DES GENS ORDINAIRES
(décembre 844)
Erwin Smith

Livaï semble glacé et je cherche tout de suite du regard un endroit où nous réchauffer. Je crois me rappeler de l'existence d'un café dans les parages. La neige se met à tomber tandis que je nous emmène vers le premier établissement qui se présente - c'est bien celui dont je me souvenais ; il y fait bien chaud, les lumières sont chaleureuses, à tel point qu'il nous faut bientôt retirer nos manteaux.

Nous nous dirigeons vers une table isolée et commandons deux grogs à la serveuse. Rien de mieux pour se réchauffer ! Je tiens à ce que Livaï garde le moral jusqu'à la fin. Cette bataille lui a fait plaisir, je pense. A moi aussi. Il semble plus détendu et disposé à discuter. Je ne sais pas sur quoi lancer la conversation, et je ne nous vois pas nous dévisager pendant plusieurs minutes sans rien dire. Ce n'est pas que cela me mette mal à l'aise mais cela me paraît du temps de perdu.

Nos grogs arrivent enfin et nous pouvons chauffer nos mains rougies au contact de la céramique. Nous faisons durer la boisson en la buvant à petites gorgées - elle est brûlante - et je ne peux m'empêcher de rester fixé sur les mains de Livaï, entourant sa tasse. J'ai l'impression que sa peau est un peu craquelée par le froid...

Je lui demande alors pourquoi il ne s'achète pas des gants. Il me répond de façon désinvolte que c'est bon pour les "bourges", et qu'il n'en a pas besoin. Je lui rappelle que j'en porte moi aussi, pourtant je ne suis pas un aristocrate. Ici, il semble gêné et détourne le regard en murmurant qu'il le sait, même si au début il pensait que j'en étais un. Je comprends son point de vue. Maintenant que j'y pense, j'aurais sans doute pu me débrouiller autrement pour l'intégrer dans le bataillon. Mais il semblait... il était si peu coopératif que j'ai dû utiliser cette méthode un peu discutable...

Je n'ose pas lui demander s'il m'en veut encore... Alors il me dit de lui-même qu'il s'est trompé sur moi. Que même si parfois j'ai l'air d'un "richard" au point d'écraser tout le monde, au fond je suis ne suis qu'un... "péquenot" comme lui... Et bien, je suppose que c'est un compliment de sa part !

Le silence s'installe un moment, à peine troublé par l'ambiance feutrée du café. Je me sens bien dans ces moments-là, quand je peux rester ainsi sans ressentir de vide ou de manque, quand tout semble si parfait qu'on imagine pas ce qui se trame de l'autre côté du Mur. Depuis le début de cette soirée, j'ai l'impression d'être revigoré par tout un tas de choses, des choses très simples et ordinaires, et c'est très agréable. Si Livaï ressent la même chose, alors c'est parfait. Je voudrais ne rien briser, ne rien désenchanter, mais je pense que c'est le bon moment pour lui poser la question...

Tu me haïssais vraiment, Livaï ? Je sais que je le méritais sans doute, mais cela m'attristait, car je sentais cette haine me transpercer aussi sûrement qu'un couteau... J'aurais voulu que cela se passe autrement, mais le mal est fait. Livaï lève les yeux de sa tasse et me regarde calmement, avec des yeux presque doux, tout à fait à l'opposé de son discours. Il me rétorque que j'ai fait ce que je devais pour aller au bout de mon idée, et c'est une chose qu'il admire chez moi. Ah oui, vraiment ?... Tu me demandes de ne pas regretter ? Mais... tes deux amis, Isabel et Furlan, ils sont morts à cause de cela... Ils étaient deux très bons soldats...

Livaï pose sa tasse et ses yeux s'arrondissent de surprise. Il murmure "tu te souviens de leurs noms..." dans un souffle lent et triste. Bien sûr que je me souviens de leurs noms. Et pas seulement des leurs... C'est le moins que je puisse faire pour les disparus... Livaï se ressaisit et affirme qu'Isabel et Furlan seraient contents qu'il soit resté dans le bataillon. Après tout, pour donner un sens à leur mort, c'était la meilleure chose à faire. Je souris tristement ; ce sourire ne me vient pas facilement... C'est donc pour eux que tu es resté finalement. Je me le suis si souvent demandé... Je croyais qu'il y avait... une autre raison...

Livaï commence à me dire qu'il y a d'autres raisons, oui... mais ne va pas plus loin et boit son grog pour couper court à la conversation. J'aurais bien voulu qu'il finisse pourtant... Cela avait l'air... intéressant... Je lève ma tasse en l'air en proclamant un toast pour les disparus, pour ceux qui ne peuvent pas trinquer et ceux qui les pleurent encore. Livaï suit le mouvement et nous finissons notre boisson solennellement.

Au moment de sortir, une étoile filante passe dans le firmament au-dessus de nos têtes. Les autres passants l'ont aussi remarquée et tout le monde semble s'immobiliser. Livaï s'apprête à me demander ce que c'est qu'une étoile filante - il croit que j'ai toujours réponse à tout - mais je lui dit que ce serait trop compliqué à expliquer, et que c'est l'occasion de faire un voeu. Nous restons tous silencieux, les yeux levés au ciel, formulant en pensée quelque chose que nous souhaitons voir se produire. Cette étoile me prend en dépourvu ; je n'ai pas réellement pensé au bon moment à ce que je voulais vraiment voir se réaliser. J'ai bien des tas d'idées, mais aucune ne l'emporte sur l'autre. Et puis, je ne suis pas très porté sur ces superstitions après tout... Mais il y a quelque chose que je souhaite malgré tout, après tout le reste. Aucune chance que cela se réalise, mais cela ne coûte rien de l'espérer.

J'ai souhaité que cette nuit ne s'achève jamais. Que la sensation de bien-être qui est mienne en ce moment puisse perdurer. Je n'ai jamais rien souhaité pour moi-même jusqu'à présent. C'est la première fois... et j'ai le sombre pressentiment que rien de tout cela ne durera, qu'un danger effroyable nous guette. Quand mes yeux se portent sur le haut sommet du Mur Maria, je me mets à frissonner sans raison... C'est Livaï qui me ramène à la réalité. Il me demande quel voeu j'ai fait. Hmm, si je te le dis, il ne se réalisera pas. Et... je sais qu'il ne se réalisera pas, demain le soleil se lèvera et nous reprendrons notre vie de soldat, comme avant. Il m'annonce qu'il ne me dira pas non plus celui qu'il a fait. Eh, attends, tu en as vraiment fait un ?

Livaï me dépasse et je le laisse nous diriger vers le sud, vers la masse imposante de Maria. Elle m'a tellement impressionné la première fois que je l'ai vue... Le profil de la déesse se dessine à peine sur l'ombre de la porte de devant et tout à coup, je me sens oppressé. Livaï doit ressentir la même chose car il fait demi-tour en grommelant que cela lui rappelle le boulot, et que c'est désagréable... Je comprends, fuyons d'ici.

Je le sens attristé et je ne veux surtout pas qu'il perde sa bonne humeur. Alors je me risque à passer un bras sur ses épaules, m'attendant à tout instant à ce qu'il me rejette sans ménagement. Mais il ne réagit pas, et me laisse lui donner l'accolade sur un bon bout de chemin. Des badauds nous jettent des regards curieux, mais je m'en moque. Aucun d'entre eux n'est à notre place, aucun d'entre eux ne ressent les choses comme nous les sentons à présent. Ils pourraient tout aussi bien ne pas être là.

Livaï finit par se dégager en douceur et marche à reculons en me regardant. Il me demande pourquoi je n'ai pas répondu à la question de Mike l'autre jour. Je fais semblant de ne pas comprendre, histoire de me donner du temps... Car je pense qu'il ne se contentera pas d'une échappatoire cette fois. Tout laisser tomber, mener une autre vie ? Cela ne m'a jamais traversé l'esprit. Je ne sais rien faire d'autre que me battre, et apporter la victoire à l'humanité est mon seul but. Est-ce que ces mots sonnent creux ? Ils me semblent pourtant que c'est bien la vie que j'ai choisie...

Livaï se met à se moquer gentiment, en prétendant que je suis bien trop intelligent pour ne rien savoir faire d'autre. Il me dit que j'ai de la chance d'avoir été à l'école. Hmm, c'est vrai mais ce ne sont pas forcément mes meilleurs souvenirs. Je lui explique que j'étais le fils du professeur et qu'en tant que tel, et conformément à une tradition bien ancrée chez les humains, j'étais rejeté de presque tout le monde. Mike était mon seul ami. J'essayais de me défendre en leur parlant, mais ça ne marchait pas vraiment.

Les mots peuvent blesser, Livaï. Ils peuvent même tuer... Alors oui, tu vois... C'est pour cela que je me confie peu. Je ne veux plus blesser personne... même si les morts... sont inévitables... Tu n'as pas besoin d'en savoir plus, juste de comprendre...

Et comme je m'en doutais, il comprend parfaitement, sans me demander de détails.

Livaï me rétorque que les emmerdeurs ne comprennent que les coups, et qu'il n'y a pas mieux pour dresser quelqu'un. Je réalise alors à quel point sa vie a été différente de la mienne, et je ne peux m'empêcher de vouloir en savoir plus. Je ne veux pas paraître indiscret, bien sûr, mais s'il refuse de me répondre je ne m'en formaliserai pas. Je lui demande de me parler de ses parents.

Il baisse la tête et je sais que j'ai touché un point sensible. Il n'y a jamais fait que de vagues allusions jusqu'à maintenant. Il essaie de se dérober, et de me faire croire que sa vie n'est pas un sujet si important, que c'est ennuyeux... mais j'insiste, juste un peu. Il me révèle que sa mère est morte quand il était tout petit, à un âge où les souvenirs commencent à peine à se former. De quoi est-elle morte ? Livaï me regarde de travers, d'une façon qui ne m'a jamais plu, et me rétorque que sa mère était une... "pute". Et qu'avec cette donnée en tête, je devrais pouvoir deviner ce qui a dû se passer.

Je me sens un peu honteux de l'avoir lancé sur ce sujet. Alors je lui dis que je suis désolé pour lui. Quelle dureté, même dans mes mots... Je ne m'attendais pas à une telle tragédie... Il a eu de la chance de s'en sortir. Je veux dire... cela aurait pu être bien pire vues les circonstances... Je sais que le trafic d'êtres humains était florissant dans les bas-fonds fut un temps... Il aurait pu arriver des tas de choses horribles à Livaï...

Mais il balaie ma sollicitude d'un geste de la main en m'assurant qu'il s'en est mieux sorti que bien d'autres. Et puis il y avait le fameux "Kenny", son père à ce qu'il dit. Enfin, il ne l'a jamais affirmé clairement. Apparemment, il a trouvé quelqu'un de confiance pour le protéger assez longtemps. Si cet homme est toujours vivant, je me devrais de le remercier pour ça.

Après toutes ses petites révélations en cascade, je me rends compte que Livaï est aussi seul que moi. Lorsque je le lui dis, il se place de nouveau à côté de moi et m'offre de nouveau son regard si doux, si peu habituel. Quelque chose passe entre nous, qui nous fait du bien même si une certaine amertume se cache encore sous cette sensation agréable.

Alors que nous revenons vers le centre de Shiganshina, au milieu des cris des enfants faisant de la luge, je remarque que Livaï s'est remis à souffler sur ses doigts. Il les frotte sans succès, aussi je prends la décision d'intervenir. Je prends ses mains dans les miennes et souffle dessus en les gardant bien au chaud. Il reste immobile, sans doute aussi surpris que moi de mon initiative, mais se laisse faire. Je conclus qu'il lui faudrait vraiment des gants car si ses mains s'abîment, il sera moins bon en combat. Après tout, ses mains pourraient sauver l'humanité un jour. Livaï se laisse prendre à cet argument, mais rétorque qu'il préfère me laisser souffler dessus tout l'hiver, car cela ne lui coûte rien. Eh ! je ne vais pas passer mes journées à faire ça ! Viens par ici, je crois avoir vu une boutique pas loin !

Il renâcle un peu mais nous finissons par nous immobiliser devant la devanture d'un magasin d'articles de luxe - il y en a peu à Shiganshina. Livaï écarquille les yeux devant les prix des gants qui lui semblent sans doute astronomiques. Je lui propose de lui en offrir. Il s'indigne que je puisse dépenser autant d'argent pour si peu mais j'insiste. Je le force à entrer dans la boutique. C'est un ordre de ton supérieur, Livaï, pas de discussion.

Le vendeur se presse vers nous et ne tarde pas à nous montrer ses produits. Livaï fait bonne figure jusqu'à ce que l'homme ait mesuré ses mains. Il lui annonce, contrit, qu'il n'a que peu de produits pour homme à sa taille, mais qu'il va lui montrer ce qui conviendrait. Les paires de gants défilent pendant un moment, mais rien ne trouve grâce aux yeux de Livaï. Je suis moi-même un peu déçu car j'ai une idée bien précise du type de gants qui lui conviendrait. Le vendeur se résout à élargir son champ de recherche et nous présente alors la perle rare : des gants blancs, en peau de chevreau, d'une douceur incomparable. Livaï passe son doigt dessus et je devine qu'il aime ce contact. Je lui conseille de les passer pour voir s'il sont à sa taille. Il les enfile sans aucune difficulté et annonce qu'il a l'impression de ne rien porter du tout, qu'ils sont comme une seconde peau. Je les trouve magnifiques ; ces gants sont faits pour lui.

Inquiet, Livaï demande au vendeur le prix de ces merveilles. Quand il nous l'annonce, il siffle entre ses dents de dépit et s'apprête à les retirer pour les remettre à leur place, mais je l'arrête. Le prix me convient. Il veut protester mais je refuse de l'entendre. C'est un cadeau que je te fais et on ne refuse pas les cadeaux, c'est impoli. Il se tait alors, et me laisse payer.

Une fois dehors, Livaï semble hypnotisé par ses mains enveloppées de cette peau blanche et douce. Tu vois, ce n'est pas si mal de porter des gants. Je suis sûr que tes mains se réchauffent déjà, je me trompe ? Il ne répond pas tout de suite, mais au bout d'une minute il murmure "Merci, Erwin, ils sont très beaux" d'une petite voix qui ne lui ressemble pas du tout. C'est la première fois qu'on te fait un cadeau ? Je devine que c'est le cas. Je m'en sens encore plus satisfait.

Nous remontons de nouveau la rue vers le grand sapin du centre-ville. Livaï a retrouvé son air enjoué et marche sur un petit muret à côté ; ainsi, il est un peu plus grand que moi et cela me fait un drôle d'effet. Nous nous asseyons alors en face de l'arbre de Yule, dont les branches dégoulinent de la cire des bougies. J'entends des gens chanter au loin et des couples, tendrement enlacés, s'égaient sur les bancs alentours, les yeux brillants de la lueur des flammes d'espoir des habitants de Shiganshina.

Alors que je me rapproche insensiblement de lui, Livaï brise le silence et me demande s'il est d'usage d'offrir des cadeaux à Yule. Je lui réponds que non, mais que cela se fait pour les anniversaires. Livaï semble surpris et me scrute intensément en précisant qu'il ne connaît même pas sa date de naissance. Comme je m'en doutais... Livaï, as-tu détaillé tes papiers d'identité quand je te les ais remis ? Tu devrais le faire.

Il les sort de sa poche intérieure - il a pris l'habitude de ne plus jamais sortir sans - et les examine attentivement. Puis, ceci fait, il m'observe de nouveau et me demande pourquoi je lui ai choisis cette date de naissance, le 25 décembre. Tu as donné peu de détails à l'officier qui t'a auditionné ce jour-là à Trost. Cela se limitait à "fin d'année, probablement en hiver". J'ai dû me contenter de ça pour tes papiers. Un nom complet n'est pas nécessaire pour être en règle mais il fallait une date de naissance. Alors j'ai opté pour celle-ci. Elle est particulière. Livaï me demande pourquoi.

Yule célèbre la nuit la plus longue de l'année, et le retour des jours plus longs. Il symbolise la victoire de la lumière sur les ténèbres. J'ai pensé que dans ton cas... cela était tout indiqué. Tu n'es pas de cet avis ? Livaï répond avec désinvolture qu'après cette nuit, les titans auront donc plus de lumière pour nous pourchasser encore plus longtemps. Ah, ne soit pas défaitiste, les humains aussi ont besoin de lumière.

Les yeux dans le vague, Livaï me répond que j'ai tort, et qu'il en est la preuve vivante. Toutes ces années sous terre... c'est terminé Livaï, n'y pense plus. Tu m'en veux d'avoir choisi ce jour pour ta naissance ? Il me regarde en balançant légèrement la tête et me dit que non, que cela l'a ancré dans la réalité du monde ; que cette date de naissance lui avait toujours manqué et qu'il ne le réalise que maintenant. Je me sens heureux pour lui.

Je me décide enfin à le prendre dans mes bras, tout en faisant en sorte que cela reste purement amical. Il ne me repousse pas et se laisse même un peu aller contre moi. Je ne veux pas qu'il perçoive l'émotion qui me secoue à l'idée de l'avoir ici, à mes côtés. Je crois que j'ai de la chance. Peut-être pense-t-il la même chose.

Il me souhaite un joyeux Yule. Joyeux Yule, Livaï, et bon anniversaire.