Et les étoiles disparaîtront

Chapitre 13 – Les plus terribles vérités

Partie 2

oOo

Le soleil était déjà bas dans le ciel quand Tyrion-copie s'aventura hors de sa chambre. Après avoir jeté un coup d'œil prudent à droite et à gauche pour s'assurer que personne n'était dans les parages, il se mit en marche vers sa destination. De la sueur perlait sur son front. Il s'apprêtait une nouvelle fois à se mêler de ce qui ne le regardait absolument pas, et même s'il savait que renoncer était l'option la plus sage, il ne parvenait pas à se retirer son étrange idée de l'esprit.

Il fallait qu'il sache.

Craignant de croiser quelqu'un qui lui demanderait assurément où il allait, il pressa le pas et dévala les escaliers en vitesse jusqu'au rez-de-chaussée. Des bruits lui parvenaient du réfectoire. Ce n'était pas encore l'heure du repas mais certains de ses camarades s'y étaient sans doute réunis pour discuter tranquillement ou faire une partie de jeux de société. Il songea avec une certaine tristesse qu'il aurait aimé les rejoindre et s'asseoir avec eux pour partager les derniers potins. Ce n'était plus possible, et pas seulement à cause de ce qu'il avait à faire. Ses étoiles avaient emprunté le chemin de la renaissance. Un fossé les séparait, à présent, un gouffre qui ne faisait que croître d'heure en heure et qui l'avait isolé sur un sentier qu'il devait arpenter seul.

Tyrion se gifla mentalement et s'arracha de la contemplation de la porte du réfectoire pour se remettre en route. Il atteignit sa destination quelques minutes plus tard. Celle-ci n'était autre qu'une vieille porte située dans un recoin plein d'ombres. Prenant une grande inspiration, Tyrion posa la main sur la poignée, puis ouvrit la porte, qui grinça un peu. Plissant les yeux à cause de l'obscurité, il chercha à tâtons l'interrupteur. La seule lumière venant éclairer son chemin provenait de vieilles appliques sur les murs. Avec une certaine angoisse, il entreprit de descendre l'escalier qui menait tout droit vers le sous-sol du pensionnat, là où étaient entre autres conservées les archives. Quasiment personne ne venait ici, et ça se voyait : les meubles et étagères étaient recouverts de poussière et les toiles d'araignée abondaient.

Tyrion ne connaissait l'existence de cet endroit que parce que les gardiens leur avaient à plusieurs reprises défendu de s'y aventurer. Seule Talisa Maegyr avait été assez bavarde pour confier à quelques-uns d'entre eux qu'on y remisé tous les vieux documents à la suite du développement du réseau informatique du pensionnat. Une fois avoir veillé à ce qu'ils soient numérisés, Baelish avait jugé qu'il était inutile de s'en encombrer dans les étages et les avait abandonnés dans cette cave pour y moisir.

Des dizaines de cartons gisaient sur le sol, ce qui arracha un soupir découragé à Tyrion. Trouver ce qu'il cherchait allait lui prendre des heures. Il regretta un bref instant de ne pas avoir demandé à Cersei de l'aider avant de se raviser. C'était quelque chose qu'il devait faire seul, en partie parce qu'il ignorait si voir son hypothèse confirmée était préférable à l'ignorance.

Quelqu'un avait heureusement eu la brillante idée d'inscrire au marqueur sur le dessus des cartons ce qu'ils contenaient. Tyrion se désintéressa rapidement des factures et autres documents administratifs auxquels il ne comprenait de toute façon rien. Il laissa échapper une petite exclamation victorieuse quand, après avoir posé par terre plusieurs cartons empilés les uns sur les autres, il aperçut le mot Supernovas écrit en gros sur l'un d'entre eux.

Une boule se forma dans sa gorge tandis qu'il s'agenouillait pour en examiner son contenu. Une fois qu'il aurait commencé à fouiner, il n'y aurait plus de retour en arrière possible. S'il avait eu raison, il ne pourrait plus se réfugier dans l'ignorance.

La curiosité le poussa à saisir le premier dossier. Un prénom accompagné d'un nom étaient les seuls ornements de la couverture, d'un jaune on ne peut plus classique.

Margaery Tyrell

Il résista à la tentation de l'ouvrir. Ce n'était pas le modèle de Margaery qui l'intéressait, se répéta t-il. Il le posa sur le sol et se saisit d'un autre dossier, puis d'un autre, et encore un autre.

Jorah Mormont

Catelyn Tully

Oberyn Martell

Sa gorge se serra quand il lut le nom sur la couverture du dossier suivant.

Brienne Torth

La tentation fut plus forte, cette fois. S'il l'ouvrait, il aurait des informations sur le modèle de Brienne, certes datées puisque ce dossier papier n'avait pas été mis à jour depuis longtemps, mais tout de même... peut-être pourrait-il les répéter à Jaime, peut-être l'aideraient-elles à aller mieux...

Il secoua la tête et le posa sur le côté avec les autres. Il n'était pas là pour ça, se répétait-il.

Lorsqu'il posa les yeux sur le dossier suivant, il ne put résister.

Tyrion Lannister

Ce n'était pas pour lui-même qu'il était venu farfouiller ici, mais tout de même... avec une certaine avidité, il ouvrit le dossier. Tout en haut de la première feuille étaient inscrites deux dates de naissance.

Tyrion Lannister (modèle) : 16/03/2000 -

Tyrion (copie) : 04/06/2000 -

Apprendre quelle était la date de naissance de son modèle lui fit un drôle d'effet. C'était comme s'il se sentait un peu plus proche de lui maintenant qu'il avait obtenu cette information. Il n'y vit d'ailleurs pas de quoi s'interroger – ils avaient bien environ trois mois de différence, ce qui collait avec ce que les gardiens leur avaient appris sur la manière dont ils étaient venus au monde.

Le reste du dossier était composé d'informations médicales et de résultats d'analyses diverses jusqu'en 2006, année à partir de laquelle toute la paperasse avait commencé à se faire sur ordinateur.

Tyrion, ne pouvant rien en tirer de plus, referma le dossier à regret. Il craignait le moment où il allait tomber sur ce qu'il recherchait autant qu'il était impatient d'y arriver.

Lorsqu'il y arriva au bout d'une minute supplémentaire, ses lèvres s'étirèrent en une petite grimace.

Cersei et Jaime Lannister

Etait-ce parce qu'ils étaient jumeaux qu'on n'avait pas jugé utile de leur accorder un dossier chacun ? Au fond, ça ne changeait pas grand-chose pour lui. Il le prit entre ses doigts comme s'il était fait de cristal qui se briserait au moindre choc.

Le doute se saisit de nouveau de lui. Certaines portes devaient rester fermées pour de bonnes raisons. Cependant, la curiosité qui s'était emparée de lui dès l'instant où sa grande sœur l'avait embarqué dans son enquête était trop forte, et trop de mystères entouraient Cersei-modèle et Jaime-modèle... l'incendie... cette cicatrice sur leur poignet...

Tyrion ouvrit le dossier, et la vérité jusque là dissimulée dans l'ombre lui apparut soudainement en pleine lumière, la vérité nue, terrible, hideuse.

Cersei et Jaime Lannister (modèles) : 14/07/1994 – 31/10/1997

Cersei et Jaime (copies, première version) : 27/10/1994 –

Cersei et Jaime (copies, deuxième version) : 05/08/1998 –

Sonné, il laissa tomber le dossier alors que les dernières pièces du puzzle s'imbriquaient dans son esprit. L'incendie... on ne pouvait pas se souvenir d'un événement auquel on n'avait pas assisté, n'est-ce pas ?

Il passa le doigt sur la petite bosse dans le creux de son poignet. Si on lui retirait sa puce, il en conserverait sans aucun doute une cicatrice à cet endroit...

Il n'avait pas de parents, ne pouvait que deviner le concept de famille au sens où l'entendaient les êtres humains, mais il pouvait imaginer le désespoir d'une mère, oh oui, il pouvait imaginer ses hurlements de douleur face aux cadavres brûlés de ses enfants... il était capable d'imaginer ce que la chagrin pouvait la pousser à faire alors qu'elle savait qu'il existait d'autres versions de ses enfants quelque part, des enfants parfaitement identiques génétiquement, des enfants en bonne santé...

Il remit le dossier à sa place de façon presque automatique, ses pensées entièrement tournées vers ce qu'il venait d'apprendre. Il connaissait la vérité, à présent, mais cela ne le fit pas se sentir mieux pour autant.

Toujours dans un état second, il remonta l'escalier et referma la porte. Il commençait déjà à regretter d'être descendu dans cette cave. Qu'allait-il bien pouvoir faire de cette nouvelle information ?

Le cœur indécis, il monta lentement les étages, comme si effectuer le trajet jusqu'à l'hôpital du pensionnat allait lui permettre de prendre une décision. Oh, il n'avait pas plus le droit d'y aller que les fois précédentes, mais au point où il en était...

Voudrait-il savoir, s'il était à la place de Cersei-modèle et Jaime-modèle ? Voudrait-il savoir ce qu'il était vraiment ? Probablement. Oui, il voudrait que quelqu'un lui dise.

Mais, ils n'étaient pas lui. Et il était loin de les connaître assez pour deviner leur volonté.

Lorsqu'il passa devant la chambre où reposait son modèle, il y jeta un œil à travers le miroir sans tain. L'autre Tyrion était seul. S'attarder était tentant mais il parvint à s'obliger à poursuivre sa route, en partie parce que la mélodie d'une chanson familière l'avait arraché à sa silencieuse contemplation. Elle provenait de derrière la porte d'une chambre qui devait être occupée par le modèle de son frère ou de sa sœur. Le cœur battant, il poussa doucement la porte et jeta un œil dans la pièce.

Le soleil couchant donnait une ambiance presque féérique au spectacle qui s'offrait à lui. Tendrement enlacés, Cersei-modèle et Jaime-modèle se balançaient un peu gauchement sur les notes mélancoliques de Auprès de moi toujours. Ils avaient les yeux fermés, ce qui fit qu'ils ne l'aperçurent pas les observer ainsi.

Tyrion avait envie de bondir dans la chambre et de leur tendre la main avant de tout leur avouer, parce qu'ils étaient comme lui, ils étaient comme son Jaime et sa Cersei, ils étaient comme tous les membres de l'étrange famille que formaient les pensionnaires de Hautjardin, et ça lui donnait envie de rire et de pleurer en même temps, il voulait les enlacer et leur murmurer d'un ton gentil, vous et moi, nous sommes pareils, vous n'avez plus de raison de nous détester, nous sommes pareils, pareils, pareils.

Quelque chose le retint, pourtant, un détail troublant sur lequel il ne parvint tout d'abord pas à identifier. Jusqu'à ce qu'il voie un sourire radieux se dessiner sur leurs lèvres.

Ils étaient heureux.

Pour la première fois depuis qu'il avait fait leur connaissance, ils avaient l'air heureux, véritablement heureux, entourés d'une bulle de bonheur fragile et pourtant tellement réelle, une bulle d'amour et d'espoir qu'il aurait été cruel de faire éclater.

Le sourire que Tyrion s'était inconsciemment mis à arborer se fana.

S'il leur disait tout, leur monde s'effondrerait, encore un peu plus. Ce serait peut-être plus violent que les coups que le mari de Cersei-modèle lui avait infligés, plus douloureux que le coup de batte qui avait brisé le poignet de Jaime-modèle en même temps que ses rêves.

Le cœur plein de regrets, Tyrion referma la porte.

Ils avaient suffisamment souffert comme cela au cours de leur vie. Il ne pouvait pas être égoïste et leur prendre les fondements de leur identité.

Ils ne sauraient pas, mais lui le savait, et c'était peut-être tout ce qui comptait.

Il valait mieux que certaines vérités restent secrètes.

.

Le soleil n'était pas levé depuis très longtemps quand Cersei-copie se rendit dans l'hôpital du pensionnat, le carnet de son modèle serré contre son cœur. Elle l'avait gardé bien plus longtemps que nécessaire. Il était temps de lui rendre, à présent. Et, peut-être, de connaître une partie de la vérité.

Elle n'osa pas regarder le corps inconscient de Tyrion-modèle quand elle passa devant sa chambre. Poser les yeux sur lui, ce serait ajouter encore un peu plus de poussières de réalité à l'imminence de l'opération de son petit frère.

Ce serait déchirer un peu plus son cœur déjà à vif.

Cersei n'avait jamais mis les pieds dans la chambre de son modèle et ne savait donc pas de laquelle du couloir il s'agissait ; cependant, par chance, la porte de l'une d'entre elles était entrouverte. En entendant sa propre voix pester à voix basse, elle sut qu'elle avait atteint sa destination, et frappa doucement.

« Oui ? »

Prenant soin de cacher le carnet dans son dos, elle entra prudemment. Assise sur le bord de son lit, son modèle essayait tant bien que mal de démêler ses cheveux humides. Elle haussa un sourcil en la voyant approcher.

« Qu'est-ce que tu fais ici ? » demanda t-elle, sans méchanceté toutefois.

« J'habite ici. »

Cette remarque fit légèrement sourire son modèle.

« C'est évident, » railla t-elle.

Cersei avisa l'arrondi de son ventre.

« Tu en as parlé à ton Jaime, alors ? »

« Oui. »

« Et... »

« Et... il ne s'est pas mis en colère. En fait... »

Elle fronça les sourcils et posa une main sur son ventre.

« Il est content. Ce n'est évidemment pas ce qu'on voulait, mais... puisque c'est arrivé... »

« C'est bien, c'est bien... »

Il était cependant évident pour Cersei-modèle que ce n'était pas la raison de sa visite vu le regard interrogateur qu'elle lui jeta. Décidant de se jeter à l'eau, Cersei cessa de dissimuler le carnet et le lui tendit.

« Tu ne l'avais pas perdu. C'est moi qui te l'ai... emprunté, un soir où tu l'avais laissé dans la chambre de ton Tyrion. »

Un éclat de fureur mêlé d'horreur passa dans le regard émeraude de son modèle, qui lui arracha le carnet des mains.

« Tu l'as lu ? » s'exclama t-elle, horrifiée.

« Oui. Je... »

« Comment as-tu osé prendre ce qui m'appartient sans ma permission ? »

C'était comme si le ciel s'effondrait sur sa tête, et si elle s'efforçait de lui dissimuler sa panique, elle s'y prenait très mal.

« J'ai été étonnée de voir que tu écrivais des contes de fées, » reprit Cersei sans relever.

Son modèle haussa les épaules et se renfrogna.

« Ce ne sont que des histoires stupides. »

Cersei était de plus en plus nerveuse. Comment allait-elle réagir en entendant ce qu'elle s'apprêtait à ajouter ? Mal, ça ne faisait aucun doute.

« Je ne comprenais pas pourquoi tu écris des histoires de ce type... alors je suis allée à la bibliothèque municipale, et je suis tombée sur tout un tas d'articles concernant l'accident de voiture dans lequel Robert Baratheon a trouvé la mort... »

Le visage de son modèle se vidait progressivement de toutes ses couleurs.

« Tu as enquêté sur moi ? »

Cersei était allée trop loin pour faire machine arrière, à présent. Elle devait continuer jusqu'au bout, quitte à subir le courroux de son alter ego.

« Mya et Gendry Waters, » commença t-elle, et à cet exact moment elle sut qu'elle avait vu juste, parce que la culpabilité telle qu'elle la lisait sur le visage de son modèle ne pouvait pas être dissimulée, parce qu'elle finissait toujours par se frayer un chemin. « Ils sont morts dans l'accident... et tu en as fait les deux héros de tes histoires. »

« Tais-toi... » gronda Cersei-modèle, mais sa menace ressemblait davantage à une lamentation.

« Tu te sens responsable de leur mort, n'est-ce pas ? C'est la culpabilité qui est à l'origine de tes contes. »

« Ça suffit... tais-toi. »

Mais Cersei ne flancherait pas. Avec une certaine douceur, elle saisit le poignet de son modèle, la forçant à croiser son regard.

« Que s'est-il vraiment passé ? » demanda t-elle, quand bien même elle connaissait déjà la réponse, quand bien même elle voyait toute la vérité dans ses yeux.

Elle eut la certitude que l'autre Cersei allait se mettre à hurler et la jeter hors de la pièce.

A la place, le barrage qu'elle avait érigé dans son esprit céda et ses larmes et ses mots se mirent à couler, couler, couler, comme de la glace fondue.

.

Dans un état second, Cersei préparait le dîner avec des gestes devenus mécaniques à force d'avoir été répétés tant de fois. Elle s'efforçait d'ignorer ses muscles douloureux et les nouveaux bleus qui fleurissaient sur ses bras mais c'était tout ce à quoi elle semblait parvenir à penser, ces temps-ci. Elle se demandait un peu morbidement si Robert finirait par faire d'elle une créature à la peau bleue, indigo et violette, une créature d'un genre nouveau, une créature désormais insensible à la douleur – une créature morte, peut-être.

Son téléphone portable vibra sur le plan de travail. Elle n'y prêta pas attention. Pourquoi Jaime lui envoyait-il autant de messages ? Pourquoi l'appelait-il sans cesse, quand bien même elle ignorait ses appels à chaque fois ? Il se faisait du souci, disait-il. Il voulait s'assurer qu'elle était heureuse. Il voulait entendre le son de sa voix.

Il voulait lui dire à quel point il l'aimait encore, avait-il écrit la veille. Cersei avait failli vaciller à la lecture de ce message, elle avait failli lui répondre et tout lui avouer, lui dire qu'elle aussi l'aimait à en crever, le supplier de la sortir de là.

Elle n'en avait rien fait. Jaime ne pouvait pas l'aider. Personne ne pouvait l'arracher des griffes de son mari. Personne.

Ses obscures pensées se firent plus intrusives. Comment tout se terminerait-il ? Robert pourrait la jeter dans les escaliers. L'étrangler, peut-être. Ou même l'étouffer involontairement en pesant de tout son poids sur elle en prenant son plaisir. Elle se demandait quelle excuse il servirait ensuite à son père... une chute, probablement. Un accident. Ou bien peut-être serait-il assez intelligent pour faire croire à un suicide...

Cersei n'avait pas perdu son intelligence en même temps que sa liberté. Elle sentait l'étau se resserrer autour d'elle, elle sentait l'air commencer à lui manquer. Elle sentait que tout serait bientôt terminé, d'une façon ou d'une autre.

Elle mit distraitement la table en songeant à la réaction de Jaime lorsqu'on lui téléphonerait pour annoncer la nouvelle. Elle fantasma une terrible vengeance de sa part, elle l'imagina éventrer Robert et lui percer le cœur pour lui faire payer.

Il était presque dix-neuf heures et Robert allait rentrer d'une seconde à l'autre, aussi Cersei entreprit-elle de remplir son assiette en pariant sur le nombre de nouveaux bleus qu'elle aurait d'ici minuit, ainsi que sur leur emplacement. Puis, elle déboucha une bouteille de vin et de lui en servit un grand verre. Cersei, elle, se contenta de jus d'ananas. Elle allait s'asseoir pour l'attendre quand son regard se posa sur le petit sac en papier contenant le nouveau flacon d'essence de belladone qu'elle était allée chercher plus tôt dans la journée. Le premier était parti à une telle vitesse... peut-être qu'elle pourrait en prendre quelques gouttes en mangeant ? Comme ça, elle serait déjà profondément endormie lorsque Robert rentrerait du casino... elle ne se réveillerait pas, elle ne sentirait rien avant le lendemain matin...

Elle s'empara du flacon avec délicatesse et l'observa longuement, fascinée. Trois gouttes suffisaient, lui avait dit son médecin. Trois petites gouttes pour un sommeil profond et sans rêves. Cersei s'apprêtait à en verser dans son verre quand elle avisa celui de Robert.

Trois petites gouttes, et il dormirait.

Elle tendit le bras. Sa main tremblait.

Trois petites gouttes, et il la laisserait tranquille.

Une nuit de répit. Elle ne demandait pas grand chose, pas vrai ? Elle voulait juste qu'il la laisse en paix.

Elle voulait juste que tout ça s'arrête.

Trois petites gouttes, et tout serait terminé.

Plop. Plop. Plop.

Elle observa les gouttes de belladone se dissoudre dans le liquide rouge sombre, fascinée. Elle voulut replier le bras mais c'était comme s'il ne lui répondait plus.

Plop. Plop. Plop.

Cersei ne savait pas vraiment ce qu'elle faisait, mais peut-être que son inconscient le savait, lui, il savait qu'elle n'avait pas le choix, que c'était sa seule échappatoire, que si elle voulait que tout s'arrête, il fallait qu'elle continue.

Plop. Plop. Plop.

Le claquement de la porte d'entrée la fit sursauter. Comme si elle reprenait subitement ses esprits, elle fit disparaître le flacon dans le sac en papier, qu'elle rangea aussitôt dans un placard.

Robert était pressé, comme à chaque fois qu'il prévoyait de passer la soirée au casino. Il dévora son assiette en quelques minutes, puis avala son verre de vin d'une traite. Sans rien ajouter, il repartit comme il était venu, après quoi Cersei débarrassa la table et fit la vaisselle comme d'habitude.

Cette fois, au lieu de monter à l'étage, elle s'assit sur le canapé, posa les mains sur ses cuisses et, les yeux rivés sur l'horloge accrochée au mur, attendit. Elle avait l'impression d'être dans un rêve dont elle n'allait pas tarder à se réveiller, elle avait l'impression que ceci n'était qu'une autre de ses tentatives d'évasion mentales.

Il était plus de minuit quand la sonnette la tira de sa léthargie.

Sur le pas de la porte, trois policiers lui présentèrent avec beaucoup de solennité leurs condoléances et lui annoncèrent que son mari venait de se tuer dans un accident de voiture qui avait causé trois victimes supplémentaires, dont deux enfants.

Au moins un des bleus sur son corps allait avoir pour cause une chute, tout compte fait, songea t-elle juste avant de s'évanouir.

.

« Je ne sais pas ce que je pensais, » murmura Cersei-modèle, les yeux écarquillés. « Je... je voulais juste que ça s'arrête, je... »

Elle se couvrit la main de la bouche, comme pour étouffer un sanglot désespéré.

« J'ai tué ces enfants. »

Parce qu'elle avait involontairement provoqué la mort de Gendry et Mya Waters, elle les avait fait renaître dans le royaume d'Elysium, un paradis où ils pourraient vivre heureux pour toujours, sa façon à elle de les ramener à la vie, comme pour apaiser son âme rongée.

Le jugement était à proscrire, estima Cersei. L'empathie était la solution à privilégier.

« Je comprends ce que tu ressens, » avança t-elle.

Son modèle repoussa sa main tendue avec rage.

« Comment le pourrais-tu ? »

« Je... »

« Comment pourrais-tu ne serait-ce qu'imaginer ce que je ressens ? »

La haine dans ses yeux faisait mal à Cersei, même si elle n'était pas bien sûre de savoir contre qui elle était dirigée.

« Moi aussi j'ai des sentiments, » lui rappela t-elle, blessée. « Moi aussi, je... »

« Non ! » la coupa t-elle avec férocité.

Des larmes roulaient encore et encore sur ses joues.

« Tu ne peux pas comprendre, parce que tu ne ressens rien. »

Sa voix montait en crescendo, et Cersei ne savait même pas si elle pensait vraiment les horreurs qu'elle lui jetait au visage, parce qu'après tout, ce n'était peut-être qu'un mécanisme de défense, mais au fond ça ne changeait rien, parce que ses mots étaient comme des lames acérées plantées dans son cœur encore et encore.

« Tu n'as pas de sentiments ! Tu es sortie d'un tube ! Tu n'as pas d'âme ! »

Des larmes de rage brouillèrent la vue de Cersei, elle ne put pas se contenter de tourner les talons et de s'enfuir comme elle était censée le faire, elle devait se défendre, répliquer, lui montrer qu'elle avait tort, qu'elle se trompait sur toute la ligne, que Cersei n'était pas juste une enveloppe de chair dénuée d'émotions.

« Non, » répondit-elle avec force. « Je m'appelle Cersei. J'ai deux frères. J'avais une petite-amie que j'aimais plus que tout. »

« Tais-toi... » gronda son modèle, mais elle ne l'écouta pas et poursuivit.

« J'aime lire et passer du temps avec ceux que j'aime. J'aime aider les autres. J'aime les chocolats chauds et les couchers de soleil. »

Plus elle parlait et plus elle sentait une certitude nouvelle grandir en elle. C'était comme si les chaînes invisibles dont elle n'aurait jamais dû percevoir l'existence se détachaient d'elle l'une après l'autre, comme si elle étendait ses ailes et sentait qu'elle pouvait prendre son envol.

« J'admire les médecins. Moi aussi, je veux être médecin. Je veux soigner les autres. Les aider à aller mieux. »

Elle se sentait euphorique parce qu'elle osait lancer à voix haute ses souhaits secrets et inavouables, ceux qui auraient dû rester pour toujours enfouis au fond d'elle-même, elle se sentait légère, elle était le vent qui souffle à travers les feuilles des arbres et les bourgeons qui renaissent au printemps, elle était une aveugle qui découvrait pour la première fois ce qu'était la vue, elle était un oiseau qui s'apprêtait à découvrir ce que ça faisait de fendre l'air. Elle était allée trop loin pour que quoi que ce soit puisse la retenir, elle était au bord du précipice mais elle ne pouvait ralentir, et elle ne put que plonger sans se soucier de ce qui l'attendait en bas. Elle était libre.

« Je veux vivre heureuse pour toujours avec Jaime et Tyrion et... je ne veux pas te donner mes organes. »

Prononcer le mot interdit lui ramena directement les pieds sur terre. Cersei se plaqua la main sur la bouche et s'attendit à croiser les yeux violets pleins de fureur d'Aerys Targaryen, le Ozymandias des temps modernes, elle s'attendit à ressentir le choc violent de sa paume contre sa joue, mais rien de tout cela ne se produisit.

A la place, elle ne put qu'observer la rage de Cersei-modèle fondre comme neige au soleil. Hébétée, elle se laissa retomber sur son lit, les yeux ronds, comme si elle ne parvenait pas à croire ce qu'elle venait d'entendre, et Cersei ne pouvait pas l'en blâmer, parce qu'elle non plus ne parvenait pas à y croire. La culpabilité essaya de reprendre le contrôle sur son esprit, et elle y serait peut-être parvenue si Cersei ne s'était pas désespérément accrochée à la lueur nouvelle qui brillait dans les yeux de son modèle.

Elle était allée trop loin pour reculer et replonger dans ses vieilles certitudes.

La devise du pensionnat, celle qu'elle avait si souvent répétée, sonna pour la première fois véritablement faux dans son esprit, et elle pensa à Selyse, à Brienne, à Alyssa, à tous ceux qui les avaient précédées et tous ceux qui les suivraient, elle pensa à Tyrion qui ne serait bientôt plus à ses côtés, et elle se mit à pleurer.

Et les étoiles disparaîtront, songea t-elle, désespérée.

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Tyrion rêvait.

Il était de retour dans le désert qu'il avait visité plusieurs fois au cours des deux dernières semaines. L'étendue de sable sans fin lui était à présent familière, tout comme le ciel d'un bleu azur et le soleil brûlant.

Pourtant, quelque chose clochait, cette fois. Son cœur battait vite, comme s'il redoutait quelque chose. Après avoir fait quelques pas dans le sable, il s'aperçut qu'il avait peur.

C'était ridicule, pourtant, n'est-ce pas ? Il était à sa place, ici. Rien n'avait changé, alors pourquoi tremblait-il à ce point ? Pourquoi jetait-il des regards frénétiques autour de lui à la recherche d'un danger ?

Lorsque le gros serpent noir apparut, il se souvint qu'il ne devait pas le craindre, que tout allait bien, que c'était ainsi que les choses avaient toujours été censées se terminer.

Pourtant, Tyrion se mit à courir dans le fol espoir de lui échapper. La peur lui étreignait le cœur.

Tous ses efforts furent vains, bien sûr. Le serpent le rattrapa et, sans attendre, s'enroula autour de sa cuisse.

Il s'apprêtait à le mordre quand Tyrion se réveilla en hurlant.

En sueur, il se redressa. Il était de retour dans sa chambre, à Hautjardin. Il avait juste fait un cauchemar stupide.

En baissant les yeux sur ses mains, il se rendit compte qu'il continuait de trembler.