Disclaimer : comme d'habitude !

Pieds et poings liés

Mon premier souvenir, c'est l'orphelinat où on avait échoué, mon grand frère et moi. Je me souviens aussi que les gens avaient du mal à croire qu'il était mon frère. Lui, tout le monde le considérait comme le roi incontesté du dortoir, le bad boy que personne n'osait contrarier. Moi, c'était différent. Je pleurais facilement, je n'aimais pas les disputes ni les coups de poing... A chaque fois que je pleurais, tout le monde me disait la même chose : « Un garçon ne pleure jamais » ou « sois un homme, un vrai ! »

J'ai fini par comprendre qu'il y avait un problème. J'étais inscrite comme garçon à l'état civil et quand je sortais de la douche en même temps que les garçons, je voyais que j'étais faite comme eux. Cependant, je n'avais pas du tout l'impression d'être un garçon. Quand quelqu'un m'appelait « elle » à cause de mes traits très doux, je trouvais toujours cela agréable, même si cela rendait mon frère furieux. Je savais qu'il y avait des garçons qui jouaient avec des poupées ou qui ne se bagarraient jamais et je trouvais ça très bien mais cela ne changeait rien pour moi. J'avais toujours l'impression d'être une fille.

Un soir, je me suis glissée dans la pièce où les adultes regardaient la télé. Il y avait un reportage sur les personnes transgenre et ça a été une révélation pour moi. Je n'étais pas la seule dans mon cas et j'avais le droit d'être comme j'étais.

J'en ai parlé à tout le monde dans un moment d'égarement. Ce fut une catastrophe. Les garçons se sont moqués de moi, m'ont dit que les filles étaient nulles, faibles et pleurnichardes et que j'avais tort de vouloir en être une. Les filles, elles, m'ont balancé que je ne serais jamais comme elles et qu'elles n'accepteraient jamais de jouer à des jeux de filles avec moi. Il y a eu une grosse dispute, mon frère a essayé de tabasser tous ceux qui se moquaient de moi et les adultes ont fini par intervenir. L'un d'eux m'a dit, je me souviens, que c'était juste une phase, que je serais toujours un garçon et qu'un jour je serai ravie d'être un garçon. Ce n'était pas ce que j'avais besoin d'entendre et je suis allée me cacher pour pleurer.

Mon frère est l'un des seuls à m'avoir soutenue. Il m'a dit qu'il n'était pas tellement surpris et que même s'il trouvait cela un peu étrange, il serait toujours de mon côté, quoi qu'il arrive et quoi que je choisisse. Il s'est mis à m'appeler « elle » systématiquement et m'a aidée à récupérer une robe dont une des grandes ne voulait plus. Il m'appelait « ma sœur » devant tout le monde et menaçait de frapper toutes les personnes qui trouvaient cela anormal. Je crois que je ne l'ai jamais aimé autant.

Les moqueries ont redoublé. Je ne rendais jamais les coups : il y avait déjà assez de violence comme ça sur Terre, pourquoi en rajouter encore ? Et puis, pour être honnête, je me détestais, j'avais l'impression d'être une erreur, un monstre et de mériter d'être agressée. C'était l'enfer.

Un jour, Ikki m'a annoncé que ça ne pouvait pas continuer comme ça. Il n'arriverait pas à prendre ma défense éternellement. Puisque je refusais de rendre les coups, il allait au moins m'apprendre à me défendre. D'après lui, je méritais mieux que d'être tabassée.

C'est comme ça que les leçons ont commencé. Ça n'a pas été facile, surtout au début. Il ne m'épargnait rien. Dès que je me mettais à pleurer, il me disait que j'avais le droit de faire ça devant lui mais que si je versais une larme devant les gamins de l'orphelinat, ils me massacreraient sur place, alors c'est bon, tu pleures cinq minutes et ensuite on s'y remet, compris ? Et on s'y remettait. J'étais toute fluette et haute comme trois pommes et je pensais que je n'y arriverais jamais. Lui était persuadé du contraire. Je n'oublierai jamais le jour où j'ai enfin réussi à mettre ses leçons en application, la frustration des garçons qui n'arrivaient plus à me frapper et la fierté dans le regard de mon frère... Ma vie n'était pas encore parfaite mais ça ressemblait un peu plus au bonheur.


Les adultes ont cédé à mon caprice, comme ils disaient. J'avais le droit de porter des vêtements de fille tant que je ne conseillais pas aux garçons de faire la même chose. Et puis, Ikki et moi on a été séparés. Du jour au lendemain, on a appris qu'il était « spécial », comme ils disaient. Je n'en ai pas su plus. Il a juste eu le temps de me dire au revoir en me serrant dans ses bras. Il avait l'air à la fois impatient et paniqué et il m'a promis qu'on se reverrait. Il avait treize ans, j'en avais dix.

Je n'ai pas eu de nouvelles pendant un an. Il me manquait terriblement et je m'inquiétais. Les autres enfants me tenaient toujours à l'écart mais ce n'était plus ça, la pire chose de ma vie. Ce que je voulais, c'était mon grand frère.

Et puis mon cosmos s'est manifesté pour la première fois et les mêmes personnes sont revenues. Cette fois-ci, on m'a tout expliqué : Athéna, les chevaliers, la guerre... J'ai demandé des nouvelles d'Ikki et on m'a répondu qu'il ne reviendrait peut-être pas. Il s'était porté de lui-même candidat pour l'armure de bronze la plus difficile à obtenir et en échange, il voulait qu'on fasse tout pour m'aider à transitionner comme je le voulais. Le choc.

Je n'ai pas hésité. La vie avait été injuste envers moi, on m'avait agressée à cause de mon identité de genre et je ne souhaitais cela à personne. Je voulais consacrer ma vie à la paix et à la justice, même s'il fallait aller à l'encontre de ma nature profonde. À mon tour, on m'a envoyée très loin et j'ai découvert le camp d'entraînement des futurs chevaliers sur l'île d'Andromède.

Dès les premiers jours, j'ai cru que j'allais craquer tellement le rythme était intensif. Je tombais dans les pommes presque tous les jours et à part esquiver, je ne savais rien faire. Heureusement, pour la première fois de ma vie, je me suis fait une amie. June était la seule fille à part moi et on est tout de suite devenues très proches. On partageait le même baraquement et j'ai enfin su ce que c'était, les soirées entre copines. On se racontait des souvenirs, on se coiffait mutuellement, on parlait cosmos, armures et techniques de combat... Maintenant, je savais ce que c'était d'avoir une meilleure amie.

Régulièrement, il y avait des médecins qui passaient pour contrôler notre santé. Ce que les autres ne savaient pas, c'était que celui qui s'occupait de moi m'injectait des bloqueurs d'hormones dans le plus grand secret. Mon maître était la seule personne au courant. Pour être franche, j'ai été surprise par la façon dont mon identité de genre ne le gênait pas. J'ai fini par comprendre qu'entre autres, il voulait voir de quelle façon mon cosmos serait modifié par la transition. Entre autres. Je crois bien qu'il s'est attaché à moi, aussi.

Dans cette partie du monde, l'âge minimum pour commencer une transition hormonale était de 16 ans, il a donc fallu que j'attende avec ces bloqueurs d'hormones. Evidemment, ça m'a fait un peu mal au cœur de voir tout le monde autour de moi se transformer en adultes avec des corps d'adultes superbes tandis que je ressemblais toujours à une fillette prépubère. Je me suis retrouvée à la traîne faute de muscles. Moi qu'on avait appelée « la reine de l'esquive » les premiers jours, je me suis retrouvée avec le surnom de « crevette ».

Et puis j'ai enfin atteint l'âge légal. Pour la dernière fois, on m'a demandé si je voulais vraiment faire ça. Il était encore temps de reculer et de laisser la nature faire son œuvre. J'ai refusé. Je ne supportais pas l'idée de me retrouver avec une grosse voix ou des poils de barbe. Le docteur m'a fait commencer mon traitement en me prévenant que ça pouvait être un peu douloureux. En effet, la première dose m'a retourné l'estomac et je suis restée prostrée pendant toute la nuit.

C'est cette nuit-là que June m'a confrontée. Elle croyait que j'étais malade ou que je me droguais. Elle m'a menacée de tout raconter aux adultes, ce qui a fait qu'au final, je lui ai tout expliqué. J'avais peur, je me demandais si elle voudrait toujours être mon amie. Elle est restée muette un moment. Ensuite, elle a dit : « ah, d'accord, pourquoi tu m'en as pas parlé plus tôt ? J'étais inquiète ! »J'avais vraiment sous-estimé son ouverture d'esprit et on est devenues encore plus proches, elle et moi.


Pendant les mois qui ont suivi, j'ai fait des progrès fulgurants. Je suis devenue nettement plus forte, plus agile et plus rapide, je ne saurais pas expliquer pourquoi. C'était peut-être parce que j'étais rassurée de savoir que June m'acceptait pour ce que j'étais, ou parce que j'étais ravie à l'idée d'avoir enfin le corps que je voulais, ou peut-être simplement parce que les hormones d'adultes ont une influence sur le cosmos, ou encore pour toutes ces raisons à la fois. Six mois après le début du traitement, je ressemblais enfin à une adolescente lambda, j'avais des courbes et des traits féminins. Je me sentais prête et j'ai demandé à passer l'épreuve pour obtenir l'armure de bronze d'Andromède.

Cette épreuve s'appelle le Grand Sacrifice et elle porte bien son nom. J'ai dû rester enchaînée toute la nuit avec la marée qui montait et qui menaçait de me noyer. Je pensais à mon frère, lui aussi exilé sur une île, et cette pensée me redonnait du courage. Je voulais aller jusqu'au bout pour lui. Je me disais qu'un jour, on se retrouverait enfin et que tous ces mauvais moments seraient derrière nous. Je claquais des dents de froid, j'ai frôlé la mort mais j'ai fini par obtenir cette armure. Le plus beau, c'est que June a obtenu la sienne la même semaine.

Selon une théorie, ce sont les armures qui choisissent les chevaliers. Pas le contraire. La mienne est associée à une femme enchaînée à un rocher, ce qui résume assez bien ma vie. La plupart des gens rêveraient d'être une créature volante redoutable comme un dragon, par exemple, ou un cheval ailé. Moi, je passe mon temps à être pieds et poings liés. Je sais ce que c'est de souffrir et d'être impuissante, et j'en ai fait une force car dorénavant, je ne tolérerai plus jamais la souffrance chez autrui. Je suis à la fois pacifiste et chevalier, ce n'est pas contradictoire.


Le faire-part de décès est arrivé peu après l'obtention de mon armure. Il m'a fallu une journée entière avant de comprendre que mon frère ne reviendra pas de son île. Il s'est sacrifié pour que je puisse avoir une vie meilleure et je ne pourrai jamais lui rendre ce sacrifice. Quelle injustice. Il ne méritait pas ça. Je renoncerais bien à ma féminité si ça pouvait le ramener à la vie mais je sais que c'est impossible. Il me manquera à jamais.

Je ne voulais pas aller à ce tournoi mais on dirait que ma chaîne n'est pas d'accord. Axia. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Dans le doute, je préfère y aller. June m'accompagne à l'aéroport. On prend un café en attendant l'avion, comme deux filles normales. Pour la première fois, je réalise à quel point elle va me manquer. Elle a été comme une sœur pour moi. Plus qu'une sœur. Bien plus qu'une meilleure amie. Pour la première fois, je me pose des questions sur la nature de mes sentiments pour elle. Et elle, que ressent-elle vraiment pour moi ? Se pourrait-il qu'elle et moi…

Je dois monter dans l'avion, maintenant. Elle me serre dans ses bras et me fait promettre de revenir. Je promets, la gorge nouée. Je sais que tôt ou tard, je reviendrai vers elle. J'ai déjà perdu l'une des deux personnes les plus importantes pour moi, je ne veux pas que cela se reproduise. Peu importe ce qui se passera lors de ce tournoi, ça ne me fait pas peur. Je sais que je suis une des meilleures et je sais que j'irai jusqu'au bout.

La fin !