Seule dans sa chambre, Anna d'Orcanie avait quitté son masque habituel de froideur et de mépris pour réfléchir à la situation et à ses sentiments réels. Elle avait entrepris de brosser ses longs cheveux noirs libérés de leur chignon habituel tout en regardant son reflet dans le miroir.
La colère d'avoir voyagé pour rien et de ne pas avoir pu se recueillir sur la tombe de son père lui avaient fait perdre toute mesure et elle avait été terriblement dure avec Loth. Pour la première fois, elle sentait qu'elle avait été trop loin.
Son mariage avec Loth n'était qu'un océan de froideur, de mépris, de tension et de violence. Malgré cela, ils avaient tout de même eu quatre enfants ensemble, partageaient une certaine idée de la politique et de la société et avaient désormais des rituels bien établis. Les moments de complicité entre eux étaient… existants (c'était le seul adjectif qui lui venait à l'esprit), mais ils étaient bien trop rares pour qu'on puisse parler de « mariage heureux ».
En réaction aux brimades et violences très souvent gratuites et dont elle était exclusivement l'auteure (Anna ne pouvait le nier), Loth avait adopté au fil des années de mariage tout un panel de réactions passives pour faire baisser la tension : il se recroquevillait, baissait la tête, s'écrasait en sa présence, se murait dans le silence, pansait ses plaies (physiques ou psychologiques) seul ou avec l'aide du médecin de la cour, l'évitait quelques jours, faisait le fier devant ses hommes en racontant qu'elle était « une salope », etc. Il revenait ensuite, comme si rien ne s'était passé… jusqu'à la prochaine humiliation publique ou le prochain mauvais coup porté par sa femme. Bis repetita.
C'était la première fois que Loth se rebiffait. Et c'était bien plus grave qu'une simple bouderie. Comme s'il avait basculé dans… autre chose. Depuis leur retour, quand Anna parvenait à le croiser dans les couloirs, le visage de Loth n'exprimait plus que dureté et tristesse. Il ne lui adressait plus la parole et détournait le regard quand il la voyait. Comme s'il avait pris conscience de quelque chose.
Une fois ses cheveux peignés, Anna entreprit de les natter avant d'aller dormir. Aimait-elle son mari ? Si quelqu'un avait osé lui poser cette question, elle aurait répondu par un « non » franc et massif avant de partir dans une diatribe interminable sur les défauts rédhibitoires de la « larve » qui lui servait de mari.
En vérité, c'était une question à laquelle elle n'avait pas la réponse. Malgré les horreurs qu'elle lui avait dites dans la carriole et qu'elle lui faisait subir au quotidien, elle ne le haïssait pas. Loth lui avait offert un quotidien tranquille et sûr, de beaux enfants et un statut social confortable. Il cédait à tous ses caprices. Et il l'aimait vraiment : elle devait au moins lui reconnaître cela.
Anna songea à ses propres sentiments. Elle serait peinée que Loth meure, qu'il soit malade ou qu'il souffre. Elle n'aimait pas le voir vieillir. Et elle ne voulait pas qu'il trouve la mort lors de cette grande bataille à venir. Cela voulait-il dire qu'elle l'aimait ? Pouvait-on au moins parler d'affection ?
Il y a une dizaine d'années, alors qu'elle était enceinte de Gaheris, elle avait déjà eu peur pour la vie de son mari. Loth avait fait une mauvaise chute de cheval et avait été ramené inconscient sur une civière. Il était resté dans le coma pendant plusieurs jours. Anna se souvenait n'avoir pu ni dormir ni manger et avoir mené la vie dure (encore plus que d'habitude) à son entourage. Le médecin l'avait forcée au repos pour éviter qu'elle ne perde l'enfant. Loth avait fini par se réveiller et s'en tirer avec les côtes cassées et la jambe gauche fracturée. Il avait gardé une légère boiterie. Elle ne lui avait jamais fait part de ses sentiments sur cet épisode.
Anna tentait de garder la tête froide et de ne rien laisser paraître. Cependant, la situation actuelle la perturbait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre. Cette séance d'introspection en était la preuve.
Anna conclut un peu tristement qu'elle n'était pas bien sûre de savoir ce qu'était l'amour. Il était difficile de donner quelque chose que l'on n'avait jamais vraiment reçu. Sa mère ne l'avait jamais aimée ni protégée. Seul son père lui avait témoigné de l'affection. Anna se souvenait de lui comme d'un homme tendre, affectueux et attentionné. L'assassinat de Gorlois de la main d'Uther Pendragon avait privé Anna d'une partie de son âme.
Devant son miroir, Anna secoua la tête pour stopper le flux de pensées négatives qui l'assaillait. Ce n'était pas le moment de penser au passé. Elle avait déclenché tout cela à cause de son manque de sang-froid dans la carriole. Elle tâcherait de parler à son mari et de s'excuser par la même occasion. Pas d'excuses directes, bien sûr. Elle ne s'abaisserait tout de même pas à cela. Il faisait froid dans le château. C'était le prétexte idéal.
« Il fait froid ici », murmura Anna.
À la tombée de la nuit, elle était entrée dans la chambre de son mari. Loth était dans son lit et lisait des parchemins qui, si elle en croyait son air concentré et inquiet, étaient importants. Il avait relevé la tête et froncé les sourcils en constatant sa présence.
Anna s'était glissée dans le lit de son mari. Elle était habillée d'une chemise de nuit et avait les cheveux soigneusement nattés. Loth l'avait regardée faire sans un mot, puis avait posé ses parchemins sur un guéridon près du lit, s'était retourné et avait éteint la bougie.
Collée contre le dos de son mari, Anna répéta sa complainte.
« J'ai froid ».
Cette déclaration fut suivie d'un silence. Il faisait noir dans la pièce. Mouvements dans le lit. Loth refusait obstinément de regarder Anna, de parler et de bouger.
Ce qui était auparavant le lit conjugal était devenu, par la force des choses, son lit à lui. Les rares fois où elle venait le voir pour partager la nuit ensemble, son cœur se gonflait de joie, d'espoir, d'amour et d'envie. Et une autre partie de son anatomie gonflait… mais c'était une autre histoire.
Cette nuit-là, il aurait voulu rester seul. Il n'avait pas envie de la voir. Il n'avait plus envie.
« J'ai froid », dit-elle un peu plus près de l'oreille de son mari.
Nouveau silence. Mouvements dans le lit.
« Si je me fie aux glaçons qui vous servent de pieds et que vous collez contre mes jambes pour me voler ma chaleur corporelle… oui… vous avez froid… »
C'était la première fois qu'il lui adressait la parole depuis leur départ de l'auberge de Carmélide.
Nouveau silence. Nouveaux mouvements.
« Arrêtez ça, c'est atroce ! Vos mains sont aussi glacées que vos pieds… »
Nouveau silence. Déplacement de couvertures. Soupir d'exaspération.
« Qu'est-ce que vous me voulez à la fin ? Pourquoi êtes-vous là ? » dit-il en se relevant brusquement du lit.
Pas de réponse. L'obscurité de la pièce ne lui permettait pas de distinguer les traits de sa femme. Il sentit des bras minces tenter de l'enlacer. Une peau douce. Des baisers dans le cou et sur le torse.
Son mari n'avait jamais manqué de vigueur. Pourtant, en cet instant, Loth était fébrile : il avait le souffle court et ses mouvements étaient saccadés et hésitants. En plus de vingt ans de mariage, c'était la première fois que cela arrivait.
« Que vous arrive-t-il ? » demanda Anna d'une voix basse.
« J'ai besoin… j'ai besoin d'être seul. Laissez-moi… », dit-il d'une voix douloureuse.
Ses dames de compagnie cancanaient souvent sur les prouesses (ou absence de prouesses) de leurs maris respectifs. Selon elles, « cela arrivait à tous les hommes ». Anna ne savait pas trop quoi penser de cet incident. Elle se rhabilla lentement, se leva et quitta la pièce.
Jusqu'à présent, Loth avait toujours aimé faire l'amour avec sa femme et avait essayé d'être le plus créatif possible en la matière. S'il en croyait les gémissements de plaisir et les respirations saccadées de son épouse, il ne devait pas être un amant si mauvais que cela (même si Anna ne l'avouerait jamais !). Il donnait beaucoup et elle lui rendait peu. Bien sûr, il aurait aimé que sa femme soit plus douce et plus attentive, mais il s'était contenté de cet état de fait jusqu'alors.
L'incident dans la carriole avait brisé quelque chose en lui sans qu'il sache expliquer quoi exactement. Les caresses et attentions nouvelles de sa femme, que Loth avait tant espérées par le passé, lui étaient désormais intolérables. Son regard lui donnait des sueurs froides. Sa voix le crispait tellement que ses muscles s'engourdissaient. Ses caresses lui donnaient l'impression d'être marqué au fer rouge par un bourreau particulièrement sadique.
Cette visite nocturne était-elle le moyen qu'elle avait choisi de se faire pardonner ? Si c'était le cas, cela rendait la chose encore plus insupportable. Loth constata amèrement que ses nerfs étaient en train de lâcher. Il tâcherait de rentrer vivant de cette campagne militaire et de s'isoler quelques jours pour se reposer loin du monde, de sa femme et de sa vie.
Anna revint la nuit d'après. Loth et elle s'étaient savamment évités toute la journée. Elle se glissa dans le grand lit et commença à le déshabiller. Il la laissa faire sans bouger, mais les caresses et baisers d'Anna lui laissaient des sillons brûlants sur la peau. Après quelques minutes, il avait la respiration sifflante.
« Arrêtez ! Pitié… », dit-il d'une voix suppliante. Il lui avait saisi les mains pour la retenir de continuer, puis l'avait repoussée plus vivement qui ne l'avait voulu.
Dans un premier temps sonnée par la violence de la réaction de son mari, Anna avait repris ses esprits et rallumé la bougie pour tenter de voir ce qui pouvait bien se passer. Ce n'était pas normal. Loth était-il malade ou blessé quelque part ? Il réagissait comme quelqu'un dont on touchait une plaie à vif.
Elle approcha la bougie du visage de son mari. Il était pâle, en sueur, et la lumière dégagée par l'objet le forçait à plisser les yeux et à détourner la tête.
« Laissez-moi… laissez-moi tranquille… », murmura-t-il d'une voix fatiguée.
Il évita son regard et se retourna pour se coucher sur le ventre. Anna resta quelques minutes dans la pièce en regardant son mari commencer à s'endormir. Il avait les traits crispés. Loth devait partir le lendemain pour guider son armée. Elle espérait qu'il aurait le temps de se reposer convenablement entre temps.
Elle se promit de revenir le lendemain matin pour l'aider à s'équiper. Anna était une femme d'habitude et c'était un rituel qu'ils avaient établi depuis plusieurs années déjà.
Le lendemain matin, Anna se rendit dans la chambre de son mari et eut la surprise de trouver Loth portant déjà son armure. Il examinait le tranchant de son épée tandis qu'un serviteur s'affairait à empaqueter quelques affaires.
« Ma chère ! Vous, ici ? » dit-il d'un ton surpris. « Comme vous le voyez, j'ai préféré prendre les devants et confier à un serviteur la délicate tâche de m'aider à m'équiper. Je vous ai déchargée de cette… corvée… »
Il marqua un temps d'arrêt sur ce mot en déglutissant avant de reprendre : « Je ne crois pas qu'il s'agisse d'un moment très agréable pour vous, n'est-ce pas ? »
C'était une question purement rhétorique. Elle ne répondit pas. Loth conclut la contemplation de son épée en la rangeant dans son fourreau, puis entreprit de se regarder dans le grand miroir de la pièce. Anna ne pouvait voir que le reflet de son mari : elle lui trouva une allure étonnamment royale, mais son visage portait une expression particulièrement dure.
Loth se regarda une dizaine de secondes, épousseta ses épaulières et redressa son ceinturon. Visiblement satisfait du résultat, il quitta la pièce, sa cape de chef de guerre virevoltant derrière lui. Le serviteur le suivit en emportant divers paquetages.
Laissée seule dans la pièce, Anna se renfrogna. Elle ne pouvait nier que ces séances d'habillage et d'équipement étaient surtout des occasions qu'elle utilisait pour rappeler à son mari qu'il était, selon elle, trop… tout : laid, gros, petit, mal fichu, engoncé dans son armure, fier pour rien, etc.
Loth ressortait vidé et abattu de ces moments partagés avec sa femme. Le roi d'Orcanie était connu pour être un commandant d'armée doté d'une bonne intelligence stratégique, mais d'un état d'esprit défaitiste. Avec une préparation mentale pareille, cela n'était guère étonnant.
Malgré tout, Anna était en colère et amère qu'il se soit passé d'elle. Elle devait bien admettre qu'elle n'était pas indifférente au changement d'attitude de son mari. Et elle était furieuse contre elle-même d'être en colère. Elle se pencha à la fenêtre pour regarder l'armée orcanienne partir.
