Will You Teach Me… ?
Bonjour à tous ! Me revoilà ! Après des mois à travailler sur le début de cette fiction, j'hésitais vraiment à la publier. Parce que oui, cette fiction sera toxique et tordue. Oui, c'est totalement mon intention. Non, ce n'est pas une romantisation du viol. On sera plus sur une darkfic dans le mood de l'épisode 10 de la saison 5, où Brianna est enlevée par Stephen et forcée de jouer la comédie en sa présence. Vous voyez le genre. Toutefois, même si Brianna sera forcée d'interagir avec Stephen, peu importe l'évolution de ses sentiments tout au long de la fiction, elle ne cessera jamais de chercher à se venger et à rendre justice. Certes, il y aura un côté « redemption arc » pour Stephen mais jamais au point de faire de cette fiction une romance. Tout sera toujours tordu et sali par les crimes de Bonnet, quoi qu'il arrive. Vous êtes prévenus !
Ceci étant dit, j'ai hâte de lire vos commentaires et j'espère que cette fiction (bien que très différente et sombre) vous plaira autant que Le Trèfle et le Tartan ! Bonne lecture !
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Man That You Fear
Juin 1773
Brianna Fraser se laissa tomber lourdement sur une des chaises de bois qui ornaient le porche de la maison de ses parents et poussa un soupir exténué. Après deux jours passés à tenter de sauver les récoltes des sauterelles, puis encore deux autres où ils s'étaient efforcés de laver plusieurs fois les draps qu'ils avaient utilisés pour diriger la fumée, afin de les débarrasser de toute odeur de purin et de charbon, la vie avait repris son cours avec son lot de tâches et de corvées harassantes. Ajoutez à cela un enfant de trois ans à élever et un mari encore légèrement remonté d'avoir appris les détails de son entrevue avec Stephen Bonnet à la prison de Wilmington… C'était bien la première fois depuis des jours, voire même des semaines, qu'elle parvenait à se poser réellement. Seule. Roger était parti aider les autres hommes aux champs, Claire et Jamie venaient de rentrer à Fraser's Ridge après les troisièmes noces de tante Jocasta, et Marsali s'occupait des enfants quelque part dans la maison. Seuls le bruit du vent dans les arbres et les piaillements des oiseaux troublaient le silence. Elle ferma les yeux, goûtant avec ravissement à ce bref instant de paix, sans s'apercevoir qu'elle se laissait doucement sombrer dans le sommeil.
La voix qui la réveilla en sursaut faillit la faire tomber de sa chaise et ses paupières papillonnèrent avant que ses yeux ne se posent sur l'inconnu qui se tenait à quelques mètres d'elle. Un homme à l'allure stricte, bien habillé et portant une perruque blanche de notable, la dévisageait comme s'il attendait une réponse à une question qu'elle n'avait pas entendue.
« Brianna Fraser MacKenzie ? », répéta l'homme en élevant le menton d'un air supérieur.
« Elle-même », répondit-elle en sautant sur ses pieds. « Puis-je vous aider ? »
L'homme ne répondit pas et sortit une lettre cachetée de l'intérieur de son veston, qu'il tendit à la jeune femme. Dès que la missive fut entre ses doigts, l'homme reprit la parole.
« Madame MacKenzie, vous avez été attaquée en justice et êtes sommée de vous présenter au tribunal de Wilmington. Tous les détails se trouvent dans la lettre que je vous ai remise. Maintenant que vous êtes officiellement informée de la situation, sachez que tout refus de vous présenter au tribunal aura des conséquences sur le jugement qui y sera rendu, autrement dit, je ne vous le conseille pas… »
Brianna dévisageait l'homme, qui devait probablement être l'équivalent des huissiers modernes, avec un air hébété. « Attaquée ? En justice ? Mais… par qui ? Et pourquoi ? »
« Comme je l'ai dit, tout ce que vous devez savoir se trouve dans cette lettre… Encore une fois, je vous recommande chaudement de vous présenter à l'heure au tribunal et… si possible avec vos habits du dimanche… », acheva-t-il avec un regard méprisant en direction de la robe simple qu'elle portait pour les travaux aux champs ou ménagers.
Brianna le fusilla du regard mais ne rétorqua rien. Elle regarda l'homme remonter sur son cheval et s'éloigner de Fraser's Ridge au grand galop avant de décacheter la lettre de ses mains tremblantes. Ça ne pouvait être qu'une erreur. Elle n'avait causé aucun tort à qui que ce soit depuis son arrivée dans ce siècle, du moins rien qui n'ait pu être réglé à l'amiable. Il y avait forcément méprise…
Son sang ne fit qu'un tour en lisant les premières lignes calligraphiées avec soin sur le parchemin. Elle était en plein cauchemar. Oui, voilà, elle était toujours endormie et avait rêvé la venue de cet huissier. Ce message ne pouvait pas être réel… Elle sentit un hurlement menacer de quitter sa gorge et plaqua une main sur sa bouche pour l'étouffer.
« Brianna ? », fit la voix de Marsali depuis la porte d'entrée ouverte. « Est-ce que tout va bien ? »
Pour toute réponse, Brianna se laissa tomber sur les marches du porche, le souffle coupé et tendit la lettre à la jeune Ecossaise, tandis que tous ses membres se mettaient à trembler de manière incontrôlable. Alarmée, Marsali lui arracha littéralement le parchemin des mains et le lut, ses yeux s'agrandissant progressivement à chaque ligne parcourue.
« Je soussigné Stephen Bonnet, né en l'an 1737 à Sligo, Irlande, forme par la présente une requête en assignation auprès du tribunal contre Mrs Brianna Ellen Fraser MacKenzie, domiciliée à Fraser's Ridge, Caroline du Nord, en vue de comparaître devant le tribunal de Caroline du Nord à une audience qui se tiendra le 14 juillet 1773 à quatorze heures. En cas d'absence de sa part, la défenderesse est informée qu'elle s'expose à ce qu'un jugement soit rendu contre elle sur les seuls arguments du demandeur… », lut Marsali d'une voix qui devenait de plus en plus aiguë au fur et à mesure de sa lecture. « Mais peut-on savoir ce qu'il te reproche au juste, ce bandit ? »
« C'est plus bas… », gémit Brianna, qui tentait toujours de garder le contrôle de sa respiration et de ses cordes vocales.
Les yeux de Marsali parcoururent à grande vitesse le paragraphe suivant, avant de s'écarquiller de nouveau. « Atteinte à l'autorité parentale ? Soustraction d'enfant ?... Mais de qui se moque-t-… Préjudice moral ? », hurla-t-elle, furieuse de ce dernier terme. « Et ton préjudice moral, à toi ? N'en ont-ils rien à faire ? »
Péniblement, sans même savoir si ses genoux parviendraient à supporter son poids, Brianna se releva et reprit la lettre comme un automate. Elle n'avait cependant nul besoin de la relire. Chaque mot, chaque trait de plume s'était gravé dans son esprit aussi clairement que si elle l'avait photographié. Elle regarda longuement la signature de Bonnet en bas de la page, qui la narguait, l'humiliait, et elle comprit qu'elle ne parviendrait pas de sitôt, et peut-être jamais, à surmonter le traumatisme qu'il lui avait infligé. Comment le tribunal pouvait-il autoriser cet homme à l'attaquer elle, sa victime ? Comment était-ce même possible qu'il ait pu saisir la Justice alors même qu'il avait échappé par deux fois à une condamnation à mort pour piraterie, meurtre et contrebande ? Rien de tout cela n'avait de sens et pourtant l'explication était simple : quoi que fassent certains hommes, ils trouvaient toujours le moyen de s'en sortir, mais si une femme osait commettre le dixième de leurs actions et ce même pour assurer sa propre sécurité, elle ne bénéficiait pas du moindre traitement de faveur. Les siècles passaient et certaines choses, aussi injustes soient-elles, restaient gravées dans le marbre, immuables.
Brianna serra le poing sur le parchemin, le froissant en partie, et se demanda comment elle allait bien pouvoir annoncer cette horrible nouvelle à ses parents. Et Roger. Oh seigneur, Roger… Toute cette histoire ne pouvait que mal finir, dans le sang, les larmes et la violence. Jamais elle ne pourrait laisser Bonnet obtenir le moindre droit sur Jemmy. Jamie serait probablement fou de rage et commettrait l'irréparable. Roger… Elle n'osait même pas imaginer sa réaction. Il restait toujours la solution de repartir au vingtième siècle, mais avec le risque non négligeable que Jemmy ne soit pas un voyageur, ou pire qu'il soit envoyé dans une autre époque. Non, quitter ce siècle avec un enfant de trois ans n'était pas une option. Mais l'abandonner aux mains de Stephen Bonnet non plus.
« Tu ne peux tout de même pas aller à cette audience, face à ce misérable ? », s'insurgea Marsali, qui devinait à l'expression de Brianna qu'elle envisageait sérieusement de se plier aux exigences de la lettre. « Vous pourriez fuir avec Roger. Dans une autre colonie ? »
« Non… », souffla Brianna en secouant la tête. « Si je n'y vais pas, je perdrai non seulement le procès d'office, mais aussi Jemmy. Et il est hors de question que nous vivions comme des hors-la-loi, alors que nous ne sommes pas des criminels. »
« Mais si tu y vas, tu perdras quand même ! », s'écria Marsali, les bras croisés sur sa poitrine. « Tu le sais bien, les enfants appartiennent à leur père, quoi qu'on fasse ! »
Brianna pinça les lèvres, se retenant de lui dire que non, elle ne le savait pas, car là d'où elle venait, les gardes exclusives étaient de plus en plus systématiquement accordées aux mères. « Ils ne peuvent pas faire gagner un homme comme lui. C'est tout simplement impossible. Et le seul moyen de leur faire comprendre, c'est d'y aller et de me défendre ! »
« Roger ne sera certainement pas de cet avis… », rétorqua la blonde avec une moue désapprobatrice.
« Oui, eh bien, ce n'est pas Roger que l'on traîne devant les tribunaux, c'est moi… » Elle se mordit la lèvre, consciente d'avoir été un peu trop sèche avec la pauvre Marsali, qui n'avait pas mérité ça. Mais depuis le début, elle n'avait toujours pensé qu'à Roger. Comment il réagirait en apprenant qu'elle avait été salie par un autre. Puis à l'annonce de sa grossesse. Et enfin en découvrant qu'elle avait parlé à Bonnet de son enfant. A chaque fois, elle s'était inquiétée de son opinion avant même de se questionner elle-même sur ce qu'elle ressentait, sur sa propre souffrance, taisant les détails les plus sordides pour ne pas le perturber. Détails qu'au cours de ses nombreuses nuits sans sommeil, elle finissait par recracher crûment au fusain sur des feuilles de papier. Cela faisait d'ailleurs un moment qu'elle n'avait plus dessiné. Plus depuis qu'elle avait jeté ses esquisses du pirate au feu quelques temps auparavant, en pensant se libérer de son emprise. Dieu qu'elle avait été naïve…
Le quatorze juillet… Il ne lui restait donc qu'un petit mois pour trouver un avocat, préparer sa défense et se rendre à Wilmington pour l'audience. Mais avec quel argent ? Le commerce de whisky de Jamie mettait un peu de beurre dans les épinards, en plus de ce qu'ils récupéraient sur la vente des récoltes et les patients de Claire. Serait-ce cependant suffisant pour se payer les services d'un avocat chevronné ? Le seul qu'elle connaissait était en outre l'avocat de sa tante Jocasta qui avait demandé sa main quatre ans plus tôt. Un certain Neil Forbes… La seule idée de devoir demander de l'aide à un homme qu'elle avait brutalement éconduit la répugnait, mais elle n'aurait peut-être pas d'autre alternative.
D'un geste brusque, elle replia la lettre et s'apprêtait à la glisser dans la poche de son tablier, lorsque la voix de Roger s'éleva sur le chemin. « Vous en faites une tête… Que se passe-t-il ? » Il avisa le parchemin et le sceau de cire rouge dans les mains de Brianna et ajouta : « Qu'est-ce que c'est ? »
Marsali jeta un regard éloquent à Brianna et disparut à l'intérieur de la maison pour ne pas se mêler de la dispute qui suivrait certainement. La jeune Américaine se mordit la lèvre et se tourna vers son époux avec une expression qu'elle voulait déterminée. Mais son regard puait littéralement la terreur et l'incompréhension, ce qui n'échappa pas à Roger.
A pas lents, elle descendit les marches du perron et lui tendit la lettre sans un mot. Comme s'il avait senti que le sujet le concernait, Jeremiah arriva en courant sur le porche, un bout de son doudou – un vieux foulard de Brianna qu'il avait adopté et plus jamais lâché depuis au moins deux ans – coincé entre ses petites dents. Elle le prit aussitôt dans ses bras, ressentant le besoin presque maladif de toucher et serrer son fils contre elle après la lecture de la lettre. Elle vit Roger parcourir les lignes des yeux, ses sourcils s'élever toujours plus haut sur son front au fur et à mesure de sa lecture, puis relever la tête, sidéré. « C'est une plaisanterie ? »
« Tu trouves que ça y ressemble ? », cracha Brianna sur un ton un peu plus sec qu'elle ne l'aurait voulu. « On ne doit pas avoir le même sens de l'humour… »
Sous le choc, Roger regarda à nouveau la lettre et la relut au moins deux ou trois fois, pour s'assurer qu'il n'avait pas mal compris. Mais chaque mot, chaque phrase, était parfaitement limpide, si bien que lorsqu'il releva le nez vers sa femme, il ne put empêcher son regard de s'attarder sur Jemmy qui tétait patiemment son doudou, la tête calée contre l'épaule et le cou de Bree. Malheureusement pour lui, elle le vit : l'éclair d'amertume qui passa dans ses yeux noisette à la vue des cheveux blonds du garçonnet et de ses yeux bleus. Jemmy avait les yeux de sa mère, mais sa tignasse claire ne lui venait ni des MacKenzie, ni des Fraser. Roger n'avait pas fait d'études de génétique, mais s'il y avait bien une chose dont il était sûr, c'était que les gènes responsables des yeux bleus et des cheveux blonds n'avaient aucune chance contre ceux responsables des yeux et des cheveux bruns comme les siens. Statistiquement donc, si Jemmy avait véritablement été son fils, il aurait dû être brun aux yeux marron. Et pas blond comme les blés…
« Arrête ça tout de suite… », fit la voix de Brianna, le tirant de sa sombre contemplation. Elle avait lu si clairement dans ses pensées qu'il se demanda un instant s'il n'avait pas réfléchi à haute voix. « Jemmy est ton fils. »
« Comment tu peux en être certaine ? »
Comme à chaque fois que ce sujet délicat était abordé, il vit les sourcils de Brianna se froncer de douleur. « Pour moi, il l'est. Point final. »
Roger haussa les sourcils en hochant la tête lentement, d'un air faussement impressionné. « Ce n'est pas ce que tu as dit à Bonnet quand tu es allée le voir en prison… Et voilà le résultat. »
Brianna serra les dents. Elle avait parfaitement expliqué à Roger sa décision de rendre visite au pirate pendant sa grossesse : sa volonté de lui accorder son pardon avant qu'il ne soit pendu, pour pouvoir tourner la page, mais aussi pour lui donner l'illusion qu'il quitterait ce monde en laissant quelque chose derrière lui, sous la forme d'un enfant qu'il ne connaîtrait jamais. A ses yeux – que Jemmy soit effectivement le fils de Bonnet ou celui de Roger – cela n'était qu'un pieux mensonge pour apaiser une âme sur le point d'être balayée de la surface de la Terre. Comment aurait-elle pu imaginer que le pirate allait parvenir à s'échapper et tenterait ensuite de récupérer son fils, trois ans après les faits ? Et surtout, comment Roger pouvait-il le lui reprocher ? Lui qui l'avait abandonnée à son sort moins d'une heure avant son viol, puis de nouveau lorsqu'il avait appris qu'elle était enceinte et probablement d'un autre homme ? Il avait sa part de responsabilité dans cette histoire et ne l'avait soutenue que très tardivement. Et pas entièrement. Malgré tout, elle avait su lui pardonner. Une faveur qu'il ne semblait pas particulièrement enclin à lui retourner. Ne voulant pas déclencher une énième dispute sur un sujet déjà maintes et maintes fois abordé, Brianna secoua la tête et rentra à l'intérieur avec Jemmy.
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Le soir-même – après avoir laissé la responsabilité de Fraser's Ridge à Ian, Fergus et Marsali – Roger, Brianna, ses parents et Jemmy étaient partis sans attendre pour Cross Creek, où se trouvait l'étude de Neil Forbes, l'avocat de la tante de Jamie. Il avait été décidé qu'ils s'y rendraient directement, plutôt que de perdre un temps précieux en échanges de courriers inutiles. Il leur restait moins d'un mois avant l'audience et il leur faudrait déjà huit jours pour atteindre Cross Creek, et une journée de plus pour se rendre à Wilmington. La seule lettre que Jamie avait rédigée, d'une main tremblante de colère, était adressée à sa tante, afin de la prévenir de leur arrivée à River Run, son domaine non loin de Cross Creek. Tout bon Ecossais qu'il était, la première impulsion de Jamie avait été de « trouver ce chien de Stephen Bonnet et de lui tirer une balle entre les deux yeux », mais Brianna avait refusé qu'il tombe dans ce genre de travers. Si Bonnet avait réussi à saisir un tribunal, c'était qu'il avait trouvé le moyen de ne plus être inquiété par la justice. Le tuer froidement ferait donc de Jamie un meurtrier et il serait à son tour condamné à mort. Et cela, ni Brianna ni Claire ne voulaient en prendre le risque.
La seule solution raisonnable était donc de solliciter les services de Forbes…
« En espérant qu'il ait oublié le mauvais tour que toi et Lord Grey lui avez joué… », marmonna Claire en se cramponnant au rebord de la carriole lorsque celle-ci passa sur un nid de poule plus conséquent que les précédents.
« C'est un professionnel, il saura passer outre », grommela Jamie en resserrant les rênes autour de son poignet droit. « Tante Jocasta n'en aurait pas fait son plus proche conseiller juridique et financier si c'était un incapable indigne de confiance. »
Roger fronça les sourcils. « Quel mauvais tour ? »
A l'avant de la charrette, les deux parents se raidirent et échangèrent un regard gêné. Derrière eux, assise à côté de Roger, Brianna n'en menait pas large. L'incident avec Forbes et la façon dont elle avait esquivé sa demande en mariage en prétendant s'être fiancée à l'ami de son père, Lord John Grey, n'était pas arrivé jusqu'aux oreilles de Roger et elle n'avait jamais jugé utile de le lui raconter puisque ces fausses fiançailles avaient pris fin à la seconde où Roger avait rejoint Brianna à River Run, dix mois après leurs retrouvailles tumultueuses à Wilmington et un mois après la naissance de Jeremiah.
« John et moi avons prétendu nous être fiancés pour que j'échappe à un mariage arrangé par Tante Jocasta avec Mr. Forbes… »
« Quand est-ce que c'est arrivé ? », s'indigna Roger, qui semblait littéralement tomber des nues.
« Pendant ma grossesse. » Cette fois, Brianna avait été volontairement sèche avec lui, pour qu'il comprenne bien que par 'grossesse', elle entendait 'les neuf mois pendant lesquels tu as décidé de sortir de ma vie après avoir couché avec moi, m'avoir menti et humiliée'. Encore une chose qu'elle avait su pardonner avec le temps, mais Roger et ses récentes crises de jalousie rendaient ce pardon de plus en plus difficile à assumer.
« Y a-t-il d'autres fiancés secrets ou hommes dont tu voudrais me parler avant qu'on arrive à Cross Creek ? Il nous reste une semaine de trajet, on aura peut-être le temps de tous les énumérer ? »
Brianna ouvrit grand la bouche, outrée par sa remarque injuste et inutilement blessante, et elle n'était pas la seule : Jamie avait brutalement tiré le frein de la charrette et s'était retourné, les yeux étincelants de rage.
« J'ai toujours été très patient avec vous, Roger, car j'avais honte de la façon dont je vous avais traité en vous prenant à tort pour l'homme qui avait violé ma fille… Mais si vous tenez encore une fois Brianna pour responsable de ses mésaventures ou des mœurs de ce siècle sur lesquelles elle n'a aucun contrôle, je pourrais très vite vous ramener chez les Mohawks et vous échanger à nouveau contre de la verroterie. »
La bouche de Roger se referma toute seule et il détourna le regard, tandis que Claire tendait une main par-dessus le dossier des places avant pour saisir celle de sa fille. Celle-ci esquissa un sourire triste et préféra reporter son attention sur la seule personne qui ne semblait pas en colère, déçue ou malheureuse d'être là : son fils, qui dormait à poings fermés contre son sein gauche, son vieux foulard déchiré froissé entre ses petits doigts.
La semaine de trajet jusqu'à Cross Creek avait été particulièrement longue et tendue. Roger et Jamie ne s'adressaient presque plus la parole et Brianna n'avait pas non plus été très bavarde, gardant ses sourires et ses gazouillis pour Jemmy qui paraissait absolument ravi de ce voyage inattendu, des nuits à la belle étoile au coin du feu et des nouvelles contrées qu'il découvrait. L'enfant avait toujours été plutôt facile à vivre, curieux de tout et agréable avec tout le monde. Si bien que cela ne lui posa aucun problème de retrouver River Run et son arrière-grand-tante Jocasta, les écuries pleines de majestueux chevaux, l'étang au fond du jardin, mais surtout la personne qu'il préférait à toutes les autres après sa maman : Phèdre, la jeune femme de chambre métisse que Jocasta avait attribuée à Brianna à chacun de ses séjours à la plantation. Phèdre adorait Jemmy et Jemmy le lui rendait au centuple, si bien qu'après avoir fait un brin de toilette et s'être préparés à rencontrer Forbes à son cabinet, Brianna n'était aucunement inquiète à l'idée de laisser son fils à la maison pour l'après-midi. Comme d'habitude, il passerait certainement des heures en cuisine avec la jeune afro-américaine à préparer de délicieux biscuits, à les dévorer, avant de se coucher le ventre bien plein et un large sourire sur ses lèvres luisantes de beurre ou de sucre fondu.
L'étude de Neil Forbes ressemblait davantage à un petit salon de palais bourgeois qu'à un cabinet d'avocat. L'intégralité des chaises et des sofas de la salle d'attente était recouverte d'un épais velours bleu roi, mis en valeur par la lueur tamisée des bougies plantées sur des chandeliers en argent étincelants. Tout était décoré et nettoyé à la perfection, rangé au millimètre près, si bien que Brianna n'osait s'asseoir nulle part. Roger et ses parents, bien qu'ayant tous fait un effort sur leurs tenues, semblaient partager son désarroi car nul ne s'installa sur un siège et ils restèrent tous les quatre debout pendant de longues minutes, attendant que le rendez-vous précédent de l'avocat s'achève.
Quand la porte qui menait au bureau s'ouvrit soudain, les Fraser-MacKenzie sursautèrent et se redressèrent tous comme un seul homme, affichant des mines solennelles. Forbes apparut dans l'encadrement et sembla un instant surpris de voir tant de monde dans sa salle d'attente, alors qu'il pensait en avoir fini avec sa journée de travail. Il va nous renvoyer comme des malpropres…, pensa aussitôt Roger en le dévisageant. Forbes était un homme plutôt court sur pattes, au visage fin, aux yeux rapprochés et au nez en trompette, qui lui donnaient globalement l'apparence d'une fouine. Ses prunelles allèrent de l'un à l'autre de ses invités impromptus, avant de se poser enfin sur Brianna. Celle-ci s'était attendue à ce qu'il soit surpris de la voir, mais quelque chose d'étrange passa également dans le regard de Neil Forbes. Quelque chose qui ressemblait fortement à… de la colère ? Non. Du mépris…, comprit-elle quelques secondes plus tard. Peu importait. S'il était aussi bon avocat que le prétendait Tante Jocasta, il saurait mettre leurs différends de côté. Ou refuserait de la défendre, dans le pire des cas. Elle n'avait donc rien à perdre. S'avançant vers lui avec une lueur de supplication dans le regard, elle le salua d'un sourire timide.
« Bonjour, Mr. Forbes… »
« Mrs. MacKenzie… » Le ton qu'il avait employé était froid, professionnel et détaché. Mais on y décelait malgré tout une certaine nervosité, comme si la présence de la jeune femme était malvenue. Il jeta un bref regard par-dessus son épaule et referma à moitié la porte de son bureau avant de faire quelques pas à son tour dans la salle d'attente. « Que me vaut le plaisir de votre visite ? »
« J'ai besoin d'un avocat », annonça Brianna de but en blanc. « J'ai été assignée en justice et je dois comparaître le 14 juillet prochain au tribunal de Wilmington. Ma tante… Ma tante dit que vous êtes le meilleur avocat de cette partie de la Caroline du Nord et m'a chaudement recommandé de venir solliciter vos services… »
« Et vous avez donc considéré qu'il était opportun de venir dans mon cabinet sans avoir été annoncés ? »
« Je suis désolée, Mr. Forbes. C'est que… nous avons à peine trois semaines à présent pour préparer notre défense et je me suis dit que nous perdrions un temps précieux à échanger des lettres pour convenir d'un rendez-vous… »
L'avocat pinça les lèvres et leva un menton hautain. Cette fois, il n'y avait plus aucun doute : c'était bien du mépris que ses yeux vomissaient dans sa direction. Brianna fronça les sourcils. Après tout ce temps – plus de trois ans pour l'amour du Ciel ! – il n'avait toujours pas digéré sa tentative de demande en mariage ratée ? Il ne pouvait pas être sérieux ? Foutu orgueil masculin…
« Peu importe. Je me vois contraint de refuser votre affaire. Maintenant, veuillez quitter mon cabinet. »
« Excusez-moi ? », s'exclamèrent Roger et Claire à l'unisson.
« Ma tante vous confie la gestion de tout son patrimoine depuis des années et aujourd'hui, alors que sa petite nièce est en difficulté, vous refusez de l'aider ? », gronda Jamie, qui s'était légèrement penché en avant, ses yeux bleus lançant des éclairs.
Brianna plissa les paupières, examinant de plus près l'attitude de Forbes et laissa échapper un éclat de rire sarcastique. « Je n'y crois pas… Vous êtes toujours en colère contre moi parce que j'ai refusé votre main ? Nous nous connaissions à peine et j'étais enceinte d'un autre ! Il aurait fallu bien plus qu'un seul dîner mondain pour que j'accepte de devenir votre femme, je suis certaine que vous pouvez le comprendre ?! »
« Cela ne vous a pourtant pas dérangée d'accepter la main de Lord Grey… », rétorqua Forbes d'un air pincé. La remarque fit légèrement grimacer Roger, comme s'il partageait le sentiment de l'avocat, mais Brianna ne le vit pas, trop fascinée qu'elle était par l'immaturité dont Forbes faisait preuve.
« C'était un coup monté ! Lord Grey et moi n'avons jamais été réellement fiancés ! Je voulais simplement gagner du temps ! Par le Christ, si j'avais su que vous étiez encore obnubilé par cette histoire… »
Forbes haussa un sourcil et au mépris s'ajouta une once de supériorité dans ses prunelles sombres. « Je vous trouve bien présomptueuse de penser qu'il s'agit là de la raison pour laquelle je vous refuse mes services… »
Brianna et sa mère échangèrent un regard. Quelle autre raison pouvait-il bien avoir ?
« Notre… mésaventure commune ne m'empêcherait pas de vous défendre, si j'en avais la possibilité. Contrairement à ce que vous insinuez, je sais me montrer professionnel. » Brianna haussa les sourcils, comme si elle n'y croyait pas une seconde, mais il choisit de l'ignorer. « Il s'avère que je fais face ici à un conflit d'intérêts… Vous êtes une jeune femme avec un minimum d'éducation et bien que je ne m'attende pas à ce que vous saisissiez tous les rouages compliqués de mon métier, vous serez en mesure de comprendre que je ne peux décemment pas défendre le plaignant et l'accusée… »
Un silence de mort tomba dans la pièce et Brianna crut un instant que son ouïe était défaillante. Venait-il bien de dire qu'il ne pouvait pas la défendre parce que… ? Derrière Forbes, la porte du bureau s'ouvrit de nouveau toute grande et l'espace d'une seconde, le cerveau de Brianna ne comprit pas tout de suite l'information que ses nerfs optiques lui envoyaient. Un homme venait de faire son apparition sur le seuil. Son costume en velours gris-vert, brodé de fil argenté et orné de boutons de la même couleur, paraissait flambant neuf, tout comme le foulard immaculé qu'il avait enroulé autour de son cou. L'une de ses mains reposait sur une canne mais sa façon un peu grossière de la tenir contrastait avec l'élégance qu'il tentait de se donner. Ses cheveux blonds étaient noués en queue de cheval, sans qu'aucune mèche n'en dépasse. Une cicatrice en forme de S barrait sa joue gauche de la lèvre au coin de l'œil. La jeune femme sentit un frisson de terreur parcourir son échine lorsque son regard croisa enfin celui de Stephen Bonnet. Celui-ci la dévisageait, les yeux mi-clos et son sempiternel rictus moqueur plaqué sur ses lèvres. Ces deux iris froids, cette cicatrice et ce sourire calculateur étaient les seules choses qui n'avaient en rien changé depuis leur dernière rencontre à la prison de Wilmington, trois ans et quelques mois plus tôt. Pour le reste… Bonnet semblait avoir croisé la route de sa marraine la bonne fée, qui avait changé ses frusques élimées de pirate contre une tenue de gentleman, sans pour autant parvenir à améliorer le reste du personnage. La question est… en quel genre de citrouille diabolique se change-t-il passé minuit ?
Bonnet ne la quittait pas des yeux et c'est en cherchant à s'agripper au dossier d'une chaise non loin d'elle que Brianna remarqua que ses mains tremblaient. Roger souffla quelque chose qu'elle ne comprit pas mais elle n'eut pas le temps ni la présence d'esprit de lui demander de répéter. Les deux iris verts du pirate l'avaient vidée de toute son énergie, de toute vie… pour n'y laisser qu'une seule chose : une peur primale. L'incompréhension, le dégoût, la colère… Elle laissait volontiers tout cela aux autres membres de sa famille. Soudain, les yeux de Bonnet quittèrent les siens et sa tête tourna vivement sur le côté. Jamie se ruait dans sa direction, rattrapé in extremis par Claire qui lui hurlait de se calmer. A raison, car la voix de Forbes s'éleva avant même que Jamie ait franchi la moitié de la distance qui le séparait de l'homme qui avait violé sa fille.
« Mr. Fraser, si vous touchez un seul cheveu de mon client, vous rejoindrez le banc des accusés aux côtés de votre fille… Et si toutefois vous comptez ignorer mes avertissements, sachez que chaque coup porté jouera en notre faveur… Aucun juge ne confierait la garde d'un enfant à une femme dont les parents se comportent comme de vulgaires barbares. »
« La confierait-il pourtant à un homme qui se jette sur de jeunes femmes sans défense comme un animal sauvage ? », aboya Roger en se tournant vers Forbes. Claire tentait toujours de retenir Jamie et jeta un coup d'œil alarmé en direction de Brianna. La réaction violente de son époux l'inquiétait tout autant que l'absence de réaction de sa fille, et elle n'osait imaginer ce qu'elle devait ressentir en se retrouvant sans prévenir face à son violeur. Ce n'était pas comme à la prison, où elle avait eu le temps de s'y préparer…
Bonnet ouvrit la bouche, prêt à exprimer le fond de sa pensée, mais Forbes tendit un index dans sa direction. « Ne répondez pas, Mr. Bonnet. » Docilement, celui-ci referma sa mâchoire et son sourire revint doucement s'installer sur ses lèvres, tandis que ses yeux reprenaient leur occupation première : dévisager Brianna. Leurs regards ne se croisèrent plus cependant et il vit la jeune femme scruter avec horreur et incrédulité sa tenue de bourgeois, de ses chaussures à boucles neuves à son foulard élégant. Décidant qu'il avait assez fait de vagues pour la journée, Bonnet traversa lentement la pièce, passant avec une aisance presque insultante devant Jamie – toujours retenu par Claire – avant de s'arrêter à deux mètres de Brianna. Cette fois, les yeux bleus de la jeune femme quittèrent son costume et revinrent sonder les siens, pour son plus grand plaisir. Bouche bée, elle tremblait de tous ses membres et il ne put s'empêcher de ressentir une intense satisfaction. Il n'aurait pas pu rêver d'une meilleure réaction à sa transformation en gentilhomme.
« Ferme la bouche, mon cœur… Ce n'est pas très poli… », souffla-t-il en arrivant à sa hauteur. Il aurait adoré accompagner sa remarque d'un doigt sous le menton, pour lui fermer la bouche de force, mais la guérisseuse n'aurait alors certainement pas assez de muscles dans le corps pour empêcher son géant Ecossais de l'étriper vivant.
« Espèce d'enf- », commença Roger en faisant un pas menaçant dans sa direction. La main de Bonnet serra instinctivement sa canne, prête à la brandir pour se défendre ou attaquer, mais Brianna sembla sortir de sa transe et tendit le bras pour arrêter le geste de son mari. Avant de secouer la tête d'un air suppliant. Avec le plus horripilant des airs satisfaits, Bonnet reprit donc sa route vers la sortie, non sans jeter un regard insistant et goguenard en direction des vêtements simples que portait Roger. A côté de lui, le brun faisait certainement pâle figure, habillé comme un paysan qui va à l'église. Parfait. Il avait toujours détesté Roger MacKenzie et sa façon de le juger, comme s'il valait mieux que lui. Déjà, lorsqu'il l'avait embauché sur le Gloriana en tant que simple matelot, MacKenzie n'avait cessé de discuter ses ordres et de remettre en question son autorité. Mais il avait toujours fini par s'écraser, du fait de la hiérarchie qui définissait leurs relations à bord. Aujourd'hui encore, MacKenzie l'avait traité de sauvage, essayant de se faire passer pour supérieur à lui… Toutefois, celui dont la tenue transpirait le luxe et l'argent facile n'était définitivement pas le jeune Ecossais. Et en matière de justice, rares étaient les paysans qui gagnaient contre les riches citoyens. A fortiori ceux qui, comme l'ancien pirate, avaient su tirer leur épingle au jeu des influences…
L'air méprisant de Bonnet était tel que Roger en comprit aussitôt la raison et il ne put empêcher la honte de transparaître un instant sur ses traits. Comment lui, le plus jeune professeur de l'histoire de l'Université d'Oxford, avait-il pu tomber si bas au point d'être à la merci d'un hors-la-loi ? Bonnet se mordit discrètement la lèvre, tandis que ses yeux se plissaient de nouveau avec une intense satisfaction. Délaissant Roger, il tourna une dernière fois la tête en direction de Brianna, qui eut un mouvement de recul. Elle, en revanche – même vêtue de cette robe modeste, avec son air de biche effarouchée, ses traits délicats ainsi que sa peau pâle et sans défaut – aurait pu faire pâlir d'envie une reine. Ce qu'elle faisait avec un type comme MacKenzie demeurait un mystère pour Bonnet. Son sourire s'étira un peu plus sur la gauche, faisant onduler sa cicatrice et Brianna frémit de nouveau lorsqu'elle perçut dans le regard de l'Irlandais la même lubricité que cette nuit-là, à la taverne. Des images sordides lui revinrent aussitôt à l'esprit. La façon nonchalante avec laquelle il avait remis quelques mèches de cheveux blonds derrière ses oreilles, ses épaules qui ondulaient alors qu'il s'approchait pour lui faire la plus indécente des propositions. Ses yeux qui s'étaient écarquillés lorsqu'il avait arraché d'un coup sec le foulard qui cachait son décolleté. Je vais vomir… Il faut qu'il parte… Sinon je vais vomir…, pensa Brianna en sentant ses genoux vaciller sous son poids.
Mais heureusement, après quelques longues secondes passées à se délecter de sa terreur, Bonnet quitta la pièce sans un mot, le bruit de sa canne résonnant dans le couloir bien après qu'il soit sorti de leur champ de vision.
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Aaaaaalors ? Comment vous avez trouvé ? Bien ? Tordu ? Effrayant ? Vous vous en doutez certainement, les choses ne peuvent QUE mal tourner pour Brianna, mais comment pensez-vous qu'un criminel comme Bonnet peut gagner un tel procès ? Et selon vous, que va-t-il arriver à Brianna et Jeremiah ?
J'ai hâte de lire vos théories ! Le prochain chapitre arrivera le mois prochain et croyez-moi, c'est un GROS ascenseur émotionnel xD
A dans un mois !
Xérès
