Lorsque la balle me transperça la chair, je n'eus pas peur. Je n'eus pas mal non plus. À vrai dire, je ne ressentis rien, pas même l'impact de mon corps contre le bois froid et humide du ponton. En une fraction de seconde, le temps s'était figé. Je me sentis légère, sereine et presque apaisée. J'étais libre, enfin. Libre comme je ne l'avais encore jamais été.

Pourtant, lorsque je rouvris les yeux, je vis avec stupeur que j'étais de retour à Boston dans notre maison de famille. Je ne comprenais pas. Comment étais-je arrivée là ? Néanmoins, je n'étais pas inquiète. Non. Je me retrouvais donc assise sur mon lit dans ma chambre de petite fille. Autour de moi, rien n'avait changé, si ce n'est peut-être la taille de la pièce. Dans ma mémoire, elle me paraissait beaucoup plus grande. Tout était à sa place comme dans mes souvenirs. Je pouvais caresser de mes mains la couverture blanche en laine confectionnée avec amour par Martha, notre gouvernante. Le papier peint n'avait pas jauni. Mes posters de Whitney Houston étaient toujours cloués au mur ainsi que ceux de Bruce Willis. A travers le carreau de ma fenêtre, je pouvais apercevoir sur la branche du grand chêne, le rouge-gorge qui venait chanter tous les matins. Owen, mon ours en peluche, était toujours posé délicatement sur mon oreiller. Mon nez pouvait humer l'odeur délicieuse des pancakes sur le feu. La chaleur du soleil caressait mon visage. Je me sentais bien.

Etais-je morte ? Était-ce simplement un rêve ? Je n'en avais pas la moindre idée et pour être honnête à cet instant précis, je m'en fichais. La seule chose dont j'étais certaine et que je voulais rester là. Là où tout avait commencé.

Pour comprendre comment j'en étais arrivé là, il fallait remonter quelques mois en arrière.

Ma mère ne m'avait pas dit un mot depuis que nous avions quitté Boston. Elle se contentait de lire son livre en tournant la tête de temps à autre en ma direction. Nous étions peu loquaces l'une envers l'autre, peut-être par pudeur ou alors par simple habitude. Il faut dire que nous avions peu l'habitude d'être ensemble et encore moins de voyager l'une avec l'autre. Nous avions été peu ensemble depuis ma naissance. Ma mère voyageait énormément pour son travail et la plupart du temps, je passais mon temps seule à la maison avec Martha. Mon père était lui aussi souvent absent pour les mêmes raisons. Avoir des parents avec un travail prenant, vous oblige à grandir plus vite que vos camarades et à devenir autonome plus tôt que les autres. Les rares fois où nous nous retrouvions tous ensemble, j'avais un peu l'impression d'être avec des étrangers. Pour autant, cela n'enlevait rien à l'amour que nous nous portions les uns les autres. Je savais ceci dit qu'elle s'inquiétait pour moi, comme cela avait toujours été le cas malgré les distances qui nous séparaient régulièrement.

Le vol se termina ainsi, comme il avait commencé, sans échanger un seul mot. Après un atterrissage serein, l'avion s'arrima à sa porte d'embarquement dans le terminal international. Il nous fallait attendre encore quelques minutes avant de pouvoir sortir de l'appareil. Ma mère en profita pour tenter de joindre mon père par téléphone. Moi, je ne pus m'empêcher en apercevant le tarmac et l'aéroport au travers du hublot de fermer les yeux et me convaincre que cela n'était qu'un mauvais rêve et que bientôt, je me réveillerai. J'avais fui cet endroit il y a quelques années et m'étais juré de ne plus jamais y mettre les pieds. Seulement, voilà, on a beau vouloir fuir son passé, un jour ou l'autre, il finit par vous rattraper. D'ailleurs, j'allais très vite m'en rendre compte.

-Sean nous rejoint dans deux jours, il n'a pas pu obtenir de vol plus tôt.

-Sofia ? Tu m'écoutes ?

-Euh oui pardon excuse-moi…Tu disais ? Lui répondis-je, extirpée brutalement de mes pensées.

-Je disais que ton père nous rejoindra dans deux jours si tout va bien, il ne peut pas se libérer plut tôt. Je sais que nous nous sommes peu vues ces derniers temps et que tu es une grande fille maintenant, mais je m'inquiète pour toi ma chérie. Je sais que tu ne vas pas bien même si tu veux me faire croire le contraire.

- Ça va maman. Ne t'inquiète pas pour moi. Comme tu l'as dit, je suis une grande fille. Je peux gérer cela.

Ces paroles avaient plus pour but de me convaincre moi-même que de la convaincre elle. Les passagers furent enfin autorisés à quitter l'appareil par le Commandant de bord qui nous remercia une dernière fois d'avoir choisi sa compagnie. Sans plus attendre, nous prirent nos bagages à main, et furent dans les premières à emprunter la longue passerelle qui nous conduisit tout droit dans l'enceinte du terminal. Plus j'avançais le long de ce corridor, plus je me sentais mal à l'aise, oppressé. En pénétrant dans le hall d'embarquement, je fus pris d'un spasme atroce. Un spasme si intense que je manquai d'air et suffoquai. Je n'eus d'autre choix que de m'adosser au mur le plus proche pour ne pas tomber dans les pommes. Ma mère me conseilla alors de coller ma tête contre le mur, de fermer les yeux et d'inspirer et expirer lentement et profondément. Bien que sceptique, je dus admettre que sa technique marcha. Au bout de quelques instants, je me sentis mieux. Ma tête avait cessé de tourner et je me sentais à nouveau capable de me relever.
-Tout ira bien disais-tu. Je vois ça… Allez, viens, tu as surtout besoin de manger un peu déjà et d'une bonne nuit de sommeil.
Je ne tentai même pas de négocier. De toute façon avec elle cela aurait été peine perdue. Elle était encore plus entêtée que moi. Cependant, contrairement à ce qu'elle pensait, ce malaise n'avait rien avoir avec la faim ou le manque de sommeil. Il y avait tellement de choses qu'elle ignorait, tellement de choses dont j'aurai préféré ne jamais devoir affronter à nouveau en revenant ici.
Après avoir grignoté un petit quelque chose, nous récupérâmes nos bagages de soutes et les clés de la voiture de location que nous avions réservé le temps de notre séjour. Maman ne conduisait pas, c'était donc à moi qu'incomber la charge de conduire. Ce qui n'arrivait pas souvent ceci dit. À Boston, je prenais les transports en commun, beaucoup moins galère pendant les heures de pointe. A ce moment de la journée, le trafic était dense sur l'autoroute qui reliait l'aéroport au centre-ville. Bien que je ne fusse pas forcément rassuré à l'idée de conduire dans un tel flot de véhicules, me concentrer sur la route avait au moins le mérite de m'empêcher de cogiter.
Après une vingtaine de minutes de trajet, nous arrivâmes à l'entrée du centre-ville. La route m'avait pourtant paru une éternité malgré la fluidité du trafic. Honolulu était toujours fidèle à elle-même, en constante évolution, toujours plus de buildings et de boutiques de luxe.
Rien n'eut changé ou presque depuis ma dernière venue. Le flot des touristes du monde entier côtoyant toujours celui des sans-abris. Les cabas de chez Vuitton et Chanel contrastant avec les caddies bourrés de sacs-poubelles et autres objets de récupération en tout genre, le tout s'entremêlant le long de la Kalakaua Avenue. Waikiki avait la particularité de réunir en un même lieu la richesse et la pauvreté locale. J'avais pourtant voyagé ici et là, mais jamais je n'avais fait un tel constat ailleurs.

Heureusement, en arrivant aux abords du parc, exit les buildings et le va-et-vient incessant des touristes férus de shopping et de surf. Le majestueux Diamond Head dominant la baie de Waikiki nous offrait un panorama plus naturel, avec le Kapiolani park marquant la limite entre l'agitation du front de mer et le calme des quartiers résidentiels. C'est d'ailleurs vers ses quartiers que nous nous dirigions. Mes grands-parents possédaient un très beau domaine au pied de Diamond Head, j'aimais y venir en vacances lorsque j'étais petite. La maison familiale se trouvait juste après MaKalei Beach Park, à une dizaine de mètres à peine sur la droite.
La résidence des Tailor était impossible à manquer. Le grand portail en bois de Koa sculpté, avec à chaque extrémité de grandes haies de pluméria blanches, attiraient le regard. C'était même devenu une attraction locale au fil des années et les touristes étaient nombreux à le prendre en photo.
En entrant dans la propriété, nous apercevions déjà au loin sous le porche, Leilani, la gouvernante, trépignée d'impatience. Lorsque je descendis de la voiture, le chant des oiseaux tropicaux combiné aux bruits des vagues de l'océan Pacifique se fracassant sur les rochers étaient une mélodie si douce et familière à mes oreilles que je dus admettre qu'Oahu m'avait manqué.
-Mademoiselllle… S'exclama Leilani. Cela fait si longtemps que l'on ne vous avez pas vu ici.
-Leilani. Doucement. Je suis contente de te voir aussi, mais ne me sert pas si fort, tu vas m'étouffer.
-Oh désolé Mademoiselle, c'est que vous nous avez tellement manqué et encore plus à votre grand-mère, vous savez.

-Comment va-t-elle ? Reprit aussitôt ma mère.
-E komo mai à vous aussi Madame Marissa. Et bien, vous constaterez par vous-même. Je suis si contente que vous soyez enfin arrivées toutes les deux. Je ne sais plus quoi faire à vrai dire avec Madame Michelle.
Je n'avais plus mis les pieds dans cette maison depuis près de six longues années. Pourtant, j'eus l'impression de l'avoir quitté la veille au soir. J'avais tellement de souvenirs ici. Des souvenirs heureux pour la plupart. Cette maison avait jusqu'alors toujours été un refuge pour moi, du moins dans ma jeunesse. Leilani prit ma mère à part pour discuter de Granny, je m'efforçais de mon côté de la trouver. Ce n'était pas son habitude de manquer à ses fonctions de maîtresse de maison et de ne pas accueillir ses invités. Les circonstances étaient particulières, comment l'en blâmer. Je traversai la salle à manger qui donnait sur le petit patio donnant lui-même sur le jardin côté océan. C'était l'endroit préféré de grand-mère, elle y passait des heures parfois même des journées entières.
-Granny !... Granny ! Tu es là ?
Mes appels restaient sans réponse. Elle n'était pas au rez-de-chaussée. Je descendis dans le jardin et en fis le tour, mais toujours personne. Je levai les yeux vers le premier étage en direction des fenêtres de la chambre de mes grands-parents, les rideaux étaient tirés. Ils ne l'étaient jamais. Elle était forcément là-haut. Je pris donc le grand escalier en demi-spirale qui menait vers le premier étage et longea le long corridor pour m'arrêter devant la porte de la chambre de ces derniers. Hésitante, je pris d'abord soin de coller mon oreille sur la paroi froide de la porte pour tenter de percevoir le moindre bruit, signe de sa présence. Après quelques instants, délicatement, mais fermement, j'attrapai la poignée et ouvris lentement la porte qui émit un léger grincement. Dans la chambre un silence de mort, c'était le cas de le dire. Les rideaux laissaient à peine passer quelques rayons de soleil qui me permettait de distinguer une silhouette humaine assise sur le lit. Granny était bien là.
Pourtant cette vision, je n'y étais pas habitué et étais totalement à l'opposé de ma grand-mère, une femme pleine d'énergie. Là, elle semblait porter le poids d'un immense fardeau. Recroquevillée sur elle-même, les épaules lassent, elle semblait inanimée, tel un pantin qu'on aurait oublié dans une malle au fond d'un vieux grenier. Cette vision me glaça littéralement le sang. Je pris le parti de ne rien dire et m'avançais doucement vers elle. À sa hauteur, je m'assis à côté, toujours sans dire un mot. Je n'osais pas la regarder. Je me contentai de fixer le tableau qui se trouvait devant moi et nous restâmes ainsi toutes les deux, dans un silence absolu. Après quelques minutes, je sentis la main froide de Granny frôler la mienne, alors délicatement, je la saisis et la serrai de toutes mes forces pour la réchauffer. Il dut bien s'écouler une vingtaine de minutes avant que ma mère ne nous rejoignît dans la chambre elle aussi. Comme moi, elle entra sans faire de bruit et s'asseyait de l'autre côté de ma grand-mère. Le temps se figea ainsi pendant un long moment.

La nuit était tombée depuis plusieurs heures déjà. Maman s'était écroulée comme une masse épuisée par le décalage horaire, tout comme Granny qui n'avait pas dû fermer l'œil depuis plusieurs jours. Contrairement à elles, j'étais toujours debout. Impossible de dormir. Faire les cent pas dans la chambre ne servait à rien, je me rhabillai alors rapidement et doucement, sans un bruit, descendit le grand escalier, et sortit de la maison. Je ne cherchais pas à savoir où j'allais, à vrai dire, je connaissais cette ville tellement par cœur que sans m'en rendre compte, j'arrivais rapidement aux abords de Waikiki. La nuit était plutôt calme, l'air était chaud, le vent à peine perceptible. Je m'arrêtai quelques instants en plein milieu du parc et contemplai le ciel étoilé qui s'offrait moi. Je levai les bras vers le ciel et tentai de toucher les étoiles qui me semblèrent à porter de doigts. Je me retrouvais soudain propulsée quelques dizaines d'années en arrière lorsque j'arpentais le parc avec mon grand-père à cette même heure de la nuit. Nous nous y allongions tous les deux, à même l'herbe et il me racontait alors des histoires de voyage dans la lune, de princesses et d'aventures rocambolesques dont il avait le secret.
C'était un conteur né. Il avait cette capacité incroyable à capter l'attention de son auditoire et une grande force de persuasion. D'ailleurs, je lui disais souvent pour plaisanter qu'il aurait pu vendre des parapluies à des Touaregs dans le désert. Il s'en amusait.

Le centre-ville d'Honolulu, la nuit, était un peu comme la grande pomme, la ville qui ne dort jamais. Les majeures parties des grands magasins étaient fermés, seuls les bars, restaurants et boîtes de nuit étaient ouverts. Les lumières aveuglantes de leurs enseignes suffiraient à elle seules d'éclairer la ville. Les rues étaient encore noires de monde, toutefois la population qui les arpentait n'était pas la même que celle que vous pouviez croiser en journée. C'était pour la plupart de jeunes festifs, des célibataires venus pour rencontrer l'amour d'un soir ou de toute une vie, des flambeurs venus faire la fête et dépenser des milliers de dollars. Par le passé, j'avais moi aussi fréquenté ces lieux jusqu'au petit matin. Cette époque insouciante me paraissait tellement lointaine. C'est ici aussi que j'avais occupé mon premier emploi quand j'étais encore étudiante. Je bossais comme serveuse au Tiki Bar. Je ne gagnais pas un gros salaire, mais cela me permettait de financer une partie de mes études. Le Tiki Bar était l'un des lieux les plus populaires et atypique du bord de plage, un passage obligé pour les touristes. C'est là que j'avais fait la connaissance de Jack et Katie d'ailleurs.
Alors que je passai aux abords de celui-ci, une voix attira mon attention et me fit m'arrêter un instant. Elle était loin de m'être inconnue. Je ne l'avais pas entendue depuis très longtemps et pourtant, je pourrais la reconnaître entre mille. Je sentis mon cœur battre intensément dans ma poitrine. Était-ce bien elle ? Où étaient-ce simplement mes oreilles et donc mon subconscient qui me jouait un mauvais tour ? Pour en avoir le cœur net, je m'approchai discrètement d'une vitre et regardai à l'intérieur du bar. La curiosité était plus forte que tout, même si je mis un temps avant de me décider. Je balayai du regard de droite à gauche avant d'apercevoir au fond une chanteuse en pleine prestation sur la scène. Mon ouïe ne m'avait donc pas trompé, c'était bien elle. Elle était toujours aussi belle. Elle possédait la scène comme elle l'avait toujours fait, sous les applaudissements et les sifflements des spectateurs. J'étais émue de la revoir et à la fois partagé. Pour dire vrai, je savais bien qu'en revenant, même juste pour quelques jours, j'allais sûrement être confronté aux fantômes du passé, mais je ne pensais pas qu'ils viendraient à moi si vite. Devais-je entrer et prendre le risque qu'elle aussi

m'aperçoive ? Devais-je aller à sa rencontre ? Où devais-je simplement me réjouir qu'elle aille bien et passer mon chemin ? Avec un peu de chance, si je m'en allais maintenant, je n'aurais pas à la rencontrer de nouveau et pourrais repartir sur le continent comme j'étais venue. Je pris le risque d'entrer et de me fondre dans la malle de touristes qui allaient et venaient à l'intérieur. Comme pratiquement tous les soirs, le bar était bondé. Cela arrangeait bien mes affaires, je pouvais ainsi tenter de passer inaperçu. Je m'assis sur le premier siège vacant que je trouvai. À cette distance et avec les projecteurs face à elle, il lui serait impossible de me reconnaître. Je restais donc assise à l'observer et l'écouter chanter de loin. Par chance, le personnel avait changé. Je ne reconnaissais personne. Une serveuse vint à ma rencontre et prit ma commande. Je me contentai d'un grand verre d'eau que je bus d'une traite. Bien que d'habitude, j'étais une fine observatrice, je n'avais pas remarqué qu'à quelques mètres de moi, seulement, était assis un visage familier qui, lorsqu'il se leva, ne manqua pas de me reconnaître.

-Pincez-moi parce que je dois sûrement rêver.
Il était inutile pour moi de faire mine de ne pas l'avoir entendu ou encore de lui faire croire qu'il s'adressait à quelqu'un d'autre. Nous avions passé assez de temps ensemble, il lui aurait été difficile de me confondre avec une inconnue. Je n'eus alors pas d'autre choix que de me tourner vers lui et le saluer.
-Je ne rêve pas, c'est bien elle… Sofia Tailor en chair et en os… Ça fait combien de temps ? Sept ans ?
- Bientôt six pour être exact.
- Et bien… Si on m'avait dit ce matin que la fille prodigue rentrai au bercail, je ne l'aurai pas cru. Quel bon vent t'amène parmi tes semblables ?
- Kyle est mort. Repris-je non sans émotions.
- Oui, je l'ai appris. C'est triste. C'était un héros pour bon nombre d'entre nous.
- Oui, c'est vrai… Mais il fallait bien cela pour me faire revenir non ? En-tout-cas, je vois que les affaires marchent toujours pour toi.
- ça va, je ne me plains pas, le bar est pratiquement plein tous les soirs.
Les applaudissements coupèrent un instant notre conversation. Je me retournai de nouveau vers Katie qui venait de terminer sa chanson.

-Ton départ a été dur pour elle, tu sais, reprit-il.
-Je n'avais pas le choix, c'était devenu trop lourd d'affronter son regard. Elle lui ressemble tellement, même encore maintenant. J'ai entendu sa voix depuis la rue, je voulais être sûr… Enfin, tu vois quoi.
-Tu devrais t'en aller avant qu'elle ne te voie, je ne suis pas sûr qu'elle soit prête à te revoir là comme ça.
-Tu as peut-être raison. Je voulais juste…
Seulement, je n'eus pas le temps de faire quoi que ce soit, Katie avait déjà quitté la scène. Lorsqu'elle m'aperçut, elle s'arrêta net. Vous savez, comme lorsque vous croisez un fantôme. Son regard me le fit comprendre en tout cas. Elle me fixa pendant un long moment. Je fis de même. J'étais partagé entre mon envie de lui sauter au cou et entre la culpabilité de ne pas lui avoir donné de nouvelles pendant toutes ces années. Je n'osai pas faire le premier pas, elle ne m'en laissa de toute façon pas l'occasion. Elle fit demi-tour et disparu derrière la porte qui menait vers les cuisines. Je me rassis, le cœur lourd. Comment pourrais-je lui en vouloir ? Après tout, c'est moi qui l'avais rayé de ma vie et c'était donc à moi d'en assumer les conséquences.
Ronnie s'assit à côté de moi sans dire un mot, mais son regard en disait long toutefois.
-Je ne lui en veux pas, rassure-toi, j'imagine que de me voir devant elle après tout ce temps a dû lui faire un choc. Je voulais juste… Tu sais… Enfin, peu importe.
- Elle n'a jamais cessé d'espérer ton retour. Ça a été dur pour elle. Ton absence et ton silence surtout l'ont énormément blessée.
-Cela n'avait rien à voir avec mes sentiments pour elle.
-Cela avait tout à voir, je pense. Tu ne crois pas ?... Laisse-lui un peu de temps. Enfin le temps, c'est peut-être le problème tout compte fait.
- De toute façon mon retour n'est que temporaire, je n'ai pas l'intention de rester indéfiniment. Puis, au cas où, elle s'est où me trouver de toute façon.
-Je lui parlerai, mais je ne te promets rien.
-Je ne t'en demande pas autant. À sa place, je ne pense pas que je serai capable de pardonner.
Nous restâmes encore un peu à discuter du bon vieux temps, de ce qu'avaient été nos vies respectives ces dernières années cependant sans trop entrer dans les détails. Nous étions contents de nous revoir.

-Zut ! Maudit réveil.
L'alarme tonitruante m'extirpa violemment d'un sommeil profond. L'horrible son me fit bondir et me cogner maladroitement contre le bois du lit. L'écran du réveil affichait déjà six heures tapantes. La nuit fut courte, à peine trois petites heures de sommeil. Il me fallut faire un effort surhumain pour me lever et autant pour filer sous la douche. Une fois présentable, je descendis prendre le petit-déjeuner ou du moins essayer. Mon estomac n'était pas encore tout à fait remis de ces derniers jours et ne le sera encore sans doute pas dans les prochaines heures. En arpentant le long couloir qui menait vers le grand escalier, je pouvais déjà sentir la bonne odeur des mets préparés pour le petit-déjeuner. Cette odeur ! Voilà une chose qui m'avait bien manqué aussi. La nourriture de Leilani, copieuse et savoureuse avait le don de vous remonter le moral.
Je trouvais ma mère et Granny déjà attablée. Grand-mère semblait reposée, son visage était moins tiré que la veille. Je m'assis à mon tour et avalai sans hésitation tout ce que Leilani me présenta. Je savais que la journée serait difficile pour moi et j'allais avoir besoin de courage ou à défaut, d'avoir le ventre plein.
Bien que j'appréhendais de devoir me recueillir sur la dépouille de mon grand-père, j'essayais de faire illusion pour grand-mère. Elle l'avait tant aimé, et l'aimait tant encore. Je pouvais aisément comprendre ce qu'elle devait ressentir. Mais il me fallait ne rien laisser paraître. Grand-père aurait approuvé, j'en suis sûr. Soutenir les siens quoiqu'il arrive, c'est ce qu'il avait toujours fait. Je me devais d'en faire autant. Nous avons tous à faire face, à un moment donné de notre vie, à une situation qui vous met à l'épreuve. Certains malheureusement plus que d'autres et chacun réagissant à sa façon devant l'adversité. Soit vous l'affrontez sans broncher, soit vous la fuyez. Bien entendu, vous ne savez jamais à l'avance dans quelle catégorie, vous allez jouer avant que cela ne vous tombe dessus. Je n'avais d'autre choix que de l'affronter. Fuir n'était pas une option, du moins cette fois-ci.
La journée allait être longue et il y avait fort à faire, il ne fallait pas traîner. Nous nous préparâmes chacune de notre côté avant de prendre la route ensemble. Grand-père reposait pour le moment au Borthwick Mortuary sur Manuakea Street, à quelques blocs du Punchbowl Cemetery au nord de l'aéroport. Il nous faudrait donc traverser la ville en pleine heure de pointe pour pouvoir nous y rendre. L'idée ne m'enchantait guère. Mais qu'à cela ne tienne, nous nous mîmes en route.

-Tu sais où se trouve le… Comment tu dis déjà ?
-Le Borthwick Cemetery maman, ce n'est pas dur quand même. Il me semble de mémoire que ce n'est pas très loin du Queen's medical juste après l'aéroport. On devrait y être dans une vingtaine de minutes si la circulation sur la Une est fluide.
-Je préfère vraiment voyager en avion, je déteste les voitures.
-Désolée pour toi, mais je n'ai pas encore mon brevet de pilote ni d'avion sous la main d'ailleurs... Bon allez là, avance !
-Ce n'est pas la peine de t'exciter sur le klaxon chérie, tu vois bien que c'est bouché.
-Je te laisse volontiers le volant si tu veux maman.
-Non merci sans façon. Alors ta sortie nocturne ? Ça s'est bien passé ? Tu es rentrée tard. Ou plutôt devrais-je dire tôt.
- Désolé, si je t'ai réveillé en rentrant, j'ai pourtant essayé de ne pas faire de bruit.
- Oh, je ne dormais pas. Reprit-elle. Je t'ai entendu partir et rentrer. Est-ce que… tu as fait des rencontres intéressantes ?
Ma mère avait le nez pour ce genre de choses ou le flaire si vous préférez. Impossible de lui cacher quoique que ce soit. C'est d'ailleurs une qualité que j'avais héritée d'elle et qui était plutôt un atout dans mon métier.
-J'ai effectivement revu quelqu'un, mais ce n'est pas la personne à laquelle tu penses.
-Je ne pensais à personne en particulier chérie.
-Je t'en prie maman, je te connais par cœur.
-il faudra bien que tu t'y prépares, je dis cela, je ne dis rien.
-Ta mère a raison ma chérie. Reprit à son tour grand-mère. Il ira sûrement chercher ton père. Tu ne pourras pas indéfiniment l'éviter.
-D'autant qu'il est en droit de te demander des explications. Rétorqua ma mère. Cela avait le don de m'agacer.
-Je vous remercie toutes les deux de votre sollicitude et de votre soutien envers Steve plutôt qu'envers moi, mais cela ne vous concerne en rien. C'est entre lui et moi.
Ma mère et ma grand-mère échangèrent quelques regards dubitatifs que je pouvais parfaitement voir au travers du rétroviseur central. Cependant, elles avaient entièrement raison. Le fait de revoir Steve me bouleversait plus que je ne voulais le laisser paraître. Je n'étais pas fier de la façon dont je l'avais traité avant de quitter Honolulu. Je ne savais absolument pas comment il allait réagir à mon retour. Et je ne savais pas non plus comment j'allais réagir.

Au bout d'une quarantaine de minutes, nous arrivâmes enfin à hauteur de la chambre mortuaire. Le Borthwick Mortuary était un édifice d'une architecture typiquement hawaiienne. Malgré son activité, il était magnifique. Le bâtiment était grand avec des façades blanches et entretenues avec soin. De grandes baies vitrées tout autour de l'immeuble laissaient entrer la lumière du soleil. Le perron était précédé d'un petit escalier de trois marches avec de chaque côté de celui-ci une rampe métallique qui se prolongeait de part et d'autre de l'immeuble en balustrade. Un grand tapis blanc et noir jonchait le sol du perron et sur lequel on pouvait lire : « Dignity Memorial », mémorial de la dignité.
Nous fûmes accueillies à l'intérieur par une assistante qui nous présenta solennellement ses condoléances. En y pénétrant, je fus marquée par la lumière du jour qui rendait l'intérieur lumineux presque chaleureux. Si l'enseigne à l'entrée ne laissait présager de l'activité de cet édifice, nous aurions pu nous croire dans le hall d'un grand hôtel de Waikiki. J'étais littéralement émerveillé par la beauté de ce lieu. Le hall me paraissait immense. Une belle et épaisse moquette d'un gris béton recouvrait le sol. Les murs, tous de bois vêtus, semblaient neufs. Face à moi, un peu en retrait se dressait un bureau d'accueil, sur ma gauche une rangée de canapés confortables longeaient le mur jusqu'à atteindre un haut et magnifique palmier. Sur ma droite, juste avant un grand escalier, se dressaient deux fauteuils verts à motifs floraux et entre lesquels, accroché au mur, une télévision faisait défiler sur l'écran les différents services proposés aux familles de défunts. Au-dessus du bureau d'accueil, une magnifique mezzanine en acier contemplait le hall de sa hauteur.
L'atmosphère qui s'y dégageait était rassurante, apaisante. L'aumônier militaire était déjà présent et avait rejoint Granny pour discuter le protocole militaire sans doute. L'assistante informa ma mère que grand-père reposait dans la chapelle Maunakea dont l'accès se faisait par l'extérieur du bâtiment principal. Nous attendîmes que grand-mère eut fini avec l'aumônier et toutes les trois, bras dessus-dessous, suivirent l'assistante qui nous menait tout droit vers l'un des instants les plus intenses de nos vies, ou du moins, de la mienne.

Hickam Air Force Base.

-Alors pas trop anxieux ?
-Anxieux pourquoi ?
-Comme si tu ne voyais pas de quoi ou plutôt de qui je parle ?
- Je ne vois pas pourquoi je le serai. C'est du passé.
-Du passé ? Ouais, c'est ça à d'autres. On ne me l'a fait pas à moi.
- Je suis passé à autre chose, je te dis.
-Tu voudrais me faire croire que la revoir ne te fais rien ?
-Exactement.
-Bien essayé, mais je te connais. C'est pour cela que tu es tiré à quatre épingles aujourd'hui et ne viens pas me dire que c'est pour Sean. Belle cravate, elle est nouvelle ?
-C'est quoi le rapport avec la cravate ?
-Tu ne portes jamais de cravate le bleu, même pour les grandes occasions.
-J'ai un entretien avec un client très important tout à l'heure. C'est exceptionnel, c'est vrai, mais je tiens à décrocher cette affaire… Tiens, le voilà, pile à l'heure. Amène-toi, t'es encore plus bavard qu'une fille.
-Hé, reviens ici…. Je n'en ai pas fini avec toi gamin.
-Amiral, je vous présente toutes mes condoléances. Votre père, Le Colonel Tailor, était un héros que nous admirions tous.
-Merci mais trêve de cérémonial le bleu. Je suis ici en tant que civil donc oubli le protocole et toutes ses conneries.
-Bien Monsieur, d'accord Monsieur.
-Et arrête moi tes "monsieur" le bleu où tu vas tâter de mes rangers sur l'arrière train. D'ailleurs, si je me souviens bien, tu y as goûté plus d'une fois pendant tes classes et j'ai toujours les mêmes réflexes.
-Mon fessier s'en souvient très bien. Il m'arrive même parfois encore de les sentir.
-C'est qu'alors je t'ai botté le cul comme il fallait… Allez, viens par là… C'est bon te revoir le bleu. Laisse-moi te regarder. Pas mal. Je vois que t'es comme le bon vin plus tu vieillis, plus...
-Je lui ai sauvé la vie plus d'une fois et c'est le bleu qui a le droit à la primeur ! L'interrompit Harry.
-Je garde toujours le meilleur pour la fin Harry. Depuis le temps, tu devrais le savoir. Espèce de vieille canaille, allez viens par là toi aussi.
-C'est bon de te revoir vieux loup !
-J'aurai préféré dans d'autres circonstances.
-Comme nous tous. Ton père était un grand soldat et un homme extraordinaire. C'est une grande perte pour nous tous.
-C'est certain. C'était un homme exceptionnel.
-Si tu le permets Sean, nous allons te servir d'escorte.

-Oh j'ai le droit à un traitement vip. Parfait. Alors allons-y Messieurs. Mes femmes m'attendent et je suis plus qu'impatient de les retrouver.
-Rassure-toi, je crois que tu n'es pas le seul homme pressé ici… Bien qu'il veuille me faire croire le contraire.
-Ne l'écoute pas, reprit Steve. Il extrapole comme à son habitude.
-Jamais personne n'écoute Harry, c'est bien connu, sauf peut-être pour un bon whisky.

Borthwick Mortuary.

L'assistante funéraire nous laissa aux portes de la chapelle où reposait grand-père. Granny fut la première à entrer suivie de maman. Pour ma part, je restai figée sur le seuil à contempler la chapelle, impossible pour moi de bouger. Mes jambes ne voulaient plus avancer malgré les ordres incessants de mon cerveau. J'avais beau lutter, rien n'y faisait. Peut-être savais-je inconsciemment qu'une fois à l'intérieur, je ne pouvais plus faire marche arrière. Je me contentai alors de regarder droit devant moi, dans l'entre bâillement de la porte que ma mère avait laissé à demi ouverte. Mon cœur battait la chamade, le stress mélangé à la chaleur ambiante n'était pas un bon cocktail pour moi. Une brusque bourrasque de vent s'engouffra sur mon visage déclenchant un frisson qui me ramena tout droit à la réalité. Je pris une profonde inspiration pour me donner un peu de courage et entrai à mon tour. Le moment fatidique était arrivé, je ne pouvais plus y échapper.
Bien que la chapelle paraissait petite depuis l'extérieur, il n'en était rien à l'intérieur. La pièce était grande, aérée. Des rangées de bancs parfaitement alignées les unes derrière les autres de part et d'autre de l'allée centrale qui menait jusqu'au cercueil à une dizaine de mètres. Quand il fut dans mon champ de vision, une vague de chaleur me submergea. Mes mains étaient moites, je pouvais sentir les gouttes de transpiration descendre lentement le long de ma colonne vertébrale. La partie supérieure du cercueil était ouverte, grand-mère était assise sur la première rangée de banc et maman, elle, penchée au-dessus de son beau-père. Je m'avançai doucement vers le cercueil qui me paraissait grandir au fur et à mesure que je m'approchais de ce dernier. Les battements de mon cœur résonnaient au plus profond de mes entrailles comme des tambours assourdissants. Mes jambes fébriles peinaient à avancer. Des dizaines de gerbes de fleurs blanches jonchaient déjà le sol.
Je m'avançai le long de ce grand tapis rouge, comme ceux qu'on déroulait pour la royauté. Lorsque je pus distinguer parfaitement le visage de mon grand-père, je ne pus plus m'en défaire. Il était comme endormi, paisible et pourtant, je le trouvais vieux. Beaucoup plus vieux que lorsque que nous nous étions quittés la dernière fois. Jusqu'à présent, je l'avais toujours cru immortel, mais peut-être était-ce tout simplement une infime partie de moi qui espérait encore que tout cela n'était qu'un horrible cauchemar et que j'allais bien finir par me réveiller. Pourtant, il fallait se rendre à l'évidence. Il était étendu là, mort, dans cette couche qu'il occuperait dorénavant pour l'éternité. Il était parfaitement coiffé et vêtu de son plus bel uniforme. Je pris conscience alors qu'il était bel et bien parti et qu'il ne restait devant nous que son enveloppe charnelle. Je sentis le poids du monde s'abattre sur mes frêles épaules, les bras menus de ma mère eurent peine à me retenir. Je m'effondrai au sol.
Grand-mère aida ma mère à me relever, ce n'était qu'un petit malaise vagal, rien de bien méchant. Ensemble, main dans la main, se soutenant les unes les autres, nous nous approchâmes de la dépouille. J'avais perdu le premier homme de ma vie, mon pilier. Je savais que dorénavant plus rien ne serait comme avant. Ma mère essuya une larme qui lui coulait le long de la joue, granny caressa tendrement la chevelure blanche et seyante de son défunt époux. Pour ma part, je ne savais ni que dire, ni que faire. C'est une chose d'embrasser un vivant, mais un mort. J'avais déjà été confrontée à cette situation une fois par le passé et n'en avais pas gardé un très bon souvenir.

J'avais l'habitude petite, lorsque nous nous quittions pour un temps indéfini, de poser un doux et long baiser sur le haut de son front entre les deux yeux avant de le serrer fort contre moi pendant plusieurs minutes. Je posai alors, après quelques hésitations, mes lèvres sur son front comme je le faisais autrefois. La sensation de froid me brisa le cœur. La douce et rassurante chaleur de sa peau avait disparu pour toujours. C'était sûrement cette dernière étreinte que j'allais garder en mémoire pour le restant de mes jours. Je le regardai une dernière fois pour graver son visage dans ma mémoire avant de le quitter. Je pris soin de lui chuchotai à l'oreille un dernier « je t'aime » afin qu'il l'emporte avec lui pour l'éternité.
Je laissai grand-mère et maman à l'intérieur de la chapelle pour me réfugier sur les marches du Borthwick. Comme il était prévu que mon père nous rejoint ici, je préférai l'attendre à l'extérieur où l'ambiance était moins pesante. Steve occupait toutes mes pensées. L'idée de le revoir me faisait peur. Peur parce que je savais que malgré les années et la distance qui nous avait séparés, mes sentiments pour lui n'avaient absolument pas changé. J'étais également consciente qu'il n'en était sûrement pas de même pour lui. Vu la manière dont j'avais fui les choses, il y a presque six ans, il était évident qu'il m'en voudrait. Il avait la rancune tenace et je savais très bien dans quoi j'allais mettre les pieds. Je ne pouvais pas espérer que lui aussi me pardonne, car tout comme Katie, je n'avais pas donné signe de vie depuis mon départ. Tout ce qui me rappelait de près ou de loin Honolulu avait été simplement banni de ma mémoire, de gré ou de force. Cependant, quand vous lancez un boomerang, il finit toujours par revenir à son point de départ. C'est pareil avec le passé, vous avez beau le fuir de toutes vos forces, un jour ou l'autre, il vous rattrape.
-Il ne fut un temps pas si lointain où ma petite fille m'accueillait en courant les bras grands ouverts !
Mes yeux s'écarquillèrent et mon pouls s'accéléra en une fraction de seconde.
-Papaaa !
-Et là, doucement, demi-portion… Tu as pris du muscle dis moi, je ne me rappelle pas que tu serrais si fort.
-il est mort, tu sais, papa. Il est mort.
-Je sais chaton, je sais. Ne pleure pas. Serre-moi aussi fort que tu veux si cela te fait du bien.
C'était un tel réconfort de l'avoir ici.
-Je suis tellement heureuse de te voir ! Lui dis-je en le regardant dans les yeux. Je ne pus m'empêcher d'ailleurs de poser mes deux mains sur chacune de ses joues. Elles étaient chaudes et chaleureuses.
-Moi aussi chérie. Tu m'as tant manqué.
-Et moi alors ? Je n'ai pas le droit aussi aux câlins ?
-Parrain !
Harry me prit les deux bras, qu'il écarta de part et d'autre, et me fit tourner sur moi-même, comme il avait l'habitude de le faire lorsque j'étais enfant. Il me dévisagea ainsi du haut en bas.
-Tu n'as pas changé, toujours aussi belle que ta mère.
- Arrête de dire des sottises ! Repris-je amusée.

Mon parrain avait le don de me mettre de bonne humeur. Quand les circonstances étaient des plus tristes possibles, comme c'est le cas aujourd'hui, il arrivait toujours à me faire sourire. C'était un homme exceptionnel, ceci dit avec un caractère de cochon et un humour bien à lui. Nous ne nous étions pas vus depuis plusieurs mois, mais c'était comme si nous nous étions quittés la veille. Nous étions très complices et bien souvent au grand dam de mon père.
Steve lui était resté un peu en retrait pendant nos brèves retrouvailles familiales. Bien sûr, je l'avais aperçu aussitôt, mais je faisais mine de ne pas l'avoir vu. J'évitais de croiser son regard et j'espérai qu'il fasse le premier pas. Cependant, consciemment ou non, nous espérions repousser ce moment au maximum.
Après quelques minutes, ma mère sortit à son tour de la chapelle pour nous rejoindre et il profita de cet instant pour s'avancer et nous présenter ses condoléances. Il commença par ma mère qui le remerciât chaleureusement puis se tourna vers moi en conservant toutefois une distance de sécurité comme si sa vie en dépendait. Mon cœur battait la chamade. Nous nous regardâmes pendant quelques instants ne sachant ni l'un ni l'autre comment réagir. Le monde extérieur semblait avoir disparu. Nous étions tout deux dans une bulle que rien ni personne n'aurait pu venir perturber. Il ne me souriait pas, mais ne semblait pas en colère non plus. Il avait l'air d'aller bien. Il avait pris quelques rides ici et là ainsi que quelques cheveux gris. Comme je l'avais imaginé, j'étais toujours autant troublé par son regard. Cela n'avait pas changé. J'aurai donné cher pour connaître ses pensées à cet instant précis. Le silence dura à peine plus d'une minute quand il se décida finalement à engager la conversation le premier.
-Toutes mes condoléances.
-Merci, repris-je aussitôt spontanément. Tu as l'air… Plutôt en forme.
-En effet, je n'ai pas à me plaindre. En même temps, j'ai eu cinq ans pour me remettre en état. Ça laisse du temps.
Je compris par l'intonation de sa voix qu'il ne me rendrait pas la tâche facile surtout si nous étions amenés à nous croiser de nouveau pendant mon séjour, ce qui arriverait forcément. Bien entendu, il était hors de question d'évoquer les sujets fâcheux. De toute façon, ce n'était ni le lieu ni le moment. Ma mère me sauva la mise, pour cette fois du moins, en prétextant que l'aumônier souhaitait régler un dernier détail avec nous. Je m'éclipsai donc avec elle à l'intérieur du bâtiment principal. Mon père rejoignit ma grand-mère dans la chapelle avec Harry et je regardai discrètement depuis le hall Steve repartir. Même si l'atmosphère avait été un peu tendue entre nous, j'étais tout de même soulagé. Il aurait pu m'ignorer et cela n'avait pas été le cas. Néanmoins, il était clair pour moi et pour lui d'ailleurs qu'il n'allait pas passer l'éponge sur ses dernières années.
- Laisse-lui du temps. Cela aurait pu être pire, non ?
- Honnêtement ? Je m'attendais à ce qu'il m'ignore ou me foudroie du regard. Quelque chose dans le genre.
-Vraiment ? Je ne pensais pas qu'il était ce genre d'homme. Je le connais peu, mais il me semble être un homme plutôt discipliné et courtois.
-Steve ? Discipliné ? Effectivement, tu ne le connais pas. Ce n'est pas vraiment un mot qui le caractérise. C'est juste que ce n'était ni le lieu ni le moment. Il a assez de respect pour papa et de discernement pour s'en rendre compte. Je sais que quand le moment viendra, il me demandera des comptes.
-Tu le connais mieux que moi, c'est sûr. Et comment te sens-tu maintenant que tu l'as vu ?
-Je ne sais pas trop en fait. Enfin, si je sais, mais…
-Mais tu n'as pas envie d'en parler.
-C'est ça. Ne m'en veux pas, mais ça fait beaucoup de choses à digérer en peu de temps. En-tout-cas, merci d'être venue à mon secours.
-De rien. J'ai bien vu que tu étais mal à l'aise, c'est aussi à cela que sert une mère. Et au cas où tu n'aurais pas fait attention, il l'était tout autant que toi.