Et les étoiles disparaîtront

Chapitre 14 – Les regrettables adieux

Partie 1

oOo

Les yeux rivés sur son carnet retrouvé, Cersei-modèle demeurait assise sur son lit, l'esprit et le regard vides, et ce encore bien après que sa copie ait quitté la pièce après lui avoir pressé amicalement le bras dans une maigre tentative de la réconforter. Ses cheveux encore humides après sa douche gouttaient sur le matelas et sur le sol mais il ne lui vint même pas à l'esprit d'aller les sécher.

Plop. Plop. Plop.

Des larmes acides lui brouillaient la vue tandis que les épines de la culpabilité lui perçaient le cœur sans merci.

Elle avait tué Gendry et Mya Waters, et c'était la première fois qu'elle l'admettait à voix haute, la première fois qu'elle l'admettait aussi directement, aussi bien à quelqu'un d'autre qu'à elle-même.

Elle ne l'avait pas voulu, mais qu'est-ce que ça changeait ? Même si elle ne savait même plus ce qu'elle cherchait exactement quand elle avait laissé ces gouttes d'essence de belladone se dissoudre dans le verre de vin de Robert, c'était bien elle qui avait accompli cet acte, c'était à cause d'elle qu'il s'était endormi au volant et qu'il avait percuté de plein fouet cette autre voiture.

Elle posa une main sur son ventre. Le dégoût qu'elle ressentait pour elle-même n'avait d'égal que son inquiétude pour l'innocent qui y grandissait. Elle allait être punie, elle le savait. Pourquoi donc mériterait-elle un bébé en parfaite santé alors qu'elle avait causé la mort de deux enfants ?

Pourquoi donc mériterait-elle un bébé en parfaite santé alors qu'elle avait causé l'agression de Tyrion ?

Bientôt, ses larmes se mélangèrent aux gouttes d'eau qui tombaient de ses cheveux et s'écrasèrent sur la couverture de son carnet. Peut-être allait-il se dissoudre sous le sel de ses regrets, ce qui, au fond, ne serait que justice. Le royaume d'Elysium n'était qu'une chimère qu'elle avait inventée pour soulager sa conscience, et il n'en resterait bientôt que la laide et cruelle vérité.

« Cersei ? »

Jaime avait passé la tête à l'intérieur de la pièce – la porte était restée entrouverte. Quand il s'aperçut qu'elle pleurait, il entra précipitamment et tomba à genoux devant elle.

« Que se passe t-il ? » s'inquiéta t-il.

Incapable de lui répondre, Cersei pleura de plus belle et accepta avec gratitude son étreinte chaleureuse. Elle enfouit le visage dans son cou et s'accrocha à lui comme à une ancre pour ne pas sombrer tout à fait.

Elle était fatiguée. Sa vie depuis son mariage avec Robert n'avait été qu'un combat sans fin, et la lutte qu'elle menait contre elle-même lui avait pris toutes ses forces. Elle se battait sans cesse avec ses mauvais souvenirs, avec ses crises d'hyperphagie, avec ses cauchemars et ses angoisses, avec sa culpabilité grandissante, avec sa solitude et son désespoir.

Et elle n'en pouvait plus. C'était trop, beaucoup trop pour elle.

Elle voulait que tout s'arrête.

« Parle-moi, » lui murmura Jaime à l'oreille. « Laisse-moi prendre pour moi cette douleur qui te ronge de l'intérieur. Parle-moi, pour que je puisse t'aider à aller mieux. Je t'en prie... »

Il déposa un léger baiser sur son front, et ses lèvres avaient la douceur d'un nuage dans un ciel d'été.

« Je ne peux pas... » répondit-elle par réflexe, un peu comme elle avait jeté ces horreurs au visage de sa copie un peu plus tôt. Un réflexe, ni plus ni moins, un mécanisme de se défendre, une dernière tentative de se persuader que son alter ego n'avait pas d'âme et qu'elle ne pourrait jamais la comprendre.

Jaime s'écarta légèrement d'elle et prit son visage en coupe.

« Si, tu peux, » l'encouragea t-il. « Tu peux tout me dire. Je suis ton autre moitié. Je comprendrai. Je te soutiendrai. »

La lassitude eut raison de ses dernières barrières. Parce qu'elle ne pourrait supporter d'y voir apparaître la lueur du rejet, elle détourna ses iris de ceux de Jaime. Le regard rivé sur un point invisible, elle laissa la vérité s'élever dans l'air comme un ballon de baudruche qu'on aurait lâché après des mois et des mois à l'avoir retenu.

« J'ai tué Robert. »

Sa voix était ironiquement légère, comme si elle ne faisait que réciter une liste de courses. Si Jaime écarquilla les yeux, il ne dit rien, attendant qu'elle poursuive.

« Un soir, alors qu'il devait aller au casino, j'ai versé de l'essence de belladone dans son vin. Il s'est endormi au volant, et a percuté une autre voiture. Une femme et ses deux jeunes enfants sont morts sur le coup. »

Le silence demeura pendant quelques secondes, jusqu'à ce que Jaime l'attire contre elle et la serre avec force alors que ses sanglots la submergeaient de nouveau.

« Oh, Cersei... » souffla t-il. « Oh, mon amour... »

« Je suis une meurtrière, » pleurait-elle. « Je suis une meurtrière, une meurtrière, une meurtrière... »

Jaime secoua la tête de droite à gauche.

« Non. C'était... c'était un accident. Tu ne voulais pas ça. »

« C'est moi qui ai choisi de verser la belladone dans son verre... ce n'était pas un accident... Je suis un monstre, Jaime. »

Il essuya alors ses larmes du bout des doigts avant de déposer mille baisers sur son front, ses joues et ses paupières.

« Tu n'es pas un monstre. C'était lui, le monstre. Bon sang... ce qu'il te faisait subir... c'est lui qui t'a obligée à en venir à de telles extrémités... »

Il appuya son front contre le sien.

« C'était un accident, d'accord ? Un accident. Tu n'es pas un monstre. Le monstre, il est mort, et il ne reviendra jamais. »

Cersei le laissa l'allonger sur le lit et se pressa volontiers contre lui, leurs jambes entrelacées, elle le laissa lui glisser des mots réconfortants à l'oreille, elle le laissa essayer d'éteindre le feu de sa culpabilité. Pour la première fois, elle le laissa partager sa douleur et, peut-être, tenter de l'apaiser, ne serait-ce qu'un peu.

Quand ses larmes se tarirent assez pour qu'elle recouvre une vision normale et qu'elle lise une infinie adoration dans les prunelles de Jaime, elle comprit alors que c'était le moment de lui avouer son dernier secret, celui qu'elle gardait désespérément depuis presque deux semaines, celui qu'elle lui avait dissimulé encore et encore, peut-être même celui qui lui faisait le plus honte.

« Jaime ? » murmura t-elle d'une voix faible.

« Oui ? »

Elle avait l'impression que des lames chauffées à blanc s'enfonçaient dans sa gorge. Elle parla, pourtant.

« Je sais pourquoi Tyrion n'était pas au lycée quand il s'est fait agresser. »

.

Livide, Cersei ne pouvait détacher son regard du test de grossesse qui gisait dans le lavabo de la salle de bains.

Positif. Il était positif.

C'était impossible. Il devait forcément y avoir une erreur. Elle avait eu la malchance d'acheter un test défectueux, voilà tout. Elle n'avait qu'à retourner à la pharmacie, en acheter un autre et cette fois, il serait en parfait état, et le résultat serait négatif.

Cependant, peu importe le nombre de fois où elle se répéta ces quelques phrases dans son esprit, elle ne parvint jamais à y croire.

Elle n'était pas stupide. Au fond, elle savait que le poids qu'elle avait pris n'avait cette fois rien à voir avec ce qu'elle avalait. Elle avait eu quelques nausées, aussi, et ses seins étaient douloureux. Ces signes, son esprit les avait ignorés avec l'énergie du désespoir.

La veille au soir, elle avait acheté ce foutu test juste pour vérifier, pour se rassurer, pour se prouver que ce genre de choses arrivait aux autres mais certainement pas à elle.

Il la narguait, à présent, avec son résultat positif, il l'empêchait de se voiler de nouveau la face, il lui maintenait la tête dans l'océan suffocant de la réalité.

Cersei était enceinte, et elle était enceinte d'environ trois mois et demi. Ce qui voulait dire qu'elle ne pouvait plus avorter.

Ses jambes lui firent défaut et elle s'écroula sur le sol, des larmes brûlantes au coin des yeux. Etait-ce ce que Jaime ressentait à chaque fois qu'il faisait une crise d'angoisse ? Cette impression de se noyer sans eau et d'avoir du coton dans la gorge ? La panique déferlait sur elle comme le plus puissant des ouragans et ne lui laissait aucun répit.

Elle était enceinte, et ceci n'était pas un cauchemar dont elle pouvait se réveiller, ce n'était pas un simple problème auquel elle allait pouvoir remédier.

Mille pensées se fracassaient sans douceur dans son esprit. Elle ne pouvait pas en parler à Jaime, elle ne pouvait pas le regarder dans les yeux et lui annoncer la nouvelle, elle serait incapable de supporter sa colère et sa déception.

Elle était seule, exactement comme lorsqu'elle était prisonnière d'un mariage qui la détruisait un peu plus chaque jour. Elle était seule, et elle n'était pas croyante, mais elle pensait que, peut-être, c'était une plaisanterie particulièrement cruelle des Sept, faire en sorte qu'elle tombe enceinte alors qu'elle avait assassiné deux enfants.

Cersei était seule, et elle se dégoûtait, et personne ne pouvait l'aider, personne, personne, personne...

« Cersei ? »

Tyrion, qui était sur le point de partir au lycée, frappa à la porte de la salle de bains.

« Tout va bien ? J'ai entendu du bruit. »

« Tu vas être en retard, » répondit-elle d'une voix étranglée.

Elle entendit son sac chuter sur le sol.

« Je ne vais nulle part tant que tu ne m'auras pas dit ce qui ne va pas. »

Cersei trouva la force de se lever et ouvrit la porte d'un geste sec avant de la refermer tout aussi brusquement. Il ne fallait pas qu'il entre, il ne fallait pas qu'il voie ce foutu test, il ne fallait pas qu'il sache.

« Je te dis que ça va, » s'agaça t-elle.

La compassion et l'inquiétude qu'elle lisait dans ses yeux l'écœuraient. Elle ne voulait pas de sa pitié, de sa sollicitude, de ses mots réconfortants, elle n'en voulait pas, elle ne méritait rien de tout ça. La colère courut tel un poison dans ses veines.

Tyrion secoua la tête, puis lui prit la main et la pressa.

« Je te connais par cœur. Je sais qu'il y a un problème. Parle-moi, je t'en prie. Je pourrai t'aider. »

Cersei se dégagea d'un geste sec, et ce qui se passa ensuite n'eut rien de rationnel, ce n'était même pas vraiment dirigé contre Tyrion. Ce fut la pire part d'elle-même qui parla, celle qui était haïssable, celle qui tenait le monde responsable de sa souffrance, celle qu'elle aurait préféré voir disparaître mais qui était là et qui, tel un dragon, se mettait parfois à cracher le feu et la fureur.

« Quand as-tu jamais été capable de m'aider ? » grinça t-elle avec du venin dans la voix.

Choqué, Tyrion eut un mouvement de recul.

« Comment aurais-tu pu le faire ? Tu es incapable de te défendre toi-même, même quand on t'humilie encore et encore. »

C'était un coup bas, et ce cruel rappel de l'affaire Tysha fit apparaître des larmes dans ses yeux verts.

« Tu es inutile, » conclut-elle méchamment.

Elle était allée loin, bien trop loin, et elle le savait, elle le savait même avant qu'il ne fonde en larmes et qu'il ne s'enfuie en courant. Quelques secondes plus tard, la porte d'entrée claqua.

Cersei resta plantée là un moment, interdite, comme ayant à peine conscience de ce qui s'était passé. Ce fut lorsqu'elle se calma quelque peu qu'elle réalisa le poids de ses mots.

Elle avait blessé Tyrion. Encore une fois. Il n'avait cherché qu'à l'aider, et elle l'avait repoussé avec cruauté.

Ce n'est pas grave, tenta t-elle de se convaincre en jetant son test à la poubelle. Lorsqu'il rentrerait à la maison, elle s'excuserait pour son comportement, et elle le serrerait dans ses bras, et il la pardonnerait, et tout irait bien. Oui, c'était ce qu'elle allait faire. Attendre son retour et s'excuser.

Une pointe d'inquiétude perça son cœur quand, environ une heure plus tard, elle reçut un appel du lycée lui apprenant que Tyrion ne s'était pas présenté en cours aujourd'hui. Elle balbutia une excuse et raccrocha, la gorge nouée. Où pouvait-il être ? Avait-il été si bouleversé au point de sécher les cours ? Si c'était le cas, où s'était-il réfugié ?

Les heures s'étirèrent avec une lenteur insupportable. Cersei envisagea cent fois d'appeler Jaime avant de se raviser. On était vendredi, aussi Jaime était-il en cours, et ne répondrait probablement pas. Et puis, que pouvait-il faire, de là où il était ? Il ne valait mieux pas l'inquiéter pour si peu. Oui, Tyrion allait forcément finir par rentrer à la maison.

Vers quinze heures, le téléphone sonna. Fébrile, Cersei décrocha.

Quelques secondes plus tard, le monde s'effondra sous ses pieds.

Tyrion venait de se faire agresser, probablement par une des bandes de délinquants qui sévissaient dans les beaux quartiers de Port-Lannis. Par chance, une ambulance était présente dans la rue au moment des faits, lui expliqua t-on. Les ambulanciers l'avaient rapidement identifié grâce à son carnet de correspondance, et leur base de données leur avait indiqué qu'il faisait partie du programme Supernova. Ils avaient réussi à le stabiliser, insista la femme au téléphone. Tyrion était stable, et il était actuellement acheminé vers le pensionnat de Hautjardin.

Quand Cersei raccrocha, ses mains tremblaient. Elle avait cru que son test de grossesse positif était le pire des cauchemars.

Elle s'était bien trompée.

Elle tremblait toujours quand elle saisit tant bien que mal son téléphone portable, tellement qu'elle dut s'y reprendre à plusieurs reprises pour le déverrouiller. Elle tremblait toujours quand elle chercha le numéro de Jaime dans ses contacts.

Il ne répondit pas. Paniquée, elle rappela une deuxième fois. Il ne pouvait pas ne pas décrocher. Elle ne pouvait pas affronter ça toute seule.

Répondeur. Elle insista. Répondeur.

Cersei croyait qu'elle allait s'évanouir d'angoisse quand elle appela pour la quatrième fois, et pleura de soulagement en entendant la voix de Jaime.

« Cersei, je suis en cours... » murmura t-il à voix basse, sans doute dans l'espoir de ne pas se faire remarquer par son professeur.

« Tyrion s'est fait agresser, » rétorqua t-elle tant bien que mal. « C'est sérieux. Une... une ambulance l'emmène à Hautjardin. »

Il y eut en tout et pour tout trois secondes de silence.

« Je rentre immédiatement, » lâcha Jaime d'une voix blanche avant de raccrocher précipitamment.

Cersei lâcha son téléphone, comme vidée de tout énergie, puis, elle se laissa tomber par terre et là, sur le parquet froid, elle se remit à pleurer.

.

« J'ai failli tuer notre petit frère, Jaime, » hoqueta Cersei. « C'est de ma faute... tout est ma faute... »

Jaime ne la repoussa pas avec colère comme elle s'y attendait à moitié. A la place, il la serra un peu plus fort contre lui, et elle s'aperçut que lui pleurait, peut-être soulagé qu'elle lui ait enfin tout avoué.

« Ce n'est pas de ta faute, » répéta t-il pour la centième fois. « Ce... ce n'est pas toi qui l'as agressé, Cersei. Ce n'est pas de ta faute... ça va aller, d'accord ? Tyrion va bientôt être opéré, et après, on rentrera à la maison. »

Elle n'avait plus la force de protester et, étrangement, elle se sentit un peu mieux maintenant qu'elle s'était délestée de tous ces secrets qui lui empoisonnaient l'esprit, mais cela ne suffit pas à déraciner les ronces de la culpabilité dans son ventre.

Un coup frappé à la porte les fit tous les deux sursauter.

« Mademoiselle Lannister ? »

C'était Baelish. Cersei et Jaime bondirent aussitôt du lit et s'éloignèrent l'un de l'autre, un réflexe qu'ils ne perdraient sans doute jamais.

Quand Cersei ouvrit, Baelish fronça les sourcils, sans doute intrigué par ses yeux rouges d'avoir trop pleuré, mais ne releva pas. Il avait l'air radieux.

« Excellente nouvelle ! » annonça t-il. « Je viens d'avoir un de nos chirurgiens au téléphone. Les conférences s'achèveront vers midi – enfin, les conférences intéressantes si je puis dire... ne resteront ensuite que quelques discours de remerciements, toutes ces banalités d'usage qui sont, vous en conviendrez, dispensables était donné la situation. Ils seront tous de retour en fin d'après-midi et prêts à opérer Tyrion demain matin à la première heure. »

Cersei le dévisagea un long moment, comme si elle ne pouvait pas en croire ses oreilles.

« Demain ? » répéta t-elle d'une petite voix.

« Demain, » approuva t-il. « C'est une opération banale qui a déjà été réalisée des centaines et des centaines de fois... il se réveillera dans l'après-midi, et sera libre de partir après quelques jours d'observation. »

Après lui avoir souhaité une excellente journée, Baelish s'éloigna et Cersei referma doucement la porte.

« Demain. »

Demain, Tyrion allait se réveiller avec des organes tout neufs. Demain, il allait être définitivement hors de danger.

Demain, elle lui dirait qu'elle l'aimait, et il lui pardonnerait.

Demain, ce cauchemar prendrait fin.

Les bras de Jaime se refermèrent autour d'elle.

« Demain, » approuva t-il dans un souffle avant de l'embrasser sur le front.

.

Tyrion-copie se sentait étrangement calme quand il sortit du bureau de Baelish et il offrit un petit sourire à Cersei et Jaime, qui l'avaient attendu devant la porte.

« Demain, » répondit-il à leur question muette.

Demain, ses étoiles renaîtraient. Demain, il accomplirait son destin.

Il en était étrangement soulagé. Désormais, il était fixé, il savait quand il s'endormirait pour la dernière fois. Cela lui semblait préférable à toutes les incertitudes dans lesquelles il avait baigné ces derniers jours.

Il traversa le couloir en silence aux côtés de son frère et de sa sœur. Aucun ne semblait savoir quoi lui dire.

« Alors... » commença Jaime en se grattant l'arrière du crâne. « Qu'est-ce que tu as envie de faire, aujourd'hui ? »

Habituellement, les Soleils poursuivaient leurs activités habituelles la veille de leur dix-huitième anniversaire et dans ses souvenirs, Selyse et Brienne n'avaient rien fait de spécial non plus.

En croisant le regard des deux personnes qu'il aimait le plus au monde, il comprit que lui non plus ne voulait pas d'une journée extraordinaire. Qu'était une journée extraordinaire pour quelqu'un comme lui, de toute manière ? Il ne le savait pas – ou peut-être que si...

Il leur prit la main, comme quand il était encore un enfant et qu'il les suivait comme leur ombre partout où ils allaient.

« Je veux être avec vous. »

Quand ils lui rendirent son sourire, leurs yeux étaient humides.

Ils commencèrent par se rendre dans la salle dédiée aux cours d'arts plastiques, là où étaient punaisés certains de leurs vieux dessins, et s'amusèrent à essayer de les reconnaître.

« Tu as toujours été le plus doué, » remarqua Cersei en pointant du doigt l'esquisse d'un chat qu'il devait avoir réalisée quand il avait huit ou neuf ans.

« C'est vrai, » approuva Jaime. « Moi, je n'ai jamais dépassé le stade des bonhommes avec des bâtons en guise de bras et de jambes... »

Tyrion s'esclaffa légèrement.

« Pour moi, ce sont vos dessins qui sont les plus extraordinaires, » répondit-il avec chaleur.

Ils le traitèrent de flatteur, puis le laissèrent les emmener jusqu'à la bibliothèque. Ils firent l'inventaire des livres qui leur avaient particulièrement plu, et même Jaime se prêta au jeu, évoquant bien volontiers des réactions virulentes qu'ils avaient eues à la lecture d'un passage émouvant ou révoltant.

« Je ne t'ai pas lancé le livre à la tête, Jaime, » insista Cersei, les poings sur les hanches.

« Bien sûr que si. Tu étais vexée parce que j'avais ri en te voyant pleurer pour un roman à l'eau de rose... »

« Je n'ai pas dit que je n'avais pas lancé le livre, j'ai dit que je ne te l'avais pas lancé à la tête. Nuance. »

« Mon front a un autre avis sur le sujet. »

Tyrion les écoutait se chamailler gentiment le cœur léger. Il était heureux que son modèle n'ait pas eu besoin de lui plus tôt, heureux d'avoir vécu assez longtemps pour avoir un nombre incalculable de souvenirs de leur complicité, à tous les trois.

Pendant le déjeuner, ils s'assirent avec leurs camarades. La nouvelle de la renaissance de ses étoiles s'était répandue comme une traînée de poudre à travers le pensionnat, et tous le félicitèrent avec un enthousiasme qui était non feint – ou n'était-ce qu'une illusion ? Il ne le saurait jamais. Les pensées interdites l'étaient pour une bonne raison, et tous n'avaient pas le courage de Cersei quand elle les exprimait à voix haute.

Le ciel était nuageux mais il ne pleuvait pas, aussi décidèrent-ils de faire une promenade dans les jardins. Ils s'arrêtèrent sur le banc préféré de Cersei, là où elle s'asseyait toujours avec Alyssa.

« J'ai une idée, » lança Jaime.

Il sortit alors un couteau de sa poche – il avait dû le prendre sur la table pendant le déjeuner. Ce n'était pas officiellement interdit mais Tyrion n'était pas sûr que les gardiens auraient apprécié, et fut donc étonné que Jaime ait pris une telle initiative.

Son grand frère commença alors à graver quelque chose en-dessous du C + A inscrites dans le bois des mois ou une éternité plus tôt.

Quand il s'écarta, il guetta leur réaction avec anxiété. Tyrion caressa du bout des doigts les nouvelles lettres qu'il avait tracées, le cœur serré d'émotion.

C + J + T

« C'est... c'est une bonne idée, » parvint-il à répondre.

Cersei, elle, ne retint pas ses larmes, et embrassa son jumeau sur la joue, en plein sur une larme qui chutait en silence comme une goutte d'eau.

« Ne pleurez pas, » murmura Tyrion.

Il n'avait jamais aimé les voir pleurer.

« Ne pleurez pas, surtout. »

Mais ils ne semblèrent pas l'entendre, et leurs sanglots faisaient mal.

Ils passèrent le reste de la journée dans la chambre de Cersei. Comme souvent, Tyrion joua aux échecs avec Jaime et convainquit même Cersei de faire une partie avec lui. Puis, il saisit son carnet à dessin et griffonna un portrait avec des coups de crayon appliqués.

« Pour que vous ayez un souvenir de moi, » leur indiqua t-il en le leur donnant.

Cette représentation d'eux trois n'était pas parfaite, et elle ne valait pas une photo, mais il savait qu'ils s'en moquaient, parce que ce qui importait vraiment, c'était la personne qui avait tenu le crayon.

Ils ne descendirent pas pour le dîner. A la place, Jaime alla leur chercher des choses à grignoter dans les cuisines. Si Cersei fronça les sourcils devant les paquets de biscuits, tablettes de chocolat et autres confitures qu'il avait rapportés, elle ne fit aucune remarque sur leurs pauvres qualités nutritives, ce qui était bien le signe que cette soirée n'était pas comme les autres.

Une fois repus, ils se glissèrent à trois dans le lit de Cersei et se serrèrent les uns contre les autres sans même se concerter. Tyrion se sentait bien, ainsi, entre son frère et sa sœur. Il se sentait à sa place, et il n'y avait pas d'autre endroit au monde où il aurait voulu être.

Seul le bruit de leur respiration brisait le silence tandis qu'ils fixaient le plafond plongé dans l'obscurité. Le cœur de Tyrion battait vite. Une boule d'angoisse s'était formée dans son ventre et refusait de le laisser en paix.

Il comprit vite ce qui lui arrivait.

« J'ai peur, » souffla t-il comme un enfant terrifié. « J'ai peur de la mort. »

Il n'aurait pas mal, il le savait. Ce serait plus rapide que de s'endormir. Il n'avait rien à craindre, il s'endormirait en sachant qu'il accomplissait ainsi son destin, mais après ?

Où irait-il, après ? Y avait-il seulement quelque chose ? Un endroit où il pourrait attendre Cersei et Jaime ? Un paradis à l'image du royaume d'Elysium inventé par le modèle de Cersei ?

Il ne savait pas, et il avait peur.

Il crevait de trouille.

« Je sais, » répondit Cersei d'une petite voix.

Elle lui caressa tendrement les cheveux et l'embrassa sur le front.

« Dors, Tyrion. Nous sommes avec toi. Dors. »

Jaime déposa à son tour un baiser sur son front.

« Dors, petit frère, » murmura t-il d'une voix douce. « Tout va bien. Dors. »

Quand Tyrion sombra dans l'inconscience, il avait toujours peur, parce que ce n'était pas quelque chose qu'il pouvait contrôler, mais il ressentait autre chose, aussi.

Il était avec Cersei et Jaime.

Il était heureux.

.

Le jour se levait à peine quand Cersei-modèle quitta sa chambre pour se rendre au chevet de Tyrion.

Elle avait mal dormi. Jaime et elle avaient passé la journée de la veille dans une attente insupportable, et même le bref soulagement qu'elle avait ressenti en lui avouant tout ne les avait pas aidés à se sentir mieux.

Mille inquiétudes étranglaient son cœur. Et si l'opération tournait mal ? Et si Tyrion ne se réveillait pas ?

Et s'il se réveillant en la détestant ? Et s'il refusait de lui pardonner, cette fois ? Elle ne pourrait pas le supporter. Il fallait qu'il accepte ses excuses, ou elle sentait qu'elle en mourrait. Sans lui et Jaime, elle n'était rien.

Leur fratrie, aussi dysfonctionnelle qu'elle était, ne pouvait tenir debout que s'ils étaient ensemble.

Cersei embrassa son petit frère sur le front avant de s'asseoir et de lui prendre la main.

« Hey. »

Aucune réaction, bien sûr. Cela ne durerait pas, se répéta t-elle. Il allait bientôt se réveiller, et il lui pardonnerait.

« Tu me manques, » poursuivit-elle. « Pas une minute ne passe sans que je ne pense à toi... »

Elle aimait imaginer qu'il soit capable de l'entendre. C'était typiquement le genre de choses qui se produisait dans certains films ou romans – la personne plongée dans le coma qui réagissait à la voix d'un être cher. Il n'en serait rien ici, évidemment, mais ça ne l'empêchait pas d'espérer naïvement.

« Jaime a raison. Je n'ai pas été une bonne sœur pour toi. »

Ces quelques mots enfin prononcés à voix haute la rendaient terriblement honteuse.

« J'aurais dû... j'aurais dû être plus gentille avec toi. J'aurais dû t'accepter comme tu es au lieu de te faire des reproches insensés. J'aurais dû te protéger. »

C'était à cause d'elle que Tyrion était présentement dans cet état, c'était à cause d'elle qu'il avait frôlé la mort. Cersei avait semble t-il un don pour détruire ce qu'elle touchait, y compris elle-même.

« Ça va changer, » promit-elle d'une voix pleine de chagrin. « Je vais m'améliorer. Je veillerai à ce qu'on ne te fasse plus jamais te mal. »

Elle porta sa main percée d'un tube à ses lèvres et déposa un baiser sur ses phalanges.

« Je suis désolée, Tyrion. Reviens-moi, je t'en prie. Reviens-moi. »

.

Il était tôt. Les premiers rayons du soleil apparaissaient à peine dans le ciel. Doucement, pour ne pas réveiller Cersei et Tyrion, Jaime-copie s'extirpa de la chaleur des draps. Il les observa un moment, attendri. Ils étaient toujours profondément endormis, blottis l'un contre l'autre, le visage presque insouciant. Son cœur se réchauffa. Il écrivait rapidement un petit mot qu'il laissa sur le bureau et, après un dernier regard brillant d'affection, il sortit de la chambre de Cersei en silence.

Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit – ses pensées virevoltant dans tous les sens l'avaient empêché de trouver le sommeil, mais il considérait à présent que c'était une bonne chose.

Les couloirs sombres du pensionnat étaient déserts. Tant mieux. Ainsi, il n'aurait à croiser personne. C'était mieux ainsi, se répéta t-il. C'était mieux ainsi.

Il ne put s'empêcher de songer aux parties de cache-cache qu'il avait faites avec ses camarades. Ils avaient joué au loup, aussi, même bien après avoir laissé l'enfance derrière eux, et c'était sans conteste Brienne la plus rapide. Il se souvint à quel point ça le rendait fier. Il avait presque l'impression qu'elle marchait à ses côtés, en ce moment, ses doigts entrelacés aux siens, un sourire tendre sur les lèvres. Elle lui donnait de la force, exactement comme avant.

Il ne restait plus grand chose de ces moments, à présent, sinon quelques souvenirs et des photos prises par Cersei, et un jour, plus personne ne serait là pour se les remémorer. Ils n'étaient que quelques grains de sable emportés par le vent, mais cela n'enlevait rien à leur valeur. Pour lui, ils étaient plus précieux que des diamants.

Jaime ne ralentit pas lorsqu'il approcha de la partie du pensionnat où il avait toujours refusé de mettre les pieds, malgré l'insistance de Cersei. Aujourd'hui, aucune réticence ne le faisait hésiter, pas même l'appréhension qui s'agitait dans son cœur.

Quand Cersei lui avait dit avec affection qu'il y avait bien quelque chose qui l'animait, il n'avait pas su à quoi elle faisait référence.

Jaime comprenait tout, à présent. Peut-être s'en doutait-il avant, mais la journée de la veille le lui avait finalement prouvé après tout ce temps à nager dans le brouillard. Et c'était cette certitude qui le poussait à continuer d'avancer, qui le poussait à braver l'interdit pour la première fois.

Ce qui l'animait, ce qui l'avait toujours animé, c'était l'amour qu'il portait à Cersei et Tyrion.

C'était si évident qu'il se demandait comment il n'avait pas pu s'en rendre compte plus tôt, mais au fond, ça n'avait plus beaucoup d'importance. Il les aimait, il les aimait plus que tout au monde, et rien d'autre ne comptait.

Il ne flancha pas lorsqu'il franchit la porte interdite. A peine une minute plus tard, il tomba sur son modèle qui regardait à travers le miroir sans tain d'une des chambres. Il lui jeta un regard surpris lorsque Jaime se glissa prudemment à ses côtés. A l'intérieur, Cersei-modèle était au chevet de son petit frère et lui parlait à voix basse.

« Je n'ai pas osé entrer et la déranger, » expliqua Jaime-modèle, mais il l'entendit à peine.

C'était la première fois qu'il voyait Tyrion-modèle, et l'expérience ne fut guère plaisante. Tous ces tubes, ces poches remplies de liquides divers, toutes ces machines qui bipaient... il en eut des frissons.

Pourtant, il ne se détourna pas, et regarda Cersei-modèle déposer un baiser sur les phalanges de son Tyrion, les larmes aux yeux.

Un souvenir oublié lui revint en mémoire.

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Jaime, âgé de neuf ans, était en cours d'arts plastiques avec Cersei et Tyrion. Si son frère et sa sœur s'appliquaient, Jaime, lui, préférait rêvasser et regarder par la fenêtre, profitant du fait que Talisa se soit absentée quelques minutes pour délaisser son dessin.

« J'ai fini ! » s'enthousiasma Tyrion.

Fier de son dessin, il l'agita devant les yeux de Jaime, qui ne put s'empêcher de sourire. Son petit frère les avait représentés tous les trois sous un ciel étoilé.

« C'est très réussi, » le félicita Cersei, et Jaime approuva.

Tyrion fronça les sourcils et son visage prit une expression pensive.

« Dites... » murmura t-il.

Il s'assura que Talisa n'était toujours pas revenue, puis reprit :

« Est-ce que vous pensez que... que nos modèles s'entendent bien ? »

Pris au dépourvu, Jaime échangea un regard avec Cersei. Puis, il pressa la main de Tyrion, un sourire tranquille sur les lèvres.

« Je pense qu'ils s'aiment plus que tout au monde. Comme nous. »

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Des larmes d'émotion aux yeux, Jaime plaqua la paume de la main contre le miroir sans tain, et continua d'observer ce frère et cette sœurs étrangers et pourtant si familiers.

Son visage se fendit d'un sourire.

« Il ressemble à mon Tyrion. »

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Cersei-copie se réveilla sous la caresse des rayons du soleil sur son visage. Elle battit des paupières et constata que celui-ci était déjà haut dans le ciel. Elle avait dormi tard... ce n'était pas dans ses habitudes.

Elle se redressa brusquement quand réalisa ce que ce jour signifiait, réveillant de fait Tyrion, qui était toujours blotti contre elle.

Elle fronça aussitôt les sourcils. Pourquoi personne n'était venu le chercher à l'aube ? Pourquoi personne ne les avait réveillés ? Et où était donc passé Jaime ?

L'air perdu de Tyrion lui indiqua que les mêmes pensées devaient lui avoir traversé l'esprit. L'opération avait-elle été annulée pour une raison qu'ils ignoraient ?

« Où est Jaime ? » demanda Tyrion.

C'était étrange. D'habitude, c'était lui qui se réveillait le plus tard. Une vraie marmotte, lui avait-elle souvent dit pour plaisanter.

« Il est peut-être dans sa chambre ? » suggéra t-elle sans vraiment y croire.

Traverser le couloir et entrer dans la chambre vide de Jaime, puis revenir ne lui prit pas plus d'une minute. Des serres d'angoisse commençaient à se refermer sur elle. Le mauvais pressentiment qu'elle ressentait se changea en horreur quand Tyrion, les larmes aux yeux, lui tendit une feuille de papier qu'il avait trouvée sur le bureau. Ses mains tremblaient.

Je vous aime plus que tout. J'aurais aimé rester auprès de vous pour toujours.

Jaime

Alors le monde de Cersei s'écroula.