Cette nuit-là ne changea pas des autres. En plein milieu de la nuit, Emile vint se glisser dans le lit de Stiles et presser son corps empli de désir contre le sien. Et c'est ainsi qu'il le réveilla.
Le lendemain, Stiles se leva, la mort dans l'âme. S'il n'était pas utile de détailler ce qu'il avait pu vivre entre les quatre murs de sa chambre, il était clair que chaque matin, ouvrir les yeux était un défi. Car il en avait de moins en moins envie. Oh, bien sûr, il aurait pu s'épargner cette nuit d'horreur, de luxure morbide, mais il l'aurait payé cher en revenant. Il avait déjà bien donné de sa personne pour obtenir le droit d'aller à la réunion. C'étaient des petits bouts de lui-même qu'il avait sacrifiés.
Partir du loft avait été difficile pour lui, mais nécessaire. Derek avait insisté pour qu'il reste un peu plus longtemps, lui avait même proposé de dormir sur place, mais Stiles n'en avait pas démordu. Il devait rentrer, et il l'avait fait. Il avait toutefois tenu à rassurer le loup en lui disant qu'il lui enverrait un message lorsqu'il arriverait. En soi, il n'avait pas menti : il le lui avait envoyé juste après s'être garé devant sa modeste maison. Mais à ce moment-là, il n'était pas encore chez lui. En descendant de sa Jeep ce matin-là, Stiles pensa longuement à Derek, à son étonnante patience, à sa prévenance inattendue. L'hyperactif ne lui avait pourtant jamais fait de cadeau. Au contraire, il avait toujours eu tendance à vouloir l'asticoter et Derek le lui avait bien rendu en le plaquant contre les premiers murs qui venaient. En soi, cela faisait longtemps que ce n'était pas arrivé, chacun s'étant plus ou moins assagi sur certains points. Néanmoins, sa bienveillance de la soirée l'avait sincèrement touché. D'abord, il lui avait pris sa douleur avant de l'isoler dans une pièce dans laquelle il pouvait prendre le temps de se calmer avant de le rejoindre et de calmer sa crise de panique et, lorsque la réunion fut finie – réunion dont il l'avait exempt –, Derek avait patiemment cherché à le faire parler. Il lui avait montré une facette de lui qu'on ne voyait que bien peu : cette douce prévenance couplée à une inquiétude peu commune pour lui. Si Stiles n'entretenait pas son secret depuis si longtemps… Oui, peut-être qu'il aurait pu parler. Peut-être… Peut-être qu'il aurait eut une chance de réussir. Parce que Derek était un loup, qu'il savait faire la différence entre la vérité et le mensonge. Mais surtout, il était impartial et honnête : c'étaient des qualités dont il avait plusieurs fois fait la démonstration ces dernières années.
Oui, mais Derek pouvait tout aussi bien ne pas vouloir le croire malgré les preuves évidentes de sa sincérité. Après tout, son père l'avait bien traité de menteur jusqu'à ce que cet horrible mot s'ancre en lui et conditionne son comportement des années qui avaient suivi. Depuis lors, Stiles s'était évertué à mentir, puis se forcer à oublier. Pour la voie de la dissimulation, c'était réussi. Pour l'oubli… Non, il n'avait jamais vraiment pu arrêter d'y penser. Pourtant, cela n'avait pas été faute d'y penser. Dans un sens, la meute l'avait aidé étant donné que, devant s'investir à fond dans les affaires surnaturelles, Stiles devait forcément mettre ses démons de côté.
Avec le retour d'Emile, c'était devenu mission impossible.
Et maintenant, Stiles avait la trouille. S'il avait craqué une fois, il pouvait très bien recommencer. Il se sentait d'ailleurs fragile, comme si quelque chose en lui s'était ouvert et laissait voir à tous ce qu'il ne pouvait exprimer. Il savait que ce n'était pas vraiment le cas mais cette sensation d'être mis à nu le poursuivait sans arrêt, si bien que lorsqu'il descendit de sa Jeep, Stiles eut l'impression de quitter son seul rempart contre le monde extérieur. Et il se retrouva, fébrile et souffrant, à pénétrer dans le lycée. C'était là que le plus difficile commençait. Il devait au mieux avoir l'air normal, au pire arborer un air neutre. Rien n'était simple lorsque l'on n'avait qu'une envie : s'effondrer. Objectivement, il était épuisé. Ses blessures lui faisaient un mal de chien et il avait mis deux pansements sur chacune de ses brûlures en espérant ainsi atténuer le frottement causé par ses vêtements, mais c'était comme s'il n'avait rien fait. En passant devant les vestiaires, il ressentit la brusque envie de se doucher. Pourtant, ce n'était pas faute de s'être levé plus tôt pour se laver, tenter de retirer de son corps cette souillure incrustée en lui. Là encore, il avait l'impression que les mains sales d'Emile s'amusaient avec sa peau, passaient à des endroits indécents. Et lorsqu'il repensait à ce qu'il lui avait fait et qu'il continuait de lui faire subir… La nausée montait. Il la retenait fort bien, mais pour combien de temps ? S'il avait de la chance, sans doute ne vomirait-il qu'en rentrant des cours… Sinon, il lui faudrait trouver une excuse pour s'isoler à un moment ou à un autre. Pour l'heure, il se mentalisa au mieux pour carrément éviter de régurgiter ses tripes.
Stiles avait déjà songé à une manière de mettre un terme à tout ça mais jusqu'ici, la pensée n'avait été que fugace et à force, elle commençait à se renforcer. Il se raccrochait à l'espoir que, peut-être, le travail l'appellerait ailleurs et qu'il serait sans doute obligé de s'en aller. Quel bonheur ce serait ! Mais chaque nuit, Emile lui rappelait que le jour de son départ était loin d'être déterminé et que le commissariat de Beacon Hills appréciait beaucoup ses services, son regard éclairé. Si l'on ajoutait à cela que le poste était en sous-effectif et que le shérif appréciait beaucoup la présence de son meilleur ami… Non, Emile Chabrier n'était pas près de partir.
Alors forcément, l'idée se renforça lentement dans son esprit. Une chose était sûre : si Emile décidait de passer à l'étape supérieure, qu'il décidait d'accomplir l'acte au sens propre du terme, de ne pas se limiter aux extras tels que la fellation ou la masturbation contre lui, Stiles n'y survivrait pas.
Deux jours passèrent ainsi. La nuit du troisième, Stiles perdit sa dernière résistance en même temps que ses espoirs, lorsque le policier décida qu'il était temps de le faire sien.
Ce matin-là, Stiles passa les portes du lycée en songeant au fait que ce serait sans doute la dernière fois qu'il le faisait. Son air absent inquiéta, mais il trouva le moyen de rassurer, comme toujours. Il répondit également aux messages que Derek lui envoyait régulièrement depuis cette fameuse réunion. Il était mignon, quand il y repensait, à prendre de ses nouvelles, à essayer de le pousser vers la voie de la confession. Mais s'était-il rendu compte qu'il était trop tard pour Stiles ? Trop tard pour qu'il parle ? Bien sûr que non. Il ne savait même pas que le jeune homme se taisait depuis sept ans. Sept années qui l'avaient détruit de bien des manières et si la meute l'avait aidé à ne pas faire une fixette sur ses souvenirs, elle ne pouvait plus rien pour lui. Stiles appréciait la prévenance dont faisait preuve le loup, et c'était pour cela qu'il le rassurait, qu'il essayait de dissiper ses doutes en lui assurant qu'il gérait et que tout ça irait mieux bientôt.
Oui, ça irait mieux.
Quand il aurait quitté cette terre.
Aller en cours pour sa dernière journée n'était pas forcément ce qu'il aurait désiré mais le tout était de ne pas éveiller les soupçons. Son père ne travaillait qu'à partir de l'après-midi jusqu'au soir et par chance, Emile aussi. Cette nuit, après que le policier ait achevé de le détruire, Stiles avait réfléchi et établi un plan. Puisqu'il était incapable de dormir, autant mettre ces heures à profit. Mettre fin à ses jours le matin maximiserait bien trop ses chances d'être sauvé. Alors qu'en rentrant des cours… Il serait seul. Pourquoi aller en cours ? Parce que s'il s'absentait, le lycée préviendrait son paternel. Sans parler de cela, il éveillerait les soupçons, attirerait l'attention sur lui. C'était déjà un peu le cas, mais disons qu'il limitait les dégâts.
Le seul avantage qu'il avait en ce jour, c'était de ne pas ressentir grand-chose, à par la douleur de ses brûlures, ses courbatures et les décharges électriques que lui envoyait le bas de son dos. S'assoir n'était pas simple, mais il arrivait à faire illusion. En fait, la destruction de son esprit le rendait partiellement… Insensible. Ses sourires étaient faux mais rassurants. Son regard, vide mais familier. Son air, vide mais presque habituel. Durant toute cette journée, il se réfugia dans les cours pour conserver cette carapace qui le protégeait de ses amis surnaturels et fit toujours bien attention à garder ses manches bien baissées. Pour son dernier repas avec eux, il n'essaya même pas de profiter. Il se contenta de jouer la comédie comme il savait si bien le faire, de faire des blagues quand il était censé en faire, de rire quand c'était nécessaire tout en éludant de potentielles questions intrusives sans passer par le mensonge – décelable. C'était là son plus grand talent : feinter, esquiver. Il avait eu sept ans pour s'entraîner, encore heureux que ça fonctionne.
Autour de lui, l'on ne se douta pas de grand-chose. On savait que Stiles n'était pas en grande forme en ce moment, mais c'était tout. On se disait que ça allait passer, on lui disait parfois qu'il pouvait parler sans problème, on lui demandait si ça allait mieux de temps à autres. Et il éludait, il éludait si bien qu'on le croyait puisque techniquement, il ne mentait pas. C'était toute la force de son bagage parlé.
Mais son jeu perdit un peu de sa crédibilité lorsque Scott vint l'assommer de reproches, lui qui n'avait pas eu le temps de lui parler jusque-là. Il lui parla de la réunion, de son manque d'investissement évident, de son absence justifiée par Derek – qui avait prétexté que le jeune homme n'était simplement pas en état, sans en préciser la raison. Le pire, c'est que l'alpha fit cela devant tout le monde. Il n'avait pas eu la politesse de le prendre à part, de prendre la précaution d'essayer de comprendre. Là où sa comédie eut des failles plus ou moins visibles, ce fut à cet instant. Stiles réagit à peine, comme si ça ne l'atteignait pas, ou au contraire, comme s'il était trop atteint pour contester. Parce que c'était bien là le problème : il hochait la tête, acquiesçait, n'omettait aucune opposition et ne se justifiait absolument pas. En lui, résonnait le douloureux écho de l'humiliation de son enfance et cette fois, il savait que montrer son désaccord était inutile. Puis, les paroles de Scott avaient beau lui faire mal, ce n'était rien en comparaison à ce qu'il avait vécu dans la nuit, cette chose qui avait achevé de le détruire. Alors, il se contenta de sortir vite fait qu'il comprenait et que rien de tout cela ne se reproduirait. Son cœur n'eut aucun raté, parce qu'il ne mentait pas.
Il était sans doute plus sincère que jamais.
Mais, parce qu'il était plus que conscient de ses limites et de sa fragilité, il choisit de s'éclipser après avoir rassuré la plupart de ses amis, y compris Scott qui finit par s'en vouloir et s'excuser pour son comportement. Apparemment, il était à cran, il ne fallait pas lui en vouloir. Il n'y avait pas de problème de ce côté-là : Stiles ne lui en voulait pas.
Alors qu'il se dirigeait vers le bâtiment principal du lycée pour aller à sa prochaine salle, Stiles leva son regard vers le ciel. Il faisait beau, un grand soleil réchauffait légèrement son visage. Une belle journée pour mourir, faire cesser ce cauchemar devenu invivable. Il était souillé pour de bon, violé jusqu'aux tréfonds de son être. Son postérieur le lui faisait bien ressentir, comme le reste de son corps courbaturé.
Alors qu'il s'appuyait contre le mur à côté de sa future salle de cours, son téléphone se mit à vibrer. Parce qu'il n'avait rien d'autre à faire, Stiles s'en saisit et le déverrouilla. Un message de Derek apparut sous ses yeux.
[De : Sourwolf]
Il faut qu'on parle.
Le visage de Stiles était complètement neutre lorsqu'il lui répondit ce simple mot :
[A : Sourwolf]
De ?
Le loup fut étonnamment réactif.
[De : Sourwolf]
De toi.
[A : Sourwolf]
Merci, mais non merci. Ça va, tu sais ?
Stiles pouvait se permettre de mentir étant donné que Derek n'était pas là. Sa prévenance était toujours aussi adorable, mais… Inutile. Et surtout, dangereuse. Oui, elle pouvait potentiellement le faire douter de sa décision et il ne fallait surtout pas que cela arrive.
[De : Sourwolf]
Tu peux te cacher tant que tu veux derrière tes mensonges habituels, mais je ne suis pas dupe. On va parler, que tu le veuilles ou non.
[A : Sourwolf]
Ça ne changera rien, Derek. Mais, si tu insistes, on va parler.
Faux. Mais ça, Derek ne pouvait pas le savoir.
[De : Sourwolf]
Très bien. Je passerai te voir après les cours.
Stiles sentit une alarme résonner dans sa tête. Il devait corriger le tir, et vite.
[A : Sourwolf]
Plutôt demain, ce soir je suis assez occupé.
[De : Sourwolf]
Pourquoi je ne te crois pas ?
[A : Sourwolf]
Parce que t'es parano. Pour tout t'avouer, j'ai pas été très assidu ces derniers temps et j'ai pris… Du retard, disons. Mon père m'a déjà averti une fois, j'ai intérêt à me rattraper si je veux pouvoir continuer de participer aux activités de la meute alors tu m'excuseras, mais je peux difficilement faire autrement.
Très franchement, ça aurait pu être vrai, si le spectre de la mort ne planait pas autant sur lui et si l'envie ne se faisait pas plus forte à chaque minute qui passait. Ça aurait également pu être vrai si Noah… N'avait pas arrêté de faire attention à lui depuis le retour d'Emile. Pour la première fois depuis le début de la journée, Stiles eut un énorme pincement au cœur, son premier réel ressenti. Dire que tout aurait pu être différent. Si Noah ne lui avait laissé ne serait-ce que le bénéfice du doute, si seulement… Si seulement il avait été objectif… Mais il avait fait son choix, choisi son camp. Il était trop tard pour revenir en arrière. Stiles ferma les yeux un instant. Tiendrait-il tout l'après-midi ? Oui, il le fallait. S'il s'en allait maintenant, ses amis le chercheraient, son père serait contacté et ses plans de mort tomberaient à l'eau. Cette journée était lourde et douloureuse à supporter, mais nécessaire. Le but était de se dégager la voix pour en finir définitivement avec tout ça. Il y arriverait. C'était peut-être la seule chose qu'il réussirait à réaliser.
Honnêtement, il ne se sentit pas égoïste, plutôt… Sur la bonne voie. Ce serait simple. Ses amis le pleureraient peut-être un temps, mais on l'oublierait assez rapidement. Après tout, il n'était qu'humain. Et son père, son père… Eh bien, son père ne pourrait s'en prendre qu'à lui-même. C'était peut-être méchant de penser cela mais dans un sens, il avait bousillé sa vie. Stiles avait pourtant tout fait pour lui, tout fait pour l'aider à se remettre de son addiction à l'alcool, tout fait pour le nourrir correctement et limiter ses problèmes de santé, tout fait pour ne pas lui imposer ses soucis à, lui… Noah avait beau l'aimer, depuis sept ans, il continuait de faire preuve de négligence. Depuis le retour d'Emile, c'était encore pire. Se rendait-il compte qu'en s'absentant, il le livrait en pâture à ce monstre ? Non, bien sûr que non. Après tout, il était persuadé que leur laisser du temps et de l'espace les réconcilierait. Comme il se trompait… Depuis le début, il se trompait sur toute la ligne. Mais Stiles se refusa à ressentir quoi que ce soit à cette pensée. Le sentimentalisme, c'était pour plus tard. Lorsqu'il serait seul, dans sa chambre. Lorsqu'il perpétuerait son dernier acte sur cette terre immonde.
Lorsque Stiles rouvrit les yeux quelques minutes plus tard, un nouveau message de Derek était apparu sur son écran.
[De : Sourwolf]
Entendu. Va pour demain soir.
La voie était définitivement libre, parfaitement libre, comme si la vie elle-même avait décidé de le soulager de son poids.
