20 octobre U.A
Histoires du soir (Bedtime stories)
Étendu dans le noir, Gilles écoutait les bruits du dehors. Le vent, surtout, qui jouait dans les feuilles des arbres, et les averses qui venaient frapper les carreaux à intervalles irréguliers. Chaque jour, il remerciait le Seigneur de la chance qu'Il lui avait donnée de bénéficier de toutes ces merveilles, dont la moindre était le luxe du château. Le véritable cadeau, c'était l'affection de son père, qu'il n'aurait jamais cru recevoir durant les treize premières années de sa vie.
Quand il avait su que son demi-frère était parti pour les Croisades, il avait hésité, mais la faim, le froid, la solitude et, surtout, ce besoin dévorant d'obtenir l'amour de Lord Locksley l'avaient poussé à franchir les lieues qui le séparaient du château. Il avait frappé à la porte, Duncan avait un peu fait des manières pour le laisser entrer mais, finalement, il avait pu rencontrer son père.
Bien sûr, la discussion avait été un peu compliquée. Il y avait eu des cris de son côté, de l'angoisse du côté de son géniteur, des larmes partagées et, finalement, Lord Locksley avait soufflé que sa place n'était pas ailleurs qu'auprès de lui, en tant que son fils cadet et jusqu'à ce que la mort les sépare.
Mais ça ne voulait pas dire que tout était rose pour autant. Gilles n'avait jamais douté des liens qui l'unissaient au comte, mais ils ne se connaissaient pas. Leur relation n'avait rien à voir avec la complicité qu'il partageait avec sa mère autrefois et ça le rendait triste.
L'adolescent soupira. Après tout, ça viendrait sûrement avec le temps. Au lieu de broyer du noir, il s'enfonça sous les épaisses couvertures et les fourrures qui garnissaient son lit et il s'apprêtait à essayer de dormir quand il entendit quelques coups frappés à sa porte.
« J'ai pensé que tu ne dormais pas encore, lança Lord Locksley en passant la tête dans la chambre. Est-ce que je peux te tenir compagnie un instant ?
-Bien sûr, répondit Gilles en se redressant aussitôt. »
Son père entra avec sa chandelle, qu'il posa sur la petite table près du lit, et s'assit sur le couchage de son fils. L'adolescent hésita mais céda bien rapidement à ses envies et vint se blottir dans son giron, la tête enfouie contre son ventre si confortable et les bras passés autour de sa taille. Lord Locksley laissa échapper une exclamation tout autant de surprise que d'attendrissement et Gilles se sentit rougir d'embarras. Mais il lui rendit immédiatement son étreinte et l'enveloppa de son bras. Sa main commença à jouer avec les mèches blondes qui lui retombaient devant les yeux et il murmura :
« Tu as vraiment les yeux de ta mère. Mais de visage, tu es le portrait craché de Robin quand il avait ton âge. »
Comme à chaque fois qu'il évoquait son frère, le cœur de l'adolescent se serra. Il n'aimait pas Robin. Il n'avait aucune envie qu'il revienne. Une peur insidieuse lui nouait souvent le ventre à l'idée que, sitôt son aîné rentré des Croisades, il laisserait éclater de nouveau sa puérilité et sa jalousie et exigerait de leur père qu'il le renvoie d'où il venait. Il craignait, enfin, que Lord Locksley essaye de retrouver son premier fils à travers lui, sans se soucier de qui il était vraiment.
Pourtant, c'était vraiment un sentiment doux et chaleureux de se voir comparé à sa mère ! Le compliment était pour moitié agréable, pourquoi fallait-il que Robin gâche toujours tout ? Le maître des lieux dut deviner ses pensées car il ajouta :
« Je sais que tu n'as aucune raison d'apprécier ton frère. Tout ce que tu connais de lui, c'est sa terrible colère à l'idée que je puisse aimer une autre femme et qui vous a poussés, ta mère et toi (également parce que j'ai décidé, moi, de céder) à vivre dans la misère et la honte. Mais n'oublie pas que c'était un enfant de douze ans qui venait tout juste d'être privé de sa mère à lui. N'aurais-tu pas réagi pareil ? Tu m'as l'air d'avoir beaucoup de caractère, mon fils, ajouta-t-il avec un sourire en lui donnant une pichenette sur le nez. »
Gilles grogna et se contenta de blottir un peu plus sa tête contre le ventre de son père. En admettant qu'il ait raison… eh bien, il n'aimait pas son frère pour autant; après tout, ils ne se connaissaient pas ! Mais son corps se détendit imperceptiblement.
« Je ne t'abandonnerai plus jamais, promit Lord Locksley. Et maintenant, que dis-tu que nous apprenions à nous connaître ?
-Nous connaître, Père ?
-Oui. Je sens que c'est aussi ce qui te tracasse. Que nous ne soyons pas une famille à l'image de celle que tu formais avec ta mère. Ça viendra avec le temps mais, en attendant, je pourrais peut-être te raconter des histoires sur notre maison.
-Quel type d'histoires ? demanda l'adolescent en remontant la couverture sur sa poitrine pour être plus à l'aise.
-Eh bien, ça dépend de ce dont tu as envie que je te parle, répondit son père en souriant. »
Gilles hésita un instant. Il ne voulait pas passer pour un gamin immature en réclamant des contes mythiques ou des épopées épiques. Lord Locksley entendait sans doute discourir de choses sérieuses et primordiales, comme leurs alliances avec leurs voisins ou bien la conduite à tenir pour anticiper l'hiver qui approchait. Mais il n'était pas sûr d'en avoir envie tout de suite. Il venait tout juste de le retrouver… et il s'habituait à peine à la chaleur d'un foyer sûr et confortable. Il avait envie de pouvoir paresser et rêver, ne serait-ce que jusqu'au début de la saison froide, où son père aurait le plus besoin de lui…
« Bien. Je vois que c'est une grande question, reprit Lord Locksley, amusé, en lui caressant le front. Eh bien, que dis-tu que je te raconte comment notre famille est arrivée en Angleterre depuis le royaume de France et a durement gagné ses terres à la flamme de sa détermination et de sa force ?
-Ça me plairait beaucoup, Père, répondit Gilles, soulagé, en fermant les yeux quand il effleura sa tempe. »
Lord Locksley se mit donc à parler et il lui raconta avec moult détails une partie de la longue épopée de leur famille. C'était passionnant; l'adolescent but chacune de ses paroles et quand, une fois son histoire terminée, son père se leva doucement de son lit pour le laisser dormir, il ne fit que de beaux et doux rêves.
