Thérapie

(Prologue)

Mass General Hospital, Boston Massachusetts. Service Psychiatrique. Cabinet du Dr Hopper.

Emma a 10ans, elle est assise dans un canapé en cuir un peu vieillit. Elle a les jambes repliées vers son torse et les bras autour de ses genoux, elle a des cernes marqués, des bleues, la lèvre fendue, des points de sutures sur l'arcade et la pommette, mais elle a aussi des cicatrices moins récentes sur tout le corps. Son regard est bas, et ses grands yeux verts sont éteints, empreint d'une immense douleur, une douleur qu'on ne devrait jamais voir dans les yeux d'une enfant si jeune.

Face à elle, dans un fauteuil aux armatures en bois et aux coussins gris, se tient le Dr Hopper : un homme d'âge mûr, approchant la cinquantaine, les cheveux très clairs d'un blond-roux presque passé, avec de petites lunettes ovales sur le nez. Son visage et son sourire sont doux et tout son être est habité d'un calme rassurant. Il regarde l'enfant avec une lueur triste, tout en examinant le dossier que lui a remis les Services Sociaux.

Au bout d'un moment, où il tente de n'exprimer aucune mauvaise émotion sur son visage, il prend la parole d'une voix extrêmement douce.

« Bonjour, Emma. Je suis le Dr Hopper. »

La jeune fille relève à peine le regard vers lui et reste prostrée.

« Tu sais pourquoi tu es là ? »

La jeune Emma hoche la tête.

« Ce que tu as subi est très grave… et nous sommes ici pour en parler. Est-ce que tu es d'accords ? »

Emma ne répond pas. Elle enfuit sa tête entre ses bras et pendant toute la séance elle ne décrochera pas un mot.

18 ans plus tard. Vendredi 18h.
Même hôpital, même service.

Emma déboula dans le cabinet du Dr Hopper avec un grand sourire. Elle balança son sac au pied du canapé et s'affala dedans. Emma avait aujourd'hui 28ans, c'était une belle jeune femme, grande, mince et musclé, les cheveux longs d'un blond étincelant, la peau claire et les yeux d'un vert presque transparent et hypnotisant.

Elle ressemble à n'importe quelle jeune femme de son âge, pleine de vie, charmante et brillante, et à la voir comme cela, personne ne se douterai des traumatismes qu'elle a vécu, et le long chemin qu'elle a parcouru pour en arriver là où elle en est aujourd'hui. En apparence, il n'y aucune ombre au tableau, mais derrière cette façade, il y a une femme meurtrie, toujours en proie aux souvenirs douloureux des sévices qu'elle a subi dans son enfance et des actes qu'elle a commis. Et sous ses jolis traits se cachent une femme rebelle, insolente et potentiellement dangereuse pour elle-même et pour les autres.

« Emma, assied toi correctement, il faut que je te parle. » Engagea le Dr Hopper, qui aujourd'hui avait les cheveux blancs et de nombreuses rides sur son visage toujours aussi doux.

Emma se redressa et afficha une mine sévère, elle n'aimait pas du tout le ton de sa voix. Elle savait qu'il allait lui annoncer quelque chose qu'elle n'allait pas aimer entendre.

« Hey, si vous osez me dire que j'ai plus besoin de thérapie et que vous mettez fin à nos séances, je ne … »

« Non, ce n'est pas ça, Emma. »

« Alors quoi ? »

« Eh bien voilà, je… Je… »

« Allez-y quoi ! Crachez le morceau Doc ! » S'impatienta Emma, un brin stressé.

« Je vais prendre ma retraite. »

« Ouais c'est ça ! Vous m'avez déjà fait le coup ! » Lança-t-elle sans y croire.

« Non, Emma, cette fois-ci, c'est officiel. »

Emma se figea, elle resta muette, les sourcils froncés et les mains légèrement tremblantes. Tout son être se fissura et son cœur se serra dans sa poitrine dans une douleur inqualifiable. Le Dr Hopper était pour elle, le seul lien tangible avec la réalité, la seule personne à qui elle avait accordé une confiance totale. Il était pour elle, le substitut d'un père, d'un ami, il était une béquille dans sa vie, il était le pilier qui la faisait tenir debout, et sans lui sa santé mentale ne serait d'un gribouillis d'enfant incompréhensible.

Le Dr Hopper savait que cette nouvelle serait dure à encaisser pour la jeune femme et il aurait aimé y mettre plus de forme mais il n'avait pas réussi, et il se rendait compte que pour lui aussi c'était compliqué. Aucun de ses autres patients n'allaient lui manquer mais Emma, elle, allait lui manquer. Il avait entretenu avec elle un tel lien, une telle relation de confiance que la séparation serait inévitablement douloureuse. Il avait mis des mois à l'approcher, à l'apprivoiser, des années à lui faire accorder sa confiance et se confier ouvertement, il avait fait avec elle un complexe et long travail pour en arriver à ce qu'aujourd'hui, elle soit cette jeune femme brillante et combative qu'elle était devenue.

Emma, du haut de ses 10ans, avait été la patiente la plus perturbée et traumatisée qu'il avait eu. Elle lui avait donné énormément de travail et de soucis, il avait dû réapprendre le mot patience avec elle. Cette jeune fille mutilée et meurtrie avait tenu son mutisme pendant des semaines entières avant de prononcer un seul mot en séance. Et aujourd'hui, devoir lui annoncer qu'il ne serait plus son thérapeute lui pinçait le cœur à lui aussi.

« Quoi ? Non, mais non ! Vous ne pouvez pas faire ça, Doc ! »

« Emma, je comprends ce que tu ressens, mais il est temps pour moi. Tu sais, cette année je n'ai pris aucun nouveau patient, je devais déjà prendre ma retraire l'année dernière, et même celle d'avant mais… je ne peux plus reculer l'échéance. »

« Mais… »

Le regard d'Emma s'assombrit dans la seconde et son poing se serra jusqu'à faire blanchir ses phalanges, jusqu'à sentir se profiler en elle le début d'une crise qu'elle dû maitriser de toutes ses forces. Elle fouilla dans sa poche de jeans et attrapa son flacon de pilule et en avala une comme on avale un bonbon.

« Emma, ne prend pas cela comme un abandon, ça n'en est pas un. »

« C'est quoi alors, hein ? » Lâcha-t-elle entre colère et sanglot.

« Je dois simplement passer le relais, parce que je suis arrivé au bout de ce que je pouvais faire pour toi et que je me fais vieux aussi. »

« C'est des conneries ! »

« Emma, s'il te plait, je sais que c'est difficile mais on en avait déjà un peu parler, tu te souviens. On a plusieurs fois fait le bilan de nos séances et je sais qu'aujourd'hui tu n'as plus besoin de moi… »

« Bien sûr que si ! »

« Tu as besoin d'être suivi oui, mais pas forcément par moi. »

« Par qui alors ? Je n'ai confiance qu'en vous et vous le savez très bien. »

« Je sais Emma, mais je vais confier ton dossier à un de mes collègues, qui exerce ici au même étage, et qui fut mon élève autrefois, quelqu'un de très compétent, je peux te l'assurer. »

« Compétent mon cul oui ! Encore un abruti de psychanalyste qui croit savoir ce qui se passe dans la tête des gens alors qu'il sait rien du tout ! »

« Emma ! » Rappela à l'ordre le Dr Hopper qui n'avait jamais laissé la jeune femme s'exprimer ainsi et qui la sermonnait à chaque fois qu'elle le faisait, même encore à son âge.

« Pardon. »

« Ce n'est rien, je comprends ta frustration. Ecoute, nous avons encore quelques séances à faire tous les deux et puis dans quelques temps, ce n'est pas moi que tu viendras voir mais ce confrère. Tu sais, c'est moi qui l'ai formé alors il y aura quand même un peu de moi dans vos séances futures. En revanche, je ne veux pas que tu te serves de cela pour régresser Emma, est-ce que tu peux me le promettre ? »

« Vous le promettre ? J'en sais rien, je veux bien essayer mais c'est pas gagner… vous savez très bien que je peux disjoncter à tout moment, alors me changer de psy, c'est franchement jouer avec le feu non ? »

« Je sais que je te laisse entre de bonnes mains et je veux te faire confiance, je veux croire que ce sur quoi on travaille ensemble depuis maintenant près de 18ans, n'a pas été en vain. »

Emma secoua la tête, elle non plus ne voulait pas tout foutre en l'air, elle non plus ne voulait pas retomber dans des névroses et des états de dépressions plus sévères. Elle commençait à aimer celle qu'elle était devenue et la vie qu'elle menait, elle commençait à sortir vraiment la tête de l'eau et à s'en sortir alors elle ne voulait pas tout gâcher, mais vraiment cette nouvelle était mauvaise et ça allait lui demander un sacré effort pour ne pas replonger et régresser.

« Maintenant reprenons Emma. » Ajouta le Docteur Hopper pour reprendre leur travail habituel.

Emma s'enfonça dans le canapé, l'air un peu renfrogné et se força à reprendre la séance comme si de rien n'était.

(…)