incapable de me contredire.
Alors je m'assois, juste en face de toi, la neige qui infiltre directement mes vêtements me fait frissonner.
Nous avons comme seul concert le bruit du vent et de gens au loin. Ils parlent et s'agitent. Mais ici tout est tranquille.
« L'été devrait arriver, mais il fait toujours froid sur cette île aha.. »
Je te parle de la météo, je n'ai pas beaucoup d'autres idées. Puis les monologues m'ont lassé. Simplement ne rien dire me semble assez souvent la meilleure option. Je sais que tu adores ça, le silence. Alors je te fais plaisir.
C'est bizarre quand même.
Je veux dire tout ça !
Non pas là maintenant.
Bien avant.
Quand ta présence était encore palpable.
Tu sais Torao… Quand nous étions encore alliés.
Les non-dits ne sont pas vraiment lourds.
À punk hazard tu avais compris, je crois, parce que ma présence semblait soudainement être un poids pour toi. De mon côté, tu étais un peu une obsession. Parmi les dizaines d'autres.
Ma tête se pose sur la pierre gelée. Et comme à chaque fois, la nostalgie me fait sourire.
Tu étais le centre de toute mon attention. Je te courrais après sans relâche. Mais une fois que j'avais le droit à ta présence, je sentais un mal aise. Comme si ce n'était pas ma place.
Et je crois que tu le sentais aussi !
Ça m'a demandé du temps pour comprendre. Tu n'étais pas trop mots. Et maintenant tu n'es plus rien du tout. Donc j'ai deviné.
Que quand tu me laissais te toucher, la crainte t'envahissait, je crois. Celle d'être exposé. Tu suppliais que je ne te regarde jamais. Me forçant souvent à me mettre face au mur. Ou au lit. Peu importe.
Donc je n'ai plus que les bruits en souvenir. Jamais ton visage quand tu m'aimais. C'est peut-être tout ce que tu voulais.
« Ça te ressemble bien. »
Oui, c'est tout toi.
Allant mourir au sommet d'une montagne après l'avoir gravi. Accepter un combat en partant perdant. En choisissant finalement l'heure de ta mort. Ce n'est pas elle qui est venue te chercher, c'est toi qui l'as appelé.
Je crois que tu as pensé partir en gagnant, ni moi, ni personne, n'ayant vu ton visage quand tu t'enfonçais dans l'amour. Quand tu deviens cassable.
Ça te ressemble vraiment parfaitement.
Comme quand tu m'avais enlevé de la fête et du banquet. Me coinçant dans une réserve ou je ne sais quoi, pour me murmurer des tendresses brûlantes à l'oreille. Des mots que tu ne disais que dans l'exception de l'ivresse. Puis comme toujours, tes mains prenaient mes épaules me retournant presque de force. Je pouvais pleurer pour être de face. Jamais tu n'aurais cédé. Parfois, tu t'excusais, me demandant de comprendre. Et je comprenais.
Non, c'est faux.
Je tolérais.
Acceptant de simplement sentir ton souffle sur mon cou. Et imaginer ton visage tordu par ce que mon corps te faisait.
Je ne peux pas te blâmer. J'ai mes propres vices. Revenir ici dès que possible par exemple. T'idéaliser aussi. Me souvenir que des bons moments. Alors que l'évidence est navrante. Être à tes côtés était douloureux. Gênant comme une épine dans le pied. Ta fragilité en aigreur. Tu étais impatient et sombre.
Aimant le garçon de 19 ans que j'étais, mais éteignant la lumière à chaque fois. Pour que personne ne le sache, même pas toi-même.
C'était un plaisir égoïste. Tu m'embrassais avant et pendant, je pouvais mourir de désir que tu ne m'aurais pas touché. C'était pour toi et seulement ça. Mon apogée devait venir avant toi. Sinon, bien, tant pis.
Je me souviens.
C'était une autre fois, pas après une fête, pas d'euphorie en amont, l'ambiance était calme, je crois. Juste toi allongé négligemment sur un siège, fixant le vide. L'étendue de l'océan à perte de vue. Tu adorais faire ça, peu importe qu'aujourd'hui tout cela semble terriblement cliché. Je t'avais observé depuis au moins 10 bonnes minutes avant que tu ne daignes poser les yeux sur moi. Mais l'attente en valait la peine. En un croisement de regards, l'air s'était fendu. Ton corps se levant gracieusement jusqu'à moi, sans un mot, tu m'as demandé de venir un peu plus loin. Un dialogue silencieux, que seuls nos esprits connaissaient. Et j'avais suivi.
J'aimais ça. Savoir que personne ne savait. Que sans parler, on discutait. Comme si j'étais l'être le plus privilégié sur terre.
Et dans ma cabine vide, tu m'avais embrassé d'abord doucement, toujours sans un bruit. Mangeant les dialogues invisibles.
Ensuite maladivement, respirant fort et me réchauffant.
Puis voilà. Tes mains dérapant jusqu'à mon dos, mes hanches, pour finir leur pèlerinage sur mes fesses.
Nos corps s'étaient aussitôt rassemblés dans une étreinte. Je te sentais contre moi, je sentais ce que je te faisais.
Ton souffle brûlant sur ma joue, ton érection sur mon estomac. Juste avant de ne plus avoir le droit de te voir. Ce souvenir, je le joue en boucle, dans les nuits, toutes celles sans toi. Juste celui-ci. J'imagine ton visage juste après. Le visage adorateur interdit.
Ce jour-là, juste celui-là, tu m'as demandé :
« Mugiwara-ya, on inverse. »
Ce n'était ni une question, ni un souhait, juste un ordre. Alors j'ai obéi. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine. Cette image me hantait. Et j'en ai fait une photo mentale. Quand tu t'es déplacé, les genoux sur le lit, attrapant ma main pour te préparer à la suite.
Quand tu cachais ton expression dans les oreillers.
Quand quelques gémissements t'ont échappés.
Quand je me suis enfoncé en toi.
J'étais spécial pour toi à ce moment-là.
J'ai cru mourir, mon corps brûlait, ma tête hurlait de plaisir. C'était le meilleur pour toujours.
Mon Dieu Torao, tu étais si joli.
Mais tout ça ne compte pas. Mon cœur flotte encore. Le monde tourne, mais moi, je reste ici pour toujours.
Voilà mon plus gros vice.
Toi.
Si cette histoire n'a jamais eu de fin alors je ne pars pas. Je reste ici, regardant une pierre. Dans un décor blanc et sans corps à pleurer.
Oh, bien sûr que mes amis ont tout essayé, rien n'y fais. Tu étais tellement imparfait, mais le vide est si terrible que même le pire de tes défauts m'irait.
Je pourrais pleurer, mais j'ai déjà pleuré 100 fois. Je crois que le temps a fini par avaler mes larmes.
« Luffy ! »
Zoro m'appelle. Je traîne trop. Je dois partir cette fois.
Je me relève difficilement. Le froid a engourdi mes jambes.
Puis je te regarde encore une fois. Ma chaleur corporelle a fait fondre un peu de neige. On voit des objets, de l'or et des bijoux. Rien n'a été volé aujourd'hui. J'en suis ravie.
Je bouge et sors de ma poche un bracelet qui semble précieux. J'ai pensé à toi en le trouvant. Alors je le dépose avec les autres.
Ce n'est pas suffisamment joli. Ça ne sera jamais assez beau. Mais quand la neige disparaît, toutes ses dorures sont sympas à regarder.
Je veux que quand des voyageurs perdus tombent sur toi, leurs yeux s'émerveillent. Ils ne sauront jamais à quel point tu étais magnifique. Mais c'est un échantillon de ton extraordinaire.
Mon Dieu, je ne suis pas encore sur le Sunny que tu me manques déjà.
« À bientôt Torao. »
J'hésite un instant. Observant encore une fois ton nom sur cette pierre. Puis je pars.
De toute façon
Je reviendrais comme toujours.
