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Sic transit gloria mundi
( Ainsi passe la gloire de ce monde )
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En entendant cette sonnerie de trompe encore jamais exécutée depuis qu'il avait rejoint le Ludus Magnus, et en constatant le départ de l'Empereur de sa loge attitrée, Proximo comprit que pour la toute première fois de son règne, le noble et auguste Marc-Aurèle – philosophe, philanthrope, et ennemi déclaré des spectacles sanglants et cruels de l'arène – allait descendre en personne dans l'enceinte du Colisée. Et s'il souhaitait rencontrer en personne le vainqueur de ce combat qu'il n'avait pourtant guère dû apprécier, ce ne pouvait être que pour une chose: César allait enfin accorder sa liberté au vétéran de trente combats victorieux, à l'idole de pas moins de 50.000 spectateurs romains chauffés à blanc, qui seraient aujourd'hui les témoins privilégiés de cet acte de grandeur et de générosité.
Le vieux gladiateur exécuta donc les mouvements qu'il avait appris et répétés pour une si improbable occasion. Il planta d'abord son glaive dans le sable de l'arène, puis se défit de son petit bouclier rond, ainsi que du manchon de bronze qui protégeait son avant-bras droit. À présent délesté de toute arme, il s'avança ensuite en direction du centre de l'arène, afin que ce qui allait suivre soit bien vu de tous. Puis il demeura là, debout face à la loge de la famille impériale, stoïque en apparence, alors même que son cœur battait à tout rompre sous son plastron de bronze.
Tandis qu'il attendait, Proximo passa la main sur son visage au niveau de sa blessure à la joue droite. La cicatrice en serait probablement assez profonde pour qu'il en gardât la trace pour le restant de sa vie. Mais ce jour serait de toute façon marquant à jamais pour lui; alors s'il devait se souvenir de cette glorieuse occasion à chaque fois qu'il verrait cette balafre dans un miroir, ce ne serait finalement pas une si mauvaise chose. Ce qui inquiéta davantage Proximo, c'est que la main avec laquelle il venait de palper son visage était revenue gluante de sang. Il devina qu'il devait être effrayant à regarder... En hâte, il s'agenouilla pour nettoyer sa plaie à l'aide du sable abrasif de l'arène, tout en serrant les dents.
Une fois achevée cette toilette sommaire, l'attente de Proximo ne fut plus très longue: juste ce qu'il fallait pour faire monter la tension parmi le public, comme si César lui-même avait lui aussi le sens du spectacle. Proximo ne fut pas surpris outre mesure de voir celui-ci pénétrer dans l'arène sans autre escorte que ses licteurs en toges blanches immaculées; et ceux-ci ne portaient pour toute arme sur l'épaule que leur faisceau romain, l'emblème du pouvoir suprême que détenait l'Empereur. Seul un tyran, un despote incertain de son autorité et de l'amour de son peuple, se serait fait entourer de ses sinistres gardes prétoriens aux amples capes pourpres, aux armures de fer noirci, et aux boucliers menaçants. Or il suffisait de jeter un seul regard sur Marc-Aurèle, sur sa mise simple, sur sa silhouette inoffensive, et sur son visage rayonnant de bonté et de bienveillance, pour comprendre que cet homme-là était aux antipodes d'un tyran.
Proximo n'avait encore jamais vu l'Empereur d'aussi près, ni au Colisée, ni dans les rues de Rome, ni ailleurs. Car oui, bien sûr, il avait déjà eu plus d'une fois l'occasion de parcourir à pied l'immense cité de Rome, depuis ses caniveaux les plus sordides, jusqu'à ses forums impériaux les plus glorieusement ostentatoires: après tout, le Ludus Magnus était une caserne, pas une prison! Mais pas une fois il n'avait eu l'occasion de croiser la route du cortège impérial: ces dernières années, Marc-Aurèle avait passé nettement plus de temps à mener en personne de bien lointaines campagnes militaires, sinistres et ingrates, qu'à honorer le peuple de Rome de sa présence divine.
Proximo savait comment il devait se comporter en la circonstance. À l'apparition de l'Empereur, il courba la nuque et baissa le visage vers le sol en signe d'humilité. Puis lorsque César ne fut plus qu'à dix pas de lui, il se laissa tomber sur un genou, poing au sol, dans la posture de la plus parfaite soumission. Marc-Aurèle s'avança vers lui mains en avant, en trottinant de manière presque comique, avec la démarche d'un vieil homme trop conscient des vanités de ce monde pour se prendre encore réellement au sérieux. Dans le même temps, l'Empereur gratifiait le gladiateur du même sourire aimable que celui-ci lui avait déjà vu avant que le combat ne commence. Sa voix était chevrotante mais enjouée, lorsqu'il ordonna sur un ton badin:
-–- Allons, relève-toi, voyons, relève-toi! Regarde toute cette foule autour de nous: c'est toi ici, le héros du jour... Moi, eh bien, disons que je ne fais que m'inviter un moment dans ton domaine...
-–- César, Rome toute entière est ton domaine! protesta vivement Proximo tout en se relevant, le visage cependant toujours baissé.
Le vétéran de l'arène se découvrait subitement là un talent inattendu pour la flatterie courtisane. L'Empereur devait être du même avis, à en juger par le gloussement amusé qui lui échappa. Le courant semblait déjà plutôt bien passer entre ces deux hommes d'âge mûr, que tout opposait pourtant par ailleurs. Marc-Aurèle poursuivait déjà:
-–- Je suppose que tu sais déjà pourquoi toi et moi, nous nous retrouvons ici, face à face sous le regard de tous ces gens?
-–- Je vais recevoir mon congé et ma liberté, confirma Proximo, dans l'arène même du Colisée, des propres mains de César en personne, et avec 50.000 hommes et femmes libres pour témoins! Rares sont les gladiateurs qui auront vécu assez vieux pour connaître un si grand honneur...
-–- Plus rares encore sous mon règne, confirma Marc-Aurèle. C'est que je ne fréquente guère le Colisée. Rome m'appelle si souvent bien loin de ses murs, hum... Comment dois-je t'appeler, au fait? «Proximo» n'est qu'un nom d'arène, quel sera ton nom d'homme libre? Tu avais bien un nom, avant d'embrasser la gladiature, n'est-ce pas?
Le héros grisonnant hocha la tête, tandis qu'il avouait comme à regret:
-–- Ils ne sont sans doute plus nombreux à être encore en vie, ceux qui ont pu connaître mon ancien nom... Et très honnêtement, je ne souhaite recroiser la route d'aucun d'entre eux. Non, Proximo sera mon nom d'homme libre; je ne m'imagine plus en porter un autre, aujourd'hui...
-–- Un nom qui inspire le respect, fit observer César, mais surtout la crainte, et ce très au-delà des murs de Rome, je peux te l'assurer. Est-ce donc là ce que tu recherches, Proximo? Susciter la crainte de tes semblables?
-–- La gloire d'un gladiateur qui a quitté l'arène, est une chose qui s'envole plus vite encore que la rosée du matin, reconnut modestement Proximo. Mon nom sera bientôt oublié, et encore plus vite remplacé dans le cœur du public par celui de l'un ou l'autre nouveau champion – comme ce jeune Tigris de Gaule, par exemple, qui m'a l'air bien parti pour faire une belle carrière...
L'Empereur soupira tristement, en observant les auxiliaires de l'arène alors occupés à évacuer discrètement le corps meurtri de Narcissus à l'aide de chaînes et de crochets:
-–- Ton adversaire de ce jour était lui aussi bien parti pour devenir un grand champion. Une légende, même... Et vois quel triste sort le Destin trompeur lui a réservé en lieu et place! La gloire de l'arène est une chose bien éphémère, comme tu l'as toi-même admis; mais également de trop peu de valeur pour qu'on lui sacrifie des vies. J'aimerais tant faire comprendre cela à mon petit Commode, ajouta César en tournant son regard vers la loge impériale. Hélas, la cause m'a l'air désespérée en ce qui le concerne!
Si la douleur morale tenaillait l'âme de Marc-Aurèle, il savait en tout cas la dominer au moins aussi bien que la douleur physique qui tenaillait ses membres. Le digne Empereur balaya tous ces soucis d'un sourire las, tandis qu'il changeait de sujet:
-–- Pour en revenir à ton nouveau nom, être affranchi par la volonté de César te donne le droit d'ajouter son nom au tien en tant qu'homme libre: te voilà donc Marcus Aurelius Antoninus Proximo! Un nom bien long et pesant tout de même, je trouve...
-–- Un nom surtout bien trop reluisant pour un vulgaire ruffian de mon espèce, César...», répartit Proximo du tac-au-tac, avant de se raviser: «...Soit dit sans vouloir t'offenser, bien sûr! Je pense qu'au quotidien, je saurai me contenter de, hum… Antonius Proximo. Oui, je trouve que ça sonne plutôt bien, en vérité...
L'Empereur acquiesça en souriant avec bienveillance:
-–- C'est le privilège de ceux qui repartent de zéro, avec leur seconde chance en main, que de pouvoir choisir leur nom à leur propre guise. Je ne te disputerai donc pas ce privilège. Antonius Proximo, je te salue comme mon égal en tant que citoyen de Rome!
Proximo tiqua nettement, avant de répondre avec sans doute davantage de franchise et de vivacité qu'il ne l'aurait réellement souhaité:
-–- Ton égal, César?! Assurément tu te leurres! Enfin, qu'aurions-nous donc en commun, toi et moi? Un individu tel que moi ne sait que trahir, menacer, se battre, et tuer: toutes choses en lesquelles j'excelle, je l'admets, mais qui sont bien loin de faire de moi un homme fréquentable! Toi au contraire, tu es l'Empereur aimé du peuple, le bouclier de Rome contre les barbares qui menacent ses frontières, un modèle reconnu de vertu, de droiture et de justice... D'aucuns te prétendent même sage, érudit, philosophe...
Le visage fatigué de Marc-Aurèle s'éclaira, lorsqu'un petit sourire espiègle écarta ses lèvres minces et blafardes:
-–- Philosophe, dis-tu? Oh, oui, c'est vrai, certains me prêtent cette étiquette: des flagorneurs éhontés et des adversaires envieux, pour l'essentiel, et qui sont d'ailleurs souvent l'un et l'autre en même temps! Pour le reste, j'admets qu'il m'arrive de plus en plus souvent, ces derniers temps, de coucher par écrit certaines de mes pensées personnelles. Je me répète ainsi souvent celle-ci: «Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé; et le courage de changer ce qui peut l'être; mais surtout, la sagesse de distinguer l'un de l'autre!» Eh bien en ce qui te concerne, Antonius Proximo, j'ai entendu dire que tu as déjà prouvé, à maintes reprises dans l'arène, que tu possèdes bien force et courage. Et à présent que nous avons pu converser quelque peu, je suis persuadé que tu détiens aussi bien plus de sagesse en toi que tu ne sembles le penser.
Le rude gladiateur roula des yeux, ne sachant que répondre exactement à cela. Il se sentait totalement déstabilisé par le caractère insolite, et en même temps redoutablement intuitif de son interlocuteur. Les cheminements de la pensée de cet homme étonnant restaient décidément hermétiques à un être aussi fruste que pouvait l'être Proximo, doué certes d'une intelligence réelle, voire retorse, mais à l'éducation hélas bien limitée. Marc-Aurèle poursuivait cependant déjà, en parcourant du regard les gradins frémissants du Colisée:
-–- Tous ces braves gens commencent à s'impatienter, mon ami. Il est vrai que nous ne leur fournissons pas un spectacle très vivant, tous les deux... Bien, donnons donc au peuple ce qu'il demande.
Marc-Aurèle se tourna vers le plus proche de ses licteurs, le plus grand d'entre eux également, qui sortit des amples replis de sa toge blanche un glaive dans son fourreau de cuir, et le tendit à l'Empereur. Avant même que Marc-Aurèle ne tirât la lame de son fourreau, Proximo savait déjà qu'il s'agissait là d'un rudis (1): une arme d'entraînement en bois dur, moins inoffensive qu'il pouvait n'y paraître du fait de son poids bien plus élevé que celui d'un glaive d'acier. Il y avait une symbolique évidente à ce que la lourde épée d'entraînement avec laquelle les gladiateurs entamaient leur carrière, fût aussi l'arme honorifique qui leur était remise à la toute fin de celle-ci.
L'Empereur déclencha un tonnerre d'ovations, lorsqu'il éleva vers le ciel cette lame brune et sans reflets, afin que chacun vît bien qu'il s'agissait là de la fameuse épée de bois que tous les partisans de Proximo espéraient bien voir remise aujourd'hui à leur favori. Marc-Aurèle présenta ensuite l'arme factice au gladiateur. Sans encore oser la toucher, celui-ci put rapidement admirer la très belle facture de l'objet, et reconnaître un titulus fixé sur le pommeau, une petite plaquette de bronze doré gravée d'une inscription somme toute assez classique: « EX ARENA IN LIBERTATEM » – De l'arène à la liberté. Proximo fut plus intrigué par un second titulus placé sur la garde du glaive: une inscription tout à fait personnalisée qui reprenait les années CMXIV-CMXXII, soit celle de son entrée au Ludus Magnus, et celle de son départ en ce jour même. Son étonnement fut en fait si grand qu'il ne put s'empêcher d'interroger directement l'Empereur, à l'encontre de tout protocole:
-–- Tu… Tu avais donc déjà prévu ce moment, César? Comment pouvais-tu savoir aussi sûrement que je l'emporterais aujourd'hui? que ce ne serait pas mon cadavre que l'on traînerait hors de l'arène, plutôt que celui de Narcissus?
Le visage émacié de Marc-Aurèle redevint soudain très sérieux, lorsqu'il énonça comme une simple évidence:
-–- J'ai toujours accordé ma préférence à l'expérience couronnée de succès au travers de longues années d'épreuves, plutôt qu'à l'ambition dévorante d'une jeunesse certes douée, mais encore trop peu aguerrie. Bref, si j'avais voulu miser sur l'issue de ce combat, eh bien c'est sur ta victoire que j'aurais parié. Bien sûr, j'aurais préféré que cela ne s'achève pas par la mort de ton valeureux adversaire... Mais que pèse la volonté de César, face à celle de Rome?
Marc-Aurèle avait prononcé ces derniers mots sur un ton empli d'un grande tristesse, tandis qu'il contemplait les gradins noirs de monde du Colisée. Proximo, lui, venait de remarquer une troisième petite plaquette de bronze fixée sur la tranche du pommeau du glaive de bois, où l'on pouvait lire l'unique nom: « PROXIMO ». Le vieux gladiateur leva un nouveau regard interrogateur vers César, qui sourit d'un air amusé:
-–- Ton rudis d'ex-gladiateur porte ton nom de gladiature: quoi d'étonnant à cela? Mais j'aurais parié de toute façon que tu aurais gardé ce même nom en tant qu'homme libre. J'ai beau avoir peu fréquenté les tribunes du Colisée, je n'en connais pas moins de réputation l'orgueil légendaire qui habite la plupart des champions de l'arène!
Proximo dodelina de la tête en admettant:
-–- Tu aurais décidément pu faire un remarquable parieur professionnel, César, si justement tu avais davantage fréquenté les tribunes du Colisée.
Marc-Aurèle gloussa à nouveau de rire, sans retenue. Cela pouvait paraître étonnant à première vue, mais ce sage si volontiers austère, ce pur ascète du stoïcisme, semblait décidément beaucoup apprécier l'humour franc, cynique, et aussi un peu amer de l'homme d'armes mal dégrossi avec lequel il prenait un plaisir évident à converser. L'Empereur adopta cependant ensuite un ton soudain beaucoup plus sérieux, tandis qu'il récupérait le glaive de bois:
-–- Il nous reste encore une toute dernière formalité à accomplir… Antonius Proximo, genou à terre, à présent!
Le vieux gladiateur obéit sur-le-champ. Le bruit de bêche que fit sa lourde jambière de bronze, en s'enfonçant d'un seul coup dans le sable de l'arène, résonna dans tout le Colisée tant était absolu le silence qui y était brusquement retombé. Marc-Aurèle apposa alors le plat de la lame du rudis sur l'épaule gauche du gladiateur agenouillé, en prononçant d'un ton sacramentel et d'une voix assez forte pour être entendue de tous:
-–- Antonius Proximo, par la volonté de César, te voilà libéré de tes serments envers tes lanistes, libéré des armes, libéré des fers et du fouet, libéré de l'arène. Ex arena in libertatem!
Un ouragan de cris de joie balaya les rangs des six étages de tribunes du Colisée, lorsque Marc-Aurèle invita Proximo à se relever. Le public romain aimait autant les bonnes pièces de théâtre qu'il aimait les spectacles de l'arène, et leur Empereur venait de leur servir là une pièce des plus émouvantes, au dénouement heureux, et en plein milieu du Colisée qui plus est! Marc-Aurèle souriait encore lorsqu'il remit à Proximo l'épée de bois de retour dans son fourreau. Puis d'un seul coup, il passa vivement sa main maigre et sèche près de sa tempe, comme s'il venait tout juste de se rappeler d'un point de détail important. C'est en tout cas l'impression qu'il voulut donner, lorsqu'il reprit la parole:
-–- Dis-moi, Proximo, tu envisages sans doute de repasser une dernière fois au Ludus Magnus, pour y faire tes adieux et y récupérer tes affaires? Je suppose d'ailleurs que tu y as également un petit pécule, amassé au cours des années. N'est-ce pas le cas? Eh bien un viatique supplémentaire t'y attendra de ma part, au nom du peuple romain reconnaissant, ironisa Marc-Aurèle en embrassant du regard les gradins du Colisée. Je pense que 20.000 sesterces devraient suffire? (2)
-–- La munificence de César est sans égale! admit Proximo sur un ton subjugué, et nullement ironique pour ce qui le concernait.
-–- Une telle somme, cela peut sembler un cadeau empoisonné, plaisanta encore l'Empereur, entre les mains d'un homme seul et sans attaches dans cette grande ville dangereuse et tentatrice qu'est Rome. Mais en vérité, je plains surtout le sort des pauvres fous qui pourraient tenter de te la voler!
Le sourire carnassier que le gladiateur victorieux renvoya à l'Empereur, semblait suggérer combien il pouvait trouver cette dernière hypothèse aussi farfelue qu'assez appétissante! Marc-Aurèle lui rendit son sourire, puis s'avança encore d'un pas pour venir poser une main décharnée, peu appuyée, mais cependant exempte de toute mollesse sur l'épaule de Proximo – la même épaule qu'il venait de sanctifier juste un peu plus tôt:
-–- Nous allons maintenant devoir nous séparer, Antonius Proximo. Moi, Rome m'attend; et toi, c'est désormais le vaste monde qui t'ouvre les bras! Souhaites-tu cependant qu'un philosophe qui se prétend Empereur à ses heures perdues te livre une dernière bribe de sagesse?
-–- Ce serait un honneur, César! mentit Proximo d'un ton recueilli et faussement onctueux, qui lui allait cependant fort mal et ne pouvait en aucun cas abuser un homme tel que Marc-Aurèle.
L'Empereur parut amusé de ce petit mensonge, tant son regard reflétait davantage sa bonté naturelle plutôt que le courroux. Il poursuivit donc d'une voix simple, qui ne se voulait en aucun cas pédante ou magistrale:
-–- «N'agis pas comme si tu devais vivre des milliers d'années; mais accomplis chacun de tes actes comme si ce devait être le dernier de ta vie. Et surtout, tant que tu vis, tant que cela t'est possible, deviens un homme de bien!»
Proximo fut apparemment assez troublé pour incliner légèrement la tête sur le côté. La maxime était certes pleine de bon sens. Mais il n'avait jamais sérieusement songé à ce genre de choses, habitué qu'il était à vivre au jour le jour, à ne considérer aucun combat comme gagné d'avance, et à toujours envisager l'éventualité de ne pas quitter l'arène vivant.
L'entretien privé entre l'Empereur et le gladiateur touchait à sa fin. Nul n'était censé pouvoir tourner le dos à César; pour ne pas laisser Proximo dans l'embarras, ce fut donc Marc-Aurèle lui-même qui prit congé le premier, après avoir salué le héros de l'arène d'un sourire malicieux et d'une inclinaison presque imperceptible de la nuque. En réponse, Proximo courba profondément le buste, les yeux baissés vers le sable. Cette posture de révérence, qui avait été purement mécanique et protocolaire avant qu'il n'approchât l'Empereur, lui venait à présent tout naturellement, face à l'aura et au charisme impressionnants que dégageait cet homme prématurément vieilli par l'accomplissement de ses devoirs.
Tout au long de sa vie, Proximo n'avait jamais éprouvé le moindre respect pour les hommes censés incarner l'autorité, ceux qui avaient prétendu lui donner des ordres: ni pour son vieux fumier de père, que Pluton le flagelle au tréfonds des Enfers; ni pour ses centurions lorsqu'il servait dans l'armée; ni pour les brutes avinées qui dirigeaient la petite bande de brigands au sein de laquelle il avait vivoté durant quelques années; ni même pour Corvus, l'instructeur du Ludus Magnus qui l'avait pourtant si bien formé. Cette vieille éponge avait fini par mourir confit dans la vinasse infecte qu'il avait toujours consommée sans aucune modération: une fin indigne du moindre respect...
Mais Marc-Aurèle était fait d'une toute autre étoffe. Marc-Aurèle, par sa seule présence, savait imposer l'attention; par sa parole, le respect; et par sa personnalité, la dévotion. On ne pouvait qu'admirer la façon dont il dissimulait ses souffrances physiques sous une dignité non pas patricienne, ni même stoïcienne, mais tout simplement humaine. Quant à la sincérité de sa bienveillance et de sa compassion, elle était si patente que nul n'aurait osé la remettre en question. Oh, Proximo en avait bien rencontré quelques uns au cours de sa vie, des hommes bons, honnêtes, sincères, et bienveillants, et compatissants... Du simple gibier, pour des loups de son acabit! Mais lorsque c'est un tel homme qui préside aux destinées de Rome et du monde, alors oui, on peut s'attendre à ce que la face de l'univers en soit durablement changée, en bien. Proximo regarda pensivement cet homme de cinquante ans seulement s'éloigner d'une démarche de vieillard; et il songea que même si Rome devait vivre encore mille ans de plus, le nom de Marc-Aurèle resterait sans nul doute connu comme celui d'un des plus grands Empereurs de son illustre histoire...
Lorsqu'il s'éloigna à son tour sous les vivats du public, Proximo réfléchissait déjà à ce qu'allait à présent devenir sa vie, une fois qu'il aurait quitté le Ludus Magnus – libre, et riche! Il ne s'imaginait guère devenir marchand ni fermier; et finir pilier de taverne ou d'amphithéâtre, comme la plupart des membres de son public actuel, correspondait encore moins à son caractère aventureux toujours intact. En ajoutant le cadeau pécuniaire impérial à ses économies personnelles déjà conséquentes, il disposait maintenant d'un solide capital de départ pour se lancer dans une petite affaire bien à lui. Capitaine de mercenaires, peut-être, s'il parvenait à réunir une petite équipe assez valeureuse? Ou bien laniste indépendant? Après tout, il n'était sans doute pas encore totalement dégoûté des jeux de l'arène, loin de là, et son plus grand talent était peut-être bien de savoir jauger un homme pour ce qu'il vaudrait en tant que gladiateur. Ce qui était certain en tout cas, c'est qu'il comptait bien suivre au moins l'un des préceptes de César: «Vis comme si chacun de tes actes devait être le dernier de ta vie!»
En bon cabotin que se doit d'être un gladiateur victorieux, Proximo se rapprocha des tribunes tandis qu'il effectuait son tour d'arène, en brandissant bien haut son rudis pour que chacun puisse voir la preuve de sa liberté nouvelle. Le public enfiévré saluait ce triomphe éphémère en lançant dans l'arène pétales de fleurs, rubans, et même pièces de monnaie. Un cri aigu domina soudain le tumulte des gradins, un appel empli de tristesse, poussé par une femme ou peut-être par un très jeune homme:
-–- Vale, Proximo! Vale!
«Adieu, Proximo! Porte-toi bien!» D'autres spectateurs reprirent ce salut poignant, et l'ellipse du Colisée résonna bientôt de nombreux autres «Vale!» émus. Pour la première et la dernière fois de sa carrière, le vieux gladiateur sentit les larmes lui monter aux yeux. Il dut faire semblant de nettoyer du plat de sa main sa blessure au visage, pour éviter que ses joues ne luisent au soleil.
En regagnant le grand portail par lequel il avait rejoint l'arène, Proximo s'aperçut que le jeune esclave en tunique blanche chargé de lui remettre sa palme du vainqueur était demeuré pétrifié sur place, là même où il se tenait au moment où les trompes impériales avaient résonné. En passant à la hauteur de l'éphèbe, le vieux gladiateur acariâtre lui arracha son prix des mains sans un mot, sans un regard, et sans même ralentir le pas. Puis il poursuivit sa route sans plus de façons, bras levés à l'attention du public, son rudis dans la main droite et sa grande branche de palmier dans la gauche.
Les acclamations redoublèrent dans les tribunes. Les spectateurs étaient si habitués à ce genre de manifestations d'orgueil bourru de la part de leur champion adoré, que ce dernier forçait volontiers le trait pour eux; et eux l'aimaient pour ça; et lui aussi, il les aimait pour ça. Le danger ne lui manquerait pas, lorsqu'il aurait définitivement laissé l'arène derrière lui, ni l'adrénaline des combats ardemment disputés, ni la saveur des mises à mort qu'il n'avait d'ailleurs jamais particulièrement goûtée. Mais l'amour et le soutien d'un public fidèle, qui l'avaient si souvent revigoré dans les situations les plus désespérées, qui l'avaient aidé comme aujourd'hui à puiser en lui-même un second souffle pour arracher la victoire des griffes de la défaite…
...Oui; ça, cela lui manquerait beaucoup!
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_Fin_
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(1) Oui, pas d'erreur, c'est bien le même mot que pour l'arbitre des combats, qui tire son nom de sa baguette de bois (rudis).
(2) Soit 200 pièces d'or: deux fois plus qu'un fantassin auxiliaire comme l'était Proximo n'en aurait touché durant les 25 ans de service de son engagement!
