Je relevais alors la tête, incrédule. Ou plutôt si, mais époustouflée. J'étais une sorcière. Une sorcière. Cela expliquait beaucoup de choses, mais cela avait aussi d'autres implications, dont certaines pouvaient être plus inquiétantes. Toutes les sorcières étaient elles mauvaises ? Comme Baba Yaga ? Je supposais que j'allais de toute façons bientôt le savoir : mes parents ne voudraient certainement pas me laisser partir comme cela, sans rien savoir sur l'école, ou son directeur. Quant à moi, je n'allais certainement pas laisser échapper cette chance de m'évader de ce monde pesant de faux-semblants, même si je n'évoquerai jamais cet argument devant mes parents, quoi qu'ils puissent dire. Car ce serait alors la fin du rêve. Mes parents.

Ils étaient encore surpris de l'arrivée du hibou, et de son immobilité. Lentement, je tendis la lettre à mon père, qui la lit, puis la tendit à ma mère. « As–tu une explication à nous donner, Irèna ? » demanda-t-il enfin, après m'avoir longuement regardé de ses yeux verts. Une explication quant à la lettre, je n'en avais pas. Ce fut le représentant de l'école qui éclaircit ce point quand il vint, le lendemain : chaque sorcier ou sorcière était détecté à sa naissance et inscrit sur un registre à l'école, comme dans la grande majorité des collèges de magie.

Je me contentais de hocher négativement de la tête, avant d'expliquer pourquoi le fait d'être une sorcière ne me surprenait pas tant que cela. Je relatais tout ce dont je pouvais me souvenir d'anormal, mais aussi, posant des jalons pour plus tard, j'exposais mes peurs quant à la maîtrise de ces pouvoir . Ce furent eux qui me parlèrent de leurs craintes envers la nature de ces pouvoirs. Vu notre manque d'information sur le sujet, nous décidâmes assez vite de renvoyer le hibou avec une demande d'éclaircissements sur la situation. Curieusement, dès le départ du hibou, mes parents n'abordèrent plus le sujet avant l'arrivée du Professeur Kougelov le lendemain. Peut- être espéraient-ils que tout cela n'était pas sérieux, que nul ne viendrait jamais. De mon côté, pour la première fois de ma vie, quelque chose m'intéressait vraiment. Dans mon cœur j'étais sûre que mon avenir était là- bas, dans cette école puis dans ce monde que je ne connaissais pas encore. Et nul ne réussirait à m'empêcher d'accomplir le but que je venais de me fixer : devenir une sorcière. Bonne ou mauvaise, nul ne peut changer sa nature. J'avais confiance en moi, et sentais qu'être sorcière apporterait un bonus à ma vie. Ne serait-ce qu'en intérêt.

Le lendemain, vers deux heures, après déjeuner, un homme se présenta au palais. Professeur Kougelov marqua un point en n'apparaissant pas directement dans le salon. J'exagère beaucoup. Etre sorcier ne veut pas dire manquer de civilité. Mes parents, en dehors de vouloir pour moi la meilleure éducation possible, et d'avoir quelques vues que je qualifierais d'étroites envers la définition et la séparation des classes sociales, avaient assez heureusement un esprit plutôt ouvert aux nouveautés techniques. Et c'est sur ce plan que Professeur Kougelov présenta la vie des sorciers. Je suppose qu'il devait avoir l'habitude. Suivit alors tout au long de l'après-midi et de la soirée une très longue conversation. Ce fut surtout Professeur Kougelov qui parla en fait. Les sorcières et sorciers vivaient, tout en étant citoyens russes et comme tels sous la juridiction du Tsar, sous le gouvernement d'un ministère autonome sur les questions de juridiction concernant les affaires strictement magiques. Il régulait aussi les relations officielles avec le gouvernement du Tsar, réduites au minimum, car les sorciers aimaient rester discrets. Il fit alors une allusion aux Pogroms conduits contre les juifs, convainquant mes parents qu'il serait regrettable que les sorciers aient à subir le même sort. Pas que ce soit très efficace je dois le dire. Les sorciers de famille juive avaient rarement d'ennuis, ils devaient juste rester discrets. Les relations internationales du monde sorcier étaient assez tendues, dû aux conflits des Balkans qui s'intensifiaient, et à la guerre que nous avions perdu en 1905 contre le Japon. C'est-à-dire, ces relations étaient beaucoup plus amicales que celles entre Moldus. Malgrés les oppositions personnelles de chaque sorcier, les gouvernement avaient assez de jugement pour ne pas se lancer dans une guerre, qui décimerait bien vite une population assez réduite.

Il y avait quatre grandes écoles de sorcellerie sur le sol Russe. Celle de Sorcosk, quelque part en Sibérie, non loin du transsibérien. Une ligne particulière de chemin de fer avait été installée pour combler le vide entre la voie Moldue et l'école. On s'y rendait en train. Les autres écoles, de Wizagrad, Goulchev, et Ivnabruck étaient situées respectivement près de la mer noire, non loin d'Irkoutsk, et au Kamtchatka. A Sorcosk, de même que dans les autres écoles, les cours concernaient la magie, mais on apprenait et parlait aussi deux langues étrangères. Le français, langue diplomatique, dans toutes les écoles russes. L'anglais était fortement recommendé, même si d'autres langues étaient disponibles. Sans parler des sortilèges de traduction. Cependant, il était estimé utile de connaître plusieurs langues, surtout si l'on voulait réintégrer la vie Moldue par la suite. La politique me désintéressa assez vite, ce n'est que plus tard, à Sorcosk que Dmitri m'encouragea à comprendre ses innombrables rouages et détours. Il savait instinctivement et grâce à une habitude d'observation le but qu'il convenait d'atteindre. Quant à moi, les leçons de mes parents m'avaient appris l'apparence et la dissimulation nécessaire, ainsi que la patience pour parvenir à ces fins. A nous deux, nous pouvions achever de grand projets. Mais j'anticipe. Quand Professeur Kougelov prit enfin congé, j'étais exténuée. Je pense que mes parents, malgré leur habitude d'écouter de nombreuses conversations, ne valaient pas mieux que moi. Cela prit environ un mois pour les convaincre de m'envoyer à Sorcosk, durant lequel ils correspondirent activement avec Professeur Kougelov et le directeur, Ivanus Pavlov, j'usais aussi de mon côté, avec autant de subtilité que je pouvais en trouver, de toute ma diplomatie. Le dimanche 23 juillet, mes parents m'annoncèrent solennellement que j'avais le choix de la scolarité que je désirais suivre. La décision fut facile. Pour moi en tout cas, car je voyais quand même ce qu'il en coûtait à ma mère de rompre la tradition familiale classique. Il fallut bien encore un mois de préparation, psychologique pour eux, et physique pour tous. Que fallait-il que j'emmène, rassembler les fournitures, les empaqueter, fut un challenge assez éprouvant. Mais finalement, le jeudi 31 juillet 1911, je prenais le train transsibérien en direction d'Omsk, et de Sorcosk.