Disclaimer : Les personnages appartiennent à Neil Gaiman et à la mythologie.

Note : Je me base principalement sur le livre American Gods, je n'ai pas vu assez d'épisodes de la série pour écrire dessus. Ne soyez pas surpris en voyant apparaître des divinités qui ne sont pas présentes dans le livre, je compte développer un peu certains dieux ou déesses que nous n'avons pas vus.

Note bis : Cet OS s'inscrit dans ma série Omnia Vincit Amor, d'autres textes suivront sur l'univers d'American Gods dans un UA que je suis en train de créer.


Attiser nos flammes


Salim n'avait pas beaucoup souffert. Ou en tout cas, pas autant qu'il aurait pu le penser si on lui avait annoncé qu'il allait se prendre une grue sur la tête. Il se rappelait avoir entendu un craquement, puis un cri bref, et ensuite, il avait ressenti une certaine douleur, vite effacée par l'obscurité. Ironiquement, sa mort semblait bien plus douce que ne l'avait été sa vie et il se demandait si ce n'était pas une délivrance finalement, un autre commencement pour une existence trop morne, trop pauvre, trop banale – trop de tout, sans en avoir assez. Sa seule vraie consolation n'avait été que volatile, un ensemble de sensations agréables, une peau brûlante contre la sienne, un regard embrasé qui l'avait consumé, dévoré, changé aussi, mais si peu et tant à la fois.

En y réfléchissant bien, Salim devait reconnaître que l'être éphémère qui avait partagé son lit l'espace d'une nuit avait apporté un tournant significatif à son quotidien. Sans lui, il ne serait sans doute pas mort – le mot avait une connotation amère plutôt désagréable – car il n'aurait jamais eu à conduire ce taxi miteux qui venait de lui ravir la seule miette de possession qui était encore sienne : sa vie. Tout le reste, il s'en moquait éperdument, sa famille ne le voyait que comme une déception, ses relations étaient presque inexistantes et il ne s'embarrassait pas d'objets sur lesquels reporter un certain sentimentalisme. Même son identité n'était plus entièrement celle qu'il avait depuis sa naissance, elle lui avait été volée par son amant d'un soir qui lui avait cédé ses lunettes, sa magie – en quelque sorte – et son titre de chauffeur de taxi. Sa vie, cependant, lui était précieuse ; il avait vu de nombreuses occasions d'y mettre un terme mais toujours, il avait préféré remonter la pente, aussi petite fût-elle.

Un détail le chiffonnait un peu, toutefois. Dès l'instant où son cœur avait cessé de battre, ne laissant qu'un cadavre sur le siège conducteur du taxi, il s'était attendu à être recueilli par Mounkar et Nakîr, les deux anges censés l'interroger sur sa foi. À la place, il avait découvert un carrefour où se rejoignaient plusieurs routes étranges – de l'une s'échappaient des volutes verdâtres peu attirantes – qui ne ressemblaient en rien à l'au-delà promis aux croyants. Même s'il partait du principe qu'aucune représentation ne pouvait être vraie étant donné que personne n'avait la possibilité de vérifier avec exactitude le paysage visible par les morts, il avait l'intime conviction qu'il n'était pas là où il aurait dû être. Il avait pourtant suivi sa foi avec constance, il respectait les piliers de sa religion, priait quand il le fallait et lisait les textes sacrés.

Une petite voix vint lui souffler qu'il n'était pas le parfait pratiquant. Il avait troqué un boulot de vendeur contre celui de chauffeur de taxi – sans vraiment le vouloir mais il pouvait difficilement s'expliquer à ce sujet – tout en reniant les affaires de sa famille. Et, plus que tout, il avait à de multiples reprises eu des relations avec des hommes, ce qui le classait d'office dans la liste des damnés mais il n'avait jamais eu envie d'aller à l'encontre de ce qu'il était. Renier son attirance pour les hommes lui paraissait aussi absurde que l'idée de renier sa foi ; il avait besoin des deux pour être lui-même et il ne comptait pas se cacher derrière des apparences trompeuses. Il avait toujours su qu'il était différent et qu'il en souffrirait, que ce fût à cause de ses croyances ou de ses préférences.

Pourtant, il ne se trouvait pas en Enfer. Il connaissait assez les textes sacrés pour savoir que le feu régnait en maître au Jahannam, accompagné par le râle des suppliciés. Il n'y avait rien de tel à portée de vue, pas le moindre incendie, pas la moindre odeur méphitique, pas le moindre démon venu tourmenter son âme à l'infini. Mais ce paysage banal n'était pas non plus le Jannah, le jardin merveilleux où coulaient quatre ruisseaux, où les richesses étincelaient, où la vie sur terre était récompensée. Nulle pierre précieuse ne brillait sur les arbres que Salim apercevait, nul échanson n'intervenait pour lui tendre enfin une coupe destinée à rassasier sa nouvelle soif d'éternité.

« Soit le bienvenu, Salim, l'accueillit une voix féminine. »

Enveloppée d'une robe de ténèbres, une femme lui faisait face, un sourire étiré sur ses lèvres, une torche à la main. Il ne l'avait pas vue quelques secondes plus tôt alors qu'il fixait l'endroit où elle se tenait désormais et il se demanda s'il n'était pas en train de perdre l'esprit. Mais en étant mort, il pouvait difficilement être touché par une quelconque folie.

« Anubis aurait dû venir mais il est je ne sais où, reprit la femme, alors j'ai décidé de prendre le relai pour éviter que tu te perdes.

— Pardonnez-moi mais …

— Je suis Hécate, l'interrompit-elle avec bienveillance. La déesse des carrefours, de la lune, de la magie et de tant d'autres dénominations. »

Anubis. Hécate. Ces noms sonnaient à la fois comme familiers et étrangers. Salim les associait sans peine à d'anciennes religions, à des époques où les hommes vénéraient des idoles improbables, lorsque le Prophète n'avait pas encore pris sous son aile les âmes perdues. Il ne croyait cependant pas à leur existence, il ne les considérait que comme des idées abstraites créées par des êtres en quête d'aide. Mais cette femme, cette déesse semblait réelle et elle l'observait avec intérêt, le jugeant du regard comme si elle avait le moyen d'entrer dans ses pensées.

« Ce n'est pas qu'une impression, lâcha-t-elle sur un ton moqueur. Tu es mort, Salim, alors tout ce à quoi tu songes est transparent ici. Vous, les humains, avez l'esprit si étriqué … Tous les dieux existent, nous appartenons à ce monde au même titre que vous.

— Mais …

— Je sais, ce n'est pas simple à admettre, le coupa-t-elle une nouvelle fois. Mais il faudra que tu t'y habitues si tu souhaites trouver le repos éternel. Je suis là pour te conduire sur les différents chemins de l'au-delà, tu n'auras qu'à choisir le tien. »

Elle lui fit un signe vers le premier chemin de terre, là où une lueur verdâtre pulsait encore. Il déglutit un instant, jeta un coup d'œil derrière lui où s'étendait l'infini, puis avança d'un pas. Il ne risquait pas grand-chose, il était déjà mort, et il avait le sentiment que si l'Enfer l'attendait vraiment, il serait déjà en train de souffrir mille maux dans une fournaise des plus terribles. Il n'était pourtant pas à l'aise en compagnie d'Hécate, elle souriait comme si la mort n'était qu'une immense plaisanterie, comme si elle accueillait chaque jour n'importe quelle âme – et peut-être qu'elle le faisait, il ne le savait pas et n'avait pas envie d'en apprendre plus à ce sujet.

Le chemin semblait sans fin, il s'allongeait, s'étendait, se poursuivait comme si une main humaine rajoutait des kilomètres à chaque pas de Salim. Il écoutait distraitement la déesse qui lui parlait d'Hadès, de Perséphone, des Enfers et des héros qui y étaient venus. Petit à petit, il se surprit à prêter attention à ce qu'elle lui racontait, tendant l'oreille, s'imprégnant des mythes. Il avait déjà entendu des récits sur Achille ou Héraclès, comme tout un chacun, mais il n'y avait toujours vu qu'une fiction lointaine d'un autre temps et non une réalité. Hécate les évoquait comme si elle les avait connus personnellement, s'amusant de certaines situations. Elle ne reprit son sérieux qu'au moment où elle lui annonça que la guerre qui sévissait était en train de rendre la situation des anciens dieux bien trop instable.

Salim avait plus ou moins eu vent de cette lutte, le Djinn avait brièvement parlé d'une tempête qui se levait et il n'avait aucun doute sur le fait qu'il s'agissait du même événement. Il demanda des détails à la déesse, pour mieux saisir l'importance de ce conflit et il regretta presque aussitôt sa question. Les anciens dieux, venus des autres continents ou déjà en place avant l'arrivée des colons en Amérique, étaient opposés aux nouveaux dieux, trop modernes, trop goinfres, trop dangereux aussi en un certain sens. Hécate eut une moue dédaigneuse en lui parlant de Média qui accaparait l'attention de tout le monde et plongeait les plus vieux dans un oubli qui ne manquerait pas de devenir néfaste.

« Je n'ai jamais demandé à être là, sur le nouveau continent, poursuivit la déesse des carrefours avec une certaine colère dans la voix. J'ai été importée par les découvreurs grecs qui ont instauré un culte à mon égard, mais ici, ce n'est pas pareil. Je pense que je suis bien mieux en Grèce, certains poursuivent encore les anciennes pratiques alors que les Américains n'ont aucun respect envers moi et mes semblables.

— Êtes-vous nombreux ? Les Grecs, précisa Salim.

— Malheureusement, non, soupira Hécate en détournant brièvement le regard. Hadès est quelque part, Thanatos aussi, et Hermès sillonne le continent dans son rôle de messager et de protecteur des voyageurs. Les dieux liés à la mort et au voyage sont les plus résistants, il suffit de voir Anubis, Hela ou Odin pour s'en rendre compte. Ou les menteurs, Loki est bon à ce jeu-là. »

Elle cessa de parler dès que les vapeurs vertes furent plus présentes, admirant avec un sourire un paysage que Salim ne percevait pas encore. Il allait la questionner sur l'endroit où ils se trouvaient lorsqu'un bruit lointain les interrompit. Il crut entendre le roulement d'une vague qui s'écrasait sur un obstacle puis le silence revint. Hécate haussa un sourcil et bifurqua vers un autre chemin, l'obligeant à la suivre pour ne pas se perdre dans cet endroit qu'il ne connaissait pas. Ils débouchèrent sur une vaste salle où brillaient des braséros et où une bête, d'apparence étrange, semblait attendre quelqu'un. Mélange d'hippopotame, de crocodile et de lion, la créature releva la tête à leur approche, les observa puis reposa son long museau en remarquant qu'ils n'étaient pas ceux qu'elle espérait.

« Voici Ammit, chuchota Hécate, elle mange les âmes corrompues. D'habitude, Osiris, Thot ou Anubis sont dans les parages mais j'imagine qu'ils ont eu d'autres chats à fouetter pour le moment. »

Comprenant que le bruit qu'ils avaient perçu plus tôt n'était en rien néfaste, la déesse opéra un demi-tour et entraîna Salim à sa suite, lui apprenant qu'il aurait pu traverser la Douât si les dieux égyptiens avaient été présents pour juger la qualité de son âme. Ils retournèrent sur le chemin verdâtre et adoptèrent un rythme plus rapide, bien que le jeune homme fût quelque peu réfractaire à l'idée d'aller plus loin.

Il y eut soudain comme un grondement rauque puis une voix masculine apostropha Hécate sur un ton colérique. Salim vit apparaître une silhouette humaine dont la peau sombre semblait onduler à chacun de ses pas ; au bout de quelques mètres, l'individu se changea en un immense chacal anthropomorphique aux yeux d'ambre, les hanches ceintes d'un pagne doré et portant autour de son cou une chaîne en argent où un pendentif en forme de croissant de lune brillait d'une douce lueur pâle.

« Anubis, le salua la déesse. La guerre occupe toute ton attention, à ce que je vois.

— Les combats définitifs n'ont pas encore débuté, répondit le dieu chacal. J'étais en train de rendre service à un ami qui a perdu la mémoire. »

Salim crut déceler une certaine tendresse dans les yeux d'Anubis mais ce fut si bref qu'il n'y pensa plus. Hécate reprit la parole en déclarant qu'elle était sur le point de mener le jeune homme aux Enfers d'Hadès, accompagnant ses mots d'un sourire enthousiaste. Salim n'avait pas encore décidé s'il appréciait ou non la déesse, il y avait un détail chez elle qui le glaçait encore. Il ignorait si cela provenait de son regard, si présent et si lointain à la fois, comme si elle se trouvait littéralement au seuil de plusieurs mondes, ou de sa manie de l'observer avec une attention qui le mettait mal à l'aise. Le dieu chacal intervint pour faire remarquer que ce n'était pas la procédure habituelle, soufflant ensuite avec contrariété qu'il n'aurait pas dû prendre de retard dès le moment où il avait senti que quelqu'un avait surgi au carrefour des chemins. Salim garda le silence, incapable d'exprimer toutes les questions qui l'assaillaient. Quand il avait croisé le Djinn dans ce taxi, quand il avait deviné sa nature à travers ses yeux de feu, il avait supposé que ce serait sa plus grande surprise, qu'il finirait par ne plus songer à cette extraordinaire rencontre, qu'il avait été chanceux mais que cet univers de magie ne serait plus jamais à portée de main. Il avait eu tort, bien évidemment.

Anubis se pencha vers lui, le saisit entre ses mains et l'amena à hauteur de son regard ambré. Salim fut étonné de constater qu'il n'avait plus peur, il acceptait chaque nouveauté sans chercher à les comprendre, plongé dans ce monde étrange qui n'était peut-être pas celui qu'il avait toujours cru découvrir après sa mort mais qui lui offrait une vision plus éclairante de l'univers. Il tint bon sous l'œil du dieu chacal, sentant une forme d'énergie passer en lui, serpentant dans son corps avant de se figer dans son cœur qui lui parut alors enserré dans une main fantomatique. L'impression se dissipa presque aussitôt, lui redonnant un souffle plus fort, et il retrouva le plancher des vaches lorsque la divinité le reposa à terre.

« Tu as failli commettre une lourde erreur ! grogna Anubis en direction d'Hécate.

— Je lui laisse le choix, ce n'est pas si catastrophique, grommela la déesse en levant les yeux au ciel. Tu es bien trop vieux jeu, tu devrais peut-être t'habituer à voir ce monde évoluer.

— Contrairement à toi, je vis parmi les humains, je constate très bien les changements en cours. Mais je sais aussi que cet homme n'a rien à faire ici.

— Je dois finir en Enfer, n'est-ce pas ? s'enquit Salim d'une toute petite voix. »

Les deux regards divins se posèrent sur lui, comme s'ils l'avaient déjà oublié. Ce fut un sourire canin qui ourla les babines du dieu chacal alors qu'il s'adoucissait, adressant au jeune homme un coup d'œil encourageant. Anubis lui annonça que sa mort n'était qu'une étape dans son long chemin de vie, et non une fin en soi, encore moins que pour les mortels. Ce terme fit tiquer Salim qui ne comprenait pas la distinction que le psychopompe semblait opérer entre lui et les humains en général. Le dieu dut lire son hésitation et il lui apprit, en manquant un peu de tact, qu'il n'était plus tout à fait mortel, ni tout à fait humain, insinuant ensuite sur un ton goguenard que certaines relations pouvaient parfois avoir des effets inattendus. Salim sentit ses joues chauffer sous les souvenirs de cette nuit passionnée dans les bras du Djinn. Il n'y avait rien de honteux dans ce moment qu'ils avaient partagé, ils étaient comme les autres, à se découvrir, à s'aimer pendant un instant volé. Il n'imaginait cependant pas que cela entraînerait certaines conséquences sur lui – enfin pas tout à fait, il avait bien remarqué qu'il n'était plus comme avant mais pas au point de songer à une sorte de transformation.

Anubis lui confirma donc qu'il n'était plus humain et qu'il avait juste perdu son enveloppe mortelle lorsque la grue s'était abattue sur son taxi. Son esprit s'était détaché de son corps pour la simple raison que Salim croyait en un au-delà particulier, parce qu'il priait souvent et avait une foi qui demeurait inébranlable. Sans cela, il serait encore coincé sur le siège conducteur, à supporter la souffrance de son corps, à essayer de s'en sortir pour se dégager du piège métallique que le véhicule était devenu. Cela expliquait le léger sentiment de tiraillement qu'il éprouvait depuis qu'il avait ouvert les yeux sur le carrefour des différents avenirs post-mortem, il était encore lié à son corps de l'autre côté. Hécate marmonna qu'elle n'aurait jamais pu deviner la nature de Salim – elle n'avait jamais rencontré de Djinn de toute son existence immortelle – et elle s'excusa d'être passée à deux doigts d'une erreur diplomatique.

« Que va-t-il se passer maintenant pour moi ? demanda le jeune homme en fronçant les sourcils. Les Djinns ne peuvent-ils pas mourir ?

— Il en faut plus pour tuer un Djinn qu'un humain. Je vais te ramener dans le monde des vivants, ta vie se poursuivra là-bas. »

Le dieu égyptien reprit une forme plus banale, quittant sa haute stature de chacal pour redevenir une silhouette humaine vêtue de noir, aux yeux d'un brun qui rappelait vaguement les bûches de bois ; rien ne permettait de faire le lien entre les deux formes de la divinité, hormis ce pendentif qui paraissait ne pas le quitter. Avisant le regard de Salim posé sur le bijou, Anubis lui indiqua avec un sourire et sur un ton mystérieux qu'il s'agissait d'une promesse. Le dieu lui tendit ensuite la main en lui assurant qu'il ne sentirait rien, invitant Salim à saisir sa paume ouverte. Il n'était pas évident de confier sa confiance à une divinité égyptienne, païenne, mais il était temps pour lui de ne plus s'attacher à toutes ces distinctions. Il prit la main d'Anubis et perçut aussitôt le changement qui s'opéra en lui, remarquant que le paysage qui l'entourait était en train de varier. Il entendit la voix d'Hécate lui souhaiter bonne chance mais il n'eut pas l'occasion de lui répondre, tout s'effaça, éclata, se mélangea, puis le ciel et le sol semblèrent enfin se stabiliser.

Une vague de douleur secoua son corps lorsqu'il reprit vie à l'endroit exact où il était mort. Anubis lui prodigua un dernier conseil et s'évapora dans une fumée dorée, laissant seul Salim qui se retrouva à deux doigts de paniquer. Son trépas avait été si rapide qu'il n'avait pas réfléchi à ce qui lui arriverait s'il y retournait. Il s'empressa de décrocher sa ceinture avec des gestes raides et un peu gauches, pestant contre le volant qui lui rentrait presque dans le torse. Du sang s'échappa de sa bouche lorsqu'il poussa un juron, lui faisant comprendre que le choc avait été rude pour son organisme – c'était presque un miracle qu'il pût encore bouger ses membres.

Son regard croisa celui sans vie de son passager et il détourna le sien, sentant venir une nausée des plus dérangeantes. Il n'était pas à l'aise avec la mort – mais qui pouvait l'être de toute façon ? – et il n'avait pas envie de perdre son temps en pensées parasites. Anubis lui avait soufflé de se dépêcher s'il ne tenait pas à croiser la route des secours et à subir un interrogatoire qui risquait de faire de lui un criminel ; il n'aurait effectivement aucun moyen logique d'expliquer pour quelle raison il était presque intact après cet incident. Il s'acharna contre la portière jusqu'à la faire céder, soupirant de soulagement dès que l'air frais de l'extérieur vint frapper son visage. La poussée d'adrénaline qui le saisit lui permit de s'échapper de ce tombeau de métal, l'aidant à se dégager de son siège pour retrouver le bitume bien palpable sous ses mains écorchées. Salim avait l'impression que son corps entier allait se briser mais il se reprit pour avancer, poussant sur ses bras pour se relever.

Ce fut en s'éloignant un peu de la carcasse de son taxi qu'il aperçut l'ampleur de l'accident. Une grue était tombée sur le toit du véhicule, traversant la tôle en écrasant une grande partie de l'intérieur. Il comprenait mieux d'où provenait sa douleur, il s'était pris le plus gros de l'engin, ce qui l'avait tué instantanément. Il vit un corps immobile non loin de la voiture, un piéton qui n'avait pas eu de chance, et il eut envie d'adresser une prière pour ces innocents tués par des dieux qui ne respectaient pas les vies humaines. Il s'abstint cependant, préférant quitter les lieux avant d'être rattrapé par des gens qui ne l'écouteraient sûrement pas et l'accuseraient à tort. Il boita un long moment alors qu'il se glissait dans une rue parallèle, son souffle rendu court par ses blessures, son cœur battant la chamade dans sa cage thoracique ; il aurait voulu s'arrêter contre un mur pour mieux respirer, pour s'assurer qu'il n'était pas sur le point de faire une crise cardiaque mais la pensée de tomber entre des mains ennemies le poussa à avancer plus vite, plus loin.

Grâce à ce travail qu'il n'avait pas demandé à avoir mais qu'il avait tout de même accepté malgré lui, il parvint à se repérer dans la ville. Il savait exactement où se rendre pour retrouver le confort tout relatif de sa chambre – il avait un lit trop bas, un matelas trop mou, un oreiller trop vieux mais ce serait toujours mieux que le sol d'une rue ou le siège désormais éventré de son taxi. Le concierge ne lui jeta qu'un vague regard désintéressé, sans paraître surpris par l'état de ses vêtements ; hormis le pull du Djinn qui semblait résister à tout, les habits de Salim étaient remplis d'éclats métalliques, de sang et de poussière. Le jeune homme délaissa l'ascenseur pour les escaliers, il refusait de retourner aussi tôt dans un espace clos dangereux et il appréciait entendre le bruit de ses pas contre les marches. Il cessa de s'inquiéter dès qu'il referma la porte de sa chambre derrière lui, détaillant la familiarité bienvenue de son lit, de la petite commode presque vide, de l'eau qui tombait encore dans la salle de bains là où la fuite n'avait pas été réparée depuis des mois. Ce n'était sans doute pas un palais mais il s'y sentait chez lui désormais, ce qui ne correspondait pas vraiment à l'idée qu'il se faisait de son existence lorsqu'il était venu dans cette ville.

Il eut le temps de prendre une bonne douche pour se débarrasser des dégâts de l'incident, remarquant que sa peau avait été épargnée – elle ne présentait aucune blessure, aucune marque, pas même un hématome en train de se former et les écorchures sur ses mains avaient déjà disparu elles-aussi. Bien qu'Anubis l'eût prévenu à propos de sa nouvelle nature, Salim peinait à admettre cet aspect-là. Non pas qu'il détestait le fait d'être devenu un Djinn car cela le rapprochait de son amant éphémère mais il était dépassé par ce changement en lui. Il s'était toujours senti comme une création d'Allah, un humain si mortel, et il n'arrivait pas à imaginer qu'il était bien plus que cela. Le miroir de la salle d'eau lui renvoyait le même reflet, celui qu'il contemplait depuis des années ; il n'était qu'un homme un peu maladroit, à l'identité instable, à la foi inébranlable, à l'âme prise dans les liens d'un amour si bref mais auquel il s'attachait avec désespoir. Il se reprochait d'être aussi fleur bleue, à s'ancrer dans le rêve d'un corps à corps fugace comme si le Djinn était son seul point de repère, celui qui avait été créé pour lui.

Un coup toqué à la porte le tira de ses pensées, le faisant sursauter. Il termina de s'habiller, revêtant le pull qu'il ne quittait jamais, et attendit, espérant secrètement que la personne de l'autre côté du battant finirait par perdre patience et partir ou se rendrait compte que ce n'était pas la bonne chambre. Cependant, le bruit recommença et Salim dut se rendre à l'évidence ; l'individu qui tapait contre la porte voulait le voir. Il se demanda si sa vie s'arrêterait là, songeant à ces dieux modernes dont Hécate avait parlé, s'inquiétant de la violence dont l'ennemi devrait faire preuve pour le tuer maintenant qu'il n'était plus tout à fait un humain. Il ouvrit la porte avec angoisse et cligna plusieurs fois des paupières en constatant que le visage qui lui faisait face était celui qui le hantait depuis des mois. Sa main posée sur la poignée de la porte retomba le long de son corps, il déglutit en apercevant son reflet dans les lunettes noires du Djinn, sans savoir quoi dire ; il avait pourtant tant de fois rêvé leurs retrouvailles mais sans y croire vraiment. Le Djinn retira ses verres, révélant les feux qui enflammaient ses yeux, ravivant le brasier qui couvait dans le cœur de Salim.

Il ne s'embarrassa pas de paroles, il n'avait pas envie de réfléchir aux mots à employer, certain qu'il ne saurait pas rendre compte de la multitude d'émotions qui l'agitaient. Sa bouche trouva celle du Djinn sans hésitation – il n'était plus temps pour eux de se poser des questions et de balancer entre des décisions ridicules. Dès que leurs lèvres s'épousèrent, Salim fut envahi d'une flamme renouvelée, sentant à nouveau la chaleur du sable contre lui, le souffle rauque du Djinn, l'odeur si particulière du désert. Lorsque le Djinn brisa leur baiser, le jeune homme s'empourpra, croyant avoir été trop loin, mais son amant ne le repoussa pas, cherchant plutôt à entrer avec lui dans la chambre pour ne pas offrir de spectacle à tous les autres occupants de l'hôtel. Salim esquissa un sourire heureux en croisant le regard brûlant du Djinn, retrouvant en lui la partie manquante qui l'avait laissé si incomplet depuis son départ. Il perdit toutefois sa bonne humeur en se rappelant que leur dernière et unique rencontre s'était terminée si vite, sans se revoir, sans communiquer, sans rien d'autre qu'une absence pesante.

« Je ne repartirai pas sans toi, annonça le Djinn comme s'il avait lu dans ses pensées.

— Et cette guerre ? s'enquit Salim avec timidité. Tu es ... tu es un ancien.

— Ce combat ne me concerne pas, je ne veux pas y participer. Je n'exauce pas les vœux, pas ceux des autres. Mais les miens m'appartiennent. »

Et tu es l'un d'eux. Le Djinn ne l'avait pas dit mais Salim le perçut comme s'il l'avait prononcé. Il vint chercher un nouveau baiser sur ses lèvres ardentes, sentant l'importance de cette déclaration. Cette fois, leur aventure ne durerait pas le temps d'une nuit, ils avaient l'éternité devant eux, autant pour survivre à cette guerre qui se profilait que pour s'aimer sans peur de l'avenir. Quand il recula, le jeune homme sentit la chaleur dans son propre corps, comme si le feu du Djinn avait enfin pris racine en lui, le changeant en l'un d'eux. D'une étincelle, il deviendrait flamme et incendierait le monde ; il espérait seulement qu'il ne se trompait pas.


Note : Je n'abandonne pas Salim et le Djinn, je compte écrire encore dessus.