Drago n'eut pas à attendre longtemps pour que son plan porte ses fruits. Le soir même, une vision en provenance de son troisième œil le sortit de l'ouvrage historique qu'il était en train de lire.
En ne bougeant que ses bras pour ne pas gêner Sombressence qui s'était endormie sur ses genoux, il posa son tome d'Impureté, une histoire de la déchéance des grandes familles sur la table à côté de lui.
Il fixa ses yeux de chair sur le mur qui lui faisait face et se concentra sur les images envoyées par son œil externe.
Il y avait du mouvement dans la chambre parentale : des lumières qui s'allumaient et s'éteignaient, des habits entraperçus, des vêtements furtifs.
Drago ressentait une fierté mêlée de honte à pénétrer ainsi, secrètement, l'intimité parentale. Ce sentiment se transforma en gêne ennuyée. Ses parents se préparait simplement à aller dormir et se comporter en voyeur n'était ni correct ni distrayant.
Quand soudain, tout bascula. Sur le lit, vide encore un battement de cœur plus tôt, se trouvait Lucius, ne montrant que son dos à la serrure par laquelle son fils l'espionnait.
Il était nu, à genoux, les bras tendus au-dessus de sa tête. Une corde, accrochée au plafond, entravait ses poignets. Un peu trop courte elle l'empêchait de s'asseoir complètement, le contraignant à se maintenir légèrement surélevé.
Il était seul pour le moment. Drago ne voyait que lui dans son champ de vision.
Drago n'avait pas besoin d'en voir plus. Il avait la réponse à sa question. Et il se rendit soudain compte avec horreur qu'il ne voulait absolument pas voir la suite des évènements.
Il ne voulait surtout pas voir sa mère.
– Faites qu'il reste seul. Faites qu'elle ne soit pas là, que ça ne soit pas elle. Faites que ça s'arrête.
Malgré ses supplications, sa mère apparut, en sous-vêtements, perchée sur de vertigineuses bottes en cuir. Elle faisait rebondir dans sa main un fouet à la longue lanière.
– Oh non non non. Par pitié, murmura Drago. Je ne veux pas voir ça.
Il ferma ses yeux pour échapper au spectacle. Mais la vision de son troisième œil n'en devint que plus nette. Par la magie, cet œil n'avait donc pas de paupière ?
Narcissa leva le fouet et en cingla le dos de Lucius, sans hésitation, avec maîtrise. Lucius se cambra sous la douleur, rejetant sa tête en arrière. Quelques gouttes de sang perlaient sur sa peau entaillée.
Drago rouvrit les yeux. Il porta les mains à son front pour couvrir sa vue. Sans succès. Il griffa alors son front, comme s'il pouvait en extirper l'œil qui se trouvait un étage plus bas.
Narcissa décrocha Lucius d'un goût de baguette. Il s'écroula sur les draps et se précipita à ses pieds. À quatre pattes. Narcissa posa son pied droit sur le dos de Lucius, comme un chasseur victorieux sur un gibier vaincu.
D'un geste maladroit, Drago s'empara de sa baguette. Il la dirigea au centre de son front et cracha avec hystérie :
– Separatio corpus ! Separatio corpus !
La douleur le foudroya. Il se releva d'un bond, faisant tomber son chat au sol, insensible au coup de griffe que celui-ci lui infligea. Sa peau le brûlait, juste entre les deux sourcils. Mais au moins, la connexion était brisée.
Il se rapprocha de son Miroir à Vanité. Un rond grumeleux, comme une brûlure de cigare, défigurait son visage.
– Ce rose vif s'accorde extrêmement bien avec le bleu-vert sous vos yeux, minauda la glace.
Foutu miroir, avec ces compliments stupides.
.
Drago ne voulait pas, Drago ne pouvait pas rester dans le manoir cette nuit-là. Il fourra quelques affaires dans son sac en peau de Moke, prit une cape de voyage et un chapeau qui descendait bas sur son front. Le couvre-chef frottait contre sa blessure, lui provoquant une douleur lancinante. Mais au moins, il rendait sa brûlure invisible.
En une flambée de cheminée, il débarqua au Chaudron Baveur. L'heure n'était pas encore tardive et le pub crasseux vibrait au son des discussions animées, des verres posées sur les tables et des chants traditionnels.
Il loua une chambre pour la nuit contre quelques pièces sonnantes et trébuchantes. Il y monta rapidement, se retrouvant dans une pièce bien plus petite et moins confortable que la sienne. Une fois seule, il se laissa tomber sur la courtepointe rêche et balança son chapeau dans un coin. Les coudes plantés dans les genoux, il enfuit son visage dans ses mains.
Il ne pourrait pas toujours fuir ses parents. Mais pour le moment... Pour le moment...
Il respira profondément, tenta de chasser la tension qui l'habitait.
Il griffonna une courte lettre à destination de ses parents. Ils ne se rendraient sûrement pas compte de son absence ce soir, ils étaient trop occupés. Mais s'il ne les rejoignait pas pour le petit-déjeuner, ils s'inquiéteraient immédiatement.
Il inventa une excuse, une invitation de dernière minute pour une soirée avec Anthéa Cythère et ses amis. Il se jura de la mettre au courant de son mensonge dès qu'il la reverrait. Mais pas ce soir. Le mot qu'il avait écrit pour ses parents l'avait déjà vidé de toute son énergie.
Il expédia le courrier en utilisant un des hiboux de courtoisie que l'auberge mettait à disposition de ses clients. Ce fut sa dernière action de la journée.
Il dormit mal cette nuit-là. Le vent faisait grincer la toiture. La lumière des rues tapait dans sa fenêtre. Et la douleur entre ses sourcils pulsait, le ramenant sans cesse à ce qu'il avait vu.
Son sommeil ne s'apaisa qu'aux lumières de l'aube. À son réveil, le soleil était déjà haut dans le ciel.
.
Tapi dans un coin de l'auberge, Drago réfléchissait aux possibilités s'offrant à lui en buvant du bout des lèvres un Earl Grey trop infusé. Il écarta tout de suite l'idée de se rendre à Sainte Mangouste. Il voulait rester le plus discret possible. Il chercha dans sa mémoire des personnes de sa connaissance versées dans le domaine du soin magique.
Un nom lui revint.
Deimos.
Deimos Hemostryge, un Serpentard de son année. Il exerçait en tant qu'infirmier. Drago et lui n'avaient jamais vraiment été amis, mais leurs relations n'étaient pas mauvaise, ce qui n'était déjà pas si mal. Il risquait quand même de lui poser des questions auxquelles il ne voulait pas répondre.
La solution parfaite le heurta en plein milieu d'une gorgée de thé. Il manqua s'étouffer et toussa violemment dans sa serviette. Luna Lovegood. A priori, Drago avait tout lieu de croire qu'elle avait déjà le fin mot de l'histoire. Elle savait beaucoup de choses, certainement depuis plus longtemps que Drago, et elle s'était montrée d'une parfaite discrétion, puisqu'aucun ragot n'était remonté jusqu'à ses oreilles. Du reste, elle lui avait dit qu'elle faisait mal à ceux qui venaient la voir. La logique voulait qu'elle soit équipé d'une pharmacie minimum.
Il retourna donc auprès de ce maudit lampadaire d'entrée, ce lampadaire qu'il avait juré ne plus jamais approcher, et exécuta sa chorégraphie obscène. Pourquoi n'y avait-il pas une cloche ou un portier comme partout ailleurs ?
L'ouverture s'ouvrit enfin. Drago s'élança à l'assaut de l'escalier, sans prendre garde au balais rangé près de la porte d'entrée.
Il toqua. Une Luna au visage surpris lui ouvrit. Il était si soulagé qu'elle soit là.
– Je ne t'attendais pas, Drago.
Dans le couloir, derrière elle, un jeune homme élancé adressa à Drago un enthousiaste salut de la main.
– Et bien alors Malefoy, tu profites de ton dimanche pour bénéficier des services exceptionnels de Luna ?
Drago resta sans voix devant Olivier Dubois. Au nom de Merlin, combien de sorciers étaient déjà passés entre les mains de Luna ? L'endroit lui semblait plus fréquenter qu'un quai de gare.
– En tout cas, je vous laisse, il faut que j'y aille. Luna, on se revoit à l'occasion.
Il planta deux baisers sonores sur les joues de la sorcière, serra brièvement l'épaule de Drago et dévala les escaliers, non sans jeter un dernier regard en arrière au sorcier toujours muet. Un regard que Drago aurait aimé ne jamais recevoir. Un regard de connivence.
– Maintenant que tu es là, entre Drago. Ne reste pas planté là comme une baguette.
– Il m'a vu. Olivier Dubois. Il a vu que j'étais ici.
– Effectivement. Tu débarques toujours avec des remarques pertinentes à la bouche, Drago. Ça ne serait pas arrivé si tu n'étais pas entré ici à l'improviste. Je m'organise toujours pour que mes clients ne se croisent pas.
– Je vais le rattraper. Modifier sa mémoire.
– Ne dis pas n'importe quoi. Il ne me semble pas que tu étais très doué pour les sorts de manipulation mentale. Et de toute façon, si tu fais ça, je partagerais mes souvenirs avec lui. Et avec le reste du monde.
Drago resta immobile. Une partie de son cerveau lui ordonnait de supprimer le témoin. Luna s'avança vers lui, attirant son attention en posant sa main sur son avant-bras.
– Allons plutôt discuter, Drago. Tu veux goûter à nouveau à l'infusion de Ravegourde ?
Elle se dirigea avec assurance vers le salon et s'installa dans un fauteuil. Drago, reprenant possession de lui-même, la suivit et s'assit, peu à son aise. Il porta ses mains à son chapeau, en tripota nerveusement le bord, et finit par l'ôter de sa tête.
– Oh ! s'exclama Luna. Tu as essayé d'atteindre l'Éveil grâce à une percée ? Elle a l'air profonde, en plus. Tu devais pas être loin de l'Ouverture. Je n'aurais jamais deviné que tu voulais développer des capacités de voyance ! Il faudrait peut-être que je m'en fasse une aussi, je me laisserais moins surprendre...
Drago se sentit emporter par le flot incessant des mots de Luna. Il tenta de reprendre pieds.
– En réalité, je suis venue voir si tu avais de quoi soigner cette blessure.
– Ce n'est pas grave d'échouer lors de son premier essai, indiqua Luna qui ne démordait pas de son idée. C'est dommage d'abandonner aussi vite.
– Ça n'a rien à voir avec une tentative d'Éveil.
Luna se dit qu'elle ne pouvait pas obliger Drago à assumer ses actes. En tout cas pas en le brusquant.
– D'accord. Alors, comment est-ce arrivé ?
Même s'il était certain qu'il ne lui apprendrait pas grand-chose, Drago ne tenait pas à entrer dans les détails.
– Il s'agit d'une brûlure magique que je me suis faite en annulant un sort que j'avais moi-même lancé.
– Une brûlure magique, dit-elle pensivement. Oui, je dois avoir quelque chose pour ça.
Elle se leva, déposa sur un canapé la vaisselle qui se trouvait sur la table basse et souleva le plateau de cette dernière, révélant un petit stock d'onguents et de potions. Elle donna à Drago un petit pot contenant une pommade verte à l'odeur de hareng fumé.
– Tu peux étaler ça sur ta plaie. Tu pourrais aussi installer du Jubola sur ton chapeau, indiqua-t-elle en se rendant vers un meuble de la cuisine. Ça accélérerait la guérison.
Luna tenait maintenant dans sa main un bocal rempli de grains, semblables à du poivre, mais de la taille de Vifs d'Or. Drago les imagina sur sa tête. Un look digne de Luna, avec ses boucles d'oreille radis et ses colliers en bouchons de Bièraubeurre.
– Non, merci, je ferai sans.
Elle n'insista pas et rangea la boîte à côté du four. Drago commença à étaler la crème sur son front. Immédiatement, sa peau fut apaisée. Après le frottement rêche du tissu contre sa peau meurtrie, la fraîcheur de l'onguent était des plus agréables.
– Pour que la cicatrisation se passe bien, je te conseille de laisser l'emplâtre toute la journée. Dès ce soir, la blessure se fera discrète je pense. Et pour que la guérison soit parfaite, tu devrais étaler une couche de crème chaque soir pendant environ une semaine.
Drago intégra les informations que lui donnait Luna. Ça signifiait qu'il était donc hors de question qu'il rentre chez lui aujourd'hui. Il n'y retournerait pas tant que sa peau ne se serait pas reconstituée.
– À part cette brûlure, comment vas-tu Drago ?
Drago ne put s'empêcher de se hérisser en entendant cette question.
– Pour ce que ça te regarde, parfaitement bien, grogna-t-il.
Il savait qu'il réagissait de manière injuste envers Luna. Mais cette simple question, dans la bouche de la jeune femme, charriait beaucoup trop de souvenirs. Elle sonnait beaucoup trop intime.
Après un silence, Luna finit par reprendre la parole.
– Pour éviter une nouvelle rencontre involontaire sur mon perron, je te propose de fixer ensemble une date pour notre prochain rendez-vous.
D'un « Accio » enjoué, Luna fit venir à elle un carnet à la couverture parsemée d'étoiles.
– Tu as besoin de gonfler ton agenda pour faire croire que ton activité est florissante, Lovegood ?
Luna rit.
– C'est juste que tu commences à prendre l'habitude d'arriver à l'improviste, et que ça va finir par te jouer des tours. Si nous nous mettons d'accord sur une date, tu pourras venir me voir sans craindre de croiser qui que ce soit ou de trouver porte close. Mais, si tu préfères que tout le monde soit au courant, je peux demander à mon père de faire un reportage à ton sujet.
– Et si je ne viens pas ? Car crois-moi bien, je ne compte pas revenir de si tôt.
– Dans ce cas, ça me laissera du temps libre !
