C'est peut-être un peu immature de ma part, mais je rêvais depuis longtemps de décrire dans son ensemble un combat de gladiateurs. J'entends: un duel haut de gamme de véritables champions de l'arène. Mais Spartacus, film ou série, ne m'inspirait guère à ce niveau; et le Colisée de Rome y manquait en tant qu'acteur vedette... Et puis, j'ai eu l'idée de ce prequel pour Gladiator: l'occasion d'imaginer la jeunesse mouvementée et passionnée d'Antonius Proximo, avant qu'il ne devienne le vieil homme d'affaires aigri, et l'arrangeur de spectacles sanglants blasé et revenu de tout que nous connaissons à l'écran.

Ne boudons pas non plus l'occasion d'imaginer un Oliver Reed plus jeune, disons vers 1980 (un bloc de virilité à l'état brut!), empaqueté dans toute une panoplie de bronze rutilant! Mon casting de choix pour le nouveau personnage de Narcissus, son adversaire: Orlando Bloom cuvée 2000 (l'année de Gladiator), pas moins! La bande musicale oscarisée de Hans Zimmer tient aussi une bonne part dans le succès de ce film: je vous suggère donc de vous repasser mentalement vos morceaux préférés durant les moments les plus baroques de cette nouvelle (tout particulièrement la scène de combat du Chapitre 3).

Note historique: La plaque dorée sur l'épée de bois de Proximo indique les dates CMXIV-CMXXII: 914-922 après la fondation de Rome, soit 161-169 dans notre calendrier. On peut supposer qu'il s'agit là des huit années de gladiature de Proximo. J'ai donc choisi de situer cette aventure en 169. Incidemment, il se trouve que l'année 161 marque le début du règne de Marc-Aurèle, et la naissance de Commode, tandis que 169 est l'année de la mort du co-empereur de Marc-Aurèle, Lucius Verus (l'époux de Lucilla, et le père du jeune Lucius Verus).

Usual disclaimer: Gladiator reste la propriété de DreamWorks et des autres producteurs associés. Il reste surtout la vision devenue réalité de Ridley Scott.

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Homo sum, gladio vivo
( Je ne suis qu'un homme, qui vit de son glaive )

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On venait d'entrer dans le huitième jour des Jeux Funéraires dédiés à la mémoire de Lucius Verus, le gendre de l'Empereur Marc-Aurèle, qui venait de s'éteindre quelques semaines plus tôt. Tout comme les jours précédents, la plèbe avait une fois encore afflué en grand nombre vers le Colisée. Les oisifs ne manquaient pas dans cette énorme tumeur urbaine qu'était Rome: autant de parasites qui venaient passer leur journée entière vautrés dans les gradins, tant pour profiter des distributions de nourriture gratuite, que pour tromper leur ennui en regardant mourir plus misérables qu'eux – les vaincus et les réprouvés de l'Empire.

Oh, on comptait tout de même aussi dans toute cette populace un nombre appréciable de véritables amateurs de ce genre de spectacles: des afficionados de la gladiature; des esthètes du combat au glaive ou au filet; des passionnés capables de commenter avec flamme telle passe d'armes, ou de débattre sur tel coup d'audace qui auraient su retenir l'attention; et aussi de véritables enragés, qui connaissaient par cœur les palmarès de leurs champions favoris, et qui auraient pu réciter les noms de chacune de leurs victimes.

Un esprit attentif aurait d'ailleurs noté que cette catégorie de spectateurs en particulier était sensiblement plus représentée ce jour-là que les précédents. Elle n'en éprouverait toutefois que plus de difficultés à trouver où s'asseoir aujourd'hui, tant l'affluence était grande aux entrées du Colisée – là encore, bien plus que les jours passés. Quant aux organisateurs de paris qui tenaient étal sous les arcades de l'amphithéâtre, ils ne savaient plus où donner de la tête. Le vacarme et la cohue devant leurs tréteaux étaient assourdissants.

C'est que depuis la veille, une rumeur courait en ville, du Palatin à la Subura et du Champ de Mars à la Porte Colline, une rumeur soigneusement diffusée et entretenue par les appariteurs des Jeux. On disait, et on se répétait de bouche à oreille que Proximo, le plus vieux et le plus populaire des gladiateurs du Ludus Magnus impérial, allait livrer ce jour-là son trente-troisième combat, et peut-être, remporter sa trentième et dernière palme de la victoire. Sa dernière sans doute, car la rumeur disait également qu'au terme de huit longues années passées dans l'arène à tuer des tueurs pour le plaisir de la foule, ce bretteur de légende allait peut-être enfin être affranchi par l'Empereur, et ainsi être définitivement libéré de l'obligation de combattre...

...À supposer bien sûr qu'il triomphât dans ce combat-ci, et surtout, qu'il y survécût!

Pour ce qui était de l'intéressé lui-même, Proximo n'était pour l'heure qu'une ombre dans l'ombre, noyée dans les ténèbres des tunnels de service du Colisée. Déjà armé de pied en cap, il attendait son heure, debout, dans une immobilité parfaite reflétant la sérénité et le stoïcisme de façade qu'il voulait laisser transparaître. L'immense portail en contrebas duquel il se tenait laissait filtrer au travers de ses croisillons de chêne le grand soleil qui brillait sur l'arène. La journée promettait d'être radieuse. Au dehors, un combat à mort était déjà en train d'être livré. La foule en délire hurlait, rugissait, et trépignait dans ses gradins. Oh oui, la journée promettait d'être radieuse...

Proximo percevait également derrière lui dans l'obscurité la présence, et la rumeur discrète de tous ceux parmi ses compagnons d'armes qui ne combattaient pas aujourd'hui, et qui étaient venus le soutenir. Après tout, le presque quadragénaire était de très loin le plus ancien de tous les gladiateurs du Ludus Magnus; et à ce titre, il n'en était pas un parmi eux qui ne l'ait toujours connu. Pour eux, Proximo faisait partie du paysage de cette noble institution, au même titre que la statue de bronze du dieu Mars qui dominait sa cour d'entraînement. Et pourtant, d'ici quelques minutes, ce vieux camarade ne serait plus des leurs: soit il serait libre, soit il serait mort!

On dit que les hommes qui s'apprêtent à faire face à la mort revivent fugacement leur passé. De fait, Proximo était en train de songer à tous les événements de sa vie qui avaient fait de lui ce qu'il était, et qui l'avaient amené à se retrouver là où il se tenait actuellement.

Il ne portait bien sûr pas encore son nom d'arène, lorsqu'il était né dans le nord de la province insulaire de Bretagne, pas loin de quarante années plus tôt. C'est à proximité du camp légionnaire d'Eburacum (1) qu'il avait grandi, au milieu des soldats de Rome. Les glaives et les grands boucliers, les casques et les armures de fer poli l'avaient fasciné depuis sa prime enfance. Dès qu'il l'avait pu, le jeune garçon s'était donc enrôlé pour 25 ans de service dans une cohorte auxiliaire de fantassins légers britanniques. Il avait cependant assez vite déchanté... La discipline militaire n'était tout simplement pas faite pour lui, et la vie de casernement ne pouvait satisfaire son goût pour l'aventure.

Il avait cru que les choses changeraient, lorsque sa cohorte de supplétifs avait embarqué pour rejoindre Vindobona sur le front du Danube (2), où se livrait une guerre larvée contre les incursions des peuplades barbares voisines, Quades et Marcomans. Mais cette fois-ci, la déception avait été plus grande encore. Les raids de représailles contre des hameaux misérables ne parvenaient guère à satisfaire la légitime aspiration des soldats à un butin conséquent. Et la lutte constante contre de petites bandes de guerriers insaisissables promettait bien moins de gloire qu'elle ne présentait de risques: ceux qui avaient eu le malheur de tomber vivants entre les mains de l'ennemi, n'avaient plus allure humaine lorsqu'on les retrouvait à l'occasion.

C'est après sa cinquième escarmouche de ce genre que Proximo avait finalement pris le parti de déserter. Après quelques mois d'errance et de rapines, il avait finalement rejoint une bande de brigands qui sévissait alors dans la région d'Aquilée, au nord de l'Italie. Sa science du combat et sa musculature développées durant son service, ainsi que sa trogne intimidante, l'avaient aidé à gravir les échelons durant les trois années qu'il avait passées au sein de cette bande de ruffians. Il avait abandonné le nom qu'il portait en Bretagne et dans l'armée, pour un autre que lui avaient donné ses complices. Mais il n'avait pas porté celui-ci très longtemps: après avoir trop longtemps ravagé la contrée, la bande avait fini par être pourchassée, acculée, et anéantie par une opération militaire romaine concertée. Peu d'hommes avaient été pris vivants; mais Proximo en faisait partie. Il avait alors déjà pas loin de trente ans.

La fortune avait voulu que les soldats qui l'avaient capturé, aient justement été les compatriotes de la cohorte auxiliaire britannique qu'il avait quittée sans congé. Reconnu comme déserteur, il n'avait pas été condamné à finir sa vie dans les mines ou à être jeté en pâture aux bêtes de l'arène, comme ceux parmi les autres brigands qui avaient été pris vivants. Lui, une mort infamante l'attendait; mais le préfet de sa cohorte avait préféré se faire de l'argent en le revendant discrètement à un laniste de passage, à la recherche de bonnes recrues pour l'arène. Là encore, la fortune avait favorisé Proximo: le laniste avait été dépêché par le Ludus Magnus de Rome, la plus prestigieuse de toutes les écoles impériales de gladiature. Et l'œil exercé de cet homme avait su détecter chez le prisonnier, en dépit de son âge déjà avancé, tout le potentiel d'un futur grand champion du Colisée.

Pour la première fois de sa vie, le petit provincial devenu soldat avait enfin pu voir Rome. Dès lors, il ne devait plus quitter la Cité pour les huit années suivantes – jusqu'à ce jour...

Proximo n'avait jamais oublié la toute première leçon que leur ait inculquée Corvus, leur doctor – c'est-à-dire leur instructeur – , à lui et aux autres apprentis gladiateurs: «Un glaive se compose de trois parties: la poignée, les côtés tranchants, et le côté pointu. Maintenez toujours une emprise ferme sur la première, et gardez-vous des deux autres!...» L'ancien soldat déserteur avait d'abord cru que ce vieux fils de pute se fichait de lui, qui avait tout de même passé plusieurs années dans l'armée, et qui avait au final déjà vécu près de la moitié de sa vie le glaive à la main. Lorsque l'instructeur avait demandé un volontaire pour une démonstration, Proximo s'était donc aussitôt avancé. Et au bout de seulement deux passes d'armes, il s'était retrouvé étendu au sol, assommé par un coup du lourd pommeau du glaive de Corvus asséné en plein milieu du front! Le vieux bâtard de doctor avait alors conclu sa leçon du jour par: «...Mais n'oubliez jamais que la poignée aussi peut être une arme: moins mortelle, mais plus inattendue…!»

Au fil des semaines, puis des mois d'entraînement sous la férule sévère de Corvus, l'apprenti gladiateur était devenu un bretteur accompli, prêt à être envoyé combattre devant la foule. C'était d'ailleurs également Corvus qui lui avait choisi son nom d'arène – Proximo! – , après avoir observé sa tendance à toujours serrer ses adversaires au plus près, exactement comme s'il cherchait à les piétiner. En suivant régulièrement cette tactique, il annulait l'allonge de ses adversaires les plus grands, renversait les plus faibles, et parvenait encore à décontenancer les plus costauds. Son premier combat avait été si facilement remporté, qu'il s'en souvenait à peine; et achever un adversaire à terre lui avait été totalement indifférent: après toutes ses années passées dans l'armée du Danube puis dans le brigandage, il y avait déjà longtemps que la vie humaine n'avait plus guère de prix à ses yeux. Bien d'autres victoires, et bien d'autres mises à mort s'étaient ensuite enchaînées au fil des années, et à mesure, le nom et le visage de Proximo avaient gagné une place de plus en plus grande dans le cœur des spectateurs et des parieurs du Colisée.

En l'espace de trente-deux combats, le champion du Ludus Magnus n'avait au final connu que trois fois la défaite, et avec elle, l'étrange mélange de honte et de fierté de ne devoir la vie qu'à la faveur du public. Là encore, c'était à nouveau Corvus qui lui avait enseigné comment gagner l'amour de la foule, en suscitant ses rires autant que son admiration. Démarche pompeuse au point d'en être comique, grands moulinets bouffons d'homme ivre, gestes obscènes à l'adresse de son adversaire…: le métier de gladiateur tenait autant de celui de comédien de la scène, que de celui de tueur de l'arène! Lever les bras pour susciter davantage d'encouragements du public lorsque votre adversaire était en difficulté, plutôt que de se ruer sur lui pour abréger le combat, était ainsi particulièrement bien vu. Et de la sorte, lorsque d'aventure leur héros tombait, la plupart des citoyens avaient à cœur de lever le pouce pour épargner sa vie, et pour peut-être avoir ainsi la chance de le voir encore combattre un nouveau jour.

Proximo chassa rapidement de son esprit tous ces vieux souvenirs, qui n'étaient pas bons pour lui en ce jour. Au dehors, les cris de la foule, qui venaient de connaître un pic d'ardeur, commençaient à s'estomper. Le son aigre d'un cor les couvrit d'ailleurs aisément. Le duel en cours venait vraisemblablement de s'achever. Des deux hommes qui étaient entrés dans l'arène du Colisée – Rufus et Pharnakès, des gladiateurs chevronnés issus du Ludus Magnus, tous deux de vieilles connaissances de Proximo – , l'un était très probablement mort. Les cris du public reprenaient de plus belle dans les gradins, joyeux à présent: Proximo devinait que le vainqueur devait être en train de triompher devant les tribunes, sa palme brandie bien haut, tandis que les auxiliaires de l'arène évacuaient discrètement le corps de son adversaire malheureux.

Deux des compagnons du Ludus Magnus, qui avaient suivi le combat depuis un petit soupirail, rejoignirent bientôt la troupe de leurs collègues. Ceux-ci attendaient avec anxiété le résultat de ce dernier duel. Sans faire durer davantage le suspense, l'un des deux hommes hocha la tête, en lâchant simplement dans un souffle :

-–- Rufus...

-–- Par tous les dieux, il s'est pourtant bien battu! renchérit son camarade avec emportement.

Une rumeur accablée parcourut les rangs. Proximo soupira avec eux: parmi tous les fils de putes et les têtes brûlées du Ludus Magnus, Rufus avait sans doute été ce qui se rapprochait le plus d'un type bien. Fichue journée, en fin de compte...

Avant son combat, le vieux gladiateur avait bien sûr pris le temps de se recueillir devant deux des autels dressés par les gladiateurs et les bestiaires dans les profondeurs du Colisée, pour leurs dévotions envers leurs dieux. Comme à son habitude, il s'était entaillé la paume pour faire l'offrande de quelques gouttes de son sang à Hercule, afin que le héros divin lui prête une part de sa force et de sa ruse dans l'arène. Mais cette fois-ci, il avait également promis à Jupiter le sacrifice d'un veau blanc parfait, s'il parvenait à recouvrer la liberté à l'issue de ce combat. Oh, Proximo n'avait jamais réellement cru aux Dieux; mais tous ceux qui entrent dans l'arène, pour y remettre leur vie entre les mains du Destin, tendent à croire en une puissance supérieure qui aurait le pouvoir, pour peu que l'on sache l'amadouer, de leur accorder de voir un nouveau jour se lever.

Proximo revérifia rapidement la solidité du harnachement de ses pièces d'armures: on n'allait plus tarder à le convoquer à son tour, maintenant. Un nouvel appel du cor confirma d'ailleurs son intuition. L'immense portail devant lui commença à s'ouvrir en grand, et la flamboyance du soleil à l'extérieur l'aveugla un bref instant. Tout en battant encore des paupières, il parvint néanmoins à entrevoir son laniste, qui lui adressait un geste l'invitant sans équivoque à gravir la dernière volée de marches vers l'arène. Au moment d'entrer dans la lumière crue, Proximo entendit l'un de ses camarades derrière lui – il n'aurait su dire lequel – lui lancer un ultime encouragement:

-–- Force et honneur, mon frère!

«Force et honneur»... La rengaine de la légion! Il ne se souvenait pas l'avoir entendue depuis sa désertion, près de douze ans plus tôt. Par Némésis, pourquoi avait-il fallu que cet imbécile lui remémore à nouveau cette sombre époque de sa vie justement maintenant, alors que la Victoire et la Liberté lui tendaient les bras, et qu'il allait avoir besoin de toute sa force, et de toute sa concentration pour les mériter toutes deux?

Non, décidément non, il n'avait vraiment pas besoin de cela...

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(1) Aujourd'hui York, en Angleterre
(2) Aujourd'hui Vienne, en Autriche – le camp légionnaire du général Maximus au début du film