Cela faisait plus de quatre mois qu'Anna assurait la régence du pays. Les deux premiers mois, elle avait géré tant bien que mal les nouvelles charges qui lui incombaient. Entourée de Galessin et des conseillers habituels de Loth, elle n'avait commis aucun faux pas. Gauvain apprenait en même temps les ficelles de sa future occupation.
Anna avait été surprise du volume d'informations à retenir, de la quantité de personnes à rencontrer et de la somme de décisions à prendre lors d'une même journée. Elle n'avait jamais soupçonné que son mari puisse avoir des journées aussi chargées. Il faut dire qu'elle n'avait jamais eu la curiosité de rester auprès de lui toute la journée ou même de lui demander. Elle comprenait mieux l'air las qu'il arborait parfois.
Au fur et à mesure que l'absence du roi se prolongeait, l'inquiétude montait à la cour et dans le pays. À la fin du deuxième mois, contre l'avis de Loth qui avait demandé qu'on « ne vienne pas le chercher », Anna avait envoyé plusieurs vagues d'éclaireurs pour ratisser la forêt dans laquelle son mari était censé se trouver. Les éclaireurs étaient rentrés bredouilles.
La régence du royaume par une femme (et par une étrangère, de surcroît !) était une première pour le royaume d'Orcanie. Anna n'était pas la souveraine légitime et le peuple d'Orcanie le lui faisait bien sentir. Elle n'avait jamais montré aucune sympathie ni curiosité pour le peuple orcanien. Anna songea que ce juste retour de bâton était, malgré tout, un peu amer.
Au fil des mois, le quotidien au château devenait de plus en plus dur et la régence lui pesait. Anna ne se sentait pas capable de continuer bien longtemps.
Anna n'était pas très croyante. Elle ne croyait certainement pas à ce nouveau Dieu chrétien (la quête du Graal, quelle idée ridicule !) et, bien qu'elle ait été élevée dans la croyance des anciens Dieux, elle n'avait qu'une ferveur assez faible. Si Anna croyait fermement en l'existence de ces Dieux (après tout, elle avait bien vu Arthur, alors âgé de quatre ans, se saisir d'une épée qu'un homme adulte ne pouvait retirer du rocher), elle doutait de leur bienveillance.
Ces entités insondables et cruelles, dotées de leurs propres objectifs, ne lui inspiraient aucune ferveur. Anna avait toujours eu l'impression d'être laissée à l'écart, surtout par rapport à son demi-frère. Si ces Dieux avaient voulu lui rendre la vie plus belle, ils l'auraient déjà fait. Anna avait donc choisi en son âme et conscience de ne pas leur accorder trop d'importance.
Pourtant, après avoir fermé la porte de sa chambre et s'être préparée à se coucher, elle s'agenouilla pour prier silencieusement. Elle songea à tout ce qu'elle aurait voulu résoudre dans sa vie et eut la surprise de constater qu'elle souhaitait faire le bien autour d'elle. Que Gauvain devienne un bon roi. Que Loth soit en vie. Que ses trois autres fils grandissent bien. Qu'elle retrouve sa sérénité perdue, quand Loth était encore là et qu'elle n'avait même pas conscience de cette sérénité.
Et surtout, elle pria longuement pour que son mari revienne.
Les séances de doléances étaient l'une des tâches qu'Anna aimait le moins. Il s'agissait d'une recommandation plus ou moins imposée par Arthur depuis plusieurs années pour « garder le lien avec le peuple ». Si Loth avait trouvé cette occupation ridicule au début, il s'était pris au jeu et avait gardé l'habitude d'organiser ces séances. De leur côté, les Orcaniens appréciaient de pouvoir s'adresser directement à leur souverain sur des questions plus ou moins futiles.
L'Orcanien moyen était plutôt taiseux, dur à la tâche et docile. Anna avait toujours pensé que les Orcaniens se moquaient bien de savoir qui était à la tête du pays et qu'en veillant à ce que le pays soit en paix, elle pouvait assurer un temps sa stabilité. Elle avait ainsi veillé à ce que le peuple orcanien ne manque de rien et avait arbitré certains conflits le plus justement possible.
La reine s'était lourdement trompée. La disparition du roi Loth n'était pas passée inaperçue et devenait une source d'inquiétude de plus en plus forte pour un nombre grandissant de ses sujets. Une troupe de plus en plus nombreuse de paysans se présentait chaque semaine aux audiences pour lui demander où se trouvait le roi Loth.
Si ces demandes étaient autrefois courtoises, elles étaient devenues progressivement houleuses. Cela faisait presque quatre mois qu'Anna tentait de gagner du temps en expliquant à ses sujets qu'elle ne savait pas où Loth se trouvait ni quand il rentrerait. Quelle autre réponse pouvait-elle bien leur donner ? Malgré cela, les paysans revenaient à chaque fois à la charge de plus en plus colère et méfiants.
Ce jour-là, la tension montait dans la salle du trône et la troupe, désormais composée d'une trentaine de personnes, devenait de plus en plus vindicative. Les gardes à l'entrée du château avaient eu la présence d'esprit d'exiger que la troupe leur remette leurs armes et outils. Malgré cela, la colère montait et une clameur se faisait entendre.
« On veut savoir où est not' roi ! »
« Sorcière ! Tu l'as tué ! »
« Faut jamais faire confiance aux gens de Tintagel. J'l'ai toujours dit ! »
« Où est le roi Loth ?! »
« On veut des funérailles pour not' roi ! »
Les gardes s'agitaient, Galessin avait la main posée sur la poignée de son épée, Gauvain tentait de s'interposer et Anna s'était levée pour essayer de rétablir le calme dans la pièce. La révolte grondait et la troupe se faisait de plus en plus menaçante.
« QU'EST-CE QUI SE PASSE ICI ?! » tonna une voix masculine.
La salle du trône se fit soudainement silencieuse et tout le monde se tourna vers l'origine du cri. Une espèce d'homme des bois à la barbe hirsute et aux vêtements en lambeaux se tenait dans l'encadrement de la porte de la salle du trône. Derrière lui, une dizaine de gardes du château l'accompagnait. Après quelques secondes de silence total, une nouvelle clameur envahit la pièce.
« C'est le roi Loth ! Il est vivant ! »
La foule se précipita pour entourer et acclamer le nouvel arrivant.
Anna ne pouvait pas s'approcher à cause de la foule, mais elle avait reconnu Loth. Il était barbu, il avait minci, il avait les cheveux longs et en désordre, il semblait plutôt sale, ses vêtements étaient troués, mais c'était bien lui.
Après quelques minutes d'acclamations et d'exclamations de joie, les paysans furent progressivement invités par les gardes à sortir de la salle du trône et chargés d'annoncer que le roi Loth était revenu. Une fois le calme revenu dans la pièce, Loth put s'approcher du trône.
« Père ! »
Gauvain se précipita pour le serrer dans ses bras. Loth accueillit son fils et ferma les yeux durant l'étreinte. Tout ce temps sans voir sa famille lui avait semblé long. Anna s'approcha de son mari. Elle arborait une expression neutre. Le regard de Loth et d'Anna se croisa.
« Vous êtes revenu. »
« Je suis revenu. »
Après quelques secondes de silence, Loth sourit et affirma d'une voix tranquille :
« Je rêve d'un bon repas chaud. Et je pense avoir besoin d'un bon bain ».
En plein milieu de l'après-midi, Anna avait mandé des domestiques pour qu'ils préparent un copieux repas et un bain chaud. Dans la salle à manger, Anna regardait Loth dévorer son repas. Cela se voyait qu'il n'avait pas mangé un vrai repas chaud depuis longtemps.
Gauvain était extatique. Il racontait un peu dans le désordre ce qui s'était passé en l'absence de Loth. Le roi d'Orcanie, qui avait repris entre temps sa bague de roi, relevait de temps en temps la tête de son écuelle pour poser quelques questions. Anna ne laissait rien paraître, mais elle était incroyablement soulagée que Loth soit revenu.
Loth se laissa glisser jusqu'au menton dans la baignoire avec un soupir de contentement. L'eau chaude lui faisait un bien fou. Dans la forêt, la chaleur lui avait cruellement manqué. Après quelques minutes de trempage, il entreprit de se savonner. La propreté lui avait aussi manqué.
Anna rentra brusquement dans la pièce en portant divers tissus dans les bras. Loth fut surpris de la voir ici : sa femme était plutôt pudique et elle ne s'était jamais jointe à lui lors de ses ablutions.
« Je vous apporte des vêtements propres. Je ne sais pas si vos anciens vêtements vont pouvoir être reprisés ».
Elle posa les vêtements sur une table non loin de la baignoire, puis resta dans le coin de la pièce à le fixer d'un air curieux.
« Vous avez été absent pratiquement cinq mois », lui dit-elle. Pas d'ironie. Pas de reproche. Pas d'accusation. Un simple état de fait.
« Cinq mois ?! » s'exclama-t-il. « Je… J'avais besoin de temps seul pour… réfléchir. Je ne pensais pas avoir été aussi long », déclara-t-il d'une voix un peu penaude.
« Et ? Quelle conclusion avez-vous tirée de ces réflexions ? »
Loth releva la tête et Anna surprit une étincelle de pure tristesse dans son regard. Loth prit une longue inspiration.
« Je pense que nous devons divorcer », répondit-il.
Anna cligna des yeux rapidement, crispa légèrement la bouche, mais ne répondit pas. Loth poursuivit.
« Je pense qu'il faut qu'on arrête de se faire mutuellement du mal. Je me suis fait une raison. Vous… ne m'aimerez jamais. »
Il marqua une pause et baissa la tête.
« J'ai mis longtemps à intégrer cette idée, mais… notre mariage était une erreur. Nous nous rendrons à Kaamelott au plus tôt pour prononcer notre divorce. En l'état des lois actuelles, seul votre demi-frère en a le pouvoir. »
« C'est Arthur qui vous a proposé ça ? » demanda-t-elle d'une voix glaciale.
« Non. J'ai trouvé ça tout seul comme un grand », répondit-il d'un ton ironique. « Et puis… nous sommes déjà séparés, pas vrai ? Il ne s'agirait que d'officialiser la chose… » poursuivit-il d'une voix triste.
Sa question fut accueillie par un long silence.
« Je suis désolé de ne pas avoir été l'époux que vous auriez voulu. Je ne suis pas l'homme qu'il vous faut, c'est évident. Je… je vous rends malheureuse, je le vois bien. J'aurais dû m'en rendre compte il y a des années. Ce mariage ne tient qu'à un fil… »
Nouveau silence. Loth parlait tout seul. Anna se tenait à côté de la baignoire et faisait mine de s'intéresser aux vêtements qu'elle avait apportés pour lui tourner le dos.
L'absence de réaction de sa femme le mettait de plus en plus mal à l'aise. Loth décida de changer de sujet.
« Je me suis vu dans le miroir en rentrant ici. Je dois raser cette barbe », affirma-t-il sèchement.
« Moi, j'aime bien. Je trouve que cela vous va bien », lui répondit Anna sans se retourner.
« Non. Je ressemble à mon père comme ça. Cela m'est insupportable », déclara-t-il d'un ton péremptoire.
La haine que Loth ressentait envers son père était d'une autre nature que celle qu'Anna ressentait envers Arthur. La haine qu'Anna vouait à son demi-frère était froide, distante et immatérielle : elle haïssait son demi-frère parce qu'elle le mettait dans le même sac que son géniteur, Uther Pendragon. Elle ne détestait pas Arthur en lui-même (elle ne le connaissait même pas) : elle détestait l'idée qu'elle se faisait d'Arthur.
À l'inverse, Loth ressentait une rage brûlante envers son père et avait eu tout le loisir de le haïr. Loth n'avait jamais parlé précisément de ce qu'était son quotidien avec son père, mais les quelques anecdotes qu'il voulait bien partager sur « Loth l'ancien » suffisaient pour s'en faire une idée : leçons de chevalerie et d'apprentissage de la magie brutales, remarques blessantes et gratuites sur son « incapable de fils », violences conjugales sur la mère de Loth, etc.
Anna n'avait rencontré le père de Loth qu'à de très rares occasions. Quand elle repensait à lui, elle était parcourue d'un frisson et une seule expression s'imposait dans son esprit : visqueux comme un serpent. Des mains baladeuses, un regard calculateur, froid et insistant. Loth avait toujours fait en sorte qu'Anna ne se retrouve jamais seule avec son père. Elle avait compris instinctivement la raison de ces précautions.
Anna n'avait vu pleurer son mari qu'une seule fois : à l'occasion du décès soudain de sa mère. Cet événement, qui avait été un véritable déchirement pour Loth, avait également signé l'arrêt de mort de l'ancien souverain d'Orcanie. Il se murmurait que Loth l'ancien avait provoqué la mort de sa femme : inutile de dire que la main de son fils n'avait pas tremblé au moment d'achever son géniteur. La douceur et l'amour maternels n'avaient fait que retarder l'inévitable. Il n'était guère étonnant que Loth « le jeune » veuille ressembler le moins possible à son père.
« Si vous y tenez, je vais m'en occuper », affirma-t-elle.
Il tressaillit en la voyant prendre le rasoir et les ciseaux dans son nécessaire à raser.
« Vous… vous êtes sûre ? Vous savez comment faire ? »
« Cela ne doit pas être bien compliqué. »
Loth était extrêmement nerveux. Sa femme n'était pas un modèle de douceur. Maintenant qu'il avait annoncé son intention de divorcer, allait-elle se débarrasser de lui à coups de ciseaux ou de rasoir ?
Loth la laissa faire malgré tout et profita de l'occasion qui lui était donnée pour redécouvrir le visage de sa femme. Elle était toujours aussi belle, mais elle avait les traits tirés. Ces quelques mois de régence avec Gauvain l'avaient visiblement fatiguée et inquiétée.
Loth se détendit après plusieurs minutes. Anna faisait preuve d'une douceur et d'une application surprenantes. Elle avait aussi pris l'initiative de lui couper un peu les cheveux.
Une fois les divers soins terminés, le roi d'Orcanie se passa une main dans les cheveux et sur les joues. Il n'avait pas été rasé de frais depuis bien longtemps. Cela faisait un bien fou.
« Merci », lui dit-il à voix basse.
Loth se détendit en se laissant glisser progressivement dans la baignoire. Anna avait rangé le nécessaire à raser et s'apprêtait à quitter la pièce quand elle revint sur ses pas pour se présenter devant la baignoire.
« Pourquoi êtes-vous revenu ? Pourquoi maintenant ? » demanda-t-elle subitement.
Loth se redressa brusquement, éclaboussant une partie du sol. Les yeux écarquillés de surprise, il semblait réfléchir. Il avait l'air incertain de la réponse à donner.
« Vous allez me prendre pour un fou. J'ai… fait un rêve : vous étiez seule, agenouillée dans votre chambre et vous me demandiez de revenir. J'ai pris ça pour un signe. Je me suis dit que c'était le bon moment. »
Elle enregistra sa réponse en ne laissant rien paraître sur son visage, puis s'en alla en fermant la porte. Il n'avait obtenu aucune réponse ferme concernant sa proposition de divorce et cette absence de réaction de la part d'Anna l'avait laissé dubitatif.
Laissé seul avec ses pensées, Loth barbota dans la baignoire jusqu'à ce que l'eau soit froide.
