Regina soupira longuement. Au milieu de toutes ses affaires concernant des criminels qu'on pourrait considérer comme classiques, autant qu'un criminel puisse l'être, elle se retrouvait parfois avec un dossier qui lui remuait les tripes. C'était le cas de la dernière qu'elle avait prise en charge. Depuis le procès d'Emma, la majorité des dossiers touchant aux enfants lui étaient confiés. Elle ne s'en plaignait pas. D'autant que c'était sa victoire dans cette affaire qui avait conduit Rupert à la passer associée peu de temps après. Elle croyait fermement que tout criminel avait le droit à une défense correcte pour le bien du système. Le cabinet Handelman et Mills se réservait pourtant le droit de refuser certains clients, pour la plus grosse majorité, ceux coupables de violences envers les femmes ou les enfants. Il y avait suffisamment d'avocats âpres au gain ou avides de mauvaise publicité pour que ceux-ci trouvent de toute façon quelqu'un pour les défendre. Tous deux renonçaient également à une partie de leurs bénéfices pour défendre pro bono certaines affaires qui leur tenaient à cœur. Celle-ci en était une.
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John Gordon était un homme proche de la cinquantaine, afro-américain, solidement bâti et, apparemment, sain d'esprit. Il était prêtre dans la paroisse du Sacré-Cœur dans East Boston depuis plus de vingt ans et, quels que soient les paroissiens interrogés, il était aimé de tous pour sa bienveillance et sa bonne humeur. En sus de son travail de prêtre, il prêtait main-forte à de nombreuses associations d'aide aux orphelins, aux femmes victimes de violence, aux sans-abris… Il était sans doute le dernier dont on se serait attendu à ce qu'il commette un meurtre. Pourtant, la veille de Pâques, il avait assassiné son collègue, le prêtre Andrew Praxton. Il n'avait pas nié les faits et les avait présentés sans fioritures aux policiers chargés de l'enquête. Il était donc depuis lors incarcéré à la prison de Boston. Il n'avait pas demandé d'avocat. C'était le lieutenant de la criminelle William Stark qui avait contacté officieusement Regina pour la mettre au courant, la laissant libre de prendre ou pas le dossier.
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Cela faisait plusieurs années que leurs routes se croisaient au gré des certains dossiers mais ils étaient véritablement devenus amis au moment de ses retrouvailles avec Emma. Une fois remises de leurs émotions, les deux jeunes femmes avaient invité les deux lieutenants auxquels elles devaient la vie. Les fortes affinités pressenties s'étaient développées en une belle amitié réciproque. D'autant que, sous l'impulsion d'Emma et Regina, William avait enfin osé révéler ses sentiments amoureux à la lieutenante de l'unité spéciale Grace Doherty qui les lui avaient retournés avec plaisir. Désormais, les deux couples s'efforçaient de trouver régulièrement l'occasion, non sans mal vus leurs emplois du temps surchargés, de prendre un verre ou de se faire un restaurant à quatre. William avait soutenu avec enthousiasme l'entrée d'Emma à l'académie de police quand elle avait atteint ses vingt-et-un ans. Elle ne lui avait pas fait honte puisqu'elle en était sortie dans les premiers de sa promotion. Quant à Regina et Grace, elles avaient régulièrement de longs échanges professionnels depuis que Regina prenait en charge les affaires du cabinet concernant les enfants victimes de violence. L'avocate comptait d'ailleurs bien voir prochainement la lieutenante au sujet du père John.
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Sa première entrevue avec son futur client avait été particulière. Celui-ci avait accepté de la rencontrer mais uniquement pour lui transmettre son refus catégorique de prendre un avocat. Elle avait dû batailler pour qu'il l'accepte. Pensant d'abord à un problème financier, elle lui avait précisé que ce serait à leurs frais, pas aux siens. Mais là n'était pas le souci. Le père Andrew estimait que, coupable du meurtre de son pair, il ne méritait aucunement d'être défendu. Il attendait donc sa condamnation comme une juste punition de son crime, estimant qu'il n'avait pas le droit de chercher à diminuer de quelque façon que ce soit la durée que Dieu aurait jugé bon de lui attribuer pour expier ses actes. Ce à quoi Regina avait rétorqué que, sans vouloir se flatter, c'était peut-être Dieu qui l'avait envoyée à lui puisqu'il n'avait en aucun cas fait appel à elle de lui-même. Il avait souri et lui avait fait remarqué qu'elle devait être une bonne avocate. Elle n'avait pas nié et lui avait parlé assez longuement de qui elle était et de pourquoi elle tenait à s'occuper de sa défense. Il avait fini par céder à la condition expresse qu'elle le laisse plaider coupable. Elle le lui avait accordé mais avec une condition de son côté également, qu'il la laisse trouver autant d'éléments que possible à sa décharge avant de discuter de sa peine avec l'accusation. Elle avait ensuite écouté son récit, préférant l'entendre de sa bouche avant que de le lire dans les comptes-rendus de la police criminelle.
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La veille de Pâques, le père John était arrivé très tôt à l'église. Il avait une journée très chargée devant lui. En dehors même de la préparation de la célébration de la messe pascale, le moment le plus important de l'année pour sa congrégation en dehors de Noël, il avait aussi prévu de faire le tour des nombreuses associations auxquelles il appartenait. Il avait donc laissé à la charge du père Andrew la répétition de la chorale avec les enfants de chœur. Vers quatorze heures, après avoir distribué des repas à l'aide aux sans-abri, il était revenu chercher les dons de ses paroissiens pour l'orphelinat. Il n'avait pas prévu de repasser par le presbytère mais, suite à un malheureux accident, il était sorti de la soupe populaire couvert de sauce. Il n'avait donc pas le choix que de perdre quelques précieuses minutes à se changer. Il avait entendu des gémissements étouffés venir de la chambre de son collègue. Craignant que celui-ci ne soit souffrant, il était entré sans frapper. A ce moment de son récit, le père John s'était arrêté un instant. S'excusant auprès de Regina, il lui avait fait comprendre la souffrance que c'était pour lui de revoir ces images à chaque fois qu'il devait en faire le récit. Elle l'avait rassuré en lui disant que, vu qu'il plaidait coupable, il n'y aurait a priori pas de procès et qu'il n'aurait pas à évoquer tout cela devant une salle d'audience pleine et un jury.
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Regina n'était pas une débutante. Elle avait déjà entendu nombre de récits plus atroces les uns que les autres concernant les violences que certains êtres humains peuvent faire subir à d'autres, particulièrement les plus fragiles d'entre tous, les enfants. Pourtant, à chaque cas de ce type qu'elle traitait, elle ne pouvait empêcher son corps de se couvrir de frissons et de sueurs froides. Le père John lui expliqua avec un détachement de l'ordre du choc traumatique que le père Andrew était occupé à sodomiser un des enfants de chœur, Lukas, qui devait avoir à peine huit ans. Au lieu de stopper immédiatement ses agissements quand il était entré, il avait ri et lui avait proposé de prendre sa suite. Le père John était incapable de se souvenir exactement de ce qu'il avait pensé à ce moment-là. C'est comme si son corps avait réagi à son insu. Il savait juste que, la seconde d'après, le père Andrew gisait au sol, une large flaque de sang s'élargissant sous son crâne. Lukas était recroquevillé, tremblant et sanglotant sur le lit. Et lui avait une large croix en bois dans la main, couverte de cheveux et de sang sur une de ses extrémités. Il avait enveloppé Lukas d'une couverture et avait appelé la police en serrant contre lui le petit garçon. Les agents avaient dû attendre que les parents arrivent pour que Lukas accepte de quitter les bras du prêtre. D'après ce qu'on lui avait dit quelques heures après dans sa cellule de la station de police la plus proche, le père Andrew était mort dans les minutes qui avaient suivi son choc à la tête.
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Quelques heures après, Regina était dans son bureau à réfléchir au marché qu'elle pourrait passer avec le procureur. Si elle avait tant de mal à parvenir à l'accord parfait, c'était parce que le dernier en poste n'était pas du type à accepter facilement de céder quoi que ce soit à la défense. Il avait, avec raison, la réputation d'être un conservateur fini et ne portait pas Regina dans son cœur. Sa vie de couple ouvertement lesbienne avec une ancienne détenue, même si elle était devenue agente de police depuis, était connue de tous au palais de justice. Cela ne lui valait pas que des amis selon les affinités politiques et morales de certains qui appréciaient déjà difficilement de voir une femme aussi jeune qu'elle et latino de surcroit les mettre régulièrement au tapis. Elle devait absolument bétonner son dossier au maximum. Elle prévit d'appeler Grace pour creuser un peu les agissements du père Andrew ainsi que le docteur Moore pour qu'il s'entretienne avec son client afin d'éclairer son état d'esprit au moment des faits. La nuit était déjà tombée et elle ne pourrait rien faire de plus ce soir. Elle décida donc de rentrer chez elle, retrouver Emma lui ferait du bien après une telle journée.
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- Mon cœur, tu es là ? lança-t-elle en passant le pas de la porte.
- Dans la chambre ! cria Emma en retour.
Regina se débarrassa de ses affaires avant de galoper au premier. Elle se précipita dans les bras de sa compagne et enfouit son nez dans ses cheveux. Elle riait d'elle-même parfois quand elle se voyait avec Emma. La majorité de ceux qu'elle affrontait dans une salle d'audience la considérait comme une sorcière dur-à-cuire et sans-cœur. Seule sa compagne et quelques amis proches savaient à quel point elle était en vérité fragile et sensible à toute forme d'injustice. Parmi toutes les raisons qui l'avaient faite tombée amoureuse de sa compagne, qu'elle lui permette de laisser tomber toutes ses protections avec elle tout en se sentant totalement en sécurité était sans doute la principale. Si elle était sincère, il y avait sans doute égalité avec sa capacité à lui tenir tête, même si elle trouvait cela terriblement agaçant sur le moment. Oh, et elle lui faisait aussi prodigieusement l'amour. Bref, elle l'aimait pour une multitude de raisons. Et pouvoir se réfugier dans ses bras sans être pressée de s'expliquer ou jugée pour sa faiblesse à la fin d'une dure journée en était une. Emma se contentait de lui caresser les cheveux en douceur, en attendant avec tendresse que la pression redescende.
- Je t'aime.
- Moi aussi, mon amour. J'allais prendre une douche. Tu viens ? Tu me raconteras pendant le dîner.
Regina la suivit avec enthousiasme. Le dîner risquait d'attendre mais elle était sûre de parvenir à oublier sans souci les difficultés de sa journée d'ici peu.
