Par le fond.
C'était glacial, terriblement glacial. Incapable de bouger, incapable de songer, figée dans l'éternité, elle pouvait pourtant, en elle, ressentir le froid le plus intense qui lui ait été donné de connaître. Il faisait aussi terriblement noir là où elle se trouvait. Les yeux grands ouverts, dans le vague, elle ne parvenait pas à distinguer la moindre forme aux alentours. Tout était tellement noir qu'elle avait comme l'impression d'être perdue dans le néant. Et son cœur, petit à petit, cessa de battre alors que ses poumons, gorgés d'eau, l'entraînaient inconsciemment vers les abîmes de l'océan. Si c'était ça la mort, alors elle fut plus brutale, plus agressive et plus vorace que ce à quoi elle s'était attendue. Si c'était ça la mort, alors elle était déçue. Et en même temps, elle regrettait terriblement de n'avoir vécu qu'une infime partie de sa vie en étant bridée par ses peurs et ses angoisses. Puis, peu à peu, l'étincelle de vie qui tentait de se battre pour son existence s'atténua et cessa de lutter. Et alors, ce fut la fin. Mais pour combien de temps ? Qui était capable de décider de ce qui pouvait mourir ou non ? Était-ce réellement la fin de tout pour Lilith ?
*.*.*.*.*.*
Des éclairs se mirent à fendre un ciel noir et colérique. Une tempête se levait, menaçant de s'abattre d'un instant à l'autre. Le vent se leva rapidement, emportant sur son passage tout ce qu'il était susceptible de pouvoir arracher aux autres. L'océan s'agaça et d'immenses vagues se formèrent pour s'abattre plus loin. L'une d'entre elle, plus haute, plus grande, plus violente, roula longtemps, très longtemps, avant de s'étaler de tout son long sur le pont d'un navire. L'embarcation trembla, mais déjà fendait-elle l'eau agitée sans se soucier d'autres vagues. Il n'était pas rare de voir ce genre de bateaux dans les mers des caraïbes. Long d'au moins cinquante mètres et large de plus de vingt-cinq mètres, il était à l'avant orné d'une gueule béante probablement capable d'avaler l'océan à elle toute seule. D'allure sombre, et dévasté comme s'il avait fait naufrage depuis des siècles, on avait plus l'impression de voir apparaître un fantôme à travers l'écume et les lueurs sombres de la nuit qu'un véritable navire. Et c'était sans doute ce qui faisait trembler tous ceux qui tentaient de s'opposer à l'embarcation et à son capitaine. Sur le pont, malgré l'orage, malgré le vent et la pluie, tous les matelots s'activaient. Il y avait de toute façon toujours quelque chose à faire. Couvert par le bruit du tonnerre, on ne parvenait qu'à entendre faiblement les hurlements du maître d'équipage. Entre deux éclats déchirant dans le ciel, le bruit d'un fouet s'abattant résonna. Dans un éclat de rire, il continua de hurler sur les matelots qui s'exécutaient sans dire un mot. Dans la nuit et à cause du temps, tout avait l'air étrange sur le navire, y compris les hommes qui se mouvaient rapidement. Il n'y avait là que les ombres de formes angulaires et étranges.
« - Épave en vue ! »
La voix, provenant de la vigie alerta tout le monde sur le pont. Très vite, ce fut la cohue, il fallait tout mettre en place et tout organiser pour pouvoir repêcher quelques pauvres âmes égarées parmi les décombres. Rapidement, les premiers morceaux de bois, flottant sur une eau qui semblait s'être apaisée leur apparurent. Il n'y avait pas un bruit et certains visages trempés par l'averse et éclairés par quelques lanternes, scrutaient les fonds marins avec attention. Des bruits de pas résonnèrent dans le dos des matelots qui se retournèrent pour se retrouver face à leur capitaine. Ce dernier, peu bavard, scrutait lui aussi l'eau, comme curieux de voir ce qu'il pourrait y découvrir. D'un mouvement significatif de la tête, il leur indiqua alors qu'ils pouvaient y aller et l'équipage entier, sous quelques boutades et railleries, attrapèrent armes et lampes à huile pour partir explorer l'épave flottante de ce qui avait un jour été un petit bateau. Certains s'étonnèrent de la si petite embarcation en se demandant bien comment on pouvait naviguer si loin et dans des eaux si profondes avec, mais tous ramenèrent avec eux quelques personnes tremblotantes de froid et d'horreur.
*.*.*.*.*.*
Voilà maintenant une heure que l'épave avait été trouvée est ceux qui étaient partis à la recherche de survivants étaient déjà sur le pont -ou du moins la grande majorité- au moment où le capitaine du navire se distingua de l'ombre pour faire face à cinq créatures affaiblies et effrayées. Il y eut quelques cris d'horreurs, comme si tous venaient de croiser la route d'un fantôme, ou pire encore, d'un monstre, pourtant le capitaine ne s'en occupa pas et, se tournant vers son premier maître, il s'adressa à lui avec agacement
« - Ou est passé Palifico ?
- Je suis ici capitaine ! »
L'intéressé qui venait à peine de répondre à la question était en train de monter sur le navire, portant sur son épaule, à la manière d'un filet de provision, une créature si peu vêtue et si petite que le capitaine songea un instant qu'il devait s'agir d'une enfant. Et pourtant, il s'agissait bien d'une jeune femme, très pâle, qu'il portait ainsi. Il posa l'inconsciente au sol, juste à côté des autres rescapés et alla rejoindre son capitaine sans chercher à se justifier de son petit retard. La jeune femme, c'était bien sûr Lilith, qui, frisant la mort depuis qu'elle avait commencé à descendre dans l'océan, gisait pourtant désormais en sécurité sur le sol d'un navire inconnu. Elle ne revint pas à elle immédiatement et on l'y força même en la secouant brusquement. Alors, lorsqu'enfin elle retourna dans le monde réel, évacuant au moins trois ou quatre litres d'eau de mer, on l'attrapa brusquement par les cheveux et on glissa une arme dans son dos. Elle savait que c'était une arme parce que c'était suffisamment pointu pour lui faire mal. Surprise, elle ouvrit les yeux brusquement, cherchant ou elle pouvait bien se trouver. Mais il faisait nuit noire et elle ne parvenait à distinguer que de vagues formes humaines devant elle. Inquiète, elle tenta de parler, mais, prise de court par une douleur brûlante à la gorge, elle ferma aussitôt la bouche et toussa doucement. Cela lui faisait un mal de chien ! Alors, les yeux rivés sur le sol, elle attendit que quelque chose ne se produise. Ô, elle n'eut pas à patienter longtemps ! Bientôt, le bruit d'une canne frappant le bois se fit entendre et bien qu'elle fût curieuse de voir de quoi il s'agissait, Lilith préféra rester discrète et se contenta d'observer avec attention le bois usé et mouillé qui se trouvait sous elle. Alors, une voix caverneuse se fit entendre, juste à côté d'elle, là ou se trouvait un jeune homme qu'elle avait probablement aperçu sur le Yacht avant le naufrage.
« - As-tu peur de la mort ? »
Cette voix, elle arracha un frisson à la jeune femme qui eut immédiatement un très mauvais pré-sentiment. Terrorisée plus que lorsqu'elle était en train de se noyer, elle se recroquevilla sur elle-même alors que son voisin, peu bavard, hochait la tête en balbutiant que oui, il en avait peur. Pour toute réponse, des éclats de rires retentirent un peu partout sur le navire, sauf dans son dos. Comme si la personne qui la menaçait d'une arme ne semblait pas sensible à cet humour si particulier. Elle pour sa part, n'avait plus qu'une envie désormais, retourner dans l'eau. Heureusement, le capitaine ne sembla même pas la remarquer, questionnant les autres victimes, toujours en leur posant la même question, puis, après le dernier, comme s'il ne semblait pas convaincu, il se détourna de la scène et fit mine de s'éloigner.
« - Envoyez-les par-dessus bord. »
Cet ordre fit sensation parmi l'équipage qui se mit à ricaner et approuver bruyamment cette décision tandis que le cœur de Lilith s'emballait. Quoi ? Pourquoi les avoir repêchés si c'était pour les tuer au final ? Elle se préparait déjà à se débattre lorsqu'elle réalisa que son tortionnaire lui, n'avait pas bougé malgré les propos de son capitaine. Des bruits, des hurlements, puis soudain le silence le plus absolu. Mais Lilith était toujours à sa place, agenouillée sur un sol miteux, à attendre désespérément la mort qui lui était presque offerte. Le capitaine dû s'en rendre compte car il revint vers elle, sans toutefois chercher à s'y intéresser.
« - Palifico ?
- Capitaine.
- Palifico, je viens de donner un ordre.
- Je sais capitaine.
- Tu n'obéis pas Palifico ?
- Je me questionne capitaine. Voilà tout.
- Tu te questionne, vraiment ?! Eh bien, fait nous partager le fruit de ta réflexion, Palifico !
- Voulez-vous vraiment la tuer, capitaine ? »
Il y eut un léger silence et l'on entendit plus que le bruit des vagues se heurtant doucement à la coque du navire. Comme si soudainement, l'équipage semblait en proie au même questionnement. Il n'y avait pas cette impression de peur qui régnait dans l'air, non, ils avaient vraiment tous l'air de songer sérieusement à la question posée par l'homme. Un soupire, puis un second et le capitaine reprit
« - Je ne comprends même pas pourquoi tu nous l'as ramenée alors que c'est une femme.
- Je songeais qu'elle pourrait nous divertir un peu, capitaine.
- Nous divertir ?
- Regardez-donc comment elle est habillée, on dirait une prostituée et il est certain qu'elle dev-
- Va te faire voir ! »
La voix de Lilith était soudainement revenue alors qu'elle se débattait et tentait de se libérer de l'emprise dudit Palifico. Son courage, ou sa bêtise, selon le point de vue, fut accueilli par quelques rires gras. Mais déjà elle regrettait de s'être faite remarquée. Brusquement, un souffle chaud vint caresser son visage et en levant les yeux, elle croisa le regard bleuté de celui qu'elle devinait être le capitaine. Elle se mordit la lèvre, elle qui avait encore perdu une occasion de se taire. Stupide, elle était stupide ! Le seul qui voulait la garder en vie, elle venait de l'insulter comme un malpropre. Vraiment stupide. Elle ne détourna pas le regard pourtant, bien trop captivée par les yeux qui se trouvaient juste en face d'elle. Comment pouvait-on avoir un tel regard et être si méchant ?
« - Et qui es-tu dans ce cas ? »
La voix était moqueuse et Lilith comprit immédiatement qu'elle se trouvait sur une pente très dangereuse. Elle avala difficilement sa salive avant de répondre
« - Lilith. Juste Lilith.
- Et dis-moi ''juste Lilith'', en quoi aurais-tu ton utilité sur mon navire ? »
Lilith marqua un temps d'arrêt. Drôle de question. Mais si c'était là sa seule chance de ce démarquer des autres qui devaient déjà être retournés au fond de l'océan, il fallait qu'elle s'en empare, d'une manière ou d'une autre.
« - En rien. Absolument rien. Je ne suis pas très douée pour faire la cuisine, en fait, il se pourrait même que je vous tue sans même le vouloir. Pour ce qui est du ménage ou de la lessive, ne m'en donnez pas la tâche, je suis tellement maladroite que je serais capable de me blesser. Je sais lire et je sais écrire, je crois bien même que j'apprécie la lecture et l'écriture, mais ce sont là les seules qualités que j'ai. Mon père me trouve très tête en l'air à toujours rêvasser comme une enfant. Il dit que j'ai une imagination débordante, mais je ne vois pas en quoi. Quant à ma mère, elle me trouve agaçante, bruyante et ennuyante. Autant dire que je ne suis d'aucun divertissement ni même d'aucune aide... »
Elle crut déceler de la stupéfaction dans le regard de l'homme en face d'elle, comme si elle venait de dire quelque chose de surprenant. Pourtant, elle s'était contentée d'être parfaitement honnête avec ce dernier. Sans doute était-elle inconsciente de si peu se valoriser, sans doute l'était-elle même de se présenter de la sorte, mais de toutes les valeurs qu'avaient tentés de lui inculquer ses parents durant son jeune âge, l'honnêteté restait la seule qu'elle n'ait jamais retenu et appliqué à la lettre. Du coup, ils n'étaient pas rares les moments où elle l'était un peu trop, au risque de vexer ses proches. Et puis, de toute façon, elle n'avait jamais su mentir, alors cela l'arrangeait bien au final ! Finalement, le capitaine se redressa et elle devina qu'il devait être un homme très imposant. Malheureusement, avec la nuit et la lune cachée par les nuages, elle n'y voyait pas grand-chose et c'était à peine si elle parvenait à voir ses propres genoux. L'homme s'éloigna sans un bruit et comme elle s'imagina qu'il ne devait pas être convaincu par la justesse de ses propos elle ferma les yeux et songea un instant à tout ce qu'elle laisserait derrière elle en mourant. L'image de ses parents si sévères mais si justes lui revinrent en mémoire ainsi que celle de ses amis. Manquerait-elle à ses proches ? Peut-être un peu au début, mais ils se feraient une raison, elle en restait intimement persuadée. Elle n'avait jamais été très populaire, elle n'avait jamais non plus été très entourée. Lilith espérait seulement que son départ ne ferait de mal à personne.
« - Es-tu en train de prier ? »
Cette voix, graveleuse et horrible, Lilith ne la connaissait pas. Elle n'appartenait ni à son sauveur-bourreau ni au capitaine. Pourtant, comme celui-ci semblait s'être effacé pour méditer -a priori- sur ce qu'elle venait de dire, la jeune femme songea qu'il devait s'agir d'un des membres de l'équipage. Avait-elle seulement le droit de répondre à la question ? N'était-ce pas tout simplement de la rhétorique ? Sans lever les yeux, elle secoua négativement la tête, persuadée que si elle était incapable de les voir, eux le pouvaient. Comment auraient-ils pu voir la robe de soirée qu'elle portait sur elle en ce moment sinon ?
« -Eh bien tu devrais essayer. »
Elle ne répondit rien à ce propos même si pendant un instant, elle fut totalement séduite par l'idée. Seulement elle se ravisa très vite. Jamais elle n'avait cru en Dieu et quand bien même existait-il réellement, prier n'était pas ce qui lui tentait le plus. Ainsi donc, elle resta là, le dos voûté, attendant désespérément que l'on en finisse avec elle. Il se remit bientôt à pleuvoir, de cette petite pluie fine mais glacée qui s'infiltre jusqu'aux os et qui vous glace le sang en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Alors elle se résigna. Si elle ne mourait pas assassinée ce soir, elle mourrait en tombant malade à cause du temps. Palifico, toujours dans son dos, dû lire dans ses pensées, ou bien tout simplement avait-il perçu les tremblements qu'elle tentait de brimer, car, d'un geste étrangement doux pour quelqu'un qui s'apprêtait à l'égorger, il la couvrit d'un tissu humide et miteux rongé par le sel de mer et les années. Ce n'était pas du grand confort, mais aux yeux de Lilith, c'était suffisant pour réussir à l'apaiser un tant soit peu. Elle hocha doucement la tête en guise de remerciement, se sentant incapable de dire quoi que ce soit, puis, toujours dans une position inconfortable, elle se remit à attendre. Finalement, elle perçu enfin, au loin, le bruit de la canne du capitaine et elle senti, dans son dos, l'homme se redresser y et enfoncer légèrement la pointe du couteau, comme pour lui rappeler de rester sage, cette fois-ci. Elle se retint de sourire. Elle aurait dû être effrayée mais avec la fatigue et les événements récents, elle avait presque l'impression qu'il s'agissait là d'un mouvement paternaliste et protecteur. C'était à la limite du touchant à ses yeux.
« - Des dernières paroles peut-être ? »
Le cœur de Lilith, si petit et si fragile soit-il, s'emballa subitement. Il lui en avait fallu du temps, finalement, pour décider de la tuer. Des derniers mots ? Elle n'en avait pas vraiment, mais si elle pouvait au moins marquer les esprits, elle le ferait, alors, se raclant la gorge, elle prit à son tour la parole
« - Je tiens à m'excuser pour mon comportement inadapté. J'ai réagi au quart de tour, je me suis emportée et je n'ai pas réfléchis. Je ne pèse que maintenant la teneur de mes propos et je les regrette. Je suis vraiment désolée.
- Eh bien vos excuses sont refusées ! »
Le capitaine s'emporta dans un fou rire monstrueux, entraînant le reste de l'équipage à sa suite. Elle crut percevoir un frémissement dans son dos, mais il fut tellement léger qu'elle crut bien rêver. Alors elle attendit simplement qu'ils ne se calment tous un peu pour répondre
« - Ce n'est pas à vous que je présentais des excuses. Je les présentais à celui qui m'a sauvé la vie.»
Un silence glacial s'abattit sur le navire et prise d'un courage de dernière minutes, Lilith lança un regard foudroyant à l'immense masse qu'elle imaginait être le capitaine. Elle n'avait plus vraiment peur de lui, maintenant qu'elle sentait sa fin proche aussi, avec l'arrogance d'une enfant se permit-elle finalement de l'ignorer royalement pour tourner légèrement la tête vers l'homme dans son dos tout en chuchotant dans un souffle ;
« - Je suis sincèrement désolée et je vous remercie de ce que vous avez fait pour moi. »
Sincère elle l'était. Elle avait mis toute la douceur, toute la gratitude et toute la gentillesse dont elle pouvait faire preuve dans sa dernière phrase, comme pour faire passer un message à l'autre. Puis, après ça, elle décida de s'abandonner totalement à son destin. Elle ne croisa que le regard furieux mais aussi -et peut-être rêvait-elle- curieusement amusé du capitaine, qui d'une voix forte, fini par trancher sur la question de son sort
« - Au fer pendant quelques temps. Pour lui apprendre le respect. Je verrai le reste plus tard. »
Alors elle vivrait, puisque lui l'avait décidé ainsi.
