C'est l'heure du nouveau chapitre ! Bon, 2 mois après le précédent, ça fait long, il était temps que je revienne par ici ! ^^°

Le contexte reste un peu compliquée pour moi (comme pour tout le monde, je crois) entre le contexte général et la Crevette qui reste assez prenante. Enfin, je me suis encore embrigadée dans un nouveau projet !

Et oui ! J'ai lancé la campagne Ulule de "Tendresses", un recueil de mes dessins de calendrier de l'avent à précommander jusqu'au 10 novembre ! Au programme, des dessins de câlins, de bisous, et de l'affection sous toutes ses formes. L'artbook rassemblera toute une série de dessins en couleurs, agrémenté de micro-histoires et d'anecdotes. Le premier objectif a déjà été atteint, mais tous les soutiens et partages restent bienvenus pour m'aider à améliorer le projet en débloquant des paliers supplémentaires. Le livre sera envoyé à imprimer à la fin de la campagne et il faudra que je carbure pour que tout soit envoyé à Noël, mais après ça, juré ! Je prends des vraies vacances.

Et j'écris.

(Parce que bon, mon avance a plus ou moins disparu, et c'est pas que les scènes qui m'attendent pour la suite me hypent, mais... si, totalement, en fait X'D)

Bref, j'espère que vous n'avez pas complètement perdu le fil à force d'attendre si longtemps entre chaque chapitre, et que vous prendrez plaisir à découvrir celui-ci ! Bonne lecture !


Chapitre 93 : Hors d'atteinte (Edward)

— Vos papiers, s'il vous plaît, annonça la voix du militaire qui nous attendait au pied du wagon.

Je poussai un soupir las qui dissimulait plutôt bien mon inquiétude en fouillant dans mon sac, tandis que, me flanquant de part et d'autre, Hohenheim et Izumi en faisaient autant. Puis nous lui tendîmes des cartes d'identité, toutes fausses, qu'il accepta après une brève étude comparative.

— C'est bon, vous pouvez circuler.

Il me rendit mes papiers et je les repris avec un sourire qui devait sembler aussi poli qu'il était ironique en réalité. J'attendis d'avoir arpenté le quai assez longtemps pour être sûr que ni lui ni ses collègues ne puissent m'entendre.

— Demander des contrôles d'identité alors qu'ils recherchent des Alchimistes… il faut vraiment être con pour penser que c'est utile, chuchotai-je à Izumi une dizaine de mètres plus loin.

— Nous ne sommes pas les seuls recherchés, rappela Hohenheim d'une voix tout aussi basse. N'oublie pas qu'il y a eu cette grosse évasion à Central-City. Il y a des condamnés de toute sorte en cavale.

— De moins en moins…

Peu après cette soirée où je m'étais effondré dans les bras de mon père, j'avais annoncé qu'il était temps qu'on parte, peut-être plus pour fuir cette trop longue introspection que par véritable envie, et une fois de retour à la civilisation, j'avais recommencé à scruter le journal pour suivre ce qui se passait un peu partout dans Amestris.

L'Armée était très présente dans les rues pour rechercher les derniers évadés de Central, ce qui n'empêchait pas Liore et Lacosta de sombrer dans une indifférence relative. Les échos dans le Centralien étaient vagues et sans doute lissés, mais pour moi qui avait à la fois visité les lieux et pris part à des combats, réaliser que mon passage avait été le point de départ de leur chute me laissait avec des entrailles changées en plomb.

Les habitants devaient me haïr pour ce que j'avais fait, pour la manière dont j'avais ruiné leur ville, leur quotidien.

Ils n'étaient pas les seuls à me haïr.

Au fond de mon sac en bandoulière, un exemplaire plié en huit du Centralien datant du 23 février me rappelait, jour après jour, l'erreur que j'avais commise. Parce que quand j'avais mis la main dessus après avoir appris quel événement avait secoué la capitale le jour de la fête de la Fondation, j'avais été frappé par le regard d'un noir d'encre de Mustang en première page.

Le gros titre le hissait au rang de héros, mais tout ce que je voyais, c'était que sur la photo le représentant aux côtés de Jean, Maï et Falman, pas un ne souriait. Leurs visages semblaient durcis, éprouvés, et aucun éclat ne faisait briller le regard charbonneux du Flame Alchemist.

Était-ce ma trahison, mon départ ? Était-ce l'absence de Breda, Riza et Fuery à leurs côtés ? Je n'en savais rien, mais quand j'étais tombé en arrêt devant cette photo, je n'avais pas pu m'empêcher de les scruter longuement, me gavant de leur image familière et si distante, si triste. J'avais remarqué que le visage habituellement jovial de Jean était tourné vers Mustang, affichant une mine inquiète, et j'étais persuadé que ce dernier avait maigri tant ses traits semblaient durcis.

J'aurais voulu pouvoir me laisser tomber à travers le papier pour atterrir dans ses bras et rallumer le feu de son regard, pour sentir sa peau brûler contre moi.

Mais je ne pouvais pas.

Le Flame Alchemist m'était devenu inaccessible, et ce n'était pas seulement à cause des centaines de kilomètres qui nous séparaient.

Depuis, j'avais lu l'article des dizaines de fois et acheté ce journal sans savoir si c'était pour garder une trace tangible de la personne que j'aimais ou pour me punir de ce que je lui avais fait subir.

Au moins, il existait encore… quelque part.

— Ève ?

Je sursautai en entendant la voix d'Izumi, réalisant que je m'étais enfoncé plus profondément que je le pensais dans mes réflexions moroses.

— Ah, désolé, je pensais à autre chose.

Mon maître ne répondit rien, mais me scruta d'un air inquiet. Depuis que je m'étais effondré dans les bras de Hohenheim, tellement terrassé qu'il avait fini par me ramener au chalet en me portant, je ne pouvais plus vraiment donner le change et prétendre aller bien. Je détestais cette idée, parce que quand je croisais leurs regards, j'y trouvais cette pitié insupportable qui me rappelait l'ampleur de mes échecs.

La seule chose que j'avais pu dire entre deux sanglots, ce soir-là, c'était que je voulais désespérément retrouver Al. J'aurais voulu retrouver Roy, retrouver Roxane et toute la bande du Bigarré, mais Al et Winry étaient les seuls que je me sentais encore capable de revoir en face sans me liquéfier de honte. J'espérais confusément que retrouver mon frère après cette trop longue séparation me guérirait d'une manière ou d'une autre, et même cet espoir me faisait sentir coupable.

Mais de toute façon, nous ne pouvions pas rester éternellement planqués dans les montagnes à la lisière du pays, et partir à sa recherche était sans doute la seule chose sensée à faire. Après être restés cloîtrés quelques jours pour échapper à une tempête de neige, nous avions fait nos adieux à Sanja qui nous avait regardés partir d'un air impénétrable.

Ce n'était pas ma première rencontre de passage, mais il y avait quelque chose chez elle qui m'avait bouleversé. Par certains côtés, cette fille était restée un mystère pour moi, avec sa solitude, son assurance sauvage auquel s'entremêlait parfois une douceur mélancolique. Il y avait dans son caractère un éclat métallique que j'admirais.

Peut-être parce que j'étais fasciné de la voir naviguer dans cette Elexirologie que Hohenheim m'interdisait, peut-être parce que sa solitude faisait écho à la mienne, je me jurai intérieurement de la revoir un jour. Une promesse que je ne fis qu'à moi-même, trop conscient de mes erreurs et de la fragilité de ma propre vie. Le futur était trop incertain pour ce genre d'engagements, je préférais ne plus en faire.

Je ne voulais plus trahir personne.

Elle m'avait confié une amulette de bois grossièrement taillé qui représentait un oiseau aux ailes déployées, et j'avais accepté ce cadeau avec révérence, sans être sûr de saisir toute la portée son geste, mais convaincu qu'il y en avait un. J'avais accepté que la fillette côtoyait le silence avec aisance et qu'avec elle, certaines choses n'avaient pas besoin d'être dites.

En tout cas, je l'avais laissée derrière moi à contrecœur, comme j'avais abandonné tant d'autres personnes avant cela, et nous nous étions dirigés vers le sud, vers les villages, les routes et les gares. J'avais beau être le plus jeune de la bande, la marche m'avait souvent paru insurmontable, et chaque journée me laissait vidé, épuisé au point de me demander si j'allais être capable de me lever le lendemain. Alors, même si la peur à l'idée que nous nous fassions attaquer par l'Armée m'avait taraudée en revenant à la civilisation, pouvoir monter dans un train et voyager sans avoir à lutter contre la neige et mon découragement m'avait donné l'occasion de sombrer dans l'oubli pendant de longues heures.

Si le sommeil m'avait fui pendant des semaines, depuis que j'avais vidé mon sac en hurlant sur Hohenheim, quelque chose avait dû basculer dans mon esprit. L'épuisement m'avait finalement rattrapé et je m'endormais bien plus souvent que je l'aurais voulu. Il n'y avait pas grand-chose à faire durant ces trajets d'autant plus lancinants qu'il fallait souvent déneiger les rails et que nous passions de longues heures à l'arrêt dans ces wagons rudimentaires, donc je n'avais pas de regrets à avoir… Pourtant, je sentais la culpabilité me tenailler à chaque réveil, d'autant plus en me sentant vaseux longtemps après avoir émergé.

Je me demandais avec inquiétude comment j'allais faire pour affronter une journée entière sans m'effondrer pour une sieste de deux heures ou plus. Cette simple perspective, pourtant normale, me semblait insurmontable et me préoccupait trop pour que je suive la discussion des deux autres au guichet.

— Comment ça, vous n'avez plus de billets de train pour New Optain ?! s'exclama Izumi, me tirant de mes pensées.

— Pour aujourd'hui, en tout cas. Mais il reste de la place dans le train qui part demain à 20 h 34.

— C'est dans plus d'une journée ! Vous êtes sûr qu'il n'y a pas de départ plus tôt ?

— Sûr et certain, confirma le guichetier en secouant la tête. Beaucoup de trains ont été annulés à cause de la tempête, alors les trajets suivants ont été pris d'assaut… C'était bien pire il y a une semaine.

— Ça ne nous arrange vraiment pas, grommela Izumi en se grattant la nuque d'un ton agacé.

— Lisa, évitons de faire un esclandre… Cet homme n'y est pour rien. Puisque nous n'avons pas le choix, autant s'adapter. S'arrêter une journée sera l'occasion se changer d'air et de souffler un peu.

Il avait ponctué sa dernière phrase d'un coup d'œil dans ma direction et le sous-entendu me donna envie de le frapper.

— Si le premier train est demain soir, réservons-le dès maintenant, grognai-je. Au moins, notre place sera assurée.

— Très bien, nous prendrons trois places.

— Je vous mets une place au tarif mineur ?

— Oui, s'il vous plaît, confirma Hohenheim.

Je levais les yeux au ciel. Oui, j'étais mineur et ça ne m'avait jamais déplu de profiter de ces réductions jusque-là, mais dans cette situation, je me sentais juste encore un peu plus évincé et insignifiant. Un enfant dépendant de ses tuteurs, voilà ce que j'étais devenu. Pour moi qui étais orphelin depuis mes neuf ans, cette régression était difficilement acceptable.

Mais je n'avais pas vraiment le choix. Cette parodie de famille était le moyen le plus simple de passer inaperçu. Quel que soit le mépris que j'avais pour mon père, je partageais des traits physiques avec lui, et avec mes cheveux que j'avais fini par teindre en noir pour ne plus avoir à porter cette horrible perruque, les autres semblaient gober qu'Izumi puisse être ma mère. Le tout était absurde, mais ma vie tout entière l'était, et au moins, cela marchait et nous permettait de circuler sans trop attirer l'attention.

Nous quittâmes le hall de la gare, nos billets en poche, et je levai les yeux vers le ciel dégagé avant de pousser un soupir.

— Bon, il va falloir trouver un hôtel pour la nuit et de quoi manger. Je n'ai jamais fait que passer ici, vous avez des bonnes adresses ?

— On est venu ici avec Sig, il y a quelques années. On avait déniché une excellente crêperie près de la gare, voyons si j'arrive à la retrouver. Cela devait être… par ici…

Nous suivîmes Izumi dans le dédale de petites rues flanquées de bâtiments à colombages coiffés d'ardoises, jusqu'à ce qu'elle s'arrête face à une enseigne peinte en vermillon.

— Voilà ! C'était ici !

— Eh bien, tentons, commenta Hohenheim d'un ton tranquille.

Ils s'engouffrèrent dans la boutique et je les suivis, songeant qu'ils avaient réussir à devenir presque aimables entre eux avec le temps. Leurs débuts n'étaient pourtant pas glorieux… je supposais qu'ils avaient passé plus d'une soirée à picoler et philosopher sur leurs échecs respectifs.

Pour ma part, je ne me sentais toujours pas prêt à parler des miens.

Je scrutai la carte en silence, puis commandai une complète à l'œuf avec l'intention d'en prendre au moins deux autres ensuite, et quand la serveuse nous rapporta des bolets et un pichet de cidre, Hohenheim s'éclipsa, prétextant un besoin naturel. Je me retrouvai attablé seul avec Izumi, fixant le vide un moment avant de réaliser que son regard était tout aussi lointain.

— Ça va ? demandai-je un peu machinalement, comme pour me maintenir réveillé à travers une conversation.

— Oui et non, soupira Izumi avec un sourire triste. Venir ici me fait penser à Sig.

— Je comprends… murmurai-je tout en me disant que je ne comprenais sans doute rien.

Le silence retomba comme un échec, laissant le temps à mon esprit de cheminer. Je me rendis compte que j'avais une question à poser, sans être sûr d'oser le faire.

— Mai… Mère ?

J'étais incapable de l'appeler Maman.

— Oui ? répondit-elle en laissant filtrer à quel point le fait que je l'appelle comme ça était perturbant pour elle aussi.

— Je me demandais… vous n'êtes pas obligé de répondre, hein. Mais… je me demandais…

Je pris une grande inspiration. Cette question était un écho de ce qui me hantait, et même si je savais qu'elle ne pourrait pas deviner à quel point, j'avais l'impression de me dévoiler en prononçant ces mots.

— Est-ce que vous n'avez pas peur de… de revoir Sig ? Après être parti comme ça, ne pas avoir donné de nouvelles pendant des mois… vous n'avez pas peur de revenir ? Qu'il vous en veuille ?

Elle me regarda d'un air sincèrement surpris, puis pris le temps de réfléchir à sa réponse.

— Je redoute de le revoir, bien sûr. Il a de bonnes raisons de m'en vouloir, et les retrouvailles risquent d'être compliquées. Mais…

— Mais ?

— Mais je redoute bien plus de ne jamais le retrouver.

Elle avait dit ces mots en toute simplicité, et pourtant, elle souriait avec une telle tristesse que je me sentis ébranlée. Elle avait peur, elle aussi. Alors qu'elle était mariée, qu'ils étaient ensemble depuis si longtemps, l'épreuve que représentait leur séparation n'était pas anodine. À côté de ça, ma relation avec Mustang me paraissait d'autant plus ténue et mourante en pensant que nous n'avions jamais rien eu d'aussi solide, peut-être même rien de réel.

Malgré cela, sa dernière phrase résumait parfaitement ce que je pensais.

J'étais terrifié à l'idée de devoir me confronter à Mustang, affronter son regard, sa déception, sa rancœur, sa rage, sa haine peut-être… mais l'idée de ne jamais le revoir était bien plus insupportable. L'idée de mourir ou de le perdre avant d'avoir pu admettre en face toutes mes erreurs était encore pire. Cette pensée me donna un coup de fouet, réveillant ma volonté de survivre à cet hiver sans fin, de me battre, de vaincre et de le retrouver, quoi qu'il arrive.


Une fois le repas terminé, nous avions trouvé un hôtel pour nous accueillir, et pris deux chambres, une simple pour moi, une double pour ceux qui me faisaient office de parents. Une fois la nuit tombée, j'échangeais de place avec Hohenheim pour leur éviter une promiscuité gênante. Même s'ils n'étaient plus à couteaux tirés, il y avait des limites.

En attendant, j'étais seul, et j'en profitai pour me laisser tomber lourdement sur le lit, les bras en croix. Je rebondis deux ou trois fois avant de m'enfoncer dans une courtepointe plutôt prometteuse, puis poussai un soupir las.

— Qu'est-ce que je fous… ?

Je levai les yeux vers les moulures du plafond, soufflai pour repousser une mèche de cheveux retombée sur mon nez, puis me remis à pester intérieurement.

Nous descendions dans le sud parce que c'était là qu'Al et Winry étaient censés être… mais depuis tout ce temps, ils avaient pu repartir dans n'importe quelle direction. Cela ne semblait pas inquiéter Hohenheim, qui semblait convaincu d'être capable de les retrouver. Par quel miracle, alors que nous n'avions aucun moyen de le contacter et vice-versa, je n'en savais rien. Sûrement un truc lié à ses soi-disant pouvoirs d'empathie, ceux-là mêmes qui lui auraient permis de me remettre la main dessus.

— Pfff, dire que je dois m'en remettre à cet illuminé… enfin, la fin justifie les moyens.

Je fermai les yeux, plongeant dans la vision des visages d'Al et Winry s'illuminant en me voyant arriver, de leur course effrénée tandis qu'ils se précipiteraient vers moi pour se jeter dans mes bras. Je pouvais presque sentir la chaleur de leur présence, mais cela ne la rendait pas plus réelle et me laissa avec une sensation aussi douloureuse qu'une brûlure.

Je voulais les retrouver. Quitte à mettre de côté la science et de croire mon cinglé de père quand il me disait qu'il avait ces pouvoirs insensés, même si cela voulait dire qu'il était capable de lire mes émotions comme un livre ouvert.

Si c'était vrai qu'il percevait mes émotions, sentait-il ma détresse ? Mes nuits blanches ? Ma culpabilité ? Que savait-il de mes sentiments ? Était-il capable de deviner ce qui s'était passé avec Mustang ?

Je ne voulais pas, surtout pas lui. Je ne voulais pas poser des mots sur ce qui était arrivé en leur présence. Izumi et Honhenheim étaient peut-être redevenus mes tuteurs par la force des choses, j'avais beau les connaître et leur faire confiance sur bien des points, je sentais que sur ce sujet-là au moins, je voulais qu'ils me restent étrangers. Je ne voulais pas partager ça, ça aurait été mortellement embarrassant.

Et cette distance que je ressentais le besoin d'établir avec eux me faisait sentir en creux à quel point j'avais été proche de Mustang, à quel point je m'étais laissé toucher en plein cœur. Il n'y avait qu'avec lui que je pouvais me laisser approcher autant sans faire le gros dos, il n'y avait que lui qui avait le droit de me toucher comme il l'avait fait. Il n'y avait que lui qui pouvait m'embrasser…

Je me redressai dans un sursaut, sentant que je sombrais vers des pensées qui allaient m'échauffer autant que me peiner. Puisque notre histoire s'était brisée avec ma fausse identité, il ne fallait plus que je pense à ça.

Je me levai pour arpenter la pièce sans but défini, jetai de temps à autre un regard blasé au miroir qui me renvoya l'image d'une jeune femme en robe rouge, aux longs cheveux noirs mal coiffés. Je ne me reconnaissais pas dans ce reflet, mais j'avais l'habitude à présent et je n'avais même plus envie d'essayer. J'avais tellement honte de moi-même que devenir quelqu'un d'autre était une perspective presque confortable. De toute façon, je n'étais même plus si sûr d'exister.

Je m'arrêtai de nouveau devant le miroir, comme pour essayer de sonder la personne qui me faisait face, devenue si étrangère. Sans mes yeux dorés, je n'y aurais pas retrouvé la moindre trace d'Edward Elric. Mes cheveux, mon corps avaient changé, et j'avais l'impression de ne même plus reconnaître mon visage. Pourtant, quand je m'étais réveillé dans un corps du sexe opposé, je me reconnaissais encore dans la glace, à défaut de supporter mon corps.

Je ne savais même plus si cette impression que même mon visage avait changé était une réalité ou le signe que je déraillais encore un peu plus, mais je me laissai fasciner et observai plus longtemps que nécessaire ce reflet étranger. Au bout d'un moment, je me rendis compte que Bérangère non plus, je ne la reconnaissais pas. Angie, la danseuse insouciante qui se laissait draguer sans comprendre ce qui se passait, semblait s'être dissoute autant qu'Edward. Tout ce que je voyais, c'était un visage méconnu, plein de lassitude, les yeux éteints de fatigue et de dépit.

Qui que je sois aujourd'hui, c'était une personne morose, amère, usée. Vaguement indifférente à tout, aussi.

Je n'étais pas sûre de vouloir être cette personne.

Mais pouvais-je vraiment devenir autre chose ? Je me sentais trop vidé de toute énergie pour trouver la force de me reconstruire sur mes propres ruines.

Ça ne serait pourtant pas la première fois que tu changerais, riposta une voix étouffé au fond de mon esprit.

Je restai là, en silence, perdue dans l'écho de mes propres pensées.

— Allez, je vais aller voir les autres… de toute façon, si je reste ici, il n'en sortira rien de bon.

J'espérais vaguement qu'une sieste allait me permettre de tuer le temps jusqu'au repas du soir, mais la vérité, c'était que j'étais trop préoccupé et nerveux pour ça pour le moment. Alors je traversai la pièce, remis mes chaussures, attrapai mon manteau que je posai négligemment sur l'épaule, puis traversai le couloir pour toquer à la porte d'en face.

— Je ne vous dérange pas ? lâchai-je sans réellement m'en inquiéter.

Seul un silence tendu me répondit. Les deux étaient assis sur le lit double à une distance respectable. Hohenheim leva les yeux vers moi alors qu'il tendait de l'autre main un journal à Izumi qui ne semblait pas disposée à l'attraper. Tous les deux avaient une expression défaite, un tantinet coupable.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi vous faites une tronche pareille ?

— Edward… souffla-t-il oubliant mon faux nom.

— Quoi ? m'agaçai-je.

Il ne répondit rien et me tendit le journal que je pris d'un geste rageur.

— Vous ne savez plus parler ou quoi ?

Puis mon regard tomba sur le titre et je me figeai à mon tour en lisant les capitales qui barraient le papier d'un noir tranchant.

Rumeurs d'une guerre imminente à la frontière d'Aerugo, le Général Grummann envoie des troupes d'urgence à Lacosta.

Je restai pétrifié sous le choc, incapable de savoir quoi répondre, quoi penser.

La guerre.

Une guerre avec Aerugo.

À Lacosta.

Même si le mot « rumeur » tentait d'adoucir l'annonce, les faits étaient là : des soldats partaient en masse pour cette petite ville de montagne, déjà déchirée par des conflits dont j'avais sous-estimé l'ampleur pendant trop longtemps.

Pendant quelques secondes, je me sentis soufflé par une vague de souvenirs d'enfance : les hommes mutilés qui venaient se faire équiper chez Pinako, le regard éteint de Mustang la seule fois où il avait évoqué Ishbal avec moi, les soldats qui transitaient par Resembool, altiers et combattifs à l'aller, titubants et ensanglantés au retour, les larmes de Winry le jour où elle avait appris que ses parents ne reviendraient pas… Je sentis un frisson d'horreur remonter le long de mon échine.

Tout sauf ça.

Je pris une grande inspiration, comme si je venais de remonter à la surface d'une mélasse noire, et commençai à lire fébrilement l'article. Après une coupure téléphonique et une émeute, les habitants de Lacosta avaient été survolés d'un avion d'Aerugo. Ces derniers mots me semblaient abstraits et j'imaginais une arme volante aux ailes tranchantes comme des lames. Ils avaient ensuite réparé les transmissions pour informer East et Central-City, demandant des renforts.

Dans le même temps, un informateur anonyme avait rapporté que Tony Digger aurait traversé la frontière, emportant avec lui les plans d'une arme redoutable qui pourrait se retourner contre l'état où elle avait été conçue. Dans un contexte où les échanges commerciaux avaient cessé, de nombreux signes avant-coureurs laissent penser à une guerre imminente.

«Le Généralissime, relevant que la plupart des preuves sont indirectes ou de sources peu fiables et que la situation entre civils et militaires est déjà tendue à Lacosta, préconise la méfiance face à des nouvelles qui pourraient n'être que de simples rumeurs destinées à déstabiliser l'État et appelle à attendre des informations plus solides pour agir.»

— Le salaud, grinçai-je.

La décision pouvait peut-être paraître sensée à des personnes qui n'auraient jamais mis un pied dans la région Est, mais moi qui connaissais la véritable nature de Bradley, j'avais la certitude que c'était un choix qui sacrifiait la population.

S'il ne faisait rien, c'était toute la région Est qui pourrait être attaquée. Lacosta, Resembool, et tous les coins de campagne ou j'avais flâné enfant… Mes entrailles se révulsaient à l'idée qu'on s'attaque à mon pays natal. Même si j'avais prétendu le quitter pour de bon, même si j'avais brûlé la maison où j'avais grandi.

«Cependant, le Général de corps d'armée Grummann, dirigeant le QG Est, a pris hier la décision d'envoyer en urgence des troupes de renfort pour protéger la frontière Sud et tout particulièrement la ville de Lacosta, lieu présumé de l'attaque à venir. Cette décision entre en désaccord avec les ordres directs de Central-City et a provoqué de vives émotions. La situation est incertaine et il est difficile de se prononcer sur le meilleur choix à tenir, mais il est peu probable que le Généralissime tolère un désaveu aussi net de ses ordres. Que l'état d'Aerugo déclare la guerre ou non, des tensions sont à prévoir dans la région Est durant les jours à venir.»

Je laissai tomber le journal sur le lit et Izumi le ramassa pour le lire à son tour.

— Je… je ne sais même pas par où commencer.

— Je le sentais venir, soupira Hohenheim.

— Ton sixième sens à la noix, c'est ça ? grommelai-je d'un ton agacé. Si une guerre a lieu, c'est pas une intuition qui va l'en empêcher.

— En effet, admit-il en baissant les yeux.

— Si tu l'avais senti venir, pourquoi t'as rien fait ? ajoutai-je.

— J'avais d'autres priorités.

— Ah ouais, lesquelles ?

— Toi.

La simplicité de sa réponse me désarçonna assez pour que je garde le silence, même si cela me déplaisait. Je me souvenais de cette nuit d'insomnie ou je les avais surpris avec Izumi, assez ivres pour se confier sur leurs échecs parentaux respectifs. Il avait dit qu'il avait renoncé à être présent aux côtés de Maman et de la sauver, au profit de nombreux inconnus. Je lui en voulais terriblement pour ça.

Aujourd'hui, il m'avouait avoir pris la décision inverse et cela m'énervait tout autant. Peut-être parce que je n'avais pas envie d'être une priorité. Venant de lui, cela me donnait trop l'impression d'être devenu une cause désespérée.

Peut-être aussi parce que ça me rappelait que, en hurlant au sommet d'une falaise, j'avais été tenté de me laisser basculer dans le vide. Cette pensée m'avait effleuré que quelques secondes à peine, mais c'était déjà trop, beaucoup trop quand j'imaginais l'effet dévastateur qu'un tel geste aurait eu chez Al. Je n'avais pas le droit de faire ça, pas le droit de l'abandonner. Où qu'il soit, il devait se sentir aussi dépassé que moi.

— Et tu penses que c'était le meilleur choix stratégique ? repris-je d'un ton acide.

— J'ai fait ce que j'avais le pouvoir de faire sur le moment.

— Mouais…

Izumi reposa le journal et nous regarda échanger en silence, allant de l'un à l'autre, le visage marqué par une réflexion préoccupée. Hohenheim, lui, baissa les yeux vers ses mains, et prit une inspiration un peu étranglée.

— … J'ai fait ce que je pensais être le mieux, reprit-il d'un ton hésitant, mais pour être honnête, je ne suis pas sûre d'avoir pris la meilleure décision.

Je fis une moue et fourrai les mains dans les poches de ma robe, me plantant devant lui, les sourcils froncés.

— Et pourquoi tu te dis ça ?

— … Je… ton frère et son amie sont dans le sud de la région.

Je sentis mes yeux s'écarquiller, accompagnés d'une envie de le baffer. Une partie de moi avait envie de jeter un « Arrête avec tes intuitions à la noix ! », mais en sentant mes entrailles se nouer et mes côtes se resserrer comme des griffes sur ma poitrine, je réalisai que, intuition ou pas, il avait probablement raison.

Le dernier message qu'il avait laissé, les « eaux de mars », parlait de rivière, de printemps, de vieilles ruines, et m'avait laissé convaincu qu'il était allé à Resembool. Si je n'avais pas décodé le message d'Izumi, j'y serai sans doute allé aussi dans l'espoir de retrouver sa trace. C'est dans cette région que je l'aurai cherché. Je ne pouvais pas dire où exactement, je ne pouvais jurer de rien, mais c'était probablement là-bas qu'il était aujourd'hui.

Et une guerre risquait de fondre sur lui.

Je serrai les dents.

— C'est lui que tu aurais dû aller retrouver. Pas moi.

— Vraiment ? répondit l'homme au catogan en levant vers moi des yeux tristes.

— Évidemment.

— Vous vous ressemblez beaucoup, tous les deux. Il a eu exactement la même réaction que toi.

Je serrai les dents. J'avais envie de le frapper. Parler de mon frère comme ça, alors qu'il ne l'avait pas vu, se servir de lui comme excuse pour ses propres actes, c'était insupportable. Pourtant, c'est avec un calme olympien qu'il posa ses larges mains sur ses genoux pour se relever d'un geste lent.

— De toute façon, nous ne pouvons pas changer le passé. L'important, c'est de décider quoi faire à partir de maintenant.

— On dirait que tu t'en fous… lâchai-je à mi-voix.

— Je ne m'en fous pas, Ed…

— Ne m'appelle pas Ed. Ne m'appelle pas tout court. Al est peut-être en danger, et toi, tout ce que tu fais, c'est hausser les épaules en disant « on ne peut rien y faire ? Tu te fous de moi ?!

— Ève ! Ce n'est pas ce qu'il a dit. Et ne parle pas si fort, les autres vont t'entendre.

— Vous aussi, vous vous y mettez ?!

— Calme-toi, s'il te plaît…

Je levai les yeux vers Hohenheim, le souffle court sous l'effet de la colère, les poings tremblants, serrant les dents pour ne pas crier, pour ne pas tenter de le sortir de sa léthargie. Je savais que ça ne servait à rien. Il était toujours comme ça, blasé, indifférent et flasque, et mes hurlements n'y changeraient rien. Alors je tournai les talons et me dirigeai à pas vifs vers la porte.

— Où tu vas ?

— Me calmer. Je n'y arriverai pas en restant dans cette pièce.

— Attends !

La porte claqua derrière moi et je m'arrêtai un instant dans le couloir pour pousser un soupir tremblant. Puis je relevai un regard résolu et descendis les escaliers à pas rageurs en espérant que marcher dans les rues enneigées de New Optain parviendrait à m'apaiser.


Mes pas s'enfonçaient rageusement dans la neige boueuse et grise des rues sans parvenir à me calmer vraiment. Je sentais que des larmes menaçaient de monter et cette idée me faisait enrager encore plus. Je ne voulais pas pleurer, même si c'était de rage.

Je voulais savoir où était Al, je voulais le retrouver, je voulais l'aider, je voulais le protéger. Je voulais stopper cette putain de guerre qui menaçait, même si je me disais — j'osais espérer — que pour une fois je n'étais pas impliqué dans cette catastrophe comme ça avait pu être le cas de toutes les autres : Maman, Al, Roy Mustang, Lacosta, Liore, l'attaque du Bigarré… est-ce qu'il y avait encore un endroit ou des personnes que j'avais côtoyées sans y semer le malheur ? J'en doutais de plus en plus.

Et maintenant, j'apprenais qu'Al était en danger, Winry aussi, et que comme d'habitude, je ne pouvais rien faire. Je ne savais même pas où ils pouvaient être. Resembool ? East-city ? Peut-être plutôt les plateaux plus à l'est, assez déserts pour qu'ils puissent espérer échapper aux militaires. Si j'avais été à leur place, c'est sans doute dans cette région que je me serai caché.

Et après, si j'avais été à leur place… j'aurais fait quoi ? Pris quelles décisions ? Emprunté quels chemins ?

Je fermai les yeux quelques secondes, puis les rouvris, levant la tête vers le ciel blanc sur lesquels les flocons se détachaient en gris clair, me tombant dans les yeux.

J'avais tellement passé mon temps à me morfondre et me maudire que j'en avais presque oublié de me poser cette question, pourtant essentielle. Il était temps de réparer mon erreur.

Si j'avais été à la place d'Alphonse, je serai allé à Resembool, déterrer le corps de ma mère. J'avais lu le carnet, lui aussi. Malgré toutes les choses qu'il avait oubliées, il savait sans doute quelles conclusions tirer de sa lecture.

Et après… il aurait essayé de reprendre contact avec des alliés… Mustang ?

Non, pas Mustang, Winry le haïssait et je pouvais la comprendre. De toute façon, je le connaissais assez pour savoir qu'il était… difficile à aborder. Retourner à Central-City serait risqué, tenter d'avoir un brin de causette avec un Général de Division attirerait encore plus l'attention.

Qui d'autre… Shieska ?

Non, sans doute pas. Je la connaissais suffisamment, mais lui l'avait oubliée, même si c'était une personne de confiance. Le reste de l'équipe de Mustang vivait à la caserne, à part Falman, dont je ne connaissais même pas l'adresse et Riza, grièvement blessée après l'attaque. Peut-être était-elle encore à l'hôpital. Aucune chance qu'Al puisse davantage la joindre que moi.

Non, il n'avait pas vraiment de personne vers qui se tourner… à part moi.

Et moi, je n'étais pas là.

— Putain, ça fait chier.

Je me remis à marcher, le cerveau tournant à toute allure.

Si Al était dans l'Est, s'il ne savait pas vers qui se tourner, il se serait caché, n'est-ce pas ? Et s'il s'était caché dans les plateaux, dans les campagnes, dans les forets, serait-il en sécurité si la guerre éclatait ? Ou du moins, plus qu'ailleurs ?

Je me souvenais trop bien de mes combats, de l'attaque du passage Floriane, du carnage qu'avait été le Bigarré, du bain de sang que j'avais provoqué, quand R… Mustang et Riza étaient venus me sauver les miches chez Sen Uang. Et je savais que les guerres, les vraies, étaient pires, bien plus longues, sanglantes et incertaines encore. Ishbal avait déchiré l'est du pays pendant des années, suintant d'horreur bien au-delà du front…

Et je ne pouvais ni sauver mon frère ni empêcher ça ?

Mes pas m'avaient mené à la gare, l'un des rares endroits que je connaissais dans la ville, et je levai des yeux vides vers la façade grise du bâtiment devant lesquels les réverbères venaient de s'allumer.

Si je montais illégalement dans un de ces trains? Il paraît que je suis petit, peut-être que je passerai inaperçu? Éventuellement, je paierai une amende, mais ça ne serait pas grand-chose si cela peut me permettre de le retrouver. Je pourrai même faire comme le jour de ma fuite, monter dans un wagon de marchandises et…

Je me laissai rêver quelques instants à cette perspective, à deux doigts de mettre ce non-plan en action sur le champ, abandonnant Izumi et Hohenheim à leur passivité horripilante.

Seule la conscience que je ne savais absolument pas où aller ensuite pour retrouver Alphonse me retint.

Au bout d'un long moment, je renonçai et fis demi-tour à contrecœur, tournant le dos à cet espoir bien trop vague et risqué.

Il fallait que je retourne à l'hôtel.

Je n'avais pas envie.

Je me sentais plus las qu'en colère, à présent que j'avais mesuré ma propre impuissance, mais je savais qu'il ne me faudrait pas longtemps pour enrager de nouveau en croisant le regard de celui qui me servait de père.

— Allez, je vais traîner encore un peu, murmurai-je en fourrant les mains dans les poches. De toute façon, ce n'est pas comme si je pouvais faire quoi que ce soit ?

J'errai un moment dans les rues tandis que la nuit et le froid tombaient sur la ville, passant entre les devantures éclairées de magasins, restaurants et bars, jusqu'à ce que la fatigue me rattrape et que je décide de pousser la porte de l'un d'entre eux avec l'intention de prendre un verre pour me réchauffer.

Une cloche tintinnabula, annonçant mon entrée, et le barman se tourna vers moi.

— Qu'est-ce que je vous sers ?

J'ouvris la bouche, hésitai, puis commandai une bière. J'aurais bien pris un café, mais je ne tenais pas à passer une nuit blanche. Un chocolat chaud m'aurait donné la nausée, et finalement, l'idée de profiter de l'absence de mes pénibles tuteurs pour m'encanailler un peu était tentante. Il faisait chaud et le brouhaha des conversations formait un bourdonnement qui pourrait couvrir le flux de mes pensées. Je m'assis donc au bar, mon demi entre les pattes, me débarrassai de mon manteau que je posai sur mes genoux et espionnai la conversation de mes voisins dans l'espoir de me changer les idées.

— Eh, Maxence, t'es au courant de cette histoire de guerre ?

Bon, on repassera pour se changer les idées, pensai-je, entamant mon verre en dissimulant une grimace.

Je détournais les yeux vers la vitrine en poussant un soupir las. Je ne voulais pas penser à ça, ça ne faisait que renforcer mon sentiment d'impuissance et de lassitude. J'essayais de ne pas écouter, mais mes voisins parlaient fort et je captais presque malgré moi des bribes. Ils parlaient d'avion, d'émeute…

— Avion ou pas, je pense que c'est plus prudent de se préparer, commenta le plus jeune. Peut-être que ce n'est pas vrai qu'il y aura la guerre, mais je suis soulagé que le Général Grummann ait envoyé des troupes.

— Mais tu te prends trop la tête. Y'aura pas la gueeeerre ! Aerugo fait commerce avec nous depuis des années !

— Toi c'est le contraire, tu réfléchis jamais. Ces gens, ils ont pas besoin de nous. Ils ont la même religion qu'à Liore, et t'as vu le bordel que c'est là-bas ?

J'écoutais la conversation en buvant ma bière, pétri d'inquiétude et de culpabilité. Que les deux villes les plus chaotiques du pays soient celles où j'avais mis les pieds pour accomplir une mission en provoquant de grands changements au passage me confortait dans l'idée que j'étais sans doute porteur d'une malédiction.

J'en étais là de mes pensées quand la cloche sonna de nouveau et qu'un grand gaillard s'approcha d'eux, provoquant quelques exclamations joyeuses.

— Héé Lucien, justement on parlait de toi !

— Lacosta, tout ça.

— Il paraît que tu as un ami qui est là-bas… il va bien ? s'inquiéta le plus jeune de la bande.

— Vous le croirez jamais. Je l'ai eu au téléphone, ce qu'il m'a dit est fou.

— Quoi, qu'il a revu des avions ?

— Non, que le Fullmetal Alchemist est à Lacosta.

Je m'étouffai dans ma bière et me répandis dans une quinte de toux qui me valut un coup d'œil.

— Comment ça, le Fullmetal ? Mais il n'est pas recherché par l'Armée ?

— Les renforts de Grummann vont le cueillir vite fait bien fait.

— Si c'était le cas ils l'auraient attrapé depuis longtemps.

Je ne pouvais pas m'empêcher de tourner la tête vers eux, pris dans cette impression étrange d'avoir basculé dans un monde parallèle.

C'est quoi ce délire?! Le Fullmetal ne peut pas être à Lacosta, bande d'abrutis, il est à côté de vous!

— Mais comment il peut être sûr que c'est lui ?

— C'est lui je te dis ! s'exclama Lucien. Sûr de chez sûr !

Ça m'étonnerait… pensai-je en m'essuyant la bouche avec une serviette gracieusement tendue par le barman qui m'avait vu m'étouffer.

— Et comment il en est si sûr ?

— Il l'a vu de ses propres yeux. Un petit gars, blond foncé, les cheveux longs…

— Ouais, comme plein d'autres, quoi.

— Mais y'a pas que ça. Il était accompagné d'une fille, blonde aussi.

— Et ? lâcha Maxence.

— Tu te souviens pas ? Aux contrôles de l'Armée, ils surveillent aussi des ados blondes. La petite de Margaret se fait régulièrement embêter à cause de ça, pauvre gamine…

De mon côté, l'angoisse m'envahissait. Deux adolescents blonds…

C'est quand même pas eux… Dites-moi que c'est pas eux…

— Ouais enfin des ados comme ça, il doit y avoir des centaines dans le pays ! Ça veut pas dire que c'est lui, grommela Maxence.

— C'est lui, jte dis ! J'ai pas fini ! Le soir de l'émeute, mon ami l'a pas vu, il était plus bas dans la ville, mais ce petit gars, il a transmuté la rue pour faire un mur entre les civils et l'Armée.

- Whoh.

Je me sentis blêmir. Le connaissant, c'était tout à fait le genre de choses qu'Al ferait. Mais si c'était lui, s'il avait fait ça… ça voulait dire qu'il était à Lacosta… qu'il était au cœur du danger, avec Winry en plus !

Oh non

— Et en plus, il a fait ça sans tracer de cercle !

— QUOI ?!

J'eus un sursaut quand ils se tournèrent tous ensemble vers moi et réalisai que j'avais lâché cette exclamation à voix haute. Je me retrouvai là, pétrifié et blême, me maudissant d'avoir attiré l'attention sur moi.

— Dis donc, me dis pas que tu espionnais notre conversation, la miss ? grommela Maxence d'un ton mauvais.

— Il n'y a rien à espionner quand vous parlez aussi fort, tempéra le barman en égouttant des verres qu'il venait de laver.

— Je suis désolée, bafouillai-je.

— Quand même, ça ne se fait pas.

— Et puis, c'est quoi cette réaction ?

Pourquoi? Parce que c'est sans doute de mon frère que tu parles et qu'aux dernières nouvelles, il ne pouvait pas faire ça?

Je comprenais mieux l'erreur, mais elle m'inquiétait d'autant plus.

En attendant, ce n'était pas une justification que je pouvais leur donner, il fallait que je trouve autre chose, et vite.

— Désolée, bredouillai-je. C'est juste que je connais quelqu'un qui fait de l'Alchimie, et c'est très difficile… Je ne savais même pas que c'était possible de faire ça. C'est pour ça…

— Oh, je vois, fit le fameux Lucien en s'accoudant au bar avec un sourire auquel je ne m'attendais absolument pas. Ce serait pas ton mec par hasard ?

— Non, je n'ai pas de mec, répondis-je sans réfléchir, avant de me rendre compte de mon erreur.

— Oho ! Alors c'est pour ça que tu es seule dans un bar ? Tu cherches quelqu'un ?

Et merde pensai-je sans parvenir à dissimuler mon expression déconfite. J'aurais mieux fait de me taire, maintenant ce gars ne va pas me lâcher…

— Pas vraiment, bafouillai-je en me demandant comment j'allais pouvoir retrouver mon assurance.

Depuis que j'avais fait l'expérience de la drague, je parvenais à reconnaître ce genre de situations un peu plus vite que par le passé… mais après être tombé sous le charme de Roy Mustang, n'importe qui d'autre faisait pâle figure. En l'occurrence, je trouvais juste la situation terriblement gênante, et je n'avais plus qu'une envie : m'en aller en courant.

Mais, outre le fait que c'était assez malpoli, je risquais d'attirer encore plus l'attention sur moi… au risque d'être suspectée ?

— J'avais juste… envie de prendre une pause au chaud, bafouillai-je en sentant mon malaise s'accentuer au fur et à mesure que le visage de l'homme trop souriant s'approchait.

Casse toiiii! hurlai-je intérieurement, en vain.

— Mais vous savez quoi ? ajoutai-je plus fermement. Je pense que je me suis reposée assez longtemps, je vais rentrer. On m'attend.

— Oh, dommage… Tu habites dans quel coin ?

— Je suis pas d'ici, répondis-je abruptement en renfilant mon manteau, échouant à dissimuler ma fuite. Bonne soirée.

Je posai un pourboire à l'intention du barman, qui s'était, dans l'ensemble, comporté en allié, puis avançai vers la porte en serrant les dents, entendant les rires derrière moi.

— Hé beh, ça, c'est du râteau ! commenta la voix de l'un d'entre eux.

— De toute façon, elle était bizarre, tu perds pas grand-chose.

Je claquai la porte, laissant derrière moi le son guilleret de la clochette et leurs commentaires désagréables, puis replongeai dans le froid de la rue. Je repris mon souffle et me remis en marche à pas rapides en direction de l'hôtel, pestant à la fois contre ces hommes qui me mettaient toujours mal à l'aise avec leur intérêt mal placé et contre mon incapacité à réagir sans perdre la face.

Mais ils sortirent bien vite de mon esprit, remplacés par d'autres perspectives plus pressantes. J'avais l'impression de cavaler à l'intérieur d'une roue tant mes pensées tournaient à toute vitesse, me chamboulant le cerveau. Au bout de la rue, je m'étais mis à courir et je ne ralentis pas, parce que l'effort me permettait de déverser une partie de mon trop-plein dans quelque chose.

Al.

Al était à Lacosta.

Al et Winry étaient là-bas.

La guerre imminente.

Une transmutation sans cercle.

Depuis quand ?

Comment ?

Une prise de conscience me frappa en pleine face alors que je traversai la place en courant, sentant l'air me brûler la gorge sous l'effet d'une panique croissante.

S'il pouvait vraiment transmuter sans cercle, comme moi, comme Izumi…

C'était qu'il se souvenait de la Porte.

Je serrai les dents et courus plus vite encore, furieux de ne pas être à ses côtés alors qu'il affrontait ses souvenirs. Je n'y avais passé que quelques instants, mais c'était assez pour savoir que seules les personnes qui avaient vécu la même chose pouvaient comprendre ce que cela représentait.

Et je n'étais pas là.

Est-ce qu'il se souvenait de tout, de ces trois ans en armure aussi, ou juste de ça ?

Comment se sentait-il avec ce nouveau poids sur les épaules ?

Comment allait-il tout court ?

Je ne pouvais pas lui demander.

Ou peut-être que si, réalisai-je, sentant mes poumons se gonfler d'espoir.

Il y avait au moins un numéro de téléphone que je pouvais appeler à Lacosta : celui de l'Angel's Chest. Je l'avais oublié, mais il traînait encore dans un coin de page de mon carnet de notes, au fin fond de mon sac.

Si Al était là-bas, s'il avait fait de l'Alchimie… s'il n'était pas parti, j'allais peut-être pouvoir le contacter. Enfin.

C'était risqué, bien sûr, mais je savais qu'il était bien plus en danger que moi.

À l'idée de pouvoir entendre sa voix, je serrai les dents et les poings, les poumons brûlants, incapable de ne pas me sentir submergé par cette perspective pourtant bien fragile.

Al, je peux te retrouver.

Je vais te retrouver.


— Ève, ou étais-tu passée ? s'exclama Izumi avant de me happer dans ses bras.

En temps normal, j'aurais été désarçonné par ce geste qu'elle réservait à certains moments bien particuliers, avant de comprendre que mon absence avait été bien assez longue pour qu'elle et Hohenheim s'inquiètent réellement. De son côté, il restait plus en retrait, sachant à quel point je détestais son contact, mais il me scrutait d'un air soucieux.

— Tu nous as fait une de ses frayeurs ! Ne me fait plus jamais ça !

La comédie se justifiait, puisque nous étions à l'entrée de l'hôtel et que j'étais censée être leur fille, mais cela me crispait, trop conscient de l'urgence qui se jouait.

— Lisa, nous devrions continuer cette conversation en privé.

Pour une fois, la remarque de mon père me laissa éperdu de soulagement. Oui, monter, leur parler, leur dire ce que j'avais appris sans composer avec les contraintes de ma fausse identité, je ne demandais que ça. Je n'hésitai pas à les suivre dans l'escalier, sentant tout de même les regards des clients qui avaient assisté à ce petit spectacle et pensaient sans doute voir en moi une adolescente capricieuse.

J'espérais ne pas avoir trop attiré leur attention et qu'ils nous oublieraient aussi vite que nous aurions disparu.

La porte claqua derrière moi et Izumi m'attrapa par l'épaule avec une colère renouvelée.

— Je veux bien croire que tu avais besoin de rester seul pour te calmer, mais qu'est-ce qui t'as pris de sortir et de disparaître sans laisser de traces ? On s'est fait un sang d'encre, et tu ne revenais pas. J'ai vraiment cru que tu avais eu un problème !

Je tournais la tête vers Hohenheim, cherchant sans le vouloir un signe de soutien. Si son empathie surnaturelle était réelle, il avait bien dû sentir que je n'étais pas en danger.

— Je ne risquais rien, soupirai-je d'un ton agacé. Et il y a plus urgent.

— Edward ! s'indigna Izumi. Je te parle et —

— Al est à Lacosta. Al et Winry, ils y sont tous les deux.

— Je m'en doutais, soupira Hohenheim.

— Et tu ne me l'as pas dit ?!

— J'ai essayé, mais tu n'étais pas des plus réceptifs tout à l'heure. Et puis, tu n'accordes pas beaucoup de crédit à mes intuitions le reste du temps.

Je secouai la tête, tâchant de chasser une nouvelle envie de frapper. Ce n'était pas le moment.

— Pourquoi peux-tu affirmer avec autant de certitude qu'il est à Lacosta ? demanda Izumi.

Je me tournai vers elle et lui résumai la conversation que j'avais entendue au bar, cette fameuse rumeur à propos de moi, la description, la présence de celle qui devait être Winry, et surtout, la transmutation sans cercle. Izumi sursauta, mais Hohenheim hocha la tête, comme s'il le savait déjà.

— Il ne pouvait pas transmuter sans cercle jusque-là.

— Je pense qu'il a retrouvé ses souvenirs…

Izumi sembla aussi inquiète que moi à cette idée.

— Il faut qu'on prenne contact avec lui, le plus vite possible. Qu'on les prévienne du danger.

Je me rendis compte que le débit de mes paroles trahissait la panique qui m'habitait à l'idée que mon frère soit à la frontière d'une guerre imminente.

— On ne peut pas aller à Lacosta, pas dans l'immédiat, rappela Izumi. Tu l'as bien vu aujourd'hui.

— Je sais bien ça, crachai-je, tout en me disant que si je n'avais pas été avec eux, j'aurais sans doute eu beaucoup moins de scrupules. Mais j'ai un point de contact à Lacosta. J'ai encore le numéro de téléphone de l'Angel's Chest… quelque part dans mon carnet.

— Et tu penses qu'appeler là-bas n'est pas trop risqué ? N'oublie pas que tu es recherché, toi aussi. Et que l'Armée de Grumman est en route.

— Je sais… mais je pense pouvoir y trouver des personnes de confiance. Et puis, de ce que disait Roxane, les habitants ne sont pas de grands fans de l'Armée non plus. Je pense que je peux prendre le risque.

Je me souvenais des membres de l'Angel's Chest, de leurs visages souriants, de la grande silhouette de… comment s'appelait-elle déjà ? Oui, June. C'était la meilleure amie de Roxane, si je demandais à lui parler à elle, mon secret serait sans doute entre de bonnes mains.

Quant à Alphonse, si la rumeur portait jusqu'à New Optain, il ne serait sans doute pas difficile à retrouver et contacter.

Si ça se trouve, c'est juste pour ça que Grummann aurait envoyé l'Armée à Lacosta? Pour remettre la main sur lui?

Un nouveau frisson remonta entre mes omoplates.

— Bon, il faut que j'appelle. Ça sert à rien d'attendre, c'est la seule chose à faire.

Izumi et Hohenheim hochèrent la tête, manifestement du même avis. Soulagé qu'ils ne cherchent pas à m'arrêter dans la seule chose que je tenais réellement à faire depuis des semaines, je ressortis de la chambre où nous nous étions enfermés pour discuter.

Je redescendis les marches tout en fouillant fébrilement mon carnet, me maudissant de ne pas l'avoir organisé de manière un peu plus logique. Où avais-je fourré ce numéro ? J'étais remonté jusqu'à fin août, pourtant…

Je finis par le retrouver, noté de biais dans une marge au milieu de notes d'Alchimie qui n'avaient rien à voir.

Derrière moi, Izumi et mon père me suivaient, mais je m'en rendais à peine compte, trop tremblant à l'idée de peut-être parvenir à joindre mon frère après des mois de silence. D'ailleurs, une fois devant le téléphone, j'étais tellement nerveux que j'avais presque du mal à composer le numéro. Puis le combiné sonna. Une fois, deux fois… et ces quelques secondes résonnaient comme une éternité.

— Allô ? fit finalement une voix féminine que je ne parvins pas à reconnaître.

— Je suis bien à l'Angel's Chest ?

— Oui, qui est à l'appareil ?

Elle essayait d'être polie, mais à son ton rapide et sec, je sentais que je dérangeais.

— Est-ce qu'il est possible de parler à June ? demandai-je sans répondre.

— Écoutez, ce n'est pas trop le moment…

J'entendais un brouhaha tendu derrière sa voix et ma nervosité monta d'un cran.

— S'il vous plaît, c'est vraiment important, fis-je d'un ton suppliant. C'est à propos de l'attaque à venir.

— … Je vais voir si elle peut se libérer.

J'entendis le son d'un combiné qu'on posait, puis rien d'autre qu'un écho indéfinissable. Ce n'était pas de la musique, ce n'était pas des voix — ou pas seulement du moins. C'était plutôt le genre de fond sonore qu'on aurait imaginé dans un hangar ou un atelier. Je ne reconnaissais pas l'ambiance du lieu dont je me souvenais et jetai des coups d'œil fébriles aux deux autres à travers la vitre de la cabine en attendant le retour de quelqu'un. Je surpris Izumi en train de se ronger les ongles et compris que je n'étais pas seule sur les charbons ardents.

Après quelques minutes qui semblèrent une éternité, j'entendis enfin un changement.

— Allô ? June à l'appareil. Qui est-ce ?

Elle avait le ton de ces travailleuses prêtes à expédier l'affaire qu'on leur donnait à traiter pour passer à la suite.

— C'est Iris, répondis-je, d'une voix mal assurée.

— Iris ?! s'étrangla-t-elle.

Je crispai les épaules en entendant sa réaction de surprise et me demandai si elle connaissait à présent la vérité sur mon identité.

— Tu appelles pour parler à Roxane, c'est ça ? reprit-elle d'une voix plus grave, tout à coup très sérieuse.

— Roxane est ici ?!

— Oui, elle est ici.

— Oh bon sang ! m'exclamai-je, sentant mes yeux devenir humides à cette simple idée.

Je ne savais pas ce qui me secouait le plus entre penser que je pourrai peut-être l'entendre de nouveau et me dire qu'elle aussi, elle était en danger.

— Tu veux lui parler ?

— Si c'est possible, oui. Je sais que ce n'est pas trop le moment, mais…

— Tout le monde sera soulagé d'avoir de tes nouvelles. Je vais faire prévenir ton frère, mais comme il n'est pas au Angel's, ça prendra un peu de temps.

— Je… lâchai-je, trop stupéfait par la facilité avec laquelle elle avait sauté aux conclusions pour continuer ma phrase.

Le son devint étouffé, comme si elle avait posé la main sur le combiné, et je l'entendis appeler quelqu'un. Je me sentais à la fois incrédule et soulagée de parler à June, qui mêlait autorité et gentillesse d'une manière étrangement apaisante.

Et surtout, elle semblait savoir ce qui se passait.

Depuis quand elle sait?

— J'ai demandé à ce que les autres soient prévenus, annonça-t-elle.

— Les autres ?

— Roxane, Winry, Alphonse, et Steelblue.

— Steelblue ? m'étonnais-je. Je ne connais pas de Steelblue.

— Pourtant, lui te connaît manifestement…

Je jetai un coup d'œil à Hohenheim, qui s'était redressé et me scrutait à travers la vitre, et je compris que ma surprise teintée d'inquiétude était perceptible. Je restai quelques instants à absorber ce nouveau mystère, me demandant qui cela pouvait bien être et si le découvrir allait me mettre en danger.

— J'ai appris ce qui se passait à Lacosta en ce moment… Tu n'imagines pas à quel point je suis désolé d'avoir provoqué tout ça.

— Roxane m'a raconté ce que vous avez traversé à Central, répondit simplement June. Je sais que les choses sont plus compliquées qu'elles n'en ont l'air.

— Malgré tout, j'ai jamais voulu que ça se passe comme ça, répondis-je d'une voix plus basse.

Ma gorge se nouait sous l'effet de la honte. June et tous les autres en avaient bavé à cause de l'Armée, à cause de moi.

— C'est de ma faute.

— Je ne crois pas, non, fit June d'un ton sec. Ce n'est pas comme si les autres responsables étaient des enfants de chœur. Entre Ian Landry, les précédents maires et les dirigeants de l'Armée, tu n'as aucune chance d'être sur le podium. Et je ne te parle même pas d'Aerugo qui a décidé de cesser les échanges commerciaux du jour au lendemain.

Elle avait dit ces mots avec une assurance presque placide, sans imaginer à quel point ça pouvait me faire du bien d'entendre ça, se sentir que là-bas, il y avait au moins une personne qui ne me détestait pas pour mes erreurs aux terribles conséquences.

— Je te passe Roxane.

— Angie ?

En entendant sa voix, le soulagement mêlé de surprise était si fort que je manquais d'éclater de rire. C'était aussi nerveux qu'inapproprié. Même si je parvins à me retenir, je sentis que ma voix était altérée par mes émotions.

— Oui, c'est moi.

— Bon sang, on se faisait un sang d'encre pour toi ! Personne n'avait de tes nouvelles depuis des semaines…

— Je vais bien, mais inquiétez-vous pour vous, plutôt ! J'ai vu le journal, entendu les bruits de couloir… je sais même pas par où commencer, entre la menace de guerre et les rumeurs comme quoi j'étais à Lacosta…

À ces mots, Roxane eut un petit rire.

— Ça, on le doit au style vestimentaire de Cindy. Tu n'imagines pas combien de déçus tu as faits en n'étant pas réellement là.

— Al ?

— Oui, Alphonse en tête de liste, mais moi aussi, et d'autres encore. Tu manques à beaucoup de monde.

Je me mordis la lèvre, me sentant cette fois près de pleurer. Je ne pensais pas que cela me soulagerait à ce point d'entendre ces mots-là.

Ou plutôt, je le savais, mais je refusais de m'en rendre compte.

— Ed ! s'exclama une autre voix féminine dont je reconnus l'énergie pleine d'indignation.

— Winry ! Tu es là aussi !

— Ben oui, je suis là ! C'est toi qui n'es pas à Lacosta. Qu'est-ce que tu fous, ptit con ? On n'attend plus que toi !

Cette fois, je ne parvins à pas à me retenir d'éclater de rire. Il n'y avait qu'elle pour me parler comme ça.

— Désolé, j'étais à l'autre bout du monde, du côté de la frontière Nord.

— Qu'est-ce que tu foutais là-bas ?!

— Je rejoignais Izumi.

— Oh, Izumi ! Elle et Cub vont bien ?

Je me figeai. Évidemment, elle ne savait pas.

— Cub l'a trahi. Il y a plus d'un mois de ça, il s'est retourné contre elle et l'a laissée pour morte. On ne sait pas ce qui s'est passé après, mais il y a de grandes chances pour qu'il ait rejoint les autres.

— Oh merde…

— Comme tu dis. Mais Izumi s'est bien rétablie, là.

— C'est déjà ça…

— Hohenheim est avec moi, il l'a soignée, ça a bien aidé.

— Alors Al avait raison, fit-elle d'un ton songeur.

— Pourquoi ?

— Il disait que tu étais avec ton père.

Je restai muet sous l'effet de cette annonce. Comment Al avait-il bien pu savoir ça, s'ils ne s'étaient même pas vus ?

— Et toi, ça va ? Tes automails sont encore en état de marche ?

— Ça va… Celui de la jambe grince un peu, mais rien de bien grave.

— Bien sûr que si, c'est grave ! Tu ne peux pas rester comme ça, il faut qu'on se programme une révision.

— Attends, Winry, fis-je avec un sursaut de lucidité. C'est pas du tout pour ça que j'appelle !

J'étais tellement soulagé d'entendre leurs voix et leur joie d'avoir de mes nouvelles que je m'étais laissé bercer par leur présence. Mais c'était une erreur.

— Il y a une guerre imminente à Lacosta, vous êtes en danger.

— On sait, répondit-elle du tac au tac. Pourquoi tu crois que l'Armée de Grummann se déplace ? On les a appelés en renfort.

— Vous ?! Alors que vous êtes recherchés ?

— Pas nous directement, on n'est pas des imbéciles. Pénélope et les autres militaires. Et là, on bosse dur pour préparer l'assaut.

— Vous ne comptez quand même pas rester et vous battre ? dis-je d'une voix blanche. Mais vous…

Ils ne pouvaient pas faire ça. Ils ne pouvaient pas me faire ça, rester à parler joyeusement tout en courant le risque de mourir sous les bombes. Ils étaient là-bas. Elle, Al et Roxane étaient tous là-bas. Si la guerre éclatait réellement, elle risquait d'anéantir ceux que j'aimais. Et même sans ça…

— Vous pouvez pas me faire ça… Si vous vous faites tuer… si…

Je sentais ma voix se briser en même temps que le sentiment de réconfort que j'avais eu à les entendre de nouveau.

— Ed, on n'a pas le choix, soupira Winry. On est à Lacosta, ici et maintenant. On ne peut pas partir, laisser les gens comme ça alors qu'Al et moi, on peut faire une vraie différence. Si la ville tombe, Resembool est la prochaine sur la liste… On compte pas laisser ça arriver.

Sa fermeté sérieuse me fit réaliser à quel point j'étais devenu peureux et lâche, et je restais muet. Winry, la même Winry qui avait éclaté en sanglots en nous voyant transmuter une poupée lorsque nous étions enfants, était devenue plus courageuse que moi.

Cette prise de conscience me fit l'effet d'une grosse baffe.

— L'Armée d'ici est tellement en panique qu'ils n'ont pas du tout l'intention de nous mettre sous les verrous. Ils ont trop besoin de nous. J'ai reconstitué des plans de masques à gaz et mis en place un atelier improvisé, Al gère la composition des produits à mettre dans les cartouches, et grâce à Steelblue, on a pu avoir les infos qui nous manquaient sur le projet Manticore pour prévoir les bons produits pour nous protéger.

- Steelblue ? June m'en a parlé, mais…

— Hugues, répondit simplement Winry.

— Hugues aussi et là ?! m'étranglai-je.

— Oui, on l'a rencontré il y a quelques jours, au moment du soulèvement. Il a quitté le groupe avec une Ishbale pour retrouver la tombe de Lust.

— … à cause du carnet ?

— Oui, c'est ton supérieur qui l'a prévenu de l'enjeu.

Roy.

J'oubliais de respirer un instant, pensant à lui, à ses yeux noirs, à son expression lasse, à la manière dont je lui avais lâchement donné le carnet, le soir de l'attaque, juste avant que tout bascule.

Au moins, il l'avait conservé, il en avait retiré quelque chose…

— Ils ont réussi à la retrouver, et…

Elle hésita avant de continuer sa phrase.

— Al a fait la même chose à Resembool.

Je restais muet, foudroyé par tout ce que j'apprenais. L'accumulation de tant de personnes qui m'étaient chères, là-bas, à l'épicentre du danger, tout ce qu'ils avaient fait, tout ce qui avait changé pendant que je m'étais morfondu seul au milieu de nulle part. J'avais l'impression de les voir embarqués dans un bateau en m'oubliant sur la rive. Un bateau qui fonçait vers le large, prêt à traverser des tempêtes, quitte à couler… ou peut-être accoster sur la rive de la victoire.

Et moi, resté seul en arrière, à contempler ses voiles inaccessibles, condamné à attendre un éventuel retour.

Je m'étais rarement senti aussi misérable.

— Il… Tu pourras lui dire qu'il a bien fait ? murmurai-je d'une voix cassée pour sortir du silence.

— Tu pourras lui dire lui-même, répondit mon amie d'une voix douce. Il vient d'arriver.

Il y eut un silence ou je l'imaginais, tendant le combiné à mon frère, et je me sentis débordé d'émotions contradictoires. Puis j'entendis la respiration essoufflée de quelqu'un qui avait couru de toutes ses forces.

— Ed… c'est… vraiment toi ?

— Oui, c'est vraiment moi, bredouillai-je.

— Je te laisse, je retourne à l'atelier, fit la voix de Winry, assez proche pour que j'entende encore ses mots.

— Je me suis tellement inquiété pour toi… Toi et Winry, quand vous avez disparu…

Quand ils avaient disparu, j'avais cru devenir fou, au point de me jeter de moi-même dans la gueule du loup. Maintenant, ils étaient là, bien loin encore, mais à portée de voix.

Et ça changeait tout.

— Je sais, on vous a fait une belle frayeur… mais tout va bien, on est tous les deux sains et saufs. Et toi Ed, tu tiens le coup ? J'ai entendu pour l'attaque du Bigarré, ça a dû être horrible pour toi.

— J'ai même pas le courage de te raconter maintenant, soufflai-je.

De toute façon, il y avait trop à dire, trop à penser pour que je me laisse aller à replonger dans le gouffre sans fond du deuil maintenant.

— Al le plus important, c'est que si je sais que tu étais là, c'est parce que j'ai entendu parler de toi depuis New Optain. Les rumeurs comme quoi le Fullmetal Alchemist est ici sont remontées jusque dans le nord de la région. C'est impossible que les Homonculus passent à côté, et, je ne veux pas que vous vous retrouviez en pleine guerre, avec l'Armée et eux sur le dos. C'est juste trop dangereux.

— Ahaha, désolé, je n'ai pas su passer inaperçu.

— Ce n'est pas moi qui te donnerai des leçons. Mais… Al ?

— Oui ?

— C'est vrai ces rumeurs ? Que tu as transmuté sans cercle ?

— Je me souviens de tout, résuma Al d'un ton presque austère. C'est arrivé le soir où on a disparu.

— Je suis désolé que tu aies dû affronter ça sans moi.

— Je n'étais pas seul… Winry était là.

Je l'avais entendu sourire en prononçant ses mots, et l'image de son visage plein de douceur et de tendresse ressurgit dans mon esprit, lui redonnant une tangibilité que notre interminable séparation avait estompée. Il était là-bas, bien réel, avec son affection profonde pour Winry, et je me souvenais de lui après l'avoir comme oublié.

Il avait posé ces mots avec le calme qui était le sien. Un calme dont j'avais besoin, et qui me donna l'impression de revivre un peu.

— Winry m'a dit, pour ce que tu as fait à Resmebool.

Je devinai qu'il s'était figé.

— C'était la meilleure chose à faire. Merci d'avoir eu le courage d'agir quand tu étais là-bas.

— Merci de me soutenir, frérot.

— Winry m'a dit que vous alliez rester à Lacosta ? Tu comptes vraiment faire ça ?

— On n'a pas trop le choix… J'ai l'intuition que l'assaut aura lieu demain, et les troupes de Grummann ne seront jamais là à temps pour les repousser. Et puis, avec mon Alchimie, je serai peut-être le seul à pouvoir faire quelque chose pour contrer les avions.

— Ce sera pire que tous les combats qu'on a faits jusque-là… et les Homonculus risquent de vous tomber dessus. Ils sont peut-être déjà là-bas.

— Je sais… Et je m'y prépare de mon mieux.

— Al… je t'en prie… sois prudent.

J'aurais pu tenter d'argumenter, lui faire entendre raison, mais ils n'avaient pas le temps pour ça, ils étaient bien trop résolus, et au fond, je savais qu'ils avaient raison, qu'ils n'avaient pas le choix. Ça n'en était que plus douloureux, et je me retrouvais à supplier mon petit frère de me faire une promesse sans savoir s'il pouvait la tenir.

— Ne t'inquiète pas Ed, je ne compte pas me laisser faire. Et je ne suis pas seul, tout le monde est sur le pied de guerre. Je n'ai jamais vu ça, c'est vraiment extraordinaire… j'aimerais que tu sois avec nous pour contempler ça.

Je sentis la tristesse dans sa voix, dans mon cœur et dans les centaines de kilomètres qui nous séparaient.

— On forme une équipe du tonnerre avec Roxane et Steelblue. Elle connaît la ville comme sa poche et arrive à convaincre les habitants, pendant que lui a pu récupérer plus d'informations sur le projet Manticore. Grâce à ça, on sera beaucoup plus préparés que ce à quoi l'ennemi s'attend. Et ça, c'est notre plus grand atout.

— Le projet Manticore ?

— Tu sais, les bombes chimiques dont les plans ont échappé à l'Armée… L'équipe de ton supérieur était sur l'enquête, il ne t'en a pas parlé ?

Ni lui ni Winry ne prononçaient son nom. Par rancœur, peut-être ?

— Je… la situation était compliquée à l'époque, soufflai-je d'un ton las.

Roy et son équipe, je les avais trahis, laissant Harfang me faire chanter. Rien d'étonnant à ce qu'ils m'aient caché des informations aussi sensibles, même si cette pensée me mettait du plomb dans l'estomac.

— L'essentiel, c'est qu'on a réussi à récupérer la composition de la bombe. J'ai trouvé quels produits utiliser dans les masques pour les neutraliser. Ça nous donnera l'avantage de la surprise. On a pu évacuer ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas se battre, et rassemblé toutes les armes qu'on pouvait… Je ne dis pas qu'on a pensé à tout, mais… On essaie.

— Al, tu n'imagines pas comme je t'admire de réagir comme ça.

— Je ne sais pas, je me suis contenté de me demander ce que tu aurais fait à ma place, murmura-t-il avec un mélange de modestie et d'embarras.

Sa réponse me fit l'effet d'un électrochoc, réveillant la personne que j'étais censée être et l'envie d'agir de nouveau comme telle.

La conclusion était limpide. Si eux ne pouvaient pas partir, c'était à moi de les retrouver, peu importait le danger.

— Je vais te rejoindre, Al. Je ne peux pas vous laisser comme ça sans rien faire.

— Tu es où ?

- À New Optain.

— Alors ce n'est pas la peine, tu n'arriveras jamais à temps.

— Al ! Ne me dis pas ça !

Il avait raison, il avait sûrement raison, mais j'avais crié ses mots d'une voix étranglée et je sentis les larmes à deux doigts de couler. Il me disait qu'il allait risquer sa vie, et il refusait que je le rejoigne ? Qu'est-ce que j'étais censé faire ?

— Tu l'as dit toi-même : les Homonculus et l'Armée risquent de nous tomber dessus. Ni Winry ni moi ne comptons nous éterniser. On assurera l'intendance jusqu'à l'arrivée des renforts, mais dès que les troupes de Grummann seront là, on se fait la malle.

Je poussai un soupir de soulagement. Voilà une réponse qui me rassurait. Un peu.

— Partir… pour aller où ? Par ce que je te préviens, il est hors de question que je perde de nouveau ta trace.

— Après la bataille, Steelblue compte rejoindre sa bande qui s'est installée au nord de Liore, on voyagera sûrement ensemble. Youswell est sur la route, on peut se fixer rendez-vous là-bas ? Je crois que le coin est resté calme après notre passage, et c'est plus ou moins à mi-chemin. Et puis, ils nous en doivent une belle ! On devrait être en sécurité là-bas, le temps de se retrouver.

— Youswell, oui. Bonne idée, je n'en suis pas loin. Et puis pour une fois que l'Armée n'est pas repassée derrière nous…

— Sûrement grâce à Grumman. A priori, on peut le compter comme un allié. En tout cas, c'est le seul à avoir envoyé du renfort quand on a averti l'Armée.

— Je n'y mettrai pas ma main à couper, soufflai-je, quand même bien inquiet.

— Ne t'inquiète pas, j'éviterai d'avoir à tester.

Le silence retomba, et je pris tout à coup conscience que cette discussion était bien longue et que je leur prenais un temps précieux dans leurs préparatifs. Des préparatifs qui pourraient bien faire la différence entre la vie et la mort. Je repris à contrecœur.

— Je vais te laisser, Al, tu dois avoir mille choses à penser. On se retrouve à Youswell alors ?

— Oui, promis.

Je hochai la tête, sachant d'expérience que ce genre de promesses pouvait s'avérer vain, mais quand même réconforté par la perspective de le retrouver. Nous avions un lieu sur lequel s'accorder, enfin. Les habitants de Youswell nous devaient une fière chandelle et je ne doutais pas qu'ils nous accueilleraient de nouveau, quitte à nous cacher des militaires. Chez eux au moins, tout se passait bien depuis notre passage.

Et parler avec Al me donnait l'illusion que j'avais de nouveau la force de me battre.

— Prends soin de toi en attendant qu'on se retrouve, Ed.

— Mouais… Faites attention à vous au lieu de vous inquiéter pour moi.

— On fera de notre mieux.

— Vous me manquez terriblement.

— Je sais… toi aussi. Je t'embrasse.

— Bonne chance.

— Toi aussi.

La tonalité résonna dans mon oreille, me laissant seul dans le vide de la cabine de l'hôtel, cédant aux larmes à l'idée que cette discussion avec mon frère pourrait bien être la dernière.


Et maintenant?

Qu'est-ce que je suis censé faire? Aller à Youswell, comme ça, et les attendre pendant des jours en priant pour que tout se passe bien?

Cette idée m'était insupportable.

J'avais balbutié un compte-rendu très approximatif de ma discussion avec Al, Winry et les autres, qui se résumait à « ils sont au courant qu'ils sont en danger, mais sont prêts à combattre » avant de m'enfermer un moment dans ma chambre, seul, pour digérer les informations et le torrent d'émotions qui m'assaillait.

L'endroit secret de Sanja me manquait terriblement. J'aurais eu bien besoin de hurler à m'en arracher les tripes, mais je ne pouvais définitivement pas me le permettre dans cette chambre d'hôtel mal isolée.

Alors je me retrouvais là, assise sur le lit, le souffle court, les larmes montant par à-coups sans parvenir à exploser ni à se tarir réellement, prise par cette impression que je n'arriverai jamais à reprendre le dessus.

Comment faisaient-ils, là-bas, pour rester si courageux, alors que moi, je peinais encore à voir la vérité en face ?

Je pensais à Winry et sa fermeté joyeuse, Al qui me disait qu'il avait agi en pensant à ce que moi, j'aurais fait. Cela aurait dû me rassurer de les sentir aussi courageux, avec cette confiance insolente de ceux qui savent faire la chose juste, mais au contraire, j'étais plus inquiet que jamais, et surtout, mis face à ma propre faiblesse.

Depuis quand n'avais-je pas « fait ce qu'il fallait faire, ici et maintenant » ?

Si je remontais le fil des événements en déglutissant au fur et à mesure que la honte me revenait, j'étais bien obligé d'admettre que cela faisait très longtemps que ça n'était pas arrivé.

La pire erreur de toutes était surtout de ne pas avoir dit la vérité à R… Mustang. De ne pas avoir mis de côté mon ego pour faire la chose la plus intelligente à faire.

D'avoir été lâche.

Lâche et idiote.

Et aujourd'hui, j'étais là, misérablement terrée derrière ma chambre d'hôtel, mes faux papiers et mes cheveux teints, avec la présence à la fois humiliante et rassurante de Hohenheim et Izumi, pendant que les autres risquaient le tout pour le tout.

Je ne pouvais pas continuer comme ça.

Je ne savais pas quoi faire au juste, comment changer, comment redevenir Edward Elric, le Fullmetal Alchemist, celui qui bottait le cul des terroristes, se rebiffait contre ses supérieurs et suscitait l'admiration de son frère… mais je me rendais tout à coup compte que si je n'y arrivais pas, j'aurais tout aussi honte en retrouvant Al et Winry que le jour où je devrais affronter le regard de Mustang.

La honte de ne pas être la personne qu'ils avaient vue en moi.

Je me levai, traversai la pièce et ouvrit en grand la fenêtre de la chambre, prenant en pleine face l'air nocturne. Les flocons de neige brillaient comme des escarbilles sous la lumière des réverbères et le froid piqua mes joues encore humides.

Je ne voulais pas être « moi », du moins pas le « moi » que j'étais devenu.

Mais si j'avais été Edward, si j'avais été la personne que j'aurais dû être, qu'est-ce que j'aurais fait ?

Je me rendis compte que le choix de retrouver Izumi, même s'il n'avait rien de glorieux, était sans doute la meilleure chose à faire sur le moment. Pour le reste, tout ce que j'avais fait avant n'était qu'un enchaînement d'erreurs.

Je m'appuyai au chambranle de la fenêtre, inspirant l'air à grandes goulées dans l'espoir de me tirer de ma léthargie et de parvenir à réfléchir.

Edward, ou du moins, l'image que les autres s'en faisaient, c'était celle d'un Alchimiste courageux et tapageur, qui se fourrait toujours au cœur des problèmes et qui pensait pouvoir tout résoudre en claquant des mains.

Qui y arrivait, parfois.

Pas toujours.

Je pensais avoir résolu la crise, à Lacosta, à Liore. Au final, je n'ai rien réglé du tout.

Je laissai mon regard se perdre dans l'obscurité, vers le sud, comme si je pouvais voir les montagnes de la frontière d'ici, et sentis mon cœur se serrer. Pour Lacosta, Al était formel, je ne pouvais rien faire.

Pour Central, pour Roy et son équipe, je ne pouvais rien faire. Pour combattre les Homonculus, à part continuer à apprendre par Hohenheim de nouveaux tours de passe-passe alchimique en espérant pouvoir prendre au dépourvu Dante ou les Homonculus le jour où je les rencontrerai, je ne pouvais pas faire grand-chose non plus.

La seule chose qu'on attendait de moi, le « plan », c'était d'aller à Youswell. L'affaire d'une demi-journée de train, pour peu que les voies soient déneigées. Al et Winry, eux, ne partiraient pas avant demain, et mettraient sans doute des jours à circuler. Si l'Armée savait qu'ils étaient à Lacosta, les trains seraient fouillés d'autant plus méticuleusement.

Si j'étais eux, pour remonter à Youswell, je dégotterai une voiture et je remonterais en coupant par les routes de campagne. Ce serait l'affaire de quatre ou cinq jours, s'ils arrivent à échapper aux barrages. Al peut changer l'apparence du véhicule facilement. S'ils devaient y aller à pied pour éviter d'être retrouvés, par contre, ils pourraient bien mettre deux semaines à arriver, peut-être même plus…

Autrement dit, si je partais dès demain pour Youswell, il faudrait compter encore trois ou quatre jours de plus avant de pouvoir espérer les voir arriver. Au mieux. Et si je devais attendre quinze jours planqué dans cette petite ville minière, je me sentais bien parti pour devenir fou d'angoisse.

Je fourrai une main dans mes cheveux pour me gratter le crâne, lâchant un râle agacé. J'avais déjà tourné comme un lion en cage chez Sanja en attendant que la tempête de neige prenne fin, je me connaissais assez pour savoir que si je devais subir une nouvelle attente de ce genre, je risquais de mordre mon entourage avant le retour d'Alphonse. La perspective de gâcher un laps de temps si long me faisait enrager d'avance.

D'un autre côté, l'idée de retarder les retrouvailles était au moins aussi insupportable.

— Bon, il me faut un compromis, soufflai-je. Il n'y a aucune chance pour qu'ils puissent me rejoindre avant samedi prochain. Il y a bien quelque chose que je pourrais faire pour me rendre utile d'ici là ? Non ?

Je soupirai, me sentant ridicule à m'arracher les cheveux en parlant tout seul. À ce moment-là, j'entendis toquer à la porte et grommelai un « entrez » blasé.

Hohenheim et Izumi s'avancèrent dans la chambre à pas précautionneux, comme s'ils s'attendaient à me voir voler en éclats. Au lieu de ça, je me retournai pour m'accouder à la fenêtre, et leur demandai très sérieusement.

— Il faudrait que l'on soit à Youswell ce samedi, pour espérer les revoir le plus vite possible, même si on ne peut pas savoir combien de temps ça leur prendra de nous rejoindre. La question, c'est « qu'est-ce qu'on peut faire d'utile d'ici là ? »

Izumi s'autorisa un sourire, sûrement soulagée de me voir essayer d'être constructif plutôt que me laisser abattre.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle, mais on va y réfléchir.

Je refermai la fenêtre, réalisant que le froid avait largement eu le temps de s'installer dans la pièce, puis tirai une chaise où je m'assis à califourchon pour faire face aux deux autres qui s'étaient assis sur le lit.

— Cinq jours, c'est à la fois peu et beaucoup. On ne peut pas espérer aller très loin, surtout avec cette neige, posa Izumi.

— Est-ce qu'on pourrait faire quelque chose contre les Homonculus ? demandai-je à Hohenheim. Il n'y a pas des ossements utiles dans le coin ?

J'avais dit cette phrase d'un ton ironique, connaissant déjà la réponse. Hohenheim secoua la tête en signe de dénégation.

— On a déjà ceux d'Envy, de Greed, peut-être Gluttony, c'est un bon début.

— Et Al et Winry ont mis la main sur ceux de Juliet Douglas et de Lust.

Je me mordillai la lèvre, repassant dans ma tête des informations que j'avais déjà vues mille fois. Pour ce qui était de Cub, il ne restait rien : Izumi avait rendu son corps à la porte pour récupérer une partie de ses organes. King Bradley, ou plutôt son défunt frère, devait avoir une tombe près du domaine familial, mais nous étions bien trop loin pour aller y jouer les profaneurs d'ici la fin de la semaine. À ma connaissance, nous avions fait le tour.

— Si on arrive à tous se retrouver, on sera plutôt bien armés pour faire face aux Homonculus, commenta Hohenheim.

— Oui, admis-je tout en me sentant dépité de ne pas pouvoir quelque chose de plus.

— Les autres, qu'est-ce qu'ils ont prévu de faire, au juste ? demanda Izumi.

— Repousser l'armée d'Aerugo - Al pense qu'ils attaqueront demain — et tenir le front jusqu'à l'arrivée des troupes de Grumann. Puis remonter vers le nord, jusqu'à Youswell… sachant que Hugues comptait retrouver Scar et les autres Ishbals qui se sont basés au nord de Liore. Je suppose qu'ils feront la route ensemble.

Si tout va bien.

— Pourquoi Scar et les autres sont à Liore ?

— Les Ishbals et Liore sont tous deux issus du même peuple d'Aerugo, rappela Hohenheim. Même s'ils sont très différents, ils ont une base historique et des éléments de culture en commun. Sans compter que jusqu'à son soulèvement, Liore était un gros point de chute des commerçants nomades.

— Contacter les tribus nomades pour quitter Amestris et ses persécutions… pour les Ishbals, c'est un plan qui se tient pas mal.

Enfin, c'était le cas sur le papier, tant que Liore n'était pas au bord de la guerre civile… Avec tous les militaires qu'il doit y avoir dans le coin, ça doit être une autre paire de manches de passer la frontière aujourd'hui.

Le silence retomba et je me laissais absorber par la pensée des Ishbals sur le fil, entre alliés, ennemis et frontière. Je pensais à Liore, aussi, à cette ville que je pensais avoir libérée et que j'avais précipitée dans le chaos.

Je pensais à Rose, que j'avais laissée derrière moi avec un discours pompeux et moralisateur qui me paraissait aujourd'hui tellement malvenu.

— … Est-ce qu'on pourrait aller à Liore ? murmurai-je.

— Ce n'est pas très loin… mais c'est assez risqué, commenta Hohenheim.

— Toujours moins risqué que Lacosta, répondis-je avec un rictus.

— Pourquoi tu voudrais aller à Liore ?

— Parce que c'est à cause de moi que la ville a tourné à l'émeute.

Brièvement, je leur racontai le prêtre Cornello, la fausse pierre philosophale, la manière dont j'avais décrédibilisé mon ennemi, détruit des espoirs de résurrection qui aidaient Rose à tenir et quitté les lieux en pensant avoir fait tout ce qu'il y avait à faire.

— Pendant longtemps, j'ai cru que tout était fini, mais… une partie des habitants a continué à soutenir Cornello pendant que d'autres voulaient l'exécuter en place publique. Les tensions sont montées et l'Armée s'en est mêlée…

— Hm…

— On sait ce que ça donne quand Dante met la main sur un conflit, confirma Hohenheim en posant ses mains sur ses genoux. Elle ne passe jamais à côté d'une occasion d'envenimer les choses. Je ne suis pas sûr que nous ayons le pouvoir d'apaiser quoi que ce soit.

— Peut-être… mais je crois que c'est mon devoir d'essayer.

De revenir. De faire face. De voir ce qu'était devenue la ville à cause de moi. De retrouver Rose. De l'aider, peut-être.

Si j'en étais capable.

— Je ne veux pas être rabat-joie, mais on n'aura pas le temps de résoudre grand-chose en trois ou quatre jours, releva Izumi.

— Je m'en doute bien !

Je m'étais hérissé, crispé, parlant plus fort que nécessaire. En m'en rendant compte, je poussai un soupir et me forçai à parler plus posément.

— Je sais que je ne pourrai sans doute pas agir, mais… nous pourrions au moins y aller en repérage. Voir comment les choses se passent vraiment là-bas, sans le filtre des journalistes à la botte de l'Armée, puis rejoindre Al, Winry et les autres avec des informations concrètes. Ça pourrait peut-être être utile à Hugues, à Scar…

— Ça pourrait être utile, oui…

— Ça sera risqué. Il ne faudrait pas se faire repérer là-bas, ou cela nous mettrait tous en danger, fit remarquer Hohenheim. Nous, ton frère, et les autres.

— Débrouille-toi pour ne pas être reconnaissable, alors, parce que si l'un d'entre nous se fait repérer, ça sera sans doute toi. Izumi est présumée morte par les Homonculus, et moi les rumeurs disent que je suis à Lacosta. Soyons honnêtes, personne ne nous cherchera à Liore.

J'avais lâché ses mots d'un ton acide, et mon géniteur répondit par un sourire las, se contentant de hocher la tête.

— Je pourrai bien survivre à une teinture, admit-il.

— OK, reprit Izumi. Si j'ai bien compris, le plan, c'est de prendre le train pour la région de Liore dès demain, d'enquêter discrètement, et de repartir pour atteindre Youswell d'ici samedi soir ?

— Ça paraît raisonnable, non ?

À l'idée d'avoir un plan, même vague, de me confronter de nouveau à la réalité, je me sentais frissonner d'un mélange de peur et d'impatience. Bien sûr, glaner des informations là-bas, ça ne serait sans doute pas grand-chose comparé à l'héroïsme dont ils faisaient tous preuve à Lacosta, mais… ça serait mieux que rien.

De toute façon, je n'étais sans doute pas capable de faire mieux pour le moment.

— Je ne sais pas ce que l'on va trouver là-bas, avoua Hohenheim en se lissant la barbe. Je sens pas mal de tensions, mais… c'est très flou.

— Raison de plus pour enquêter, non ? Histoire de savoir à quoi s'en tenir…

— Il faudra rester discret pour ne pas s'attirer les foudres de l'Armée. Il ne manquerait plus que ça.

— Dit celle qui a attaqué le QG de Dublith sans même essayer de négocier ?

— Je te rappelle que tu étais là aussi.

— Mais ce n'était pas ma décision, me rebiffai-je avant de me figer.

Ce n'était pas ma décision d'y aller, mais j'avais fait le choix de la suivre. Je ne pouvais pas rejeter toute la faute sur elle, surtout qu'elle m'avait sauvé la vie ce jour-là.

— Est-ce que vous êtes d'accord avec ce plan ? demandai-je en me redressant, serrant nerveusement les poings sur le paillage de ma chaise. Je sais que mon choix de vouloir faire quelque chose à tout prix, au lieu d'aller directement à Youswell est sans doute égoïste et risqué, alors…

— Je ne vois pas d'égoïsme dans l'idée de préparer le terrain pour aider ceux qui nous rejoindront, fit remarquer Izumi. Et les habitants de Liore ne seront sûrement pas contre un peu d'aide. Même si nous ne pourrons sans doute pas faire grand-chose cette semaine, nous reviendrons pour eux après. D'accord ?

Je levai les yeux vers elle et trouvai dans son regard toute la douceur et la compassion dont j'avais besoin.

Elle comprenait. Et Hohenheim aussi me comprenait, même si ça me tuait de l'admettre et que je lui en voulais trop pour lui pardonner. Tous les trois, si différents que nous étions, nous portions, au fond, la même culpabilité : celle d'avoir fait des erreurs et de ne pas savoir comment les réparer.

Je n'étais sans doute pas le meilleur, peut-être pas le pire…

Mais une chose était sûre, alors que nous discutions de la manière d'organiser notre expédition.

Je n'étais pas le seul.