Après cette première annonce dans la baignoire, Loth avait tenté à plusieurs reprises de s'entretenir avec Anna sur les détails de sa proposition. Elle s'était montrée attentive, mais avait bien veillé à ne jamais ni refuser ni accepter fermement l'offre de divorce.
Un soir, alors qu'ils partageaient exceptionnellement un repas dans la salle à manger, Anna entreprit pour la première fois de poser des questions.
« Et dans l'hypothèse où j'accepte votre offre… de quoi vivrais-je ? Qui s'occuperait des enfants ? »
« Je… n'ai pas encore réfléchi aux détails. Mais… je propose de vous verser une sorte de… rente ? Officiellement, pour veiller à l'éducation de Gareth. Officieusement, pour vous donner les moyens de faire ce que vous souhaitez. Après le divorce, je pense que… vous préférerez quitter l'Orcanie ? »
« Cela signifie que Gareth resterait avec moi ? »
Loth nota qu'Anna avait esquivé sa question en lui posant une nouvelle question.
« Gauvain, Agravain et Gaheris sont grands. Ils font leur vie. Je vais garder Gauvain auprès de moi pour lui enseigner sa future charge. Quant à Gareth… il vous préfère, c'est évident », répondit Loth d'un ton un peu aigre.
Anna le fixa de ses grands yeux noirs, puis baissa le regard pour se concentrer sur le contenu de son assiette. Loth reprit d'un ton incertain.
« Je… ne souhaite rien vous imposer. C'est vous qui décidez. »
Il baissa les yeux et entreprit de manger son propre repas.
« Aurais-je le droit de me remarier ? » demanda subitement Anna.
Loth releva brusquement la tête et marqua une pause inconfortable d'une dizaine de secondes avant de répondre.
« Oui. Si vous le désirez, nous pourrons officialiser cela », répondit-il d'une voix neutre.
Anna ne posa plus de question. Le repas se poursuivit en silence.
Le couple royal orcanien voyageait vers Kaamelott dans leur traditionnelle carriole. Des espions avaient fait part d'une recrudescence d'attaques de bandits, c'est pourquoi ils étaient accompagnés d'une escorte d'une dizaine de soldats. Gauvain était resté au château avec Galessin.
Anna avait préparé ses affaires et celle de Gareth. Le petit garçon de six ans n'avait pas bien compris pourquoi il devait partir, mais il était content d'accompagner ses parents pour rencontrer son oncle Arthur. Anna ne s'était jamais clairement prononcée sur la proposition de divorce. Loth s'était résigné à obtenir une réponse ferme et avait considéré ce départ silencieux et sans esclandre comme un « oui » tiède.
Anna n'avait jamais réellement aimé ni l'Orcanie ni ce château. Malgré tout, au moment de partir, elle ressentit un gros pincement au cœur. La rudesse du pays, le froid, le vent, les vagues qui s'écrasent sur les rochers : l'Orcanie allait lui manquer. Elle préféra voir ce départ comme un au revoir prolongé plutôt que comme un adieu définitif.
Le voyage entre l'Orcanie et Kaamelott se déroula dans un calme tout relatif. Le trajet fut égayé par la présence énergique de Gareth. Le petit garçon ne tenait pas en place, s'émerveillait du paysage (« Oh, une biche ! », « Regardez l'arbre bizarre là-bas ! ») et posait des questions incongrues (« Père, pourquoi le soldat là il est tout vieux ? », « À quoi ressemble mon oncle Arthur ? Est-ce qu'il est moche ? »).
Sachant qu'il ne reverrait pas son fils avant longtemps, Loth avait profité du temps qui lui était offert pour tenter de canaliser l'énergie de Gareth en lui enseignant à contrôler les éclairs projetés par ses mains. Le gamin s'était montré étrangement attentif et doué pour l'exercice.
Loth pensa avec amertume qu'il aurait dû consacrer du temps à son jeune fils depuis longtemps et qu'il n'était plus l'heure de rattraper le temps perdu. Anna resta songeuse et silencieuse durant une grande partie du voyage.
Ils arrivèrent à Kaamelott huit jours plus tard. Dans la cour du château, ils étaient attendus par Arthur et le Père Blaise. Lorsqu'il vit le prêtre, Gareth ne put s'empêcher de lancer un « Ouah, qu'est-ce qu'il est grand lui ! » très gênant. Arthur accueillit sa demi-sœur, son futur ex-beau-frère et son neveu (demi-neveu !) avec une bienveillance et une patience qui surprirent Anna.
Dans la salle de la table ronde, Loth et Anna étaient face à face de part et d'autre de la table. Derrière son pupitre, le Père Blaise relisait ses notes. Arthur était assis à côté du prêtre et regardait les deux futurs ex-époux. Loth, les yeux baissés, arborait un air fermé et grave. Anna semblait tranquille, mais concentrée. Arthur présidait tout cela et semblait dans l'expectative.
Le père Blaise avait été chargé de rédiger les termes du contrat. Le prêtre était manifestement mécontent de devoir faire les démarches pour un divorce (selon lui, il s'agissait d'un véritable blasphème !), mais Arthur ne lui avait pas laissé le choix.
« Bon. Voici ce qui a été décidé. Gauvain, Agravain et Gaheris seront à la charge de leur père, Loth d'Orcanie. L'éducation de Gareth d'Orcanie sera à la charge d'Anna de Tintagel. Vos quatre enfants conservent leur place dans la succession au royaume d'Orcanie. Anna de Tintagel renonce à son titre de reine d'Orcanie et il est prévu qu'elle ait la possibilité de se remarier. Elle recevra une rente annuelle d'un montant de 200 écus d'or*… une belle somme si je puis me permettre ! »
Les sourcils froncés, le père Blaise continua à lire d'une voix monocorde le parchemin sur lequel étaient notées les dispositions légales du divorce.
« Je procède aux dernières vérifications. Le mariage a été consom… oui, vous avez quatre enfants. Bien sûr qu'il a été consommé. » dit-il en levant les yeux au ciel comme pour s'autoflageller de la stupidité de sa remarque. Il se tourna vers Anna.
« Si je comprends bien, vous n'êtes pas maltraitée et la cause de ce divorce est une… incompatibilité d'humeur ? » demanda le prêtre en haussant les sourcils.
Anna acquiesça sans se départir de son calme.
« Bon. C'est pratiquement terminé. L'un d'entre vous a-t-il quelque chose à ajouter ? »
Loth fit un léger signe de la main pour signifier qu'il n'avait rien à dire et qu'on pouvait passer à la suite. Les yeux cernés et creux, il avait l'air atterré. Anna de Tintagel se leva de sa chaise avant de prendre la parole d'une voix ferme.
« Je connais mon mari par cœur. La loi orcanienne l'autorise à me répudier sans ménagement, mais il ne le fait pas parce qu'il ne souhaite pas me punir. C'est pourquoi il se livre à cette mascarade de divorce. Je sais précisément ce qu'il a derrière la tête et cela ne me plaît pas. »
Arthur et le Père Blaise échangèrent un regard surpris. Anna se tourna vers Loth avant de reprendre. L'intéressé s'était crispé sur sa chaise.
« J'accepterai ce divorce à une seule et unique condition. Vous devez solennellement me promettre ici et maintenant que vous n'attenterez pas à votre vie une fois que ce divorce aura été prononcé. Le ferez-vous ? »
Un ange passa dans la pièce. Arthur prit la parole.
« Je pense que cela ne devrait pas être trop difficile, pas vrai Loth ? » demanda Arthur en se tournant vers l'intéressé.
Le roi d'Orcanie était blanc comme un linge et il serra les dents.
« Loth ? Vous vous fichez de moi ?! Vous imaginez bien que je ne vais pas permettre ce divorce si c'est pour que vous vous foutiez en l'air juste après ! » s'exclama Arthur.
Malgré l'invective de son suzerain, Loth gardait les yeux rivés sur Anna.
« Ma vie ne vous appartiendra plus ! Je ferai ce que je veux… Pourquoi ?! » demanda Loth rageusement.
Il devenait progressivement rouge. De son côté, Anna restait impassible.
« Vous faites de ma vie un enfer… et je fais de votre vie un enfer… Pourquoi une telle condition ?! Merde ! » s'exclama-t-il en renversant de colère le verre placé devant lui.
Loth se leva brusquement et quitta la pièce en claquant la porte. Anna prit une profonde inspiration avant de prendre la parole.
« Il va réfléchir et il va revenir. »
Arthur et le père Blaise étaient interdits. Ils ne s'attendaient pas à un tel éclat de colère de la part du roi d'Orcanie.
« Faisons une petite pause, je pense que cela fera du bien à tout le monde ! » proposa Arthur.
À une fenêtre de sa chambre, Anna contemplait la campagne environnante d'un air songeur. On frappa doucement à la porte. Anna ouvrit la porte et eut la surprise de voir la reine de Bretagne, la femme d'Arthur, en personne. Elle était visiblement seule.
Anna avait décidé qu'elle n'aimait pas Guenièvre dès le premier regard, lorsqu'elle l'avait vu à son mariage avec Arthur. Elle détestait la candeur et la bienveillance qui semblaient émaner de sa personne, des qualités dont Anna était totalement dépourvue.
« J'ai vu votre époux quitter la salle de la table ronde. Il était en colère, mais ne vous inquiétez pas. Je l'ai vu réfléchir dans les jardins. Il va revenir. Il n'est pas bien loin », lui dit Guenièvre sur le ton de la confidence.
Elle entra dans la pièce et referma la porte derrière elle avant de reprendre : « Arthur m'a expliqué la raison de votre présence ici. Qu'allez-vous faire une fois que le divorce sera prononcé ? »
« Je ne sais pas », répondit instantanément Anna en allant se repositionner à la fenêtre pour profiter du paysage.
C'était la vérité. Elle n'y avait vraiment pas réfléchi. Guenièvre s'approcha encore un peu plus.
« Vous allez voir ! Votre mari va se trouver une femme qu'il lui plaît. Oh, elle ne sera peut-être pas aussi belle, élégante, et d'aussi haute naissance que vous, mais je pense qu'il peut se trouver une gentille femme qui prendra bien soin de lui. »
Guenièvre lui toucha légèrement l'épaule comme pour appuyer son propos. Ce geste familier décontenança Anna.
« Et vous ! Belle comme vous êtes, vous allez vous trouver un nouveau mari qui vous plaît ! Vous n'avez pas d'inquiétude à vous faire ! » déclara Guenièvre avec un regard complice.
Anna ne s'inquiétait pas tellement de trouver un nouveau mari (mais en avait-elle seulement envie ?). Et même si cela lui faisait du mal de l'admettre, Loth parviendrait sans trop de difficultés à trouver une nouvelle épouse.
Loth savait se mettre en avant et avait tout pour plaire aux femmes. Le pouvoir, l'assurance et l'argent attireraient immanquablement tous les beaux partis d'Orcanie et d'ailleurs. Quant au physique, Anna avait à plusieurs reprises surpris des servantes et des dames de compagnie parler de Loth en des termes particulièrement… impudiques. Anna songea amèrement que Loth aurait sans doute plus d'opportunités de la remplacer que l'inverse.
Anna se forgeait une image mentale de sa remplaçante. Elle l'imaginait blonde (Anna détestait les blondes), jolie, plus jeune qu'elle, les yeux bleus, voluptueuse, le teint rose, souriante et pimpante. Sans qu'elle sache pourquoi, elle haïssait déjà la future femme imaginaire de Loth.
Après de nombreuses protestations, la colère avait fait place à la résignation. Loth avait fini par faire cette promesse solennelle à Anna dans la salle de la table ronde. Ils avaient signé les documents. Ils étaient désormais ex-mari et femme.
Sitôt les papiers signés, Loth se prépara à rentrer en Orcanie. Il n'avait pas souhaité rester plus que nécessaire. Il fuyait la tristesse du moment. Il le savait, Anna le savait, tout le château le savait. La carriole était prête pour le départ.
Dans la cour du château de Kaamelott, Loth serra Gareth dans ses bras. Reverrait-il un jour son plus jeune fils ? Il préféra ne pas trop y penser. Posant son fils à terre, il s'approcha ensuite de son ex-femme pour lui faire ses adieux. Comme une sorte de convenance, Anna lui tendit la main droite. Loth s'agenouilla et saisit cette petite main blanche tendue entre ses deux mains.
« Qu'allez-vous faire ensuite ? » lui demanda Loth. C'était une question convenue pour briser le silence.
« Je pense rester quelques semaines ici. Ensuite, nous prendrons la route pour nous installer à Tintagel. Le temps de trouver un chez nous qui nous conviendra… à Gareth et moi. »
Prendre la route ? Tintagel ? Loth fut assommé par la soudaine réalité. Il avait été tellement obnubilé par l'aspect juridique de tout ce bazar qu'il n'avait rien prévu de concret. Quel con ! Anna et Gareth allaient partir… vraiment. Évidemment qu'il ne pouvait pas laisser son ex-femme et son fils de six ans repartir sans escorte sur les routes pleines de brigands. Arthur avait d'autres chats à fouetter et Anna ne s'abaisserait jamais à demander quoi que ce soit à son demi-frère.
« Vous ne pouvez pas vous rendre seule à Tintagel ! » s'exclama-t-il. « Gardez la carriole et le gros des troupes. Vous me renverrez les soldats une fois arrivée à Tintagel. Vous pouvez garder la carriole. Je rentrerai en Orcanie à cheval… »
La main droite posée dans les mains de son ex-mari, l'esprit d'Anna était embrouillé par les questions. Au milieu de la cour, avec son demi-frère, son fils et la cour de Kaamelott comme spectateurs, elle choisit d'en poser une seule. Celle qui la perturbait le plus depuis son départ d'Orcanie.
« Si j'en manifeste le désir, pourrais-je venir vous rendre visite en Orcanie ? Je vous préviendrai avant, bien sûr », demanda-t-elle à voix basse.
Loth eut l'air surpris et marqua quelques secondes d'hésitation.
« Pourquoi voudriez-vous… ? Oui… bien sûr. Oui ! Vous retrouverez vos appartements tels que vous les avez quittés. J'en fais la promesse. »
Quelques secondes de silence.
« Sachez que je demeurerai à jamais le plus ardent de vos admirateurs », murmura-t-il en lui embrassant doucement l'intérieur du poignet.
Loth lui lâcha la main à contrecœur et se releva. Il adopta ensuite une expression impassible, puis monta sur un cheval préparé à son intention et quitta la cour du château sans se retourner.
Anna avait du mal à respirer. Voyant sa mère en proie à une émotion intense, Gareth lui prit la main et se serra contre elle. La mère et le fils regardèrent le convoi orcanien quitter Kaamelott.
Une dizaine de kilomètres plus loin, Loth descendit brusquement de cheval pour vomir tripes et boyaux sur le bord de la route. Les soldats de son escorte le regardèrent d'un air inquiet, mais ne prononcèrent pas un mot.
Quand le roi d'Orcanie eut fini de vider le contenu de son estomac, il remonta à cheval. Avec son teint cireux et ses traits tirés, l'homme faisait peur à voir. Un vieux soldat lui tendit une flasque d'alcool. Loth la vida d'un trait et le convoi repartit.
*Les lecteurs bienveillants me pardonneront l'approximation de la devise et du montant. Je n'ai pas pu trouver de source historique fiable sur la monnaie utilisée à cette époque et dans cette région.
