Hello ! Mes excuses, ça a tardé un peu )
Un chapitre où je change de point de vue, parce que ça m'est venu comme ça, et c'était peut-être nécessaire. Je me sens obligée de préciser que je spoile la fin du film Le Grand bleu. Bon ça date de 1988 donc en un sens y a prescription dans la jurisprudence des spoilers, mais quand même. Si vous ne l'avez pas vu, vous devriez )
Enjoy !
Chapitre 7
Le lendemain de la plongée avec les requins, Rin se réveille avec un sourire sur les lèvres. Il ne s'est pas senti aussi léger depuis une éternité. Il savait que ça lui ferait du bien de revoir Haru. Qu'il fallait prendre le mal à la racine, pour ainsi dire, et arracher cette mélancolie qui s'est peu à peu insinuée dans sa vie. Il est trop jeune pour porter tant de regrets, trop jeune pour voir sa vie se colorer de gris et se déliter peu à peu, et pas assez idiot pour laisser filer Haru.
Le soleil se faufile entre les stores et barre son lit de rayures dorées. Il est encore tôt. Mais il ne pourra plus dormir à présent, c'est une certitude. Il a à peine commencé ses vacances que toute la fatigue accumulée lors des entraînements semble s'être évaporée, et il bouillonne même d'une énergie sauvage et bienfaisante qui fait taire toutes ses peurs. En fait, il a cessé d'avoir peur à l'instant où il a croisé le regard de Haru à l'aéroport.
Il s'étire dans son lit, contemplant la lumière qui s'amasse derrière sa fenêtre, et se lève. Tout est silencieux dans la maison, mais il trouve Haru installé dans l'une des deux chaises longues devant la maison, une tasse de thé entre les mains. Il le rejoint après s'être servi lui aussi.
« Morning ! » le salue-t-il joyeusement.
Haru lui lance un regard encore vitreux de sommeil, ce qui le fait rire, puis son ami demande d'un ton prudent :
« Tu as prévu encore une activité surprise aujourd'hui ?
— Je plaide coupable… répond Rin en lui adressant son meilleur sourire charmeur.
— Qu'est-ce que ça va être, cette fois ? » se lamente Haru, avant d'ajouter : « D'un autre côté, ça peut pas être pire que les requins…
— Oh, arrête, tu as adoré les requins ! »
À cette protestation, un léger sourire se peint sur les lèvres de Haru.
« C'était… unique, admet-il. Mais pas le genre de choses que je referais toutes les semaines.
— T'inquiète, aujourd'hui ce sera… beaucoup moins inquiétant. »
Haru hoche la tête, visiblement rassuré par cette affirmation, et replonge le nez dans sa tasse. Rin l'observe un instant, et à la lumière du matin, il lui semble un peu pâle. Soudain il s'inquiète, se demandant s'il a bien dormi.
« Ça va ? T'as une petite mine ce matin.
— Ça va, confirme Haru.
Et Rin doit s'en contenter. Il détourne le regard pour contempler son thé, un peu nerveux tout à coup. Il se remémore la sortie de la veille, leurs mains mêlées sous l'eau. Ce qu'il a éprouvé à ce moment-là. Il croit savoir ce que c'est, maintenant. Ce qui l'a fait fuir en Australie à la poursuite de ses rêves, sous des cieux d'une autre latitude, des cieux où même les constellations étaient différentes de celles que Haru pourrait contempler. Rin a promis de tout lui dire. Mais lorsqu'il essaie, quelque chose se rétracte et se fige en lui, comme un bourgeon figé par le givre.
« Y aura pas besoin d'aller très loin cette fois, dit-il pour passer à autre chose. Enfin, c'est quand même à l'autre bout de la ville, mais pas de balade sur la côte cette fois !
— J'aime bien les balades sur la côte, remarque Haru.
— T'inquiète, on aura l'occasion d'y retourner. Je connais deux-trois petites plages où on sera seuls au monde. »
À ces mots, Haru lui lance un regard intéressé, ses yeux s'illuminant à cette simple idée. Rin adore cette expression. Ça fait partie des centaines de petites choses qui lui avaient tellement manqué pendant tout ce temps, sans même qu'il ne le réalise vraiment.
Quelques heures plus tard, ils sont de nouveau devant un bateau sur les quais, mais cette fois, ils doivent partager leur escapade avec d'autres touristes. Même si Rin aurait aimé préserver la surprise, les spoilers sont partout : c'est une expédition de plongée. Avec les dauphins. Pas besoin de cage cette fois pour se préserver des mammifères joueurs mais inoffensifs. Rin se moque gentiment de son ami en lui disant que ses animaux de prédilection sont bien plus sociables et de bonne humeur que lui, ce à quoi Haru lui rétorque vertement que chaque dauphin a son propre caractère et que certains sont plus portés à la solitude. Mais Rin voit bien qu'il ne proteste que pour la forme : ce n'est pas flagrant pour qui ne le connaît pas par cœur comme Rin, mais Haru est absolument ravi de son initiative. Il sait repérer les petits signes, comme cette lueur dans ses yeux bleus habituellement sombres et pensifs, cette manière pleine d'empressement contenu dont il avance derrière les touristes qui font la queue et sont visiblement trop lents à son goût, la façon dont il se montre un peu plus volubile que d'ordinaire, ses questions et ses remarques trahissant son impatience. Rin est heureux que cette fois, sa sortie surprise ne rencontre aucune réticence ou réserve.
Finalement, c'est à leur tour d'embarquer. Mais il faut encore patienter le temps du trajet, tandis que les moniteurs expliquent comment va se dérouler la plongée. Au moins, cette excursion est réservée aux personnes ayant déjà pratiqué ce sport, ce ne sont donc pas des amateurs qu'il faut guider pour le moindre geste, et les règles de sécurité sont rappelées seulement pour la forme. Le brief terminé, les plongeurs se dispersent sur le pont, chacun formant des petits groupes, assis sur les bancs, ou accoudés au bastingage. Rin et Haru choisissent un coin tranquille à la poupe et contemplent les eaux bleues étincelantes sous un soleil trônant seul dans un ciel sans nuages. Leurs coudes se touchent tandis qu'ils observent le paysage en silence, et le moment a une qualité pure et sereine, presque comme s'ils ne s'étaient jamais quittés, comme si c'était un jour ordinaire dans une vie qu'ils partageaient. Rin se prend à se perdre dans ce fantasme, avant de réaliser que ça pourrait être sa vie. Un jour, peut-être. Il jette un coup d'œil à Haru, qui affiche un léger sourire, ses iris reflétant les vastes étendues marines avec une sorte de connivence silencieuse, comme s'il saluait secrètement l'océan.
« J'ai toujours rêvé de faire ça, dit Haru.
— Et tu ne l'avais jamais fait ? À vrai dire, j'espérais que ce soit une première… »
Haru tourne un visage souriant vers lui.
« C'est une première. J'aurais pas pu rêver mieux. »
Rin sent son cœur se serrer. Curieux comme la joie a parfois une façon de se montrer douloureuse. Peut-être parce qu'il saisit toute la beauté, toute la fragilité de l'instant. Et il se jure de s'en recréer d'autres comme celui-là, peu importe ce qui arrive.
Le navire ne tarde pas à jeter l'ancre au beau milieu de l'océan qui se pare de nuances aigues-marines et turquoise sous le soleil éclatant. Haru les a déjà vus, et agrippe le bastingage, ses yeux étincelants reflétant les scintillements voguant à la surface. Un vaste groupe de dauphin navigue devant le navire, fendant la surface en des jaillissements d'écume, remontant et replongeant avec aisance, leurs dos gris miroitant entre les vagues. Ils semblent s'intéresser au bateau, sans doute habitués à recevoir la visite d'humains. Ces derniers ne tardent d'ailleurs pas à aller les rejoindre, Haru en premier, et ça fait rire son ami de ne pas le voir traîner des pieds ou chercher à échapper à l'attention générale comme d'habitude.
Bientôt, Rin est avec lui sous l'eau, jouant de ses palmes pour se propulser dans les profondeurs bleues, plus près des mammifères tournoyant dans les rayons du soleil comme s'ils dansaient. Les dauphins semblent naturellement plus méfiants à son égard qu'ils ne le sont avec Haru. Pendant quelques instants, Rin a l'impression troublante que son ami est réellement… en famille. Le jeune homme est toujours différent quand il est dans l'eau, mais avec les dauphins, c'est encore autre chose. Rin croit rêver alors qu'il lui semble nager encore mieux, se déplaçant comme s'il n'était pas gêné le moins du monde par l'équipement de plongée, libre de ses mouvements, presque aussi rapide et vif que les cétacés qui l'accompagnent en le poussant parfois du bout du museau. Haru pose une main sur la nageoire dorsale de l'un deux et se laisse emporter, laissant Rin derrière lui avec un étrange sentiment de solitude. Celui-ci tâche de ne pas perdre son ami de vue tandis qu'il profite de sa plongée et de la présence des animaux tout autour de lui. En les observant bien, il ne peut que constater la justesse de l'observation de Haru sur les différences de personnalité entre individus. Certains se montrent timides et restent en retrait, d'autres se contentent d'ignorer les humains, d'autres encore se comportent amicalement, comme s'ils cherchaient à établir la communication avec eux. Au bout de quelques minutes, Rin s'aperçoit qu'il ne sait plus du tout où se trouve son ami et malgré la présence des autres plongeurs, il se sent perdu, et une sourde inquiétude point dans son cœur. Une part de lui, irrationnelle, se demande si son ami ne va pas s'échapper pour toujours dans le vaste océan en compagnie de ses pairs, comme dans ce film français qu'ils ont vu une fois ensemble, Le Grand bleu. Dans le film, le héros, plongeur en apnée, aime la mer plus que tout au monde, y compris sa propre famille. Ses plongées le conduisent toujours plus loin sous la surface, jusqu'à ce qu'un jour, il lâche la ligne de vie et disparaisse dans les profondeurs obscures. Le cœur de Rin se fige quand il pense que Haru va peut-être s'évanouir aussi avec la troupe de dauphins, attiré vers l'horizon et délaissant pour toujours sa forme humaine.
Soudain l'océan familier lui apparaît immense, et un peu comme quand Haru et lui ont nagé trop loin vers l'horizon quelques jours auparavant, il se perd dans une sorte de rêve éveillé qui tient davantage du cauchemar. Malgré la présence des animaux et des humains, il lui semble que le silence de la mer bourdonne dans ses oreilles, écrasant. La sensation du vide qui l'entoure, spécifiquement celui sous ses pieds qui s'étend jusqu'à des abysses insondables, serre son cœur d'effroi, et même la lumière vibrant sous la surface lui semble déformée et moqueuse, éclairant le ballet onirique des dauphins et des humains qui tournoient jusqu'à la nausée.
Quand il reconnaît finalement la silhouette de Haru qui revient vers lui, l'enchantement se brise et son cœur se remet à pulser avec force dans ses tempes. Il se force à respirer calmement, la plongée n'étant pas un sport où il est bon de perdre son sang-froid. Haru s'approche et lui fait signe que tout va bien, et il réplique par le même signe, content que le masque et le tuba dissimulent un peu de son soulagement et de la peur qui l'a saisi. Il a cependant l'impression que Haru le perçoit, car il presse doucement son avant-bras en un geste rassurant. Cette scène fait étrangement écho à celle de la veille dans son esprit, quand c'était lui qui réconfortait Haru. Il regarde son ami à travers son masque et peut voir ses yeux, qui prennent une teinte si sombre sous l'eau, et pourtant il n'y voit plus les abysses, mais une douceur réconfortante. Dans ces abîmes-là, il veut bien se perdre… Mais au lieu de ça, tous deux remontent plutôt à la surface : les réserves d'oxygène baissent et ils ont déjà passé beaucoup de temps dans l'eau, comme en témoignent leurs corps frissonnants malgré la combinaison.
De retour sur le bateau, Rin n'a jamais trouvé le soleil aussi chaud et bienfaisant, l'enveloppant d'une caresse aimante et dissipant définitivement les rêves sombres nés sous la surface et qui s'accrochent encore à lui. Il renverse la tête pour contempler le ciel d'un bleu pur, inspirant profondément. Le pont tangue légèrement sous lui, ballotté par les flots calmes, mais ça ne le dérange pas. Il est chez lui sur l'eau, perpétuellement en mouvement. Cependant, il remarque le regard inquiet que lui lance Haru. Il hoche la tête.
« Je vais bien. Mais pendant un instant, sous l'eau, j'ai cru que… »
Il s'interrompt, la suite lui paraissant soudain ridicule. Et ça l'est, évidemment. Haru n'est pas suicidaire. Mais… trop amoureux de la mer ? Rin réalise que cette idée s'accroche à lui comme ses mauvais rêves. Peut-être que oui, au fond de lui, il entretient cette peur que Haru le quitte pour l'océan. Au moins au sens métaphorique : qu'il disparaisse de sa vie pour se consacrer au grand bleu. Mais n'a-t-il pas été le premier à fuir vers cet océan qu'ils adorent tous les deux ? N'a-t-il pas été le premier à disparaître ?
Il se ressaisit et regarde son ami, le sourire lui revenant :
« Avec tous tes cousins, là… J'ai cru que t'allais me laisser planté là. »
C'est une bien pauvre manière d'exprimer ses sentiments, mais Rin, aussi émotionnel et prompt à réagir qu'il soit, peine à exprimer des émotions plus profondes, enracinées dans la durée. Personne n'apprend à faire ça, et sans doute faut-il se laisser le temps de trouver comment s'y prendre, du moins c'est ce qu'il dit pour se rassurer. Parce que, et même s'ils n'en sont encore qu'au début des vacances, il y a bien une échéance, et Rin en est conscient aussi sûrement qu'on sait que le soleil décline toujours vers la nuit. Haru lui adresse un sourire incertain, et le sien s'étire comme pour lui affirmer que tout va bien.
« T'es tellement dans ton élément avec eux… C'est idiot, je sais… »
Haru le fixe d'un air qui semble dire que ce n'est pas du tout idiot, et ça suffit à le soulager. Son ami n'a pas besoin de dire quoi que ce soit. Et avant qu'il n'y pense, sa main trouve de nouveau le chemin de celle de Haru. Il la serre doucement et le temps se suspend tandis que le vent s'égaie dans les cheveux de son ami, et que le soleil joue un clair-obscur dans ses yeux qui n'ont jamais semblé le voir aussi clairement.
