Chapitre 33
Ma casquette et mes lunettes de soleil sur la tête, je retraversai la ville pour rejoindre l'entrée du souterrain. J'avais remis la perruque après ma douche mais j'avais attaché mes cheveux pour ne pas qu'ils me gênent, mon arme rangée dans mon sac. Je venais à peine de tourner à l'angle de la rue que j'avais vu Hugo en train d'escalader le mur pour atteindre la fameuse entrée. Je l'appelai et courus dans sa direction, mais soit il ne me vit pas, soit il m'ignora volontairement, car il se laissa tomber de l'autre côté du mur sans un regard pour moi.
Jurant mentalement, je m'empressai de le suivre et tombai au beau milieu d'un terrain vague jonché de détritus et occupé par les ruines d'un ancien blockhaus. Du bâtiment, il ne restait plus que l'armature en béton aux formes arrondies, et à ses pieds, une large pente s'enfonçait sous terre, à la manière d'un parking souterrain. Ni Hugo ni son ami n'étaient visibles, mais il n'était pas bien compliqué de deviner où ils étaient allés et je m'empressai de descendre à leur suite.
Si encore cet idiot avait voulu le visiter en plein jour, je ne me serais certainement pas précipité à sa suite, mais là il comptait se lancer dans l'exploration alors que la nuit tombait dans moins de deux heures. Je le maudis intérieurement et pénétrai à mon tour le souterrain plongé dans l'obscurité. Je pouvais voir les lumières de leurs portables à quelques mètres de moi et je criai pour les arrêter !
- Hugo !
- Tiffany ? Qu'est-ce que tu fais là ?
- Je… Je m'inquiétais pour toi. Cet endroit n'est vraiment pas sûr, surtout à cette heure.
Son ami se mit à ricaner.
- Alors c'est toi la gonzesse d'hier ? Tu es superstitieuse ou quoi ? Bouuuh ! On a peur des fantômes ?
Je levai les yeux vers lui pour l'observer plus attentivement. Il avait les côtés du crâne rasés et était habillé d'un ensemble blaser, baggy et rangers noirs. Je lui offrais mon sourire le plus méprisant en songeant à Lucie. S'ils refusaient de me croire, je pourrais encore jouer la carte de la possession fantomatique… Je tentai une dernière fois de leur faire entendre raison :
- Simplement, c'est un vieil hôpital à moitié en ruine. Il pourrait y avoir un éboulement et s'il vous arrivait quelque chose, personne n'aurait l'idée de venir vous chercher ici.
Hugo haussa les épaules.
- Ce truc a survécu aux bombardements. S'il est toujours intact, ce n'est pas aujourd'hui qu'il va s'écrouler.
Je soupirai et jetai un coup d'œil à Lucie, mais elle me montra le plafond avec une moue dubitative. Il fallait être objectif, l'intégralité du bâtiment était fait de béton armé, il y avait peu de risque qu'il se mette tout d'un coup à bouger. Sûre de ma résolution, je décidai tout de même de les suivre tout en continuant à réfléchir. Il allait encore faire jour pendant plus d'une heure, j'avais donc le temps de trouver une solution…
- Très bien, je viens avec vous. Il vaut mieux être trois si jamais il arrive quelque chose à l'un d'entre nous… Tu es ?
- Je m'appelle Sven. Ce que tu peux être trouillarde ! Il n'arrivera rien, je peux te le garantir ! Je viens souvent ici et il ne s'est jamais rien passé !
Il y avait quelque chose dans son attitude qui me gênait, mais je ne parvenais pas à mettre la main dessus. Hugo semblait perplexe face à mon revirement d'attitude, mais il finit par hausser les épaules avant de nous suivre.
Au fur et à mesure que nous avancions dans les profondeurs, la température extérieure avait chuté, et je pouvais voir Hugo frissonner dans son t-shirt à manches courtes. Pour ma part, étant habituée aux souterrains Malkaviens, je me sentais parfaitement dans mon élément. Je tenais mon téléphone en guise de lampe-torche pour éclairer mes pas, mais je marchai sans hésitation, observant autour de moi avec curiosité. Les lieux étaient assez glauques, il fallait le reconnaître. Des inscriptions en allemand étaient recouvertes de graffitis en anglais et je songeai au courage qu'il avait fallu à ces soldats pour aller débusquer leurs ennemis au fond de ces souterrains…
La taille des salles variait et des objets abandonnés traînaient çà-et-là, à moitié enfoncés dans la boue qui recouvrait le sol. L'humidité latente avait fait rouiller les poutres métalliques qui dépassaient par endroits, donnant à l'ensemble un aspect décrépit. J'essayai de deviner à quoi avaient bien pu servir telle ou telle pièce, confiante aussi grâce à la présence de Lucie qui flottait autour de moi.
Finalement, ce ne fut qu'au bout d'une quarantaine de minutes que l'étrangeté du lieu me sauta au visage : Il n'y avait aucun fantôme ici.
Bien que l'hôpital souterrain ait été le théâtre de morts violentes, je n'avais pas croisé un seul esprit ! Et cela ne voulait dire qu'une chose, il y avait bien un vampire dans les environs.
Les fantômes avaient instinctivement tendance à fuir les lieux habités par les damnés, et cette théorie se revérifiait aujourd'hui. Désormais, il restait moins d'une heure avant le coucher du soleil, et il fallait encore une trentaine de minutes pour faire demi-tour. Il était temps de jouer la comédie.
Je me retournai pour saisir le bras de Hugo et relevai mes yeux pour tenter de le prendre par les sentiments.
- Il fait froid et en plus y a rien à voir. Ça te dirait pas de remonter ? Je pourrais t'offrir un verre…
Le jeune homme sembla hésiter un instant, mais Sven le tira par son autre manche pour le pousser à continuer.
- Allez venez ! Il y a une autre salle un peu plus loin qui vaut vraiment le détour, vous allez voir, c'est impressionnant !
- Tu n'as pas déjà dit ça i minutes ? Et depuis, on n'a fait que traverser des salles vides.
Un éclair de rage passa dans les yeux de Sven mais il le dissimula bien vite.
- Tsss. Hugo, je croyais que tu étais passionné d'histoire ? Tu ne voudrais pas rater ça ! C'est une salle que les amerlocs n'ont pas découvert au moment de la libération, elle n'a été ouverte qu'après… Et à l'intérieur, il y a encore plein de matériel d'époque.
Les dents serrées, je décidai de prendre les choses en main. Il n'était plus question de tergiverser mais de protéger sa vie tout en préservant la Mascarade… Et il n'y avait pas trente-six solutions. Mon portable dans ma main gauche, je refermais mes doigts sur le creux de ma main droite, pris mon élan et donnai un vif coup de poing en plein milieu du visage d'Hugo. Je ne retins pas ma force, et pu sentir le craquement sinistre du cartilage sous mes doigts. Comme je m'y attendais, celui-ci poussa un hurlement et se mit à saigner abondamment.
- Ça va pas la tête ?! Qu'est-ce qu'il te prend ! Putain, elle m'a cassé le nez !
Je décidai de jouer la carte de l'intimidation.
- Ne reviens plus jamais ici, crétin ! Sinon c'est tes jambes que je vais briser. Dégage !
Déstabilisé par mon brusque changement d'attitude, Hugo fit demi-tour et déguerpit sans demander son reste. Cependant je n'eus pas le temps de souffler de soulagement. Je n'avais pas manqué de voir comment Sven avait cherché à le retenir, et je ne fus pas étonnée lorsqu'il m'attaqua.
Il essaya de me donner un premier coup de poing, que j'esquivai habilement. Cependant il me força à reculer vivement, et cela manqua de me faire perdre mon téléphone. Je m'empressai de le caler dans la ceinture de mon pantalon pour avoir les deux mains libres, mais je savais que sa situation était précaire. Et lorsque mon adversaire sortit un cran d'arrêt de son pantalon, je compris que les choses allaient se compliquer.
- Tu vas crever, salope !
- Lucie, essaye de le posséder !
Sven ne sembla pas chercher à comprendre mes propos et il me chargea, couteau en avant. Je mis en pratique les entraînements de William pour bloquer son bras et frapper sa gorge. Mon téléphone tomba sur le sol, mais j'avais eu le temps de voir Lucie plonger vers lui. Durant quelques secondes, je l'entendis gémir, comme si quelque chose de douloureux était en train de lui arriver, et j'en profitai pour ramasser mon téléphone.
Sous la lumière crue de la lampe torche, je vis Sven chanceler, le corps secoué de palpitations, cependant cela ne dura que quelques secondes. Soudain, il se pencha en avant, comme s'il allait vomir, et Lucie réapparu, sourcils froncés.
- Je n'y arrive pas. C'est comme s'il était protégé… Il y a quelque chose en lui. Quelque chose de surnaturel.
L'homme se redressa tout d'un coup, le regard exorbité.
- QU'EST-CE QUE TU M'AS FAIT ?!
Je fis quelques pas en arrière, surprise par sa fureur et les propos de Lucie, et sortis mon stylet de mon sac. Je ne comptais pas mourir ici à cause d'un pauvre fanatique de la Seconde Guerre mondiale. Face à ma lame dégainée, il sembla se rasséréner et adopta une posture plus défensive. Je décidai de tenter une approche plus pacifique.
- Laisse-moi partir, je veux simplement sortir d'ici. Tu pourras prendre ton kif tout seul dans le noir si ça te chante.
Soudain, quelque chose sembla faire lumière dans son esprit, car son visage changea pour arborer un sourire cruel.
- J'ai compris, tu es comme nous ! Tu le savais depuis le début, pas vrai ?
Je plissai les yeux sous l'incompréhension avant qu'un mouvement dans mon dos ne tire la sonnette d'alarme. Je me retournai pour me plaquer contre le mur le plus proche, faisant désormais face à non pas un mais deux hommes, au visage presque identique. Ils étaient jumeaux, manifestement, mais si Sven avait une coupe à la viking, son frère avait le crâne intégralement rasé. Il était habillé d'un bombers noir, d'un jean et d'une paire de rangers noires aux lacets blancs. Un parfait skinhead en somme.
Il venait de sortir d'un des couloirs adjacents et avait déjà un couteau de chasse à la main. Je me retournai vers Sven pour tenter de comprendre où il voulait en venir et surtout gagner du temps.
- Comme vous ? Qu'est-ce que tu entends par là ?
- Peu importe, si elle s'est aventurée jusqu'ici, elle doit mourir. Et toi tu as laissé s'échapper l'autre, abruti !
C'était son frère qui avait parlé et Sven fit une grimace, comme s'il venait de se prendre un coup.
- Je le rattraperai. Je le convaincrai de revenir. Il sera déjà heureux si nous lui en ramenons une.
À cette phrase, je ne pus m'empêcher d'écarquiller les yeux sous le coup de la compréhension. Des goules… Les goules d'un vampire qui ne pouvait chasser par lui-même… Qui s'était retranché dans les profondeurs d'un ancien hôpital allemand datant de la Seconde Guerre mondiale. Il s'agissait probablement d'un vampire du Sabbat isolé, qui devait rester caché pour éviter la justice de la Camarilla… Autrement dit, pas quelqu'un de fréquentable…
Il fallait que je m'enfuie, et de préférence avant que leur maître ne se réveille. Je jouai avec mon stylet dans une fausse posture assurée, tout en sortant de mon sac le pendentif qui m'identifiait comme une protégée de la Camarilla.
- Vous feriez mieux de me laisser partir, j'appartiens déjà à quelqu'un, une ancienne qui plus est.
Comme je m'y attendais, les deux hommes me rirent au nez.
- Notre maître ne nous a jamais parlé de proies interdites.
- Et si ton ancienne est si puissante, montre-nous ce que tu sais faire !
Je me tournai vers Lucie pour attirer son regard et tentai de lui faire passer mon message par quelques signes rudimentaires.
Attrape jambe. Je vais courir.
D'un coup, je fonçais en direction de Sven comme pour le charger, l'obligeant à faire un pas en arrière s'il voulait me frapper de son couteau. Cependant, au dernier moment, je fis un bond sur le côté pour changer de direction, me mettant à courir vers la sortie. Je comptai sur l'effet de surprise, notamment induit par Lucie, et comme je m'y attendais, il tomba en avant lorsqu'il essaya de me poursuivre. Mais alors que j'allais atteindre le couloir, l'ombre du mur s'étendit brusquement devant moi, me coupant le chemin comme si un voile noir était tout d'un coup tombé sur la sortie. Prise dans mon élan, je trébuchai avant de reculer précipitamment tandis que l'ombre continuait à bouger sous mes yeux exorbités. Je poussai un hurlement, ne sachant de quel côté me tourner alors que deux éclats de rires sadiques résonnaient dans mon dos.
- Et bien alors, on est terrifiée ?
- Nath', fuis ! Je vais essayer de les retarder !
Longeant le mur, je me remis à courir pour m'éloigner des deux goules et de leur inquiétante ombre surnaturelle. La pièce dans laquelle nous étions possédait deux autres ouvertures et je me dirigeai vers la seconde tandis que les frères étaient toujours aux prises avec Lucie. Mon amie faisait ce qu'elle pouvait pour les empêcher de me poursuivre, mais sa force était limitée, et l'éloignement du pendentif allait bientôt la téléporter à moi.
Profitant de mes quelques mètres d'avance, je déverrouillai mon téléphone pour en retirer le mode avion, priant pour que la profondeur ne soit pas suffisante pour me couper du réseau. Immédiatement, je dictai un SMS à mon garde du corps.
"Hôpital souterrain allemand, rue Henri IV. 2 hommes avec couteaux plus probable V. Besoin aide urgente."
Tant pis pour l'épreuve, ma priorité était de survivre. Je n'étais pas suffisamment stupide pour croire que je pourrais m'en sortir toute seule. Je ne connaissais pas les lieux, contrairement à mes poursuivants, et je n'oubliai pas que leur maître était là, quelque part. J'espérai de tout cœur qu'il soit suffisamment ancien pour se réveiller tard, et qu'il ait le sommeil lourd…
Balayant devant moi à l'aide du flash de mon téléphone, je découvris une grande pièce pourvue de montants de lits aux armatures rouillées, ainsi que divers ustensiles métalliques abandonnés sur le sol. Un peu plus loin, une sorte de monte-charge envahi de terre, un couloir à moitié effondré, un escalier de pierre… Je n'avais pas cessé ma course, cherchant à gagner suffisamment d'avance pour me cacher quelque part, cependant ils me talonnaient. L'hôpital souterrain était étonnamment vaste, et je craignais de me retrouver face à un cul de sac.
Soudain, j'avisai un boyau situé à mi-hauteur. Je n'avais aucune idée de ce qui pouvait se trouver derrière mais je venais de tourner et il me semblait que c'était ma meilleure chance de me cacher en attendant William. Mes poursuivants allaient logiquement penser que j'avais continué tout droit…
Je me jetai à l'intérieur, pieds en avant, priant pour ne pas atterrir directement dans la crypte du vampire.
Évidemment, j'avais éteint mon téléphone pour ne pas me faire repérer, et je stoppai ma chute en plaquant mes pieds de chaque côté du puits. Il n'était de toute façon pas très profond, mais je voulais surtout éviter tout bruit pour confondre les deux goules. Manifestement, il devait s'agir d'un puits de chaufferie, car je pouvais sentir deux gros tuyaux contre mon dos, mais je n'osai pas bouger ni rallumer la lumière pour m'en assurer.
Lucie m'avait rejoint, mais elle semblait aussi angoissée que moi, flottant silencieusement au-dessus de moi, son corps translucide luisant faiblement dans le noir. Pour ma part, j'attendis que les bruits de mes deux poursuivants s'évanouissent avant d'allumer l'écran. J'étais entourée par la rouille et les toiles d'araignées, mais je tus mon dégoût pour me hisser au-dessus du trou. Il y avait une petite barre en métal pour tenir les tuyaux immobiles et j'en profitai pour m'appuyer dessus et tâcher de trouver une position à peu près confortable. Je savais que j'allais devoir attendre plusieurs minutes jusqu'à l'arrivée de William, et j'en profitai pour écrire un message plus précis.
"J'ai réussi à me cacher. Deux G. à ma poursuite. Ils ont bloqué la sortie. Ils utilisent les ombres."
Il était 22h et cela ne faisait qu'une dizaine de minutes que le soleil était couché. Plongée dans le noir total, le téléphone dans ma poche et mes bras tendus de part et d'autre du conduit, je comptais les secondes. Mon maigre support était rongé par la rouille et il pouvait céder à tout moment, cependant je savais qu'il me serait impossible de tenir bien longtemps à la seule force de mes jambes.
Et dire que je me retrouvai dans cette situation parce que j'avais voulu sauver Hugo, un jeune homme à qui je n'avais cessé de mentir et que je ne connaissais qu'à peine ! Mais il était innocent et je n'avais pas supporté l'idée de le laisser disparaître sans rien faire. Quelque part, je pourrais toujours me retrancher derrière l'excuse de protéger mon humanité…
Dans ma poche, le téléphone était toujours désespérément immobile. À quelle heure mon garde du corps pouvait-il se réveiller ? Je savais qu'il se levait bien avant ma mère, mais peut-être réagissait-il à ma présence.
Dans ma poitrine, mon cœur battait si fort que j'avais l'impression qu'il pouvait s'entendre depuis le couloir. Dans le silence des souterrains, le moindre bruit se répercutait démesurément et j'avais pu entendre les deux goules revenir sur leurs pas pour me chercher. Comme moi, ils attendaient le réveil de leur vampire avec impatience, cependant ils n'étaient guère inquiets de ne pouvoir mettre la main sur moi, persuadés que tôt ou tard leur maître parviendrait à me déloger.
Soudain, la vibration de mon appareil m'indiqua que William m'avait répondu. Un bref message qui me redonna espoir : "Tenez bon, j'arrive".
Pour peu, je m'en serais mise à pleurer de soulagement. La démonstration de pouvoir du skinhead m'avait à la fois impressionné et terrifié. Steren m'avait déjà dit qu'une goule pouvait obtenir une infime partie des capacités vampiriques détenues par son maître, et je savais aussi que certains vampires étaient capables de manipuler les ténèbres, mais entre connaître la théorie et le vivre en vrai, il y avait un monde…
En voiture, William ne mettrait probablement pas plus d'une trentaine de minutes pour traverser la ville, surtout à cette heure. Je me préparai donc à quitter mon perchoir à l'approche de 23h, le dos toujours collé contre la tuyauterie et les jambes repliées pour descendre progressivement. Autour de moi, les souterrains étaient redevenus parfaitement silencieux, et aucune lumière ne me parvenait depuis l'ouverture, je pensais donc naïvement que mes ennemis étaient loin. Cependant, ce fut lorsqu'une main me saisit au niveau de la cheville que je compris mon erreur.
- Trouvée !
Je ne pus réprimer un cri de douleur et d'effroi mêlé alors que l'emprise se faisait de plus en plus forte.
- Lucie, repousse-le !
Il fallait que je descende et vite, car si je devais être brusquement tirée hors de mon trou, j'allais très probablement me cogner la tête contre le béton du mur, et le risque de finir assommée ou la nuque brisée était beaucoup trop grand. À peine la pression sur ma cheville avait-elle diminué en intensité, que je me laissai glisser jusqu'au niveau de l'ouverture avant d'en sortir tout aussi rapidement. La petite pièce était plongée dans la pénombre, et je m'empressai de rallumer la lampe de mon téléphone pour pouvoir voir mes assaillants. Lucie avait violemment repoussé le second frère, et Sven s'était placé un pas en retrait, son couteau toujours à la main, me coupant toute possibilité de fuite. C'était la troisième fois qu'ils étaient victimes de cette "force invisible" qui obéissait à mes ordres, et ils avaient compris que je n'étais pas totalement démunie.
Le chauve se releva bien vite et voulut ramasser son couteau, mais sans même que je ne lui en donne l'ordre, Lucie le subtilisa sous ses yeux, le faisant voler jusqu'à ce qu'il soit hors de sa portée. Loin de sembler désemparé, je vis à nouveau une sorte de masse noire sortir de l'ombre du skinhead pour s'étendre le long du mur, comme si elle voulait venir jusqu'à moi.
Je sentis confusément la chair de poule couvrir ma peau alors que cette masse ténébreuse se déplaçait sous mes yeux au-delà de toute logique. Lucie ne semblait pas beaucoup plus rassurée et avait reculé vers moi, le couteau toujours entre ses mains. Une nouvelle vibration se fit ressentir dans ma poche, et je devinai que William devait d'arriver. Bien qu'il m'avait fait sursauter, ce message de mon garde du corps m'avait provoqué comme une décharge, et je sortis mon stylet de mon sac avant de le dégainer. Il était hors de question que l'homme que j'admirais le plus, me surprenne prostrée et terrifiée comme une enfant.
- Lucie, reculer ne sert à rien.
D'un geste vif, je fis le verbe "attaque" en Langue des Signes et sans attendre, je fonçai vers le skinhead le plus proche. L'homme semblait toujours concentré sur le couteau en lévitation devant lui et manifestement, contrôler cette ombre lui requérait aussi une certaine attention. Il réagit suffisamment vite pour me repousser d'un violent coup de pied, mais pas assez pour esquiver le coup de Lucie. Elle lui planta son couteau de chasse en plein visage et il vacilla avant de tomber à genoux tout en poussant un hurlement épouvantable. Contrairement au chasseur, la vitae vampirique devait être suffisamment abondante en lui pour lui permettre de ne pas mourir sur le coup, cependant il s'écroula bientôt sur le sol en gémissant, les deux mains autour de la tête, incapable de retirer le couteau de chasse de lui-même.
Pour ma part, la brutalité de son coup m'avait fait tomber en arrière, et lorsque Sven fonça dans ma direction, enragé par l'état de son frère, je n'avais pas eu le temps de me relever. Il allait se jeter sur moi lorsqu'une lame de katana le transperça brusquement au niveau de la gorge, l'immobilisant dans son geste.
Dans son dos, William venait d'apparaître, ses yeux bleus brûlant de rage, et une gerbe de sang jaillit bientôt de la blessure tandis que Sven était tué sur le coup, l'artère carotide sectionnée. Je n'eus cependant pas le temps de me réjouir, car sitôt que le corps de la goule s'était écroulé, j'avais pu voir un nouvel adversaire sortir littéralement de l'ombre.
Le vampire était rapide, et je n'eus même pas le temps de crier à mon garde du corps de faire attention qu'il avait étendu son ombre dans toute la pièce, m'empêchant de voir quoi que ce soit. Même les bruits étaient étouffés, et je sentis bientôt quelque chose m'entourer, recouvrant peu à peu mes jambes puis mes bras. Je refusais de céder à la panique, cependant lorsque cette marée atteignit ma gorge, je ne pus résister au besoin de hurler.
Quelque part, ce fut encore pire. J'avais beau m'époumoner, le son de ma voix sonnait comme étouffé, comme si je tentais de crier dans une zone dépourvue d'atmosphère. La pièce était plongée dans les ténèbres et le silence, et j'ignorais ce qu'il était advenu de William ou même de Lucie. Par ailleurs, j'avais beau tenter de me lever, tous mes membres me semblaient comme ankylosés par le froid, figés par cette glace invisible.
Tremblant de tous mes membres, je tentai néanmoins de réfléchir de manière rationnelle, me remémorer ce que m'avait dit mon père. Je n'étais pas encore morte et malgré cette angoisse qui me faisait haleter, il fallait que je garde la tête froide !
Un vampire digne ne se laisse pas diriger par ses bas instincts. Un vampire digne ne se laisse pas diriger par la peur…
Armée de ce leitmotiv, je forçai mes mains à se soulever du sol. Il ne fallait pas que je gène William dans son combat. Le plus simple était donc de reculer jusqu'au mur, de me terrer dans un coin, accroupie pour ne pas risquer de me prendre un coup de sabre perdu.
Pour me rassurer, je me réfugiai dans les souvenirs de mes cours avec Steren. Les vampires capables de maîtriser les ténèbres de manière innée étaient les représentants du clan Lasombra et ils faisaient partie du Sabbat pour la plupart d'entre eux. Mais il n'avait fait que les mentionner, j'ignorai donc s'ils avaient une quelconque faiblesse particulière…
Petit à petit, je parvins à rejoindre le mur. Sous mes doigts, je pouvais sentir les aspérités du sol malgré l'engourdissement de mes membres et cette sensation, aussi maigre soit-elle, m'apporta un minuscule sentiment de satisfaction. Privée de ma vue et mon ouïe, il me restait encore le toucher et l'odorat…
Respirant à pleins poumons, je sentis l'odeur de la terre, de la rouille, du sang. Ce n'était pas très utile, mais c'était la preuve que j'étais encore vivante et que mon corps était intact.
Lucie pouvait-elle voir à travers ces ténèbres surnaturelles ? Dos au mur, je formai lentement les signes "Je ne vois rien. Je n'entends rien." en LSF. Même si la maîtrise de Lucie était limitée, je supposais qu'elle parviendrait à comprendre, et en effet, quelques secondes plus tard, je devinai la présence sépulcrale mais néanmoins familière de mon amie fantomatique tout contre moi. Sans doute essayait-elle de parler tout contre mon oreille, car je pouvais discerner une différence de température contre mon visage malgré le froid ambiant.
Voyant que je n'avais aucune réaction, elle infiltra doucement mon être, et je ne cherchai pas à résister. C'était une étrange symbiose, un sacrilège aux yeux de quiconque d'autre que moi. Je la laissai prendre possession de mon corps, me rassurant même de sa présence en moi.
- Nathalia, tu vas bien ?
Ma voix résonna sans que je ne l'eusse décidé, et j'en aurais sans doute été troublée si nous n'en avions pas fait l'expérience auparavant.
- Je… je vais bien. Mais je ne vois rien et je n'entends rien. Je suppose que William est en train de se battre avec l'autre vampire.
- Moi je peux voir. Son adversaire à des espèces de… bras noirs qui lui sortent du corps. Il a deux épées et il pare tous ses coups. Je crains que ton garde du corps ne peine à gagner cette fois…
- Non… Lucie, est-ce que tu pourrais ramasser le couteau ou le stylet ? William a besoin d'aide et je ne peux rien faire. C'est de ma faute si nous sommes dans une situation pareille. Mais toi tu pourrais te faufiler derrière…
- J'ai trop peur, Nath'. Ces choses noires, ce n'est pas normal ! Je ne veux pas que ça s'approche de moi ! Ce ne sont pas de simples ombres !
- Il suffit d'une ouverture pour que William obtienne la victoire. Et ensuite nous pourrions sortir d'ici !
Lucie garda un instant le silence mais je savais qu'elle réfléchissait à ma proposition. Aider mon garde du corps signifiait se rapprocher d'un combat qui opposait deux monstres, au risque d'attirer l'attention du Lasombra. Je supposai que lui devait voir parfaitement dans le noir, contrairement à moi. Quant à William, il devait sans doute utiliser à la fois l'Augure, cette magie vampirique permettant de voir les choses surnaturelles, et ses formidables capacités martiales pour parer les assauts de son adversaire. Et si malgré cela, il ne l'avait pas encore défait, c'était bien la preuve qu'il était face à un vampire redoutable…
- Peut-être en me rendant totalement invisible… Je vais essayer.
Je sentis le fantôme de ma meilleure amie quitter mon corps, me plongeant à nouveau dans un silence abyssal. Mon cœur battait la chamade, percluse d'angoisse à l'idée que mon destin était déterminé par l'issue de ce combat. Je comptais les secondes, pétrissant la terre sous mes doigts pour avoir au moins une sensation à laquelle me raccrocher. Elle était poisseuse à cause de l'humidité et peut-être du sang, mais je m'en moquais.
Soudain, mon ouïe me fut rendue, et le contraste me sembla assourdissant. William devait avoir suffisamment blessé le Lasombra pour qu'il relâche son emprise néfaste sur la pièce, car je pouvais désormais entendre le choc des lames, le grognement des combattants et la pression de leurs pas sur le sol rugueux… À tâtons, je tendis la main en avant à la recherche de mon téléphone. Il ne devait pas être tombé très loin, mais sans sa lumière, l'obscurité autour de moi restait totalement impénétrable.
Tremblante, je finis par sentir l'appareil sous mes doigts et relâchai brusquement ma respiration que je n'avais pas eu conscience de retenir. Immédiatement j'appuyai sur le bouton pour l'allumer et actionnai la lampe torche, nimbant la pièce d'une lumière crue.
J'étais toujours assise à même le sol, et lorsque William m'apparut, éclairé en contre-plongée, il me sembla gigantesque. Il combattait à deux mètres de moi environ, cependant la brusque luminosité sembla lui offrir une nouvelle opportunité, car il fendit en avant, entaillant l'épaule de son adversaire d'une profonde blessure avant de reculer à nouveau.
Manifestement, le Lasombra n'aimait guère la lumière, et je me décalai pour diriger le faisceau lumineux en plein dans son visage. Il poussa un grognement rauque et je vis alors une ombre glisser à toute vitesse dans ma direction. Soudain, elle sortit du sol et fondit sur moi, me plongeant à nouveau dans un océan glacé et ténébreux. Mais cette fois, l'oxygène aussi avait disparu. J'avais beau me débattre pour tenter de respirer, c'était comme nager dans une mare de pétrole. L'ombre était collante, épaisse et froide, et je commençai à suffoquer, incapable de reprendre mon souffle.
Puis, tout d'un coup, le sol réapparu devant moi, et je repris une grande goulée d'air tandis que mon environnement tournait devant mes yeux. Avant même d'avoir eu le temps de me relever, je fus remise debout et entourée par deux bras puissants.
- Princesse.
Encore un peu désorientée par l'attaque du Lasombra, je me contentai de répondre à l'étreinte de William tout en reprenant mon souffle.
- Nath', tu vas bien ?
Après quelques secondes, je me tournai vers Lucie pour la rassurer d'un hochement de tête.
- C'est bon, je ne suis pas blessée. William, je suis tellement soulagée que tu sois venu. Tu es arrivé à temps, encore une fois.
Il m'incita à me reculer, me transperçant de ses yeux bleus.
- Et c'est une chance. Vous êtes toujours aussi inconsciente. Que faisiez-vous ici ?!
- Je… Le primogène Senek a décidé de participer à l'épreuve, et il a envoyé quelques Nosfe' à mes trousses. Je ne pouvais plus aller dans les hôtels donc hier soir je me suis infiltré parmi des étudiants et l'un d'eux m'a hébergé. J'ai appris qu'il voulait se rendre ici ce soir, et j'ai voulu le sauver pour le remercier. Je ne pensais pas qu'il y aurait des goules pour faire le rabattage… Je suis désolé, tu t'es retrouvé dans un combat compliqué par ma faute.
Le cœur serré, je ne pouvais m'empêcher de penser aux risques encourus. Si William avait péri dans cet affrontement, je ne me le serais jamais pardonné, quand bien même j'aurais survécu.
Le Malkavien me força à relever la tête.
- Là n'est pas le problème, je vous l'ai déjà dit, Princesse. Ma raison d'être est de vous protéger. Je regrette que vous vous mettiez en danger inutilement. Mais grâce à vous ce soir, nous avons abattu un hérétique, ce n'était donc pas totalement vain. Rentrons.
Épuisée par mes émotions et déprimée par mon échec, je le suivis sans mot dire. Dans la voiture, je m'étais affalée sur la banquette arrière, cependant après quelques minutes, je pris conscience qu'il ne m'amenait ni au refuge, ni à la maison.
- Où allons-nous ?
- Chez moi. L'épreuve n'est pas terminée, n'est-ce pas ?
- Tu ne participais pas ?
- Non. Notre majesté a estimé que je n'étais pas à même de remplir ma mission dans ces conditions, elle m'a donc ordonné de rester en dehors de cela.
J'eus un bref sourire en imaginant William prêt à découper le moindre vampire qui voudrait m'attraper dans le cadre de l'épreuve. Il valait mieux en effet qu'il ne participe pas...
Me souvenant que le primogène Senek pouvait potentiellement tenter de me tracer, je remis mon téléphone en mode avion avant de me laisser aller à fermer les yeux. Nous étions jeudi soir et William allait sans doute me protéger jusqu'à la fin de l'épreuve… J'avais un peu l'impression de tricher, mais soit. De toute façon, il allait bien falloir que je le convainque de me laisser sortir, ne serait-ce que pour me nourrir.
Pour l'heure, j'étais plutôt soulagée en vérité. Après le stress quasi perpétuel de ces derniers jours, pouvoir me reposer dans le refuge de William allait m'apporter une sérénité bienvenue. Lorsque nous arrivâmes, il me guida comme d'habitude à travers les sous-sols des HLM jusqu'à sa demeure, soigneusement dissimulée dans les ténèbres. Et malgré la frayeur que le Lasombra m'avait provoqué, je retrouvai immédiatement le sourire. Ici j'étais en sécurité.
Je rejoignis la salle de bain pour retirer la perruque qui recouvrait mes cheveux et remettre à mon cou le pendentif de protégée de la Camarilla. Désormais, il n'y avait plus de raison que je dissimule mon identité. William s'était placé à l'entrée, les bras croisés, et je tournai mon regard dans sa direction pour lui sourire.
- Le début de la semaine a été compliqué. J'ai passé mon temps à courir et encore, j'ai profité de la journée. Une vraie chasse au sang, ça doit vraiment être un cauchemar. Est-ce que je peux rester ici jusqu'à dimanche soir ?
Objectivement, j'allais sans doute m'ennuyer ferme. La salle de bain était le seul endroit avec un éclairage, le reste du refuge n'étant qu'une vaste salle vide et dépouillée de tout meuble. Lucie m'avait dit avoir vu un frigo dans un coin, quelques malles et coffres, et un matelas posé à même le sol. Autant dire une habitation plus que spartiate. Cependant, je savais que personne ne viendrait me chercher ici, et ce n'était que le temps de quelques jours…
- J'y comptais bien. Je demanderais à mes goules de vous apporter à manger, mais il est plus prudent de rester ici jusqu'à la fin de l'épreuve. Je vous ramènerais chez vous dimanche, soyez sans crainte.
La surprise me fit écarquiller les yeux.
- Tu as des goules ?
- En effet. Je ne leur fais pas pleinement confiance mais ils sont utiles de bien des manières. Et nous pourrons consacrer le temps restant à entraîner votre pratique du sabre.
- Je ne me sens pas capable de reprendre l'entraînement dès cette nuit, mais la prochaine, ça sera avec plaisir. Par contre, il faudra que j'aille récupérer mon sac dans l'une des consignes de la gare.
- Hors de question que vous sortiez sans moi. Nous enverrons l'une de mes goules chercher tout ce dont vous pourrez avoir besoin. Pour le moment, vous pouvez aller dormir, vous en avez besoin
Depuis notre sortie de l'hôpital souterrain, je devais régulièrement mettre ma main devant ma bouche pour dissimuler mes bâillements, et il fallait bien me rendre à l'évidence, j'étais épuisée malgré l'heure. Nous n'étions encore qu'au beau milieu de la nuit et je craignais de me réveiller en plein jour et d'être désœuvrée, mais William me traîna d'autorité jusqu'au coin où se trouvait le matelas.
- D'accord, je vais faire ça. Je vais sans doute me réveiller avant que le soleil ne se couche par contre…
- Je vais chasser et donner quelques consignes. Je serai de retour à vos côtés avant le lever du jour. Indiquez-moi comment récupérer vos affaires et je ferai en sorte que vous ayez tout à disposition pour votre réveil.
- Génial. Casier n°9 à la consigne de la gare. Le code c'est 150709. Merci.
Sans attendre, je me laissai presque tomber sur le matelas et rabattis ma capuche sur ma tête, les manches de mon sweat étirées pour recouvrir mes mains. Il ne faisait pas très chaud au refuge de William, du fait de sa position souterraine, cependant j'étais tellement épuisée que j'aurais été en mesure de m'endormir n'importe où. Et de fait, je sombrai si rapidement, que je ne m'en rendis pas compte.
***/+/***
Lorsque je me réveillai, William était étendu contre moi, et je me sentis légèrement grisée par sa présence si proche. Même au refuge Malkavien, il n'avait pas assez confiance en les autres résidents pour se laisser aller à s'allonger, sombrant généralement en torpeur en position assise, prêt à bondir à la moindre alerte. C'était donc la première fois que je le trouvais allongé, et j'allumai l'écran de mon téléphone avec la luminosité au minimum pour pouvoir le regarder.
Il était toujours assez impressionnant d'observer en vampire en sommeil, puisqu'ils ressemblaient alors à un parfait cadavre. Pas le moindre souffle ni le moindre frémissement de vie, une peau froide et dure comme du marbre... Cependant toutes les journées à dormir aux côtés de ma mère avaient retiré tout l'effroi que leurs corps inanimés pouvaient représenter, et je souris largement en admirant la beauté figée de mon garde du corps.
J'avais déjà constaté combien son sommeil était léger comparé à celui de ma mère, et je pris soin de ne pas le bousculer en me levant. J'avais besoin d'une bonne douche et je voulais profiter du temps pour me changer.
Comme au refuge Malkavien, l'eau qui coulait ici était froide, mais je préférais cela à la saleté. Mes mésaventures dans les conduits de chauffage du vieil hôpital allemand avaient déposé une couche de rouille, de poussière et de toile d'araignées sur mes vêtements et du sang avait aussi imbibé mon pantalon, de ce fait j'avais hâte de les retirer. Heureusement, les goules de William avaient manifestement fait leur travail, car mon sac était posé juste au bout du matelas, et je l'empoignai avant de regagner la salle de douche.
Maintenant que j'y pensais, le refuge de William avait sans doute été conçu comme un abri contre les bombardements, pour les populations civiles pendant la seconde guerre mondiale. Il était composé d'une grande pièce vide à côté de laquelle se trouvait une salle plus petite pourvue d'une dizaine de cabines de douches et autant de cabinets de toilettes. Sans doute ce genre de lieux avaient-ils été condamnés lors de la reconstruction du Havre, pour éviter d'être exploités par les dealers de drogue et autres populations indésirables… Et à en juger par l'étrange entrée utilisée par William pour accéder à son refuge, il était évident qu'il avait dû lui-même creuser à travers le mur pour la créer.
L'installation électrique était vétuste, mais il avait manifestement fait quelques efforts pour la maintenir en état de fonctionnement, au moins dans la salle de bain. Je fis rapidement ma toilette et enfilai des vêtements propres avant de regagner la salle principale, curieuse d'en apprendre plus sur William. Outre le matelas, son seul mobilier consistait en un ensemble de coffres cadenassés, et je renonçais à tenter de les crocheter, ne serait-ce que par respect pour le Malkavien.
Au milieu d'une des parois, je trouvais une large ouverture qui avait été murée à postériori, tendant à confirmer ma théorie, mais au-delà de ça, il n'y avait que peu d'indices. D'ennui, je finis par retourner près du matelas. Lucie n'était nulle part visible, mais je ne m'inquiétais pas. Sans doute était-elle allée explorer les étages supérieurs comme elle en avait l'habitude. Elle aussi avait fini par faire confiance à William, malgré sa méfiance naturelle envers les vampires.
Près du sac, un pack de briquettes de jus de fruit et un paquet de brioches m'attendaient, et je me jetai dessus, légèrement affamée. Il était 18 heures et j'allais encore avoir à attendre jusqu'à 22 heures pour que William se réveille…
À la nuit tombée, mon garde du corps me fit m'exercer au sabre pendant plusieurs heures après quoi il m'accompagna hors de son refuge pour prendre un peu l'air et manger. Ses goules étaient des jeunes hommes qui habitaient dans les HLM aux alentours et qui donnaient à William de l'argent et quelques menus services en échange de "la plus merveilleuse drogue" qu'ils aient pu goûter. Ils n'étaient pas au courant de sa nature, mais le traitaient comme un chef de gang providentiel et étaient prêts à obéir au moindre de ses désirs pour rester dans ses bonnes grâces.
Ils me fournirent une couverture et des serviettes propres, ainsi qu'un véritable repas sous la surveillance de mon garde du corps, et j'eus un peu l'impression d'être traitée comme une reine.
La nuit fut agréable, et la suivante aussi, mais j'avais surtout hâte au dimanche soir pour pouvoir retrouver mes parents et le confort de ma chambre. Bien entendu, j'ignorais de quoi les prochaines nuits allaient être. Ma mère avait parlé de plusieurs épreuves, et je n'étais pas certaine de la façon dont elle allait interpréter la participation de William dans celle-ci. De plus, j'étais angoissée à l'idée qu'elle me considère fautive dans les événements qui s'étaient déroulés vendredi. Même si William ne voyait absolument pas en quoi la mort d'un Lasombra pouvait nous être préjudiciable, j'avais quelques réserves sur la réaction de mes parents à ce propos.
Techniquement, notre ennemi n'avait été coupable d'aucun bris de Mascarade, et même si ses goules avaient ignoré mes avertissements, j'avais pénétré dans son refuge pour sauver un humain, en dépit de toute logique et au mépris de nombreuses règles…
***/+/***
Ainsi, mon retour dans la demeure se déroula avec une certaine solennité. Dès que la nuit était tombée, j'avais rangé mes quelques affaires et m'étais assise sur mon sac en attendant que William ne s'éveille. Il m'avait déposé sans tarder, et je m'étais installé dans le salon après avoir ingurgité un bref repas.
Comme je m'y attendais, Kevin fut le premier à me rejoindre.
- Bonsoir Nathalia. Comment s'est déroulée ton épreuve ?
- Bonsoir Kevin. Mouvementée, je t'avoue. Rétrospectivement, je n'ai sans doute pas pris les meilleures décisions. Je ne me suis pas fait attraper, mais j'espère que mes choix ne me porteront pas préjudice… Je raconterai tout lorsque mes… ma mère et le primogène Ewans seront présents.
Il me répondit d'un hochement de tête, et nous attendîmes plusieurs minutes en silence jusqu'à ce que Steren puis Aïlin nous rejoignent.
J'avais salué respectueusement mon père, comme d'habitude, mais lorsque ma mère sortit à son tour du couloir, je m'empressai de me couler dans ses bras.
- Ma chérie. Comment vas-tu ?
- Ça va. Je suis heureuse d'être rentrée.
- Viens, nous sommes tous impatients d'écouter ton histoire. Le primogène Senek m'a contacté. Il m'a dit que tu lui avais volé de l'argent. Mais il semblait plutôt amusé, je pense que tu pourras le rencontrer pour t'excuser.
Je hochai la tête et nous nous assîmes sur le fauteuil. Je livrai mon histoire telle que je l'avais vécu, mais lorsque j'en vins à la nuit de jeudi à vendredi, je vis au visage soudainement fermé de ma mère que mon erreur était loin d'être anodine. Même mon père, qui se montrait habituellement imperturbable, avait croisé les bras et fixait Aïlin, comme s'il attendait une réaction de sa part.
Ils ne m'interrompirent pas, attendant que j'aie terminé mon récit, cependant j'avais deviné à leur posture que la suite ne serait guère agréable pour moi et lorsque je me tus, mon estomac s'était douloureusement serré.
Steren fut le premier à m'attaquer.
- Puisque ton intelligence est prétendument exceptionnelle, peux-tu me rappeler la sixième tradition de notre société ?
Une boule alla se loger dans ma gorge, et j'eus du mal à avaler ma salive.
- Tu ne tueras point ton prochain. Le droit de destruction n'appartient qu'à ton Ancien. Seul l'Aîné peut décréter une Chasse de Sang.
Ma mère prit le relai.
- Nous sommes d'accord que tu assumes l'entière responsabilité pour les actions commises par ton garde du corps, n'est-ce pas ?
Je n'hésitai pas une seule seconde. William risquait bien trop gros et il était hors de question qu'il soit condamné par ma faute.
- Oui.
- Bien. Tu comprendras donc qu'il est impensable que j'offre l'Étreinte à une personne qui est déjà incapable de respecter nos règles en l'état actuel. Je suis extrêmement déçue par ton comportement, Nathalia.
Je baissai les yeux. Plus que tout, c'était l'expression douloureuse de ma mère qui me faisait sentir méprisable. Je faisais souffrir l'être qui m'aimait le plus au monde et qui avait déjà tant sacrifié pour pouvoir m'adopter.
- Je suis désolée. J'ai fait preuve de stupidité. Je suis indigne de recevoir l'Étreinte. Je me plierai à toute sanction que vous jugerez appropriée.
J'avais envie de disparaître sous terre. Kevin était toujours dans la pièce et je pouvais sentir son regard peser sur moi, en plus de ceux de mes parents. Comme eux, sans doute devait-il me juger pour cette légèreté qui m'avait toujours caractérisée. Agir et réfléchir ensuite, se moquer des conséquences jusqu'à ce qu'elles me retombent dessus... Je fermai brièvement les yeux, attendant ma sentence, mais ce fut à nouveau la voix de Steren qui retentit.
- Nous devons prendre le temps de réfléchir. Ce que tu as fait est trop grave pour se contenter d'une tape sur les doigts. Va dans ta chambre jusqu'à ce que l'on vienne te chercher.
Je hochai la tête et me levai, le regard fixé sur mes pieds. J'avais merdé dans les grandes largeurs. Je le savais pourtant ! Mais qu'est-ce qu'il m'avait pris de vouloir jouer les sauveuses ?!
Dans la chambre, j'expliquai brièvement à Lucie les raisons de ma triste mine, et comme d'habitude elle fustigea mes vampires de parents.
- Ces règles sont débiles. Elles ont été établies pour des vampires, et tu n'en es pas encore une ! On ne peut pas te punir pour avoir tué un vampire en légitime défense !
- J'étais dans son refuge, Lucie.
- Ce n'était pas indiqué, tu pouvais pas le savoir !
Je roulai des yeux face à l'absurdité de sa réponse et me laissai tomber sur le lit, l'estomac noué. Mon stress me donnait envie de vomir le maigre repas que j'avais avalé.
Toute la maison était silencieuse mais dans mon cerveau, mes pensées fusaient dans tous les sens, échafaudant mille et un scénarios sur la forme qu'allait prendre ma sanction. Il était évident que je n'étais pas près de recevoir l'Étreinte. Mais je savais aussi que cela ne constituerait pas une punition en soit aux yeux de Steren, pour qui la vitae vampirique n'était en aucun cas un dû. Et si du temps de ma scolarité, il estimait suffisant de me garder enfermée et privée d'ordinateur, j'étais prête à parier que ma leçon allait cette fois être plus douloureuse.
Comme je m'y attendais, ce fut mon père qui vint me chercher dans ma chambre, et ce fut sans un mot qu'il me fit signe de le suivre. Ma mère était toujours assise sur le canapé, le regard fuyant, et Kevin n'avait pas bougé non plus, comme s'il était légitime qu'il assiste à cela.
Je supposai que mon père voulait au passage lui faire la leçon, montrant par-là quel tuteur exemplaire il se figurait être. À mes yeux, cela voulait surtout dire qu'aucune mansuétude ne lui serait permise. En autorisant son apprenti à être présent, il endossait la posture de primogène Tremere avant celui de père…
Incertaine quant à la position à avoir, je restai debout face à la table, les bras croisés derrière le dos et le regard perdu dans les motifs du carrelage en pierre. J'avais l'impression que mes pieds s'étaient changés en plomb.
Ma mère reprit la parole.
- Nathalia. Il faut que tu prennes conscience de l'extrême gravité de tes actes. Ta décision inconsidérée a coûté la vie d'un vampire. Il n'était pas, à ma connaissance, membre de notre communauté. Mais cela aurait pu être n'importe qui. Plus grave, ton irréflexion aurait pu conduire à la condamnation de William, pour qui ta survie prévaut sur toute autre chose. Si tu devais réitérer ce genre d'erreur une fois étreinte, en tant que Primogène, je n'aurais d'autre choix que de te conduire devant le Prince pour y être jugée. Tout cela… et les choses que tu as pu faire cette année passée, me portent à croire que tu es trop jeune et trop immature pour partager mon sang. À mes yeux, cette première épreuve est donc un échec, qui retarde d'au moins un an ton Étreinte.
Je hochai la tête en silence, et Steren prit le relai.
- Comme tu le sais, à travers notre rang, nous sommes les garants et les protecteurs des principes de la Camarilla, et il est de notre devoir d'inculquer fermement aux jeunes générations les valeurs de notre société. Par ton comportement, tu as jeté l'opprobre sur cette même éducation que nous nous sommes efforcés de te transmettre, et tu as entaché la réputation d'Aïlin, qui t'a pourtant autorisée à porter son nom. Aujourd'hui, j'en suis même à me demander jusqu'où tu serais capable d'aller par peur de mourir. Avons-nous seulement eu raison de te confier nos secrets ?
Je relevai brusquement la tête et ouvrit la bouche, prête à me défendre face à ses accusations, cependant il leva la main pour me faire signe de me taire.
- Inutile de te justifier, Nathalia. Je sais déjà ce que tu es prête à me jurer, exactement comme n'importe quel humain est prêt à promettre tout et n'importe quoi dès lors que quelques gouttes de notre vitae sont en jeu.
À travers son regard, je compris d'un seul coup le changement de paradigme qui s'était opéré dans son esprit. Je n'étais plus une recrue prometteuse et encore moins un membre de sa famille, mais une vulgaire humaine, un être faible et amoral, dépourvu de volonté et capable de trahir ses convictions intimes pour protéger sa vie. Et alors que je prenais conscience de cela, mon univers s'écroulait. Cette famille rêvée que j'avais imaginé, ce père que je voyais en lui, cette affection que j'avais cru déceler… Tout cela n'était que chimère et fumée, une supercherie inventée par mon cerveau carencé.
Tremblante, je n'osais tourner les yeux vers ma mère, de peur d'y voir le même regard, sachant pertinemment que cela risquait de m'achever. Dans mon dos, mes doigts s'étaient serrés compulsivement les uns dans les autres, reproduisant un tic nerveux dont je croyais être débarrassée.
J'aurais préféré la douleur physique à ce sermon acide. Mais mon calvaire ne s'arrêta pas là. Ma mère reprit la parole, et sa voix sonna étrangement à mes oreilles.
- Tu comprendras j'espère que tes mots n'ont aucune valeur à nos yeux. Seuls tes actes parleront. Et compte tenu de ce qui est en jeu, c'est ton comportement sur le long terme que je veux observer. De ce fait… je te condamne à l'exil. D'une durée indéterminée. Tu quitteras la ville durant la journée. Tu ne chercheras plus à contacter qui que ce soit, ni cette demeure, ni aucun des membres de notre communauté. Et bien entendu tu continueras de protéger la Mascarade.
À l'annonce de ma condamnation, mon regard s'était voilé et j'avais relâché mes doigts pour couvrir mes lèvres, par peur de craquer. Je me concentrai sur ma respiration tandis que mon père prenait le relai.
- Il va sans dire que nous continuerons à te surveiller, et tu sais parfaitement ce qu'une trahison entraînerait. C'est ta dernière chance de faire tes preuves. Par ailleurs, puisque nous ne pouvons pas te faire confiance et pour être bien certain que tes actions n'entacheront plus la réputation d'Aïlin, tu vas récupérer ta réelle identité. Tu nous remettras tous tes papiers avant le lever du jour. Nous te transférerons suffisamment d'argent pour recommencer ta vie dès que tu auras ouvert un compte à ton nom.
Il fit glisser une pochette sur la table basse du salon et je reconnus avec horreur le dossier de l'hôpital Sainte Jeanne au nom de Nathalia Magorian. Cette fois, mes jambes se dérobèrent sous mon poids, et je tombai en arrière, comme si le dossier lui-même allait me faire du mal. Dans ma poitrine, mon cœur battait à toute allure, et je dus lutter pour chasser les larmes qui menaçaient de s'échapper de mes yeux. Sous l'angoisse, ma respiration se fit plus agitée, et j'aspirai de grandes goulées d'air pour tenter de reprendre le contrôle.
- Je…
La suite de la phrase se bloqua dans ma gorge et je couvris à nouveau ma bouche pour ne pas me mettre à hurler. Je savais que je l'avais mérité, mais c'était trop dur. J'étais à nouveau abandonnée, renvoyée, on me faisait disparaître comme on efface une tâche ou une rature. Et ma mère allait m'oublier, comme la précédente.
La maelstrom de mes pensées menaçait de me submerger, mais la voix de Steren claqua, me secouant plus efficacement qu'un seau d'eau en plein visage.
- Conduis-toi dignement, Nathalia, et obéis !
Immédiatement, je me relevai et remontai dans ma chambre. Enterrer ses sentiments. Déconnecter son cœur et laisser le cerveau faire le travail. En quelques gestes, je récupérai mon portefeuille, sans même un regard pour Lucie qui me pressait pourtant de questions. Maintenant que la sentence était connue, j'étais pressée de partir, arracher le pansement d'un seul coup. Je voulais disparaître dans la nature, m'évaporer…
Mes papiers en main, je dévalai les escaliers pour les poser sur la table, mais alors que j'arrivai dans le salon, je sentis brusquement une présence prendre le contrôle de mon corps.
- Ce que vous faites, c'est dégueulasse ! Elle a pas mérité ça !
Kevin me jeta un regard effaré, et Steren haussa un sourcil méprisant.
- De mieux en mieux…
Immédiatement, je me concentrai pour éjecter Lucie hors de moi, et y parvins sans difficulté.
- Tais-toi, Lucie ! Je t'interdis d'utiliser mon corps sans mon accord !
- Ce sont des salauds ! Ils valent pas mieux que ceux qui t'ont abandonné. De toute façon ils ont décidé de te jeter comme une vieille chaussette, pourquoi ne pourrais-je pas leur dire la vérité !
D'un geste rageur, elle me montra les vampires avant de se tourner vers mon père, signant maladroitement les mots "Vous. Être. Comme. Anciens. Parents" avant de retraverser le plafond en direction de ma chambre. Ma mère se tourna vers les deux Tremeres pour avoir la traduction.
- Qu'a-t-elle dit ?
Je secouai la tête.
- Rien d'intéressant.
- Je crois qu'en substance, elle dit "vous êtes comme ses anciens parents", quelque chose comme ça.
Je me retenai de fusiller Kevin du regard et posai les papiers sur la table avec une certaine brutalité.
- Ce n'est pas vrai, je ne pense pas ça. Vous m'avez énormément offert mais j'ai gâché ma chance. Je me suis montrée indigne de votre générosité. Je suis sincèrement navrée pour toutes les erreurs que j'ai pu commettre et je vous remercie à nouveau pour la patience dont vous avez fait preuve à mon égard. Maintenant… je vais m'appliquer à vivre en respectant tous vos préceptes, dans l'espoir qu'un jour vous me jugiez à nouveau digne de vous revoir. Vous allez me manquer…
À nouveau, ma gorge se noua, et je laissai échapper un reniflement douloureux.
- Pardon. Je serais partie avant la tombée du jour. Même si ma parole ne vaut plus rien à vos yeux, je vous promets que plus jamais vous n'aurez à avoir honte de ma conduite. Au revoir.
Je m'inclinai et remontai les marches à toute vitesse, incertaine de réussir à tenir jusqu'à ma chambre. Mon combat intérieur m'avait épuisé mais j'avais besoin de toutes mes capacités pour mener à bien mes tâches. Faire ma valise, rassembler tous mes effets personnels, retirer les draps, ranger ma chambre. Cette fois c'était un départ sans date de retour. Sans aucune certitude de retour même. Après tout, Aïlin était libre de m'oublier. Elle n'était plus rattachée à moi, si ce n'est à travers ses souvenirs. Et c'était une vampire, elle vivait depuis si longtemps qu'il devait lui être facile d'oublier…
L'esprit étrangement vide, je terminai mes préparatifs en début de matinée. Juste avant la tombée de la nuit, Steren était venu me réclamer le pendentif de protégée de la Camarilla, quant à Aïlin, elle n'était pas réapparue, et quelque part, c'était mieux ainsi.
Je quittai la demeure en début d'après-midi, juste après un bref repas, prête à entamer une nouvelle vie. J'avais refusé de prendre mes anciens papiers d'identité, l'argent qu'ils m'avaient laissé et même mon téléphone portable. Il était hors de question que j'endosse ma précédente identité, et de toute façon j'avais encore un peu plus de 300€ en espèces dans mon portefeuille.
Je pris un premier bus en direction de mon refuge pour débrancher toute mon installation et récupérer quelques effets supplémentaires, puis je partis vers la gare routière, sans un regard en arrière. Lucie avait gardé le silence durant tout le long, et je lui en fus reconnaissant. J'avais besoin d'être seule pour faire mon deuil.
Puisque l'on m'avait officiellement autorisé à quitter la ville, je décidai de prendre la direction de Lille. Une métropole proche de la frontière tout en restant suffisamment proche du Havre pour faire l'aller-retour durant une nuit d'hiver. J'arrivai sur place en début de soirée, et dénichai un lit en auberge de jeunesse en attendant de trouver mieux. Je voulais repartir de zéro, changer de nom, de prénom, changer d'apparence… Je voulais disparaître dans la nature, et le soir même, je m'y attelais depuis mon ordinateur portable.
Nom, Prénom : Moreau, Gabrielle. Date et lieu de naissance : 17 juin 1996 à Rouen. Fille de Isabelle et François Moreau, père décédé, mère remariée et partie vivre dans le sud de la France. A pris une année sabbatique en Angleterre suite à l'obtention du Baccalauréat. Vient de retourner en France…
Une identité passe-partout, une histoire crédible, une absence de lien justifiée. À l'aide de ma webcam et d'un logiciel de photo-montage, je créai une parfaite photo d'identité, changeant la couleur de mes cheveux et de mes yeux avant d'envoyer le tout à un faussaire sur le dark-web. Depuis Internet, je pouvais accéder à mon ancien compte en banque même sans ma carte bleue, et j'utilisai une partie de l'argent disponible pour commander mes nouveaux papiers. Après tout, j'avais travaillé pour réunir cette somme, autant que je m'en serve…
Lorsque je m'endormis ce soir-là, je n'avais toujours pas évacué la douleur qui menaçait de me submerger depuis l'annonce de ma sanction. J'avais tout fait comme un parfait robot, sans émotion, sans âme… Mais je savais qu'il allait falloir que j'ouvre les vannes tôt ou tard.
***/+/***
Dès le lendemain matin, je me rendis chez un coiffeur pour décolorer ma longue tignasse brune. Je ne voulais plus être le parfait clone de ma mère, et je décidai de virer au blond platine, conformément à la photo créée par mes soins. J'achetai aussi une paire de lentilles marrons pour changer la couleur de mes yeux, une crème solaire auto-bronzante et quelques vêtements plus colorés que mon habituelle garde-robe.
Dès le mardi, je trouvai un petit boulot dans une entreprise d'emballage qui payait à la mission et surtout en espèces. C'était laborieux et répétitif, mais cela m'empêchait de trop réfléchir, et pour l'heure cela me convenait parfaitement.
Je reçus mes nouveaux papiers d'identité une semaine plus tard, et j'en profitai immédiatement pour ouvrir un compte en banque et signer un contrat de location pour mon premier vrai logement. C'était un appartement modeste mais largement suffisant pour moi seule, au cinquième étage d'un immeuble moderne situé en périphérie du centre-ville. De plus, l'appartement était déjà meublé, ce qui m'évitait d'avoir à acheter du mobilier.
Ainsi, ce ne fut que le premier soir de mon installation officielle que je décidai de relâcher tout ce que j'avais enfermé. Nous étions samedi soir et cela faisait quasiment deux semaines que Steren et Aïlin m'avaient annoncé ma sentence. Un peu moins de deux semaines que mes parents adoptifs m'avaient abandonnée…
J'avais acheté une bouteille de rhum aromatisé pour "fêter" mon emménagement et je m'étais assise directement sur le linoléum de mon appartement, un large gobelet en plastique entre les jambes. Je ne travaillai pas le lendemain mais surtout, pour la première fois depuis mon départ, j'avais enfin quitté les dortoirs communs de l'auberge de jeunesse.
Débouchant la bouteille d'alcool, le cœur battant, je me servis un premier verre, comme une parfaite métaphore de ce que je voulais libérer. Après mon départ du Havre, j'avais posé un bouchon sur mes émotions. J'avais scellé le tout et attaché l'ensemble pour ne rien laisser échapper. Calfeutrer ma souffrance, emprisonner ma détresse, enterrer mon désespoir…
Mais il fallait que j'avance, que je baptise cette nouvelle vie. Et quoi de mieux pour cela qu'un verre d'alcool, éternel interdit de la précédente ?
Je bus lentement le premier verre, savourant la brûlure du liquide dans ma gorge. J'aurais aimé qu'Evguenia soit là… C'était sucré, liquoreux mais aussi puissant, et cela me provoqua quelques quintes de toux, sous le regard amusé de Lucie. Me servant immédiatement un second verre, je le levai en direction de mon amie avec un sourire.
- Et une règle de transgressée ! À ta santé, très chère. Je regrette que tu ne puisses pas boire avec moi.
- Et moi donc. Désormais tu es libre, tu peux faire ce que tu veux. Ne retourne plus jamais là-bas ou cette société corrompue te tuera plus vite que l'espérance de vie humaine, j'en suis persuadée…
Je soupirai, reposant lourdement le verre, après l'avoir vidé cul sec.
- Tu sais très bien que s'ils revenaient me chercher, je m'empresserai de me jeter dans leurs bras. Je dois être masochiste mais… Ces cinq dernières années, j'ai été heureuse… je crois. J'avais une famille, des amis… !
Doucement, les larmes se mirent à couler sur mes joues. L'alcool aidant, le barrage apposé sur mes émotions commençait déjà à céder. Cela ne m'empêcha cependant pas de remplir un troisième verre, renversant un peu de rhum au passage. Sous mes yeux, Lucie commença à faire les cent pas.
- Ton soi-disant père… Il n'a fait que t'utiliser. Tu n'étais qu'une expérience à ses yeux ! Les vampires sont des démons, ils n'ont pas de cœur, ils sont incapables de ressentir les émotions que tu espères ! Ça ne m'étonnerait même pas qu'il se présente en sauveur d'ici quelques mois pour t'autoriser à revenir et profiter de ton désespoir pour te faire faire ce qu'il veut !
Je vidai mon troisième verre avant d'éclater d'un rire cynique.
- Je faisais déjà tout ce qu'il voulait. J'avais tellement peur qu'ils me rejettent… Ils m'ont fait croire que j'avais le droit au bonheur... Elle m'avait promis que jamais elle ne m'abandonnerait et j'ai cru bêtement que c'était un acquis. Mais… Tout ça c'était temporaire. J'aimerais tant pouvoir retourner en arrière… redevenir sa petite fille, pouvoir me réfugier dans ses bras sans me préoccuper de rien…
Désormais, mes larmes coulaient à flot, et j'étais incapable de les arrêter. Mais de toute façon il fallait que ça sorte. Que j'exorcise le poison qui menaçait d'engloutir mon âme.
Mon amie tendit les bras dans ma direction, effleurant mon corps de ses doigts translucides.
- Moi je suis là, Nath'. Je resterais à tes côtés pour toujours. Jamais je ne t'abandonnerai. Je te le jure !
- Je sais. Merci Lucie. Sans toi, je ne sais pas ce que j'aurais fait. Mais j'avais besoin de parents, je voulais me sentir aimée pour qui j'étais. Je voulais tellement… que quelqu'un me regarde autrement qu'avec pitié ou dégoût !
Dans ma poitrine, je ressentais le désespoir comme un monstre détruisant tout sur son passage, lacérant mon cœur à coups de griffes acérées. Soudain, je poussai un long gémissement, martelant frénétiquement le sol à coups de poings pour ressentir un peu dans mon corps ce que je ressentais dans mon âme.
- J'aurais préféré qu'ils m'enferment ou même qu'ils me frappent ! J'aurais mille fois préféré la douleur physique ! Pourquoi ils m'ont fait ça ! C'est injuste ! Je voulais qu'ils soient fiers de moi ! Je voulais avoir une famille !
Plongeant la tête la première en avant, je me serais prise la bouteille si Lucie ne l'avait pas précipitamment écartée de mon chemin. Je m'effondrai néanmoins sur le sol, anesthésiée par l'alcool.
- Tu peux encore avoir une famille. Tu peux oublier tout ça, trouver quelqu'un avec qui partager ta vie… Je m'effacerai même, si cela pouvait permettre de te rendre heureuse…
- Ne dis pas n'importe quoi. C'est ma mère que je veux. Mon clan. Mes amis. J'avais promis à Stefania d'être là quand elle reviendrait. À David de danser avec lui pour la fête du Prince… À Kevin de l'aider à faire des rencontres… Même si je suppose qu'à mon retour, il aura déjà appris tout seul. Evguenia qui avait prévu une surprise pour mon anniversaire… J'espère qu'elle ne se sera pas montrée trop insolente face à ma mère en apprenant la nouvelle...
Au fur et à mesure que j'égrenai les noms des personnes qui comptaient pour moi, je pris conscience de l'inéluctabilité de mon destin. Il n'était pas question que j'abandonne… Je n'en avais pas le droit. Bien sûr, je pouvais me contenter d'attendre, et espérer que ma mère ne m'oublie pas, qu'elle veuille encore de moi après une année sans me voir… Ou bien je pouvais prendre ma vie en main et provoquer le destin. Il suffisait de se faire remarquer… de se rendre utile aux yeux des vampires… indispensable même pour éviter qu'on ne me remplace ou qu'on m'abandonne à nouveau. Après tout, j'étais un génie… Je pouvais trouver quelque chose… Quelque chose pour qu'elle me juge digne de partager son sang… malgré mes erreurs.
Voyant que mes larmes s'étaient taries et l'air pensif sur mon visage, Lucie manifesta sa perplexité.
- On dirait que tu as une idée derrière la tête.
- Ouai. Je vais me conduire en vampire, exactement comme ils me l'ont appris. Je ne réclamerai pas l'Étreinte. Au contraire, je vais faire en sorte qu'ils se battent pour me l'offrir. Après tout, le primogène Senek m'a déjà dit que mes talents étaient recherchés parmi les vampires, tout comme les Giovannis ou Graf Orlock... Si je me faisais « accidentellement » remarquer par des vampires d'ici, elle n'aura d'autre choix que de venir me récupérer et revendiquer mon appartenance… Et alors nous verrons si je suis suffisamment digne pour porter son nom…
Fin du chapitre 33
Ah ah ah... J'avais pas du tout prévu cette fin... 😅 Ce chapitre est parti en freelance total, mais j'ai des putains d'idées pour la suite !
Bon sang, ce moment où ton personnage décide se rebeller et de pas suivre le plan qui était prévu... En tout cas, j'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire que j'en ai à l'écrire. ^^
Bon, je pense pouvoir publier le chapitre 34 d'ici le 2 novembre, tout du moins je vais essayer. Vendredi soir, vacances ! o/
