Tu m'apprendras… ?

Bonjour à tous ! Vous avez globalement beaucoup aimé le précédent chapitre et vous m'en voyez RA-VIE ! Maintenant que nos deux tourtereaux se sont bien disputés et que Stephen a remis les points sur les i, il s'attend à ce que la routine reprenne le dessus, mais il pourrait ne pas être aussi satisfait que prévu de ce retour aux bonnes vieilles habitudes… Quant à Brianna, de nouvelles opportunités vont se présenter et elle va être bien décidée à les saisir !

Merci à Macki, flolive et Ambrouille pour leurs reviews !

Macki : MOI, une auteure tortionnaire et sadique ? (en vrai, oui, mdr et tu n'as encore rien vu). Ne t'en fais pas pour Brianna, pour une fois, Stephen va lui laisser un peu d'air (d'où le bond d'un gros mois dans le temps) et elle a eu le temps de se remettre de ce sale coup ! Elle est solide, notre Briannette! Merci pour ta review !

Ambrouille: Merci à toi pour ta review ! J'espère que ce chapitre te plaira tout autant ! On quitte un peu River Run, pour une fois, on va aller faire un coucou sur la côte ! ahah. Bonne lecture !

~o~

18. Love The Way You Lie

Mars 1974.

Malgré le souhait de Stephen de rejouer le jeu du couple modèle, la colère qu'éprouvait Brianna depuis l'incident avec Roger ne lui avait pas permis de tenir son rôle aussi bien qu'à ses débuts. Elle ne faisait que le strict minimum : petit-déjeuner et dîner en famille (et en silence), un baiser sur ses lèvres closes lorsqu'il rentrait le soir, une réponse polie mais brève s'il lui adressait la parole directement. Les nuits, elle les passait avec Jeremiah sans jamais que son mari ne tente de la ramener dans la chambre conjugale. Bien qu'il tente de donner le change, lui-même échouait lamentablement à replonger dans son illusion de mariage parfait et il s'arrangeait pour passer le moins de temps possible à River Run.

Au fil des semaines, cependant, ce qui alimentait la rage de Bree n'était plus le sale tour que Stephen leur avait joué, à elle et Roger, mais le fait que le pirate avait eu raison sur un point. Maintenant que les émotions les plus fortes l'avaient quittée, elle devait se rendre à l'évidence : avoir enterré une bonne fois pour toute le moindre espoir d'un avenir avec Roger l'avait libérée d'un poids. Jusqu'à présent, le moindre jour passé avec Stephen l'éloignait un peu plus de Roger. Chaque caresse, chaque relation sexuelle avec l'Irlandais lui donnaient l'impression de piétiner et trahir leur amour. Sans oublier les innombrables questions telles que « voudra-t-il encore de moi alors que j'ai été salie par un autre pendant des mois ? », qui lui trottaient dans la tête au cours de ses nuits d'insomnie régulières.

Petit à petit, tout cela avait disparu et Brianna y avait trouvé une sorte d'apaisement, comme si elle sortait d'un long deuil et prenait conscience que la vie continuait. Le souvenir de son premier amour était toujours là, mais moins douloureux, moins pesant. Ses idées aussi étaient plus claires, dans le sens où toute son énergie pouvait être concentrée sur sa vengeance sans être parasitée par d'autres questionnements. Et mieux valait ne pas s'attarder sur le souvenir affreux du dégoût que Roger avait manifesté à son égard. Elle avait déjà bien assez souffert comme ça.

De son côté, Stephen avait également changé d'attitude au fur et à mesure que le temps s'écoulait. Ses regards se faisaient moins durs, plus interrogateurs comme s'ils cherchaient dans les yeux de Bree le signe d'une accalmie ou d'un début de pardon. Et près d'un mois après l'incident – alors que la fin mars approchait et avec elle le début du printemps – il décida de tenter sa chance. Brianna s'apprêtait comme chaque soir à rejoindre Jeremiah dans sa chambre, lorsqu'il la retint par le poignet. Ses doigts exerçaient juste assez de force pour lui signifier sa présence et si elle l'avait voulu, elle aurait pu se libérer d'un simple geste. Mais elle ne le fit pas. Dormir avec son fils en s'ignorant mutuellement n'était pas une solution pérenne, elle en était consciente, et c'était déjà un miracle que Stephen l'ait laissée s'isoler pendant un mois entier sans rechigner. L'heure était venue de refaire un pas vers lui. Mais il était malgré tout hors de question de lui faciliter la tâche et lorsque Brianna se retourna pour lui faire face, son regard bleu était encore vaguement accusateur.

« Reste avec moi cette nuit… », murmura-t-il dans un souffle. Presque suppliant. Mais Brianna pinça les lèvres avec froideur.

« Ce n'est pas judicieux. Nous risquerions de nous hurler dessus à nouveau et je- »

« Peu importe… » Resserrant ses doigts autour de sa main, il l'attira plus près de lui, sans pour autant lui imposer un contact trop rapproché. « Quand bien même tu me frapperais des heures durant, je préfère ça plutôt que de dormir une nuit de plus sans toi. »

Le ton doucereux de Stephen, son pouce qui caressait doucement sa main, son sourire de gamin énamouré, tout transpirait la manipulation – en particulier ses yeux verts qui la sondaient comme à leur habitude. Il sortait le grand jeu, alors que c'était inutile : Brianna avait déjà pris sa décision. Plissant les yeux, elle inclina la tête sur le côté.

« Combien d'heures tu me laisserais faire, à peu près ? Deux… ? Quatre ? Plus que ça ? »

L'Irlandais gloussa et haussa les épaules. Brianna pouvait lire dans son regard qu'il se voyait déjà sortir victorieux de cette conversation et elle n'allait pas lui donner tort. Après tout, il n'était pas le seul à être passé maître dans l'art de la manipulation. « Autant que tu veux, mon cœur. Rien ne sera plus douloureux que de me coucher seul dans ce grand lit glacé. »

Bree poussa un long soupir et hocha la tête. « Je vais dire à Phèdre que je change de chambre. »

« Laisse Phèdre là où elle est. C'est une grande fille, elle comprendra. »

Ce que Brianna comprit surtout, c'est qu'il refuserait de la laisser s'éloigner trop loin de lui ce soir et elle le suivit dans leur chambre d'un pas traînant. Rien n'avait changé depuis la dernière fois où elle y avait dormi – cette nuit-là – et pourtant tout lui donnait une impression étrange. Comme lorsqu'on rentrait chez soi après un long voyage aux quatre coins du monde : l'endroit restait inchangé alors que l'on avait soi-même évolué pendant le périple. Et tout semblait soudain plus petit ou plus grand, rassurant ou au contraire inadéquat. Cette chambre qui l'avait autrefois tant terrifiée lui évoquait à présent aussi des souvenirs sensuels, et paradoxalement une souffrance plus terrible que tout ce qu'elle avait connu auparavant.

Pour dissiper le malaise, Brianna se dirigea vers le paravent afin de retirer sa robe et alors qu'elle passait les mains dans son dos pour dénouer les liens de son corsage, les deux mains de Stephen surgirent pour se poser sur les siennes et la jeune femme se raidit.

« Laisse-moi t'aider… »

Docile, elle laissa retomber ses bras le long de ses hanches tandis que les doigts de Stephen s'employaient à délacer le vêtement avec une lenteur et une douceur inhabituelles. Un par un, ses vêtements quittèrent son corps. De temps à autre, les mains de son mari frôlaient sa peau, caressaient sans jamais insister, juste assez pour la faire frissonner. Et lorsque la bouche de l'Irlandais déposa une traînée de baisers aussi légers qu'une plume le long de son épaule droite, Brianna se surprit à fermer les yeux. Après toutes ces semaines d'incertitude quant à son avenir entre ces murs, de colère, de tristesse et autres sentiments négatifs, le retour de ces démonstrations d'affection – à l'instar de la main qu'il posait sur son sein chaque nuit avant leur dispute – avait quelque chose d'horriblement rassurant… Et elle se sentit obligée de le rappeler à l'ordre.

« Tu m'as fait atrocement mal, tu en es conscient… ? »

« Je sais… », souffla-t-il contre sa peau entre deux baisers.

« Cela ne doit plus se reproduire. Je n'y survivrai pas… »

Tout le monde avait une limite. Un point de non-retour où l'on basculait définitivement dans la folie et Brianna avait l'impression de l'avoir frôlé un mois plutôt. Lui prenant la main, il la fit pivoter pour plonger son regard dans le sien, un exploit étant donné qu'elle était entièrement nue et qu'en temps normal, il aurait tout admiré sauf ses yeux.

« Je sais, je n'aurais pas dû… »

« Promets-moi… »

Elle le vit se mordre la lèvre, réfléchir et esquisser un rictus moqueur. « Je te le promets. Je ne recommencerai pas… » Il fit une pause, le temps de la laisser savourer sa victoire, puis reprit : « La prochaine fois que je verrai MacKenzie, je ne joue pas avec lui : je lui colle une balle entre les deux yeux. »

Bree eut un mouvement recul et le dévisagea avec horreur, avant de voir l'étincelle de malice dans ses yeux, très vite accompagnée d'un gloussement.

« Tu es hilarant… », grommela-t-elle en faisant mine de le contourner pour aller se coucher, mais il fit un pas sur le côté pour l'en empêcher et leva les mains pour les glisser de chaque côté de son visage. Un mois de célibat forcé l'avait adouci et Brianna était consciente qu'il calculait le moindre de ses gestes pour la séduire. Si bien que lorsqu'il se pencha pour l'embrasser, elle ne fit rien pour l'arrêter. Ce premier vrai baiser depuis « la nuit du drame » – comme Bree l'appelait parfois dans sa tête – était à l'image des dernières minutes : délicat et sensuel, et elle se détesta instantanément de le trouver réconfortant. Même si ne pas contrarier Stephen était essentiel pour conserver la garde de Jeremiah, elle n'était pas sensée apprécier ces instants-là et elle avait réussi à ne rien éprouver pendant plusieurs mois. Jusqu'à sa fausse couche… C'était là que les bras de Stephen s'étaient petit à petit transformés en un lieu de réconfort et malgré ses frasques du mois précédent, malgré un mois entier de contacts rares et froids, elle devait se rendre à l'évidence : c'était toujours le cas.

Le rapport qui s'ensuivit fut bref, lent et un peu maladroit, comme si aucun des deux ne savait vraiment quelle attitude adopter envers l'autre. Rien de désagréable, rien d'extrêmement plaisant non plus, mais Bree ne s'en plaignait pas : elle ne devait plus se laisser aller à éprouver du plaisir entre les bras de Bonnet. Même pour jouer la comédie. La jouissance brouillait la limite qu'elle s'était fixée dans ses relations avec lui, menaçait de la faire basculer dans l'autre camp – le camp de la défaite et de la résignation. Un dernier baiser, un dernier coup de hanches et Stephen acheva son affaire avant de rouler sur le dos au milieu des draps froissés. Sans un mot, Brianna s'allongea à son tour, et remonta les couvertures jusqu'à sa poitrine.

« Oh, j'y pense… », fit soudain Stephen sur un ton qui laissait au contraire entendre qu'il avait réfléchi un moment au moyen d'amener son sujet. « Nous sommes invités à dîner chez Lord Tryon dans deux jours. Nous partons demain. »

Le soupir que la jeune femme laissa échapper était si bruyant qu'il en disait long sur son envie de retourner à New Bern. « C'est pour pouvoir m'annoncer ça que tu voulais coucher avec moi ? »

« Non ! », protesta Stephen avec véhémence, avant d'ajouter devant son air circonspect, « … peut-être. Il fallait bien que nous fassions la paix. »

« Tu aurais pu te contenter de me le dire au dîner… »

Stephen gloussa. « Le dîner de ce soir était loin d'être assez bon pour faire passer la mauvaise nouvelle. »

« Le sexe n'était pas grandiose non plus, et pourtant ça ne t'a pas arrêté… », lâcha-t-elle, sur un ton lourd de sarcasme. Elle attendit la réponse indignée, un grognement, peut-être même une claque sur les fesses, mais rien ne vint. Tournant la tête, elle vit que Stephen semblait bel et bien vexé, ce qui rendait l'absence de représailles encore plus déconcertante. Après quelques secondes, il poussa un long soupir à son tour.

« J'imagine que je l'ai mérité… », marmonna-t-il avant de se mettre sur le flanc et d'ordonner, avec un signe de la main : « Tourne-toi… » Bree fronça les sourcils, mais s'exécuta néanmoins et lui tourna le dos, une seconde avant qu'il se love contre elle et vienne prendre son sein gauche dans le creux de sa main. « Par Danu, voilà quelque chose qui m'avait manqué… »

Aussitôt, le cerveau de Brianna se mit en branle, cherchant désespérément une autre remarque désobligeante, une plaisanterie ou tout simplement une manière peu flatteuse de dire que non, cela ne lui avait pas manqué à elle. Mais rien ne lui venait. Et c'est animée du plus grand dégoût pour sa propre personne que Brianna ferma les yeux, pressée que le sommeil la cueille.

~o~

« Parle-moi de toi. »

Bercée par le rythme régulier des sabots des chevaux, Brianna s'était à moitié assoupie dans le carrosse lorsque la voix de Stephen la fit sursauter. Comme il le lui avait annoncé la veille, ils avaient quitté la plantation le matin-même pour rejoindre New Bern en laissant Jeremiah à la maison, sous la surveillance de Hennessy et de Phèdre. Elle cligna des yeux plusieurs fois, dévisageant Stephen et son sourire réjoui, et se demanda si son cerveau ne lui avait pas joué des tours. Il n'avait pas pu lui poser cette question, elle avait dû rêver. Il n'était pas exactement du genre à se préoccuper d'elle si cela ne le concernait pas directement.

« Tu… tu m'as adressé la parole ? », demanda-t-elle en se frottant un œil encore légèrement collé.

« Oui, je voudrais que tu me parles de toi. »

Je n'ai donc pas rêvé, pensa Brianna en lui jetant un regard incrédule. Son mari dut percevoir son scepticisme car il roula légèrement des yeux et rajusta nerveusement les pans de sa veste.

« Tu as dit quelque chose de très juste lors de notre dernière… dispute. Je ne sais rien de toi », fit-il en haussant les épaules. « Je sais ce que tu représentes pour moi, je sais ce que tu as éveillé en moi, mais ce ne sont pas ces choses qui font ta personnalité. Ce n'est pas cela qui définit Brianna Bonnet, n'est-ce pas ? »

Les yeux de Brianna balayèrent rapidement les environs, en quête d'un indice qui aurait pu lui prouver qu'elle était en train de rêver ou bien qu'elle avait traversé une espèce de portail vers une quatrième dimension. Et si elle avait été au vingtième siècle, elle aurait probablement fouillé le carrosse à la recherche d'une caméra cachée. Pendant ce temps, Bonnet attendait patiemment une réponse à sa question rhétorique et elle finit par marmonner un « Je suppose… ? » peu convaincu.

« Alors, je t'en prie : raconte-moi tout. Commençons par ta naissance et… ton enfance dans les Highlands, avec le géant en jupette. »

« Le… ? », fit Bree avant de réaliser qu'il faisait référence à Jamie et son kilt traditionnel écossais. « Alors, pour commencer, il n'y a pas de géant en jupette… »

« Ah ? Il porte des braies aussi ? », plaisanta Stephen avant de se taire aussitôt face au regard noir de son épouse. Il pinça les lèvres pour réprimer son sourire moqueur et d'une main, mima une clé que l'on tourne dans une serrure juste devant sa bouche avant de lui faire signe de continuer.

D'une voix lente et apaisante, elle entreprit de lui raconter une version acceptable de son enfance, éludant les passages sur le voyage dans le temps et brodant une simple histoire de triangle amoureux et d'amant cru disparu sur le champ de bataille. Elle lui parla de Frank, professeur et passionné d'Histoire qui l'avait élevée et aimée comme sa propre fille. Des nombreuses connaissances qu'il lui avait transmises dans divers domaines étant donné qu'elle ne pouvait pas lui expliquer qu'elle avait été scolarisée et même diplômée du Massachussetts Institute of Technology, une grande école supérieure qui n'existait même pas encore. Elle lui parla des histoires qu'il lui contait le soir, des parties d'échecs dominicales en hiver et des excursions à Cape Cod en été. Frank lui avait tout appris, avait fait d'elle la femme qu'elle était aujourd'hui – n'en déplaise à Jamie – et il lui manquait cruellement. Surtout depuis qu'il avait fait irruption dans ses pensées lorsqu'elle avait sombré dans la catatonie un mois plus tôt. Alors qu'elle s'apprêtait à aborder le chapitre de sa mort accidentelle, elle vit Stephen froncer les sourcils et s'agiter sur son siège. Il brûlait manifestement d'envie de parler et elle s'interrompit.

« Qu'est-ce qu'il y a ? »

Stephen sembla tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler et elle commençait à trouver le temps long lorsqu'il se lança enfin.

« Et ta mère dans tout ça ? » Brianna le fixa un instant, interdite, et il reprit : « Tu es intarissable sur l'homme qui t'a élevée, mais où était-elle pendant tout ce temps ? »

La mâchoire de Bree retomba légèrement vers sa poitrine et elle fronça les sourcils. « Maman… était très occupée. Elle étudiait la médecine et après, elle avait ses patients… », marmonna-t-elle, avant de le voir plisser les yeux face à sa gêne évidente. « D'accord, si tu veux tout savoir, elle préférait passer le moins de temps possible à la maison. Parce qu'à la maison, il y avait moi qui lui rappelais chaque jour son amour disparu et Frank… qui n'était pas l'homme qu'elle voulait et désirait. C'est ce qui arrive quand deux personnes qui s'aiment plus que tout sont séparées contre leur gré. Elles souffrent. »

Elle avait espéré tirer un parallèle évident entre cette situation et celle qu'elle-même vivait depuis qu'elle avait été forcée de divorcer de Roger, mais Stephen ne sembla pas faire le lien – ou s'il le fit, il choisit de ne rien laisser paraître.

Un gloussement lui parvint depuis la banquette opposée et elle dévisagea son mari avec stupeur. « Tiens donc, cela nous fait un point commun… toi non plus tu n'as aucun modèle de parents heureux. Quand on y réfléchit, ça explique beaucoup de choses… »

Brianna cligna des yeux, agacée par sa remarque étonnamment perspicace mais encore plus par le fait qu'elle-même avait déjà tiré une conclusion similaire bien avant le procès et son mariage avec Bonnet. Tout ce qu'elle avait supporté et pardonné à Roger – ses insultes au festival écossais, ses mensonges, sa réaction à l'annonce de son viol et de sa grossesse, les disputes récurrentes et tant d'autres choses – elle s'était souvent demandé si elle aurait accepté une telle relation avec un homme en ayant eu pour modèle des parents dont le couple était sain et heureux. Si elle n'avait pas passé son enfance à entendre les cris de ses parents depuis son lit, à surprendre les regards tristes et amers de Claire lorsque son esprit se plongeait dans ses souvenirs d'Écosse et que Frank la ramenait à la réalité en entrant dans la pièce. La réponse lui était venue d'elle-même : non. Elle n'aurait pas toléré tout cela sans broncher.

Un nouveau gloussement la tira de ses pensées. « Je sais que tu es d'accord avec moi… Tu es simplement trop orgueilleuse pour l'avouer », ricana-t-il avant de se pencher, les coudes en appui sur ses cuisses. « Mais ce n'est pas grave, mon cœur. J'aime assez quand on se cherche des noises. On faisait bien plus souvent l'amour cet hiver, quand on ne jouait pas au couple parfait, tu te rappelles ? »

Piquée au vif, Brianna fit mine de réfléchir et haussa négligemment les épaules. « Aucun souvenir… ça ne devait pas être bien mémorable. »

Elle s'attendait à ce qu'il se renfrogne, mais il gloussa une troisième fois comme s'il appréciait son trait d'humour. « Tu devrais être contente, en tous cas… », reprit-il après quelques secondes. « Moi je n'aurai pas mis vingt ans à revenir dans ta vie. »

Bree le fixa en silence pendant un instant. Ainsi, il avait fait le parallèle entre la situation de ses parents et la leur, mais pas dans le bon sens. Ou alors – et c'était l'option la plus probable – il faisait exprès de comprendre à l'envers.

« Que ce soit bien clair, Stephen… », commença Brianna avec un rictus sarcastique. « Tu n'es pas exactement Jamie dans cette histoire. »

« Grands dieux, non. » Il lui décocha un sourire éclatant. « Je m'habille beaucoup mieux que lui. »

Elle fut tentée un instant de le corriger, avant de se reprendre : il était inutile de rentrer dans son petit jeu. Stephen savait pertinemment qu'il n'était pas le grand amour perdu de cette histoire, mais jamais il ne l'admettrait. Son obstination à détourner la conversation avec de l'humour en était la preuve et elle se contenta de secouer la tête en soupirant. Ne sachant plus vraiment quoi dire, elle se cala dans le coin du carrosse et posa son menton dans sa main, pour regarder le paysage défiler de l'autre côté de la vitre. Sans voir que l'expression de Bonnet s'était assombrie…

…. et teintée d'une infinie tristesse.

~o~

Loin de ressembler au dîner guindé de Noël, le repas chez les Tryon avait davantage des allures de garden party au grand soulagement de Brianna. Pas de grande table unique autour de laquelle seraient réunis tous les invités, enchaînant sujets polémiques et conversations barbantes : le jardin du palais du gouverneur était constellé de petites tables rondes pour une ou deux personnes maximum, et elle regretta bientôt de ne pas avoir emporté un bon roman pour pouvoir le lire au soleil, tout en ignorant ostensiblement les autres convives. Alors qu'ils s'avançaient dans l'allée centrale, Brianna reconnut une grande partie des invités déjà présents au réveillon (ainsi qu'à la soirée – moins conventionnelle – du lendemain) et Margaret Tryon, accompagnée du premier conseiller du gouverneur, fondit sur eux avec un large sourire.

« Mr. Bonnet… Brianna… je suis si heureuse de vous accueillir à nouveau chez nous, avez-vous fait bon voyage ? », demanda-t-elle avec un peu trop d'entrain, tandis que Josiah et Stephen se saluaient. L'interpellée s'apprêtait à répondre lorsqu'une voix tonitruante retentit à quelques mètres de là.

« Aaah, Mr. Bonnet ! », s'exclama le percepteur d'impôts James Norrington, tandis que Margaret levait les yeux au ciel. « Toujours le dernier arrivé… »

« Que voulez-vous, je soigne mes entrées… », répondit Stephen en lui serrant la main.

« J'ai entendu dire qu'il y avait un peu de changement chez vous, dernièrement ? Comment vous vous en sortez avec votre propriété ? »

Au seul sourire sarcastique qu'esquissa son mari, Bree sut instantanément que la réponse n'allait pas lui plaire. Et elle ne se trompait pas. Passant un bras dans le dos de Brianna, il laissa échapper un petit rire.

« Ma femme se porte comme un charme, comme vous pouvez le constater. »

Le regard meurtrier qu'elle lui lança aussitôt ne passa pas inaperçu. Margaret secoua la tête d'un air affligé, tandis que Josiah étouffait un rire dans son poing et que les yeux de Norrington passaient de Stephen à sa femme avec une pointe de panique. Que faire ? Rire et se faire éventrer vivant par une Brianna manifestement furieuse ou ne pas rire et risquer que Bonnet le prenne mal ? Heureusement pour lui, Stephen mit fin à sa torture en s'esclaffant.

« Oh, vous parliez de River Run ! »

« Évidemment… », marmonna Norrington avec un sourire nerveux. « Je ne me serais jamais permis… »

« Je vous taquine, Norrington. Détendez-vous, je vous sens légèrement crispé… » Gratifiant le percepteur d'une tape virile sur l'épaule, Stephen se tourna ensuite vers Josiah. « Où est Lord Tryon ? »

« Près du buffet, avec sa… nièce. »

Brianna vit Margaret se tendre imperceptiblement et jeta un regard interrogateur en direction du conseiller qui lui répondit par un sourire bien trop normal pour être honnête.

« Oh, nous l'avons rencontrée, un peu plus tôt », reprit Norrington en se tournant de trois quarts pour dégager la vue sur le buffet. « Une délicieuse créature. Elle doit avoir l'âge de mon fils, il me semble. Je me demande si Lord Tryon m'autoriserait à la lui présenter… »

Alors que tous se tournaient dans sa direction, Tryon aperçut leur petit groupe de loin et – après avoir fait signe de la main à l'un des valets pour qu'il leur amène à boire – s'approcha pour les saluer, accompagné d'une très jeune femme que Brianna avait l'impression de reconnaître. Âgée d'à peine dix-huit ou dix-neuf ans probablement, la jouvencelle était parée des plus beaux autours mais manquait malgré tout un tantinet d'élégance et c'est lorsqu'elle glissa son bras autour de celui de Tryon avec l'air hautain d'une parvenue que Brianna l'identifia. Et la raison pour laquelle elle avait eu tant de mal à le faire… était qu'elle ne l'avait jamais vue avec autant de vêtements sur le dos. La jeune femme n'était nulle autre que celle que Tryon avait « louée » aux enchères en décembre dernier et Bree faillit pousser une exclamation avant de se raviser. Comment osait-il s'afficher avec sa maîtresse en présence de sa propre femme ? Et cette pauvre Margaret, était-elle consciente que ce lien de parenté n'était que pur mensonge ? À en juger par sa mâchoire serrée et ses yeux baissés, probablement. Avec un sourire poli, Brianna saisit un verre de vin blanc sur le plateau que lui présentait le valet et en but une gorgée au moment où Tryon s'arrêtait à leur hauteur, la courtisane toujours à son bras.

« Bonnet ! Maintenant que vous êtes enfin là, nous allons tous les quatre pouvoir passer dans mon bureau », fit William Tryon sans un bonjour ni aucune formule de politesse à l'égard de Brianna, mais celle-ci commençait à avoir l'habitude. Puis, lâchant le bras de la jeune fille, il se tourna vers sa femme. « Nous n'en avons pas pour longtemps. »

« J'ai l'impression que nous nous sommes déjà rencontrées », lança Brianna à la prétendue nièce, qui sembla quelque peu décontenancée par sa remarque. « Étiez-vous déjà là lors de notre dernière visite, fin décembre, Miss…. ? »

« Miss Jane Scott est ma nièce et elle est arrivée d'Angleterre en février », l'interrompit sèchement Tryon. « Il est donc impossible que vous l'ayez déjà rencontrée. »

Avec un air de gourgandine stupide, Brianna haussa les épaules, ignorant superbement la main droite de Stephen qui avait quitté son dos pour venir pincer durement la peau de son bras, juste au-dessus du coude. « Veuillez m'excuser, je dois confondre. Je vois tellement de nouveaux visages chaque semaine qu'il m'arrive de tous les mélanger. »

Aux côtés de Margaret, toujours étrangement silencieuse, Josiah étouffa un rire dans une quinte de toux mais Tryon n'ajouta rien. D'un signe, il invita les trois autres hommes à le suivre Josiah et Norrington lui emboîtèrent aussitôt le pas tandis que Stephen jetait un regard furieux à Brianna, plissant les yeux pour lui signifier de ne pas faire de scandale. Bree plissa les yeux en retour, dans une parfaite imitation de l'Irlandais qui fronça alors les sourcils, de plus en plus menaçant. La jeune femme le singea aussitôt, et ils en étaient tous deux à se regarder en chiens de faïence lorsque Tryon lui-même mit fin à leur duel de mimiques en saisissant Bonnet par le bras pour lui faire accélérer le mouvement. Quelques secondes plus tard, les trois femmes se retrouvèrent seules dans un silence plus qu'inconfortable et Brianna reprit une gorgée de vin pour se donner une contenance. La façon qu'avait la jeune courtisane de la fixer la mettait diablement mal à l'aise.

« Qu'est-ce qu'il fait chaud pour une fin mars, n'est-ce pas Brianna ? », lâcha soudain Margaret en agitant sa main près de son visage pour le rafraîchir. « Et si nous allions nous asseoir à l'ombre ? »

L'interpellée hocha la tête avec un sourire. « Bonne idée. » À peine avait-elle formulé sa réponse que Margaret se dirigea vers la plus petite table libre qu'elle put trouver, autour de laquelle se trouvaient seulement deux chaises. Comprenant à demi-mot ce que la femme du gouverneur cherchait à faire, elle s'assit précipitamment sur l'une d'elles tandis que Margaret se laissait tomber sur l'autre. Les mâchoires serrées, Miss Scott balaya les alentours du regard, mais toutes les chaises étaient plus ou moins prises et elle n'eut d'autre choix que de rester debout.

« Vous n'avez pas amené Jeremiah ? »

Brianna secoua la tête. « Nous avons pensé qu'il serait mieux à la maison. Après tout, ce n'est que pour trois jours. L'aller-retour l'aurait fatigué et ennuyé. »

« Je comprends. C'est dommage, j'avais un présent pour lui. Oh… je l'ai laissé à l'intérieur… » Avec un soupir extrêmement convaincant, Margaret ferma les yeux une seconde. « C'est idiot, je voulais vous le donner maintenant de peur d'oublier. Il va arriver à un âge où la maîtrise de la langue va devenir essentielle pour s'exprimer correctement et j'ai justement retrouvé un des manuels de ma fille. Les Rudiments de la grammaire anglaise, par Joseph Priestley. C'est un excellent ouvrage, très clair, surtout pour les plus petits… »

Laissant sa phrase en suspens, Margaret – qui continuait de se ventiler de la main droite – jeta un regard suppliant en direction de Miss Scott, dont l'expression s'assombrit quelque peu.

« Si seulement j'avais le courage de retraverser tout le jardin par cette chaleur… », renchérit Margaret, qui avait l'air bien décidée à se débarrasser de la 'nièce' indésirable, mais celle-ci tenait bon et semblait faire exprès d'ignorer le sous-entendu. « Je crois que je l'ai laissé dans mon boudoir, sur la commode… »

Brianna leva les yeux vers la jeune prostituée, assez impressionnée par sa capacité à rester de marbre alors qu'on lui donnait quasiment un ordre direct. Soit cette fille avait un culot du diable, soit elle avait reçu l'ordre de ne pas les lâcher d'une semelle. Que se passerait-il si je proposais de m'éloigner ?, pensa Brianna en la dévisageant.

« Jane, mon petit… », reprit Margaret, qui elle non plus n'en démordait pas, « vous seriez un amour… »

« Voulez-vous que j'aille le chercher pour vous, Lady Tryon ? », proposa Bree, et comme elle l'avait prévu, la courtisane se redressa et afficha un sourire faux.

« Je vais y aller, je ne serai pas longue », affirma-t-elle et Brianna se demanda un instant si c'était une promesse ou une menace. Margaret la remercia d'un regard fatigué derrière lequel brillait l'étincelle de la victoire et Miss Scott s'éloigna aussi vite que la bienséance le lui permettait. Le silence retomba entre les deux autres femmes, jusqu'à ce que Margaret se redresse légèrement sur sa chaise.

« Est-elle partie ? », demanda-t-elle à mi-voix. Brianna hocha la tête, déclenchant un soupir de soulagement chez son hôte. « Cela devrait l'occuper un moment le livre est en réalité dans le hall d'entrée, prêt pour que vous l'emportiez en partant. »

« Vous semblez ravie d'être débarrassée d'elle… », fit Brianna avec un léger rire. Ne sachant rien de l'étendue des connaissances de Margaret au sujet de la véritable identité de la courtisane, mieux valait ne pas mettre les pieds dans le plat dès le départ.

« Cette fille n'est nullement la nièce de William… », gronda Margaret avec un mépris presque palpable. « C'est sa maîtresse. Il ne se cache même plus, voyez-vous ? Je le soupçonne même de l'utiliser pour nous surveiller, moi et… » Elle se tut, soudain effrayée à l'idée de trop en dire. « Peu importe, ce n'est pas pour m'épancher sur la déréliction de mon mariage que je voulais vous parler seule à seule. »

« De quoi vouliez-vous me parler ? », s'enquit Brianna en se penchant un peu plus au-dessus de la table.

La lèvre inférieure de Margaret se mit à trembloter et elle jeta un regard nerveux autour d'elle, mais personne ne leur prêtait attention. Elle baissa néanmoins d'un ton. « Je dois faire passer un message à votre tante Jocasta. Et à travers elle, à tous les Écossais qui luttent contre mon mari pour un système plus juste… »

« Pourquoi ne lui envoyez-vous pas une lettre ? », demanda Brianna, étonnée à l'idée que Lady Tryon puisse être du côté des Régulateurs.

« Je l'ai fait. Plusieurs fois… Mais je soupçonne William d'intercepter mon courrier. » Elle se mordit une nouvelle fois la lèvre et secoua la tête. « Ne vous méprenez pas sur mon compte, Brianna, je n'ai pas pris le parti des rebelles… mais ce qui se prépare est si terrible… je ne peux le cautionner, même au nom de la Couronne. »

Un frisson glacé parcourut l'échine de Brianna. Quoi que Tryon soit en train de mijoter, cela ne faisait pas l'unanimité même au sein de sa propre famille. Et Stephen ? Avait-il aussi un rôle à jouer dans tout cela ? Bree l'espérait à peu près autant qu'elle le redoutait. En savoir plus sur ses activités serait toujours un progrès, mais tout ce qu'elle apprenait de nouveau à son sujet la terrifiait et la décevait toujours un peu plus. « De quoi s'agit-il ? »

« Comme vous devez déjà le savoir, votre mari utilise ses bateaux pour acheminer des armes d'Europe aux soldats anglais basés ici, dans les Colonies. Étant lui-même un ancien pirate, j'imagine qu'aucun de ses congénères n'ose s'attaquer à lui… », commença Margaret sans imaginer que non, Brianna n'était pas au courant. Celle-ci ne laissa toutefois rien paraître de son ignorance. « Peu importe. Récemment, j'ai entendu mon époux parler d'une cargaison spéciale, qui n'est pas destinée à notre armée. Cette cargaison de fusils va être remise à des hommes infiltrés au sein des Régulateurs afin d'armer les rebelles… »

« Un instant… vous dites que Stephen fournirait des armes aux Régulateurs ? », répéta Brianna. Bouche bée, elle devait avoir l'air d'un poisson hors de son bocal mais l'idée que le gouverneur et Stephen s'allient pour trahir l'Angleterre de cette façon était absurde. Malgré tout, Brianna sentit son cœur battre un peu plus fort dans sa poitrine en imaginant son mari œuvrer dans l'ombre pour l'indépendance des États-Unis et esquissa inconsciemment un sourire. Et c'est en voyant ce sourire que Margaret réalisa qu'elle ne comprenait pas du tout où elle voulait en venir.

« Brianna… ces armes… elles sont trafiquées », chuchota Margaret, les yeux larmoyants. « Sabotées, même. Quiconque tentera de tirer avec l'un de ces fusils finira tué ou estropié. »

Les coins de la bouche de Bree retombèrent aussitôt et un frisson glacé remonta le long de son échine. Evidemment, pensa-t-elle, confuse. Comment avait-elle pu se laisser aller à imaginer une autre explication que celle-ci ? Lentement, son cerveau se mit à traiter l'information quand un nom s'imposa soudain à son esprit. Murtagh… Et pas seulement lui. Tous les Écossais qui l'avaient rejoint, dont certains étaient des amis et proches des clans Fraser et MacKenzie. Tous couraient à présent un grave danger.

« Il faut les avertir… ou bien arrêter cette livraison… ou bien arrêter nos époux… il faut… Il doit bien y avoir quelque chose à faire ! », souffla Brianna, qui sentait un vent de panique la submerger peu à peu.

Margaret jeta un regard nerveux tout autour d'elle, mais personne ne leur prêtait la moindre attention. Elle posa néanmoins une main apaisante sur les doigts de Brianna, qui sursauta.

« Les arrêter ? Si vous pensez qu'ils agissent en toute illégalité, vous vous trompez, ma chère. Cette entourloupe aura très certainement été approuvée en haut-lieu. Peut-être par le Roi Georges lui-même. Le seul moyen de déjouer leur plan est de prévenir les rebelles. »

« Je n'ai malheureusement pas plus de moyen que vous de les contacter », murmura Brianna d'une voix blanche. Elle n'avait aucune idée de la date de livraison prévue, mais le temps qu'elle convainque Stephen d'aller à Wilmington, de faire des achats chez l'apothicaire pour lui faire passer un message, de faire parvenir ce message aux Frasers, puis aux Régulateurs… il serait très certainement beaucoup trop tard. Et elle doutait que Stephen la laisse leur écrire une lettre sans en vérifier le contenu. « Il faut trouver autre chose pour les discréditer. Quelque chose de répréhensible, voire illégal… Compte tenu du passé de Stephen, ça ne devrait pas être trop difficile à trouver… »

La moue qu'esquissa Margaret à cet instant ne passa pas inaperçue et Brianna se redressa vivement. « Vous savez quelque chose ? »

« Non, je… ce ne sont que des suppositions, je n'ai aucune preuve… », balbutia Lady Tryon, avant de faire signe à un valet pour leur apporter à boire. Un silence tendu retomba entre les deux femmes durant tout le temps qu'il fallut au valet pour approcher, remplir leurs verres et repartir, mais Brianna ne semblait pas prête à lâcher l'affaire. Sitôt le valet à une distance convenable, elle saisit son verre et se pencha de nouveau vers son aînée.

« Que fait mon mari au service du vôtre, exactement ? Et ne me dites pas que vous l'ignorez car je n'en croirai rien… Pas après la tête que vous venez de faire… »

Margaret dévisagea Brianna, stupéfaite par son ton pressant et familier, bien loin des règles de bienséance auxquelles elle était habituée. « Je vous l'ai dit, je ne suis sûre de rien… », murmura Margaret en rougissant. « Les armes, c'est certain. Josi- je veux dire Mr. Martin m'a également parlé de soirées coquines, mais à part Notre Seigneur Jésus, cela n'offense pas grand monde… Et puis… »

Lady Tryon s'était à nouveau tue et Brianna commença à s'impatienter. « La Couronne se fiche de la vie des Régulateurs, cette information ne m'aidera en rien. Tout comme leurs soirées de débauche. Il me faut quelque chose de réellement grave ! Réfléchissez, par pitié ! »

Lady Tryon balaya les environs du regard avant de pincer les lèvres. « Les taxes… », chuchota-t-elle d'une voix blanche. « Je crois… que votre mari s'assure que les contribuables paient bien leurs taxes… ainsi qu'un petit supplément. »

Brianna fronça les sourcils. « Comment ça, un petit supplément ? »

« Eh bien… Je crois que le montant des taxes fixé par Sa Majesté le Roi Georges est inférieur à celui prélevé par William. Quant à votre mari, son travail consiste à s'assurer que tout le monde paie. »

« Ils volent la Couronne… », souffla Brianna, les yeux écarquillés. Avec cette histoire, elle tenait certainement quelque chose. Détournement d'argent public, voilà qui ne plairait certainement pas au Roi d'Angleterre, qui comptait particulièrement sur ces revenus pour combler la dette monumentale de la dernière guerre. Et qui disait magouilles financières, disait livres de comptes. On ne pouvait pas procéder à de tels crimes sans laisser une trace, une comptabilité falsifiée, des mouvements de capitaux non répertoriés, un code… « Il doit y avoir des traces écrites, un système pour blanchir l'argent volé… », marmonna Brianna, tandis que Margaret semblait s'affoler.

« Je n'aurais pas dû partager mes hypothèses avec vous… Je ne suis qu'une idiote qui ne comprend rien aux affaires et qui se fait des idées », balbutia Lady Tryon, au bord des larmes, et Brianna sut instinctivement qu'il ne s'agissait pas de ses mots mais ceux que Tryon devait lui répéter à chaque fois qu'elle avait l'outrecuidance d'exprimer une opinion. Avec pudeur, Margaret se détourna sur sa chaise pour éponger le dessous de ses yeux à l'aide d'un mouchoir… avant de se figer, horrifiée. Au loin, près du porche qui menait au palais, Miss Scott venait de faire son apparition et murmurait quelque chose à l'oreille de Lord Tryon, lui-même suivi de ses partenaires. « Je vous en conjure, Brianna, oubliez ce que je viens de dire. Nous avons la chance d'avoir des époux riches pour prendre soin de nous et de nos enfants. Et c'est tout ce qui compte. »

Brianna cligna des yeux plusieurs fois avant de suivre le regard de Margaret. Tryon et Stephen venaient d'abandonner Norrington, Miss Scott et Josiah sur le porche, et approchaient à grands pas de leurs épouses. Le temps qu'ils les rejoignent, Margaret avait repris le contrôle d'elle-même, accueillant les deux hommes avec un sourire presque trop large pour être honnête.

Stephen se plaça aussitôt devant Brianna et en bon gentleman, saisit sa main pour la porter à ses lèvres et l'embrasser avec douceur. « De quoi parliez-vous, Mesdames ? », demanda-t-il d'une voix suave, qui alluma quelques voyants d'alerte dans le cerveau de Brianna. Mais c'est Margaret qui s'empressa de lui répondre avec emphase, une main plaquée juste sous son décolleté.

« Oh, je montrais à Brianna ce merveilleux diamant offert par mon cher époux », s'extasia Lady Tryon en lançant un regard et un sourire énamourés à son mari.

Brianna décida de renchérir aussitôt et prit son ton le plus aristocratique possible : « Et moi, je me demandais pourquoi le mien ne m'offre que de vulgaires émeraudes… »

« Les émeraudes te vont mieux au teint, mon cœur… », railla aussitôt Stephen, avant de se tourner vers Tryon. « Voilà qu'elle veut des diamants, à présent. »

Le gouverneur laissa échapper un rire sarcastique. « Elles en veulent toutes. C'est ce qui leur fait garder le sourire, et en échange nous avons la paix. »

« Une paix feinte n'est-elle pas plus nuisible qu'une guerre officiellement déclarée ? », cracha Brianna avant même d'avoir pu se retenir et malgré son sourire de circonstance, le regard de Tryon se fit glacial.

« Une chance que les femmes soient incapables de mener une guerre. Dans le pire des cas, vous vous contentez de faire silence et nous, on vous fait croire que ça nous emmerde. »

En l'entendant utiliser un mot si grossier, Margaret sursauta sur sa chaise et Bonnet se tendit imperceptiblement, tandis que Brianna et Lord Tryon se mesuraient tous les deux du regard en silence. Le mépris mutuel qui émanait de la jeune femme et du gouverneur électrisait l'air ambiant, si bien que Stephen se sentit obligé de mettre un terme à leur duel en saisissant Brianna par la taille pour la forcer à le regarder.

« Un délicieux buffet nous attend, nous étions venus vous chercher… », murmura-t-il, son visage dangereusement près de celui de sa femme. D'un point de vue extérieur, on aurait pu simplement les prendre pour un jeune couple s'échangeant quelques mots doux dans le creux de l'oreille. « Il serait judicieux de manger quelque chose avant que l'alcool et la chaleur n'aient un effet fâcheux sur ton audace, mon cœur. »

Brianna esquissa un sourire de circonstance et se pencha à son tour vers l'Irlandais. « C'est lui qui a commencé. »

Stephen leva discrètement les yeux au ciel, avant de la fusiller du regard pendant un quart de seconde. Juste assez pour lui signifier – non, la supplier – de se tenir correctement. Et elle obéirait. Du moins pour le moment. Après avoir fureté dans le palais à Noël, elle savait désormais où se trouvait le bureau de Lord Tryon. Tout ce dont elle avait besoin, c'était de disparaître quelques minutes. Et elle trouverait ces fichus livres de comptes. Elle s'en faisait la promesse.

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Comment avez-vous trouvé ce chapitre ? Hihihi, moi je ne sais pas vous, mais j'adore voir Stephen la queue entre les jambes (sans mauvais jeu de mot), se traîner à genoux et implorer Bree de revenir dans leur chambre. Il commence également à s'intéresser à elle, à apprécier sa personnalité authentique… et même si Brianna prétend le contraire, ces petites attentions (qui vont se multiplier) vont finir par la toucher…

Qu'avez-vous pensé des révélations de Margaret ? Et selon vous, que va faire Brianna pour essayer de prévenir les Régulateurs ou pour trouver des preuves ?

Le prochain chapitre sera publié le dimanche 6 novembre, mais d'ici là j'ai hâte de lire vos commentaires et vos théories sur la suite, et je vous fais des gros bisous !

Xérès