L'écran de Stiles était rempli de notifications en tous genres. Une chose était sûre, il avait un certain nombre de messages et d'appels manqués, que son regard vide survolait. Il était dix-huit heures et son entourage avait commencé à s'inquiéter de son silence. L'on savait qu'il était sorti la veille, tout comme on se doutait qu'il dormirait une bonne partie de la journée, treize, quatorze heures grand maximum. Mais ne pas avoir de ses nouvelles à dix-huit heures, c'était perturbant. Comme s'il lui arrivait quelque chose. Forcément, son silence n'aiderait pas à calmer les esprits. Mais Stiles n'avait absolument pas le cœur à répondre à qui que ce soit. Il fit néanmoins un effort concernant son père, qui l'avait appelé pas moins de trois fois et envoyé une dizaine de messages. C'était ça de ne pas avoir l'habitude de découcher. Son petit papa d'amour s'inquiétait du moindre changement, à raison, même s'il ne le savait pas encore. Alors, les doigts tremblants de Stiles écrivirent un court message destiné à le rassurer. Il lui dit qu'il était chez un ami et que tout allait bien, que sa soirée avait été merveilleuse. Impossible de mentir plus qu'il ne le faisait déjà sur sa situation. Magnus était un inconnu. Rien n'allait. Il avait passé la pire nuit de sa vie. Il avait souffert le martyr. Même encore, il avait des courbatures tant ses muscles s'étaient contractés.

Pour éviter que l'on se pose quelque question que ce soit, Stiles demanda à son père d'informer tout le monde, en expliquant qu'il s'était trop « amusé » et qu'il était bien trop fatigué pour répondre. Il s'excusa en ajoutant qu'il avait peut-être un peu forcé sur l'alcool et ne s'était pas couché avant dix-heures du matin.

Envoyer.

Stiles sut qu'il allait décevoir son paternel, lui qui lui faisait pourtant confiance, mais il n'était pas en état de dire la vérité. Et puis cela ne ferait que l'inquiéter. Noah semblait solide et pourtant, les années l'avaient fragilisé, les différentes aventures aussi. La possession de son fils par le Nogitsune et son hospitalisation avaient été le plus difficile à vivre. Alors les révélations ne seraient pas pour tout de suite. Plus tard, sans doute, quand il irait mieux. Et encore. Il faudrait qu'il ait l'air crédible, qu'il assure avec aplomb qu'il ne l'avait pas si mal vécu. Qu'il avait trouvé le moyen de se détacher de ce qu'il vivait à ce moment-là. En fait, le problème avec Stiles, c'était qu'il était incapable d'être complètement honnête avec son père. La vie avait fait de Noah un être instable, qui pouvait basculer à tout moment. Si Claudia avait été son ancre d'une certaine manière, sa mort l'avait fait tomber dans l'alcoolisme, addiction dont Stiles avait tout fait pour l'en sortir. Noah avait manqué de sombrer à nouveau quelques mois plus tôt et l'hyperactif avait tout donné pour le maintenir à flot. Sa mère n'étant plus là, il se devait d'assumer.

En l'état actuel des choses, c'était impossible. Pour une fois, c'était lui qui avait besoin d'aide, qui devait faire une pause dans son rôle de soutien. C'était tel qu'il refusa d'ouvrir les messages de ses amis. A vrai dire, il ne regarda même pas les noms. Seul avait compté son père, qu'il voulait rassurer. Le reste pourrait attendre.

Une odeur alléchante l'obligea à lever son nez de son cellulaire. Il aperçut Magnus qui marchait doucement, un plateau dans les mains. Sur la moquette, ses pas ne faisaient presque aucun bruit. Stiles sursauta malgré lui. Dans un sens, il avait du mal à se faire à l'idée qu'on ne lui voulait vraiment pas de mal. Après la nuit qu'il avait passée, c'était on ne peut plus compréhensible. Et même si Magnus avait toujours l'air prévenant, il était incapable de se fier à lui pour l'instant. Il ne le connaissait pas. En soi, être chez cet inconnu ne le rassurait pas des masses mais il fallait avouer que retourner chez lui n'était pas la meilleure des choses à faire dans son état. Et puis le sorcier dégageait quelque chose qui lui plaisait, quelque chose de familier, de rassurant.

- Bon, techniquement ce n'est pas trop mauvais, lâcha Magnus d'un air gêné. Tu m'excuseras, je ne prépare pas souvent à manger de manière naturelle. Disons que je trouve la magie… Plus pratique. Mais parfois, il faut savoir arrêter de tricher. Je ne suis pas le pire cuisinier que tu croiseras dans ta vie, mais je suis d'accord qu'il y a mieux.

Il déposa le plateau sur la table basse. Stiles observa la salade de tomate, les pâtes à la bolognaise et le verre d'eau. Il avisa les deux tranches de pain de campagne, les couverts fastueux, la serviette en tissu parfaitement propre. Il eut la nausée.

- C'est… C'est beaucoup, articula-t-il.

Sans vraiment réfléchir, Magnus s'assit à côté de lui. Stiles se tendit plus que de raison.

- Tu n'es pas obligé de tout manger, joli cœur. Je sais que tu n'as pas forcément faim et que manger doit être la dernière de tes préoccupations après ce qui t'est arrivé, mais c'est justement maintenant qu'il faut réagir. Mange un peu. Oh pardon, je… Je suis venu sans réfléchir, s'excusa-t-il après avoir remarqué la tension de Stiles.

Il commença à se lever, mais l'hyperactif le retint subitement en lui attrapant la manche. Sa main tremblait un peu. Il n'était peut-être pas prêt à tant de proximité, mais… Il devait faire un effort dès maintenant s'il voulait éviter de s'enfermer dans un enfer intérieur. Il ne voulait pas mourir, mais bien s'en sortir. Il était traumatisé, oui. Et pourtant, il ne s'avouait pas vaincu. Il lui faudrait simplement du temps. Une petite voix lui souffla que Magnus n'était pas quelqu'un de méchant. Et il avait envie de le croire. Il en avait besoin.

- C-c'est bon, ça va, articula-t-il en rougissant de honte, le regard ailleurs.

Il tourna la tête vers le plateau, avant d'aviser le sorcier à nouveau.

- Tu… Tu m'aides ? Fit-il en désignant la nourriture de sa main libre.

Même s'il n'avait lui-même pas particulièrement faim, Magnus ne put se résoudre à refuser. Il sourit doucement et fit venir deux couverts en plus grâce à sa magie. Il vit les yeux de Stiles s'illuminer un instant, ce qui fit s'emballer son cœur. Tout n'était pas perdu. Utilisant à nouveau ses pouvoirs, il alluma la télévision et lui fit choisir le programme. Puisque Stiles n'avait pas d'idées, Magnus finit par lui imposer un film à l'eau de rose, parce qu'il n'y avait que ça de vrai. L'hyperactif fronça les sourcils, peu convaincu, mais il se retrouva très vite pris dans l'intrigue simpliste et pourtant très efficace pour oublier ses soucis.

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A bien y réfléchir, Stiles ressemblait à un petit animal effrayé fascinant et fasciné. La torture l'avait brisé, mais il persistait dans son regard une espèce d'étincelle qui se rallumait chaque fois que Magnus utilisait ses facultés magiques devant lui. Il avait l'air d'être du genre curieux, de ceux qui aiment apprendre et découvrir de nouvelles choses. De plus, Stiles était observateur et semblait réfléchir en permanence. Ah, et il était hyperactif aussi. Stiles avait été obligé de lui avouer dès le premier jour. Il avait besoin de son traitement, que Magnus était allé lui chercher avec une fausse ordonnance. En bref, voilà ce que Magnus avait pu apprendre de lui en deux jours, et c'était déjà pas mal. La seule chose qu'il n'aimait pas chez son invité, c'était son silence. Il parlait très peu, comme s'il avait peur de prononcer le mot de trop. Magnus n'était peut-être pas un loup-garou, mais il voyait bien que le jeune homme restait terrifié. Il gagnait doucement sa confiance mais c'était lent, trop lent. Et pourtant parfaitement normal.

Magnus finit par confier à l'hyperactif cette gêne qu'il ressentait par rapport à lui. Quitte à le loger pour une durée indéterminée, autant apprendre à se connaître et à être honnêtes l'un envers l'autre. Stiles ferma le gilet qu'il portait, une superbe veste en laine épaisse prêtée par son hôte. Elle lui allait comme un gant. Mais surtout, elle l'aidait à combattre cette sensation de froid qui l'habitait depuis deux jours. Enfin bon, il avait beau se réchauffer avec des couvertures, gilets et la cheminée, cette fraîcheur intérieure ne le quittait pas, comme si le problème était tout autre.

A la remarque sur son silence, Stiles rit si timidement que ses joues devinrent rosées.

- Mes amis paieraient cher pour ce silence… Sens-toi privilégié.

Puis, il détourna le regard, resserra d'autant plus les pans du gilet en laine sur lui. Magnus haussa un sourcil, à la fois perplexe et curieux.

- A ce point-là ? S'enquit-il en déposant un plateau plutôt grand, contenant deux assiettes, sur la table basse.

- Je suis… J'étais un moulin à paroles, articula l'hyperactif en s'obstinant à ne pas le regarder. Disons que… Je me suis calmé.

La tristesse vint s'inviter dans le regard Magnus en songeant à cette fameuse nuit. Pas étonnant que son petit protégé ait perdu le goût de la parole. La peur l'avait submergé, pénétré de tous côtés. Si ses efforts pour se relever étaient visibles, il avait bien du mal et c'était parfaitement normal. Magnus posa doucement une main sur son épaule. Il sentit avec amertume le jeune homme se crisper et en même temps… Comment lui en tenir rigueur ? Deux jours ne suffiraient pas à obtenir sa confiance et Stiles… Peinait à se détendre et à accepter les contacts humains, qu'il limitait autant que possible. Mais parfois, c'était nécessaire : il fallait combattre cette envie de solitude physique, au risque qu'elle s'installe pour de bon.

- Tu es très courageux, tu sais ? Finit par lâcher Magnus d'un ton triste et douloureux.

Stiles hésita, mais finit par lever son regard timide vers lui. Il était fébrile, cela se sentait.

- Je ne suis pas… Commença-t-il.

- Si, le coupa le sorcier. Assieds-toi.

Il le poussa doucement jusqu'au canapé et finit par s'installer à côté de lui. Ni trop près, ni trop loin. Il observa et constata la manière que le jeune homme avait de se forcer à ne pas réagir. Pour quelqu'un comme lui, c'était facile à voir. Il avait face à lui le reflet de celui qu'il avait été, en plus courageux. Stiles était… Particulier, mais bien plus battant qu'il ne l'avait jamais été lui-même. Et sans doute le jeune homme ne s'en rendait-il même pas compte. Magnus n'avait commencé à adresser la parole à Alec qu'au bout d'une dizaine de jours tant le choc avait été grand. Stiles… Recelait en lui une force mentale stupéfiante.

Les yeux de jais de Magnus se posèrent sur le cou de son protégé. La marque le narguait d'ici. Heureusement, elle devrait finir par disparaître.

- Tu as parlé à ton père ? Demanda-t-il distraitement.

Dans la matinée, le sorcier avait conseillé à l'adolescent de s'ouvrir à quelqu'un, au moins à son paternel, qui le croyait toujours chez un ami. Stiles l'avait prévenu qu'il restait un peu chez ce « vieux pote » qu'il n'avait pas vu depuis des années.

Stiles secoua la tête. Non, il n'en était pas capable. Ou plutôt… Il refusait de l'inquiéter outre mesure. Noah avait beau être un peu instable émotionnellement, il aimait son fils et apprendre que celui-ci avait été torturé lui ferait du mal, beaucoup de mal. Il se sentirait aussi déchiré que n'importe quel parent découvrant cette horreur. Et il ne voulait pas lui infliger ça. Il ne pouvait pas.

Noah mis à part, il ne se voyait pas parler de ça à qui que ce soit. C'était trop… Intime, personnel et puis…

- Il ne comprendrait pas… Personne ne peut comprendre, lâcha-t-il en détournant les yeux.

Objectivement, il avait toujours la voix cassée, mais il avait bien moins besoin de forcer qu'auparavant pour sortir un son. Magnus inspira un bon coup.

- Ça peut te paraître idiot, mais… Moi, je peux te comprendre.

Stiles osa le regarder à nouveau, toujours aussi craintivement. Magnus rit tristement en détournant le regard à son tour.

- Oui, je… peux parfaitement te comprendre, répéta-t-il en posant les mains sur ses cuisses, comme pour se stabiliser.

Un ange passa, puis :

- Tu vois ta marque ? J'ai eu la même, fut un temps.

Stiles bugua un instant, avant de prendre conscience de la teneur des paroles pourtant simples que venait de prononcer Magnus. Mais il ne dit rien. En fait, il n'osa pas émettre la moindre hypothèse même si, au fond, il avait déjà compris au fond de lui. Ni son instinct ni son intelligence ne s'étaient éteints.

Quant au sorcier, il avait perdu toute la fierté de son attitude. Elle s'était envolée dès qu'il avait compris que ce sujet devait être abordé.

- Ça fait mal, hein ? Demanda-t-il en tournant la tête vers lui. Personnellement, je n'ai jamais connu pire douleur que celle-ci et je pense que c'est ton cas également.

Son visage toujours ou sérieux ou jovial était devenu fade, s'était terni, comme si Magnus avait soudainement laissé tomber un masque qui tenait pourtant bien en place. Il arborait une tristesse folle, un air que Stiles ne lui avait jamais vu. Cela faisait peut-être seulement deux jours qu'il le connaissait, mais disons… Qu'il avait plutôt bien commencé à cerner le personnage dans sa globalité. A ses paroles, il ne put qu'agréer.

- Ce que tu as sur la peau, c'est une rune d'agonie. On n'aurait pas pu trouver de nom plus juste pour qualifier cette horreur… Et la douleur qu'elle provoque.

Le souffle de Stiles se coupa un instant. Depuis qu'il était là, dans cet appartement luxueux et chaleureux, c'était bien la première fois que le sujet de sa marque était réellement abordé, pas simplement évoqué. Dans le regard de Magnus, il décela quelque chose. Un sentiment tacite, une horreur commune, quelque chose de familier qui lui fit se dire que le sorcier… Était peut-être bien plus proche de lui qu'il ne le pensait.

- Tu l'as eue aussi, souffla-t-il finalement.

Magnus le regarda un instant, l'expression indéchiffrable. Il hocha la tête avant de la baisser et de joindre ses mains l'une avec l'autre.

C'est ainsi que Magnus lui narra dans les grandes lignes l'enfer qu'il avait vécu, parce que c'était nécessaire. Il lui raconta les nuits et les jours passés dans cette cellule, vissé sur cette chaise, à se faire activer sans arrêt cette rune cauchemardesques. On essayait de lui arracher des aveux qu'il ne pouvait pas donner, simplement parce qu'il n'était pas coupable. Contrairement à Stiles, il avait passé presque une semaine au trou, à subir, subir, encore et encore. Bien sûr, il n'alla pas dans les détails. Le simple souvenir de cette période lui donnait la nausée, mais il était important qu'il continue, pour lui comme pour Stiles. Parce qu'ils étaient les seuls à pouvoir se comprendre réellement et c'était précieux, trop rare pour être ignoré. Si l'hyperactif voulait s'en sortir, il lui fallait s'accrocher à la familiarité, savoir qu'il n'était pas le seul à avoir subi l'impensable. Et Magnus… Il rouvrait ses blessures, en espérant que parler le guérirait. Il abordait très rarement cet épisode avec Alec. Comment parler de quelque chose d'aussi difficilement compréhensible ? Alec aurait beau dire qu'il le comprenait, ce n'était pas forcément vrai. Seuls ceux ayant subi la torture à cause de cette marque pouvaient imaginer la douleur, comprendre le traumatisme. Alors il essaya de se dire que son récit pouvait être une forme de thérapie, pour lui comme pour son protégé.

Etonnamment, la discussion lui permit de s'ouvrir un peu. Malgré l'horreur, Stiles se montra curieux et osa parler un peu plus, sans doute parce que l'une des barrières qui les séparaient venait de s'effondrer. Bien sûr, parler de ce sujet lui faisait du mal aussi et discuter de cela n'aurait pas été son premier réflexe. Mais au fond, l'initiative de Magnus lui fit du bien.

Parce que toute chose avait une fin, la conversation finit par se clore au bout d'un long moment. A vrai dire, le soleil s'était couché. Magnus consulta son téléphone portable et y vit un message d'Alec. En temps normal, il l'aurait ouvert sans attendre, mais la tristesse de la discussion qu'il avait ouverte l'en empêcha.

A la place, il usa de sa magie pour faire apparaître un festin sur la table basse et alluma l'écran plat sur un énième film romantique. Stiles ne critiqua pas son choix, n'essaya même pas d'émettre un quelconque refus. Les films à l'eau de rose, il n'y avait que ça de vrai. Surtout lorsqu'ils étaient accompagnés de plats bien gras et sucrés.