Pour Pauline.


Natasha ne rêvait que d'une seule chose : aller se coucher. Elle regrettait un peu d'avoir accepté d'accompagner le reste du groupe à l'événement auquel ils avaient été conviés. Elle n'avait pas tellement eu d'autre choix que d'accepter, en réalité, puisque la soirée en question avait été organisée en leur honneur. Le monde souhaitait célébrer une énième victoire des Avengers face à un autre « super-vilain » pas si super que ça –puisqu'il avait été vaincu–. C'était bien de recevoir un peu de reconnaissance après avoir passé un bon moment à se prendre des coups en espérant ne pas passer l'arme à gauche en se prenant une balle perdue ou en tombant du haut d'un building, mais elle aurait nettement préféré bénéficier d'une soirée tranquille en petit comité autour d'une bière ou avec un bon film. Au lieu de cela, elle se retrouvait à assister à une réception relativement chic en compagnie de la moitié de la ville.

Elle devait reconnaitre que cela l'amusait de voir Clint aussi mal à l'aise, puisqu'il avait été forcé d'enfiler un costume et une cravate, ce qu'il détestait. Natasha savait que la dernière fois qu'il avait porté quelque chose de similaire avait été à son mariage et qu'il avait toujours l'impression d'avoir l'air d'un imbécile lorsqu'il était vêtu de la sorte. De l'endroit où elle se trouvait, elle pouvait le voir discuter avec un groupe de personnes en tirant de temps à autre sur ses manches. Il lui arrivait également de se gratter nerveusement l'arrière du crâne, souhaitant lui aussi se sauver au plus vite de ce « piège » dans lequel ils étaient tombés. L'archer devait fournir un effort considérable pour ne pas s'enfuir ou se ruer vers le bar dès qu'on venait lui parler un peu trop longtemps d'un sujet qui ne l'intéressait pas et pour ne pas péter les plombs, il faisait mentalement la liste de ce qu'il pourrait faire pour se venger de Tony d'avoir accepté en leur nom à tous de venir sans leur en avoir parlé au préalable.

De leur côté, Steve et Bruce faisaient bonne figure et remerciaient celles et ceux qui venaient les saluer et les féliciter pour leurs exploits remarquables sur le terrain. On questionnait le soldat quant à ses tactiques de combat et le scientifique sur sa capacité à « cohabiter » avec l'Autre. Ils semblaient un peu perdus, n'étant pas non plus fans de ce genre de soirée, mais faisaient bonne figure et appréciaient tout de même échanger avec les autres. Bien évidemment, les deux hommes se gardaient de révéler que leur travail d'équipe incluait également énormément de conflits intérieurs et de désaccords qu'ils s'efforçaient de régler maladroitement dans le feu de l'action et que même s'ils débutaient toutes leurs missions avec un semblant de plan soi-disant infaillible, ce dernier ne tenait pratiquement jamais la route et ils se retrouvaient à improviser en espérant s'en sortir sans causer trop de dégâts. Une fois encore, ils avaient eu de la chance et avaient limité la casse.

Thor paraissait très heureux d'être là. Il saluait gaiment chaque personne dont il croisait le regard et abordait facilement les inconnus qui l'entouraient. Tous ces gens avaient beaucoup de questions à lui poser concernant ses origines, son Royaume, ses talents et pouvoirs multiples… Et il leur disait avec joie tout ce qu'ils souhaitaient savoir. Il adorait parler d'Asgard, partager un peu de son monde avec le peuple terrier l'aidait à s'en sentir plus proche. Tous buvaient ses paroles et en demandaient toujours plus. Il avait un don pour raconter ses aventures et périples à travers l'Yggdrasil, en compagnie de ses plus vieux et fidèles amis, tout en précisant qu'il retrouvait un peu de ces amis en question en chacun des Avengers, qu'il adorait. Natasha avait remarqué que bon nombre de femmes présentes semblaient avoir des vues sur lui et cherchaient à l'impressionner. Manque de chance pour toutes ces demoiselles : le cœur du valeureux guerrier ne battait que pour une seule midgardienne qu'il avait hâte d'aller retrouver une fois la réception terminée.

Et puis, il y avait Tony. Le célèbre Tony Stark qui ne vivait que pour la lumière des projecteurs rivée sur lui, qui aimait particulièrement ces petites réunions intimes d'à peine un millier d'invités. A peine leur groupe avait-il fait son entrée que Tony s'était senti à sa place en découvrant le nombre de photographes qui les attendaient afin d'immortaliser chacun de leurs faits et gestes. Il échangeait facilement avec quiconque venait l'aborder, signait quelques autographes lorsqu'on lui en demandait et prenait aussi quelques selfies de manière extrêmement naturelle. Il y était habitué, il était dans son monde. Il ne manquait cependant pas d'accorder de temps en temps quelques coups d'œil discrets en direction de ses cinq collègues, s'assurant qu'ils allaient bien. Il était conscient qu'ils n'étaient pas tous friands des célébrations de ce style, où tout le monde venait les assommer de questions et chanter leurs louanges alors qu'ils estimaient avoir fait leur travail et rien de plus.

Un serveur passa à proximité de Natasha, portant un plateau d'une main sur lequel reposaient quelques coupes de champagne. Elle en attrapa une en coupe-vent et la porta à ses lèvres mais à peine eut-elle goûté une toute petite gorgée du breuvage qu'elle cessa de boire. Elle n'en était définitivement pas fan. Elle laissa échapper un petit soupir et marcha en direction du bar, puis elle déposa son verre sur le comptoir espérant demander autre chose. Seulement, il n'y avait personne pour la servir de l'autre côté. Elle regarda à droite, puis à gauche, sans pour autant trouver quelqu'un qui puisse lui proposer autre chose à consommer, alors qu'elle commençait à sérieusement en avoir besoin. Tout ce monde, cette effervescence, ce bruit constant, tout cela commençait à lui donner mal au crâne. A ses yeux, c'était presque pire que le chaos et les déflagrations survenant sur le terrain. Le brouha incessant, les flashs crus des appareils… Elle en avait la tête qui tournait.

Elle patienta encore quelques secondes, mais puisque personne ne vint, elle décida de s'éloigner du comptoir et marcha en direction d'un des larges couloirs qui longeaient la salle principale où se tenait la réception. Ce fut à peine si on remarqua son départ. Les personnes qui la virent s'éclipser durent penser qu'elle allait simplement se rafraichir, ou qu'elle comptait aller retrouver quelqu'un ailleurs dans le bâtiment, qui était suffisamment grand pour s'y perdre. Dès qu'elle croisait le regard de quelqu'un, elle lui offrait un sourire poli tout en poursuivant son chemin, ayant hâte de se retrouver un peu plus au calme, ne serait-ce que durant l'espace de quelques petites minutes.

A mesure qu'elle s'éloignait, les bruits ambiants devenaient déjà moins importants, jusqu'à ce qu'ils ne deviennent plus qu'un son d'ambiance un peu lointain. Le son de ses talons sur le carrelage marbré résonnait de façon régulière. Désormais seule, elle en profita pour observer tranquillement les lieux, à commencer par les tableaux titanesques qui décoraient les murs. Elle n'était pas une experte en art mais elle trouvait que certaines de ces œuvres juraient avec le reste de la décoration et le choix du papier peint n'était, selon elle, pas du meilleur goût, mais cela ne l'empêchait en rien d'être impressionnée par la beauté des lieux. Elle se doutait que ces peintures devaient valoir une petite fortune chacune, de même que les bustes sculptés exposés sur des demi colonnes en granit rosé. Elle songea que si Tony était brusquement pris par l'envie de les acheter, il n'aurait qu'une goutte d'eau de son océan de richesse à investir.

Mains dans le dos et prenant le temps d'en profiter, elle poursuivit son exploration dans le long couloir au plafond incroyablement haut. Seuls quelques chandeliers muraux éclairaient faiblement l'endroit, ce qui était bien moins agressif que la lumière vive de la salle principale, et donc beaucoup plus au goût de Natasha. Elle s'attarda un court instant devant un tableau représentant des fonds marins. C'était comme si le peintre se trouvait à l'intérieure d'une grotte sous-marine au moment où il avait peint sa toile. L'œuvre donnait sur l'ouverture de la grotte en question et grâce aux quelques rayons qui crevaient la surface de l'océan, on apercevait les ombres et silhouettes de poissons se déplaçant en banc à travers quelques plantes qui semblaient se mouver avec grâce au gré des mouvements du courant de l'eau. On pouvait également discerner en arrière-plan les contours des ruines d'une ville engloutie qui ferait penser à Atlantis. Les mélanges de bleus employés avaient un rendu splendide et apaisant. Cette œuvre, non signée, plut beaucoup à la jeune femme.

Une porte s'ouvrit sur sa droite. Un homme vêtu d'une tenue reconnaissable de serveur sortit d'une pièce, une bouteille à la main. En voyant Natasha, il la salua d'un signe de tête, qu'elle lui rendit, puis il marcha droit vers la salle de réception d'une démarche assurée. Elle devina que c'était probablement pour cela qu'elle n'avait trouvé personne au bar. Elle se rendit alors compte que l'homme n'avait pas fermé convenablement la porte derrière lui en partant, laissant un filet de lumière passer dans le couloir, ce qui intrigua Natasha. Elle n'était pas spécialement quelqu'un qui avait l'habitude de fourrer son nez là où elle n'avait pas le droit, mais elle n'en restait pas pour le moins curieuse. Elle pencha légèrement la tête sur le côté, tentant de voir ce qui pouvait éventuellement se trouver de l'autre côté, mais elle ne vit rien car l'ouverture était trop mince. La seule chose qu'elle savait était que c'était resté allumé et qu'un serveur en était sorti avec quelque chose à boire. Ça, ça l'intéressait. Elle balayait brièvement les alentours du regard, souhaitait s'assurer qu'il n'y avait personne dans les environs, puis elle se décida à marcher vers la porte d'un air parfaitement innocent.

Elle la poussa très lentement et découvrit que cela débouchait sur un escalier à l'aspect brut qui descendait en colimaçon. Elle n'avait très certainement pas le droit de s'aventurer par là mais c'était presque plus fort qu'elle. Elle avait déjà déniché quelques pépites en se baladant toute seule dans l'édifice, pourquoi s'arrêterait-elle en si bon chemin ? Elle jeta un dernier coup d'œil derrière elle, et puisqu'il n'y avait personne en vue, elle s'engouffra dans le passage, après quoi elle referma en s'appliquant à ne faire aucun bruit afin d'éviter de se faire remarquer. Il ne manquerait plus qu'elle tombe sur un autre curieux pour risquer de s'attirer quelques ennuis… Elle avait de la chance que les invités soient trop occupés à discuter avec ses collègues pour quitter la salle de réception.

Elle descendit précautionneusement les marches une à une sans se presser, ne voulant pas tomber en se précipitant. Elle avait l'habitude d'être en talons, autant que d'emprunter ce genre d'escaliers, mais la combinaison des deux était un petit peu plus délicate à maitriser. Puisqu'il n'y avait pas de rampe à laquelle se maintenir, elle se contenta de frôler le mur de grès de la main. La pierre était froide et un peu rêche, mais tout de même agréable au toucher.

La descente n'était pas très longue et, rapidement, Natasha atteignit l'étage inférieur. Elle se trouvait désormais dans un hall relativement étroit qui donnait sur une seule porte ancienne en bois de sapin aux charnières de métal noir. Celle-ci ressemblait à l'entrée d'une pièce secrète dans un château fort, ce qui fit grimper en flèche la curiosité de la rouquine, qui se demandait quels trésors pouvaient se cacher de l'autre côté. Elle regarda une nouvelle fois derrière elle. Ce n'était définitivement pas le moment de se faire prendre, mais heureusement pour elle, la fête battait toujours de son plein en haut et personne ne viendrait la chercher ici. Si quelqu'un avait remarqué son absence, ce n'était probablement pas le premier endroit auquel ils penseraient s'aventurer pour la trouver. D'après ses estimations, elle devait avoir au moins un bon quart d'heure devant elle avant qu'on ne se pose des questions quant à sa si soudaine disparition. Elle ne pensait pas en avoir pour plus longtemps de toutes façons, quoi qu'elle puisse découvrir –à moins qu'il s'agisse d'un portail menant vers une dimension parallèle, ce dont elle doutait fortement–.

Elle posa la main sur la poignée arrondie et joliment sculptée, plus froide que le mur et l'abaissa lentement, puis elle poussa la porte. Cela grinça un peu à cause de son âge avancé et de ses charnières. La porte était un peu lourde, mais elle parvint néanmoins à l'ouvrir sans peine, alors seulement elle découvrit ce qui se cachait à l'intérieur.

Il s'agissait tout bonnement d'une superbe et vaste cave à vin à l'ancienne. D'innombrables bouteilles s'étendaient sur de longues rangées qui s'élevaient jusqu'au plafond. Une bonne vingtaine de tonneaux étaient entreposés, la plupart étant placés à l'horizontal sur des supports prévus à cet effet. L'un d'eux servait de table et était entouré de trois tabouret en bois. Il y avait un buffet contre le mur du fond sur lequel étaient alignés, au millimètre près, plusieurs verres à pied. Il y avait également un vieux gramophone parfaitement conservé. Le plafond courbé était soutenu par des poutres obliques et une échelle reposait contre une des étagères, destinée à être utilisée pour atteindre les bouteilles étant rangées en hauteur. Elle entendait vaguement un discret écoulement d'eau étouffé, probablement cette cave se situait-elle non loin du niveau des canaux souterrains, et le son des gouttes qui tombaient de façon irrégulière était reposant. Un flot délicat d'odeurs boisées d'aubépine et de tilleul mêlées à une note de fleur d'oranger remplissait l'esprit de la jeune femme de pensées relaxantes. Le tout baignait dans une lumière douce qui créait une ambiance chaleureuse et hors du temps qui respirait l'authenticité. Natasha se surprit à sourire ; elle adorait cet endroit.

Elle marcha calmement dans l'allée principale en lisant quelques-unes de étiquettes des bouteilles présentées. Elle n'en connaissait pas énormément sur le sujet, mais cela ne l'avait jamais empêchée de profiter d'un verre, que cela soit seule ou en bonne compagnie. Beaucoup de ces bouteilles revêtaient une fine couche de poussière, ce qui ne ternissait en rien leur valeur. Au contraire, certaines en gagnaient avec l'âge. Elle ne put s'empêcher d'en effleurer quelques-unes du bout des doigts tout en continuant d'avancer à son aise sur le sol dallé. Elle aurait pu passer des heures toute seule dans ce cellier à ne faire rien d'autre que de contempler ces merveilles. A ce moment précis, elle n'avait plus aucune envie de remonter participer à la fête et rejoindre ses amis. Elle préférait largement privilégier de ces quelques instants qui n'appartenaient qu'à elle pendant qu'elle en avait l'occasion.

–Quelque chose me dit que ni vous ni moi ne devrions nous trouver ici.

Elle fit volte-face en entendant une voix masculine s'exprimer derrière elle. Au début, elle ne vit rien ni personne, elle semblait toujours être seule. Sur ses gardes, elle fronça les sourcils, intriguée, jusqu'à ce qu'apparaisse depuis derrière l'une des étagères un homme qui ne lui était pas inconnu.

Il était grand et portait un costume noir à la coupe simple mais élégante et parfaitement adéquate pour la soirée qui avait lieu en haut. Ses cheveux sombres et ondulés étaient plus courts que dans son souvenir, et il la fixait sans ciller des ses grands yeux clairs qui lui rappelaient un ciel dégagé d'aube automnale. Il affichait un petit sourire en coin que Natasha connaissait, ce genre de sourire qui pouvait dire beaucoup de choses sans forcément avoir de sens. Elle n'était pas habituée à le voir vêtu ainsi, comme un terrien, mais elle ne pouvait nier le fait que cela lui allait plutôt bien. Evidemment, elle ne le lui dirait jamais. Pas même à quiconque, d'ailleurs. Une main en poche, l'homme continuait de l'observer en silence, attendant visiblement qu'elle prenne la parole.

–Je ne m'attendais pas à vous voir ici, reconnut la jeune femme en conservant son calme, en dépit du fait qu'elle se retrouvait face à l'un des ennemis publics principaux de la planète. D'après les dires de votre frère, vous aviez péri au combat.

–Auriez-vous pleuré ma mort, Agent Romanoff ?

–Cela vous aurait plu ? répondit-elle du tac au tac.

Toujours souriant, Loki ne la lâcha pas des yeux. Elle disait vrai, il était bel et bien supposé avoir perdu la vie quelques mois plus tôt sur Svartalfheim à l'issue d'un combat acharné contre les Elfes sombres menés par Malekith. Supposé. Face à sa réaction –ou plutôt sa non-réaction–, il en déduisit qu'elle ne demeurait pas tant surprise que cela que ce ne soit pas le cas.

–Mon heure n'était pas venue, expliqua-t-il simplement. Vos cheveux sont plus longs, remarqua-t-il.

–Alors, cela va être ainsi ? Nous allons nous échanger toutes sortes de banalités sans importance alors que nous devrions être en train de nous préparer à nous affronter pour déterminer qui de nous deux aura le contrôle de ce monde ?

–Estimez-vous en avoir le contrôle ? l'interrogea-t-il en plissant les yeux, faisant quelques pas pour s'animer et ne pas rester en place trop longtemps sans bouger.

–Cela m'arrive. Que faites-vous ici ?

–Et vous ?

–J'ai demandé la première, rétorqua-t-elle poliment en marchant également, de sorte à ce qu'ils soient toujours l'un en face de l'autre, tout en croisant les bras, tandis que Loki se mit à rire doucement.

–Vous n'avez pas changé, déclara-t-il, se souvenant parfaitement de leurs échanges passés. Voyez-vous, j'avais du temps à tuer et je souhaitais uniquement voir comment le peuple midgardien se portait, après avoir passé ces deux dernières années sans avoir à supporter une quelconque invasion extraterrestre, et j'en ai conclu que vous vous en sortiez relativement bien. Je suppose que les humains sont chanceux d'avoir de tels défenseurs prêts à intervenir à la moindre menace, qu'elle soit intérieure ou extérieure à leur royaume…

–Alors, aucune déclaration de guerre en vue ? commenta Natasha, impassible.

–Pas pour le moment, dit-il très sincèrement. A votre tour, à présent. J'ai cru comprendre que la petite effusion de ce soir était en votre honneur et pourtant, vous voilà isolée des vôtres. C'est curieux, releva-t-il. Quoi que je puisse parfaitement comprendre que toute cette animation vous déplaise quelque peu, contrairement à quelques-uns de vos amis qui paraissent réellement adorer se retrouver sous les feux de la rampe. Vous avez su choisir un endroit sympathique pour vous éclipser, poursuivit-il en admirant le décor au beau milieu duquel ils se tenaient. Très raffiné, ajouta-t-il en se déplaçant le long d'une rangée, mains dans le dos, analysant les différents breuvages sans craindre un seul instant que Natasha puisse l'attaquer. Et très calme, souligna-t-il en échangeant un bref coup d'œil avec elle avant de reporter son attention sur les vins.

Natasha était quelque peu déroutée par son comportement. Il agissait comme s'ils étaient de vieilles connaissances et non d'anciens adversaires qui avaient autrefois projet de s'éliminer l'un l'autre. Quoique, elle l'avait toujours trouvé intéressant, d'une certaine façon, et ce sentiment était partagé. Lui avait surtout été surpris de constater qu'elle avait été capable de faire preuve d'autant, voir plus de fourberie que lui et était parvenue à le manipuler en le faisant passer pour un débutant, alors qu'il était tout de même censé être le maitre en la matière. Il avait été impressionné qu'une « simple » terrienne le dupe ainsi. Natasha, elle, ne pouvait se sortir une chose particulière de la tête.

–Il a beaucoup souffert de votre perte.

Loki resta fixé sur les bouteilles mais devina sans peine ce à quoi la rouquine faisait allusion. Il était évident qu'elle faisait référence à Thor, et Loki était parfaitement conscient que ce dernier avait effectivement dû pleurer sa « mort ». C'était déjà la seconde fois qu'il lui faisait le coup, même si la première fois n'avait pas été prévue. Il comprenait que l'asgardien avait probablement été très affecté par sa disparition si soudaine.

–Cela lui passera, commenta-t-il.

Puisque Natasha ne répondit pas, Loki se décida à tourner légèrement la tête dans sa direction et vit que c'était à son tour de la fixer sans ciller, attendant qu'il lui fournisse une justification un petit peu plus convaincante. Elle pouvait presque lire en lui, heureusement qu'il avait placé des barrières mentales dans son esprit que lui-même avait parfois du mal à franchir. Il avait du mal à l'avouer, mais il s'en voulait un peu de faire subir cela à son frère, qui avait déjà suffisamment perdu. Il se doutait que Natasha espérait qu'il lui avoue qu'il regrettait de le faire tourner en rond comme ça. Ce n'était pas son genre de s'exprimer à voix haute sur son ressenti, mais il pouvait au moins tenter de faire un effort.

–J'irai le voir, se corrigea-t-il donc. Un jour.

Cela sembla suffire à l'espionne russe, qui n'ajouta rien à cela mais resta néanmoins sur ses gardes. Loki se reconcentra sur les bouteilles en lisant plus attentivement leurs étiquettes brillantes au lieu de simplement les survoler du regard. Il inclina la tête sur le côté afin de mieux voir celle qui étaient plus au fond et se mordit la lèvre inférieure, pensif. La rouquine le scruta longuement de la tête aux pieds, se demandant ce à quoi il pouvait bien penser, mais surtout pourquoi ils agissaient ainsi l'un envers l'autre : avec tant de courtoisie et de politesse. Il avait essayé de réduire le peuple terrien en esclavage et avait ravagé une bonne partie de New-York, et elle avait contribué à déjouer ses plans avec ses amis en retournant ses propres tours manipulateurs contre lui.

–Vous avez une préférence ? demanda-t-il soudainement.

–Je vous demande pardon ? l'interrogea-t-elle en retour, après quoi l'homme lui désigna les étalages d'un simple geste de la main. Je doute que cela soit autorisé.

–De même que notre présence ici est très certainement proscrite, mais cela ne nous a nullement empêché d'enfreindre les règles, répliqua-t-il avec malice avant de s'emparer avec énormément de délicatesse d'une bouteille à l'étiquette dont les coins étaient décolorés et où l'on pouvait lire l'année « 1948 ». Vous vous joignez à moi ?

–Cela dépend.

–De quoi ?

–Comptez-vous m'empoisonner ? le questionna-t-elle sans pour autant entrer dans son jeu.

–Je vous promets que je l'ouvrirai devant vous, affirma-t-il solennellement.

Natasha se mit à peser le pour et le contre. Il n'avait pas l'air agressif, et elle s'était jusqu'à présent un peu ennuyée à la soirée. Y retourner dans l'immédiat ne ferait que décupler cet ennui. Examinant toujours l'homme de haut en bas, elle finit par s'attarder sur la bouteille qu'il tenait entre les mains. Elle n'avait toujours rien bu depuis qu'elle était arrivée et elle commençait à le sentir. La proposition s'avérait extrêmement tentante. Alléchante, même. Son regard remonta vers le visage de Loki et se verrouilla dans le sien. Il patientait sagement qu'elle lui fournisse sa réponse, quelle qu'elle soit.

–Ma foi, pourquoi pas, finit-elle par dire.

Il l'invita donc à prendre place sur un des tabourets qui entouraient le tonneau faisant office de table, ce qu'elle fit très calmement et imperceptiblement tendue. Elle réalisait qu'elle était sur le point de partager un verre avec un criminel notoire que la Terre entière haïssait. Pourtant, elle ne cessait de penser au fait qu'à une époque, elle n'était pas très appréciée non plus. Et puis, quelques gorgées de vin lui suffiraient pour oublier combien le début de la soirée lui avait paru démesurément long.

Une fois installée, elle croisa les jambes et elle poursuivit son étude visuelle des moindres faits et gestes de Loki, qui lui avait tourné le dos pour prendre deux verres adéquats pour leur dégustation improvisée. Elle devait lui reconnaitre un certain courage pour oser lui tourner le dos alors qu'il était un des premiers à savoir que s'exposer sans défense à la Veuve Noire était particulièrement dangereux. Elle avait cessé de compter le nombre de fois où, en entrant dans une pièce du QG du S.H.I.E.L.D., l'on attendait qu'elle soit sortie pour retourner à ses occupations. La confiance était quelque chose de difficile à gagner. Mais ça, il était bien placé pour le savoir, ce fut pourquoi il ne demeurât pas inquiet en lui tournant le dos.

–Chambolle-Musigny, dit-il en prenant place à son tour. Intensité, finesse et subtilité, décrit-il en débouchant la bouteille avec ménagement, alors que Natasha conservait la tête haute, désireuse de ne pas se laisser impressionner mais tout de même intéressée de savoir ce qu'il avait à raconter sur ce choix de rouge. C'est excellent avec le chapon truffé ou l'agneau, précisa-t-il en faisant lentement tourner le vin de teinte rubis vif dans le calice qu'il tendit ensuite à la rouquine en le tenant par la tige de celui-ci.

–Vous en savez beaucoup pour quelqu'un qui ne vient pas de la Terre, remarqua-t-elle en humant délicatement les notes épicées qui s'en dégageaient.

–Je m'intéresse aux belles choses, se justifia-t-il en se servant ensuite. A la vôtre, exprima-t-il en trinquant avec elle.

–A la vôtre, dit-elle en acquiesçant.

Natasha ignorait si le fait de se retrouver dans ce cellier sans autorisation rendait l'expérience plus enivrante, mais elle trouva ce vin absolument incomparable à tous ceux qu'elle avait eu l'occasion de goûter auparavant. Elle percevait un lointain arôme fruité qu'elle identifia d'abord comme étant celui de fraises, mais qui se révéla, après plusieurs secondes en bouche, à être en réalité de la framboise. Il était délicat et moelleux tout en conservant une certaine solidité, et son acidité n'était que peu prononcée. Il n'y avait aucun doute : le liquide écarlate, brillant et lumineux faisait partie de ses plus grands coups de cœur. Et tout comme Loki, il renfermait un certain mystère qu'elle adorerait percer.

Elle le regarda prendre une autre gorgée, après quoi il se leva. Elle l'observa faire, tâchant une fois de plus de deviner ce qu'il pouvait avoir derrière la tête, même si avec lui, cela relevait presque de l'impossible. Et autant affirmer qu'elle n'aurait pas su prédire ce qu'il s'apprêtait à faire. Il marcha vers le buffet où se situaient les autres verres ainsi que le gramophone qui, contrairement à certains autres objets, ne présentait pas le moindre grain de poussière. En revanche, un disque était toujours sur le plateau qui tournait dans le vide. Loki se saisit délicatement du bras de l'appareil et vint placer l'aiguille de ce dernier sur le disque. Dès lors, un air doux de trompette et autres instruments cuivrés s'éleva dans le caveau, rendant l'instant plus irréel encore aux yeux de la terrienne. Loki orienta le pavillon de l'appareil vers eux et profita silencieusement de la mélodie sans bouger pendant quelques secondes.

Natasha avait déjà entendu cette musique. C'était même Steve qui la lui avait fait découvrir, lorsque celui-ci avait entrepris de rattraper ce qu'il avait manqué durant ses soixante-dix années passées figé dans la glace. Elle ne le lui avait pas encore dit, mais elle appréciait beaucoup les musiques de l'époque, alors il était plutôt normal que celle-ci ne fasse pas exception. Cette chanson signait la fin de la guerre et avait donc une importance toute particulière aux yeux du soldat, qui avait été ravi de pouvoir partager cela avec son amie. Cela la surprenait de voir Loki, son verre dans une main et l'autre en poche, simplement écouter. Ne rien dire, ne rien faire d'autre que profiter de la voix douce Kitty Kallen lorsqu'elle entama le refrain de « It's been a long, long time ». Pendant un instant, elle ne vit en lui rien d'autre qu'un amateur de bonne musique et de vin. Quelqu'un de pas si différent, dans le fond.

Loki expira lentement et se retourna. Il déposa son verre sur le tonneau avant de le contourner à son aise puis, à la surprise –masquée– de Natasha, lui offrit sa main. Décidément, c'était une drôle de soirée. Elle se dit alors qu'au point où elle en était, qu'on la surprenne dans ce caveau en compagnie du dieu de la malice, elle n'avait pas grand-chose de plus à craindre que quelques représailles pour « conduite non-responsable ». Clint aurait été là, il l'aurait traitée d'inconsciente et se serait arraché les cheveux. Seulement, il était sûrement trop occupé à profiter de la réception tout en surveillant les agissements de Tony qui, c'était bien connu, pouvait facilement déborder. Elle décida donc, pour les prochaines minutes du moins, de laisser de côté sa raison pour juste savourer un bref moment de magie.

Elle accepta donc la proposition qui lui était faite puis, une fois avoir déposé son verre, décroisa les jambes et se leva gracieusement. Loki l'entraina avec lui vers le centre du caveau puis il déposa délicatement une main sur sa hanche. De sa main livre, il attrapa celle de la jeune femme, qui plaça son autre main sur son épaule. Elle remercia intérieurement Clint d'avoir un jour pris le temps, durant une soirée un peu trop arrosée, de lui apprendre quelques pas –ce dont, à l'époque, elle se serait bien passée, mais qui s'avérait pour le moins utile aujourd'hui–.

Ils entamèrent un slow au rythme de la musique en se regardant droit dans les yeux, chacun tentant de déceler les secrets que cachait l'autre. Il y avait quelque chose dans le regard de Loki que Natasha ne parvenait pas à identifier. Toujours cet air malicieux, cette satisfaction, cette sensation de pouvoir avoir le monde à ses pieds, mais également autre chose. La rouquine ne parvenait pas à mettre le doigt dessus, mais cela ne la dérangeait pas plus que cela. Loki, quant à lui, aurait aimé pouvoir s'immiscer dans les pensées de l'espionne durant une fraction de secondes afin de découvrir ce qui semblait la travailler. Il se doutait que cela devait le concerner, qu'elle devait se poser beaucoup de questions tout en restant sur ses gardes, juste au cas où. Ils restaient ennemis, ils ne devaient pas l'oublier.

–Vous ai-je dis que vous étiez ravissante, Agent Romanoff ?

Elle ne se laissa pas déstabiliser, mais le compliment lui fit plaisir. Elle n'avait jamais été du genre à aimer revêtir des tenues « féminines », qu'elle ne trouvait pas pratiques pour se défendre en cas de potentielle attaque, mais pour ce soir, elle avait décidé de tout de même faire un petit effort. Elle portait une robe de cocktail couleur champagne sans manches qui lui atteignait les genoux, ainsi qu'une paire de talons assortis, et elle avait laissé ses cheveux bouclés détachés. Elle s'était également maquillée pour l'occasion, mais très légèrement seulement. Non pas qu'elle avait manqué de temps, mais plutôt de motivation.

–Vous avez dû oublier de le mentionner en arrivant.

La semaine avait été longue, leur mission s'était éternisée et très honnêtement, elle n'avait pas tellement eu le cœur à faire la fête. Pourtant, elle était venue, et maintenant qu'elle se retrouvait à danser en –à sa grande surprise– très bonne compagnie, elle ne regrettait pas d'avoir fait le déplacement. C'était même une des meilleures soirées qu'elle passait. Une dégustation de vin, un gentleman très poli et galant, ainsi qu'un slow ensorcelant, loin du reste du monde. Alle avait l'impression d'avoir fait un saut dans le temps pour se retrouver à l'époque durant laquelle son ami soldat avait grandi. C'était une période qui l'avait toujours intéressée, et pour le moment, elle en était la principale « actrice ». Loki se comportait en parfait gentilhomme avec elle. Les yeux de celui-ci s'attardèrent sur sa chevelure flamboyante, ses iris céruléens, sa main dans la sienne, puis sur la douceur et la chaleur de sa peau, qui contrastait avec la sienne, plus froide. La différence de température n'était un problème pour aucun des deux.

Elle réalisait que s'ils se faisaient surprendre, elle serait probablement désignée comme soit une traitresse, soit une inconsciente du plus haut niveau qui puisse exister. Il était vrai que si cela venait à arriver, elle n'avait pas tellement d'explication, d'excuse à fournir à quiconque en désirerait. Seulement, pour le moment, il s'agissait du cadet de ses soucis. Elle n'avait pas envie de se prendre la tête. Pour la première fois depuis longtemps, elle faisait quelque chose qui lui plaisait sans se soucier de ce que l'on pourrait raconter en la voyant. Et puis, puisque le comportement du dieu de la malice ne demeurait en rien hostile depuis son arrivée, elle ne voyait pas en quoi ses propres actions causeraient problème à qui que ce soit. Ce soir uniquement, elle envoyait l'avis des autres dans les feux de l'Enfer et n'écoutait plus le flot de pensées constant qui, habituellement, l'empêchait de se détendre ne serait-ce qu'une minute.

Ils continuèrent de danser lentement, tandis que la mélodie semblait ne jamais s'achever. Pourtant, lorsqu'elle toucha à sa fin et qu'ils s'immobilisèrent, Natasha fut presque déçue que cela soit déjà terminé. Cependant, elle n'avait aucun regret, car elle avait passé un instant exquis. Loki s'écarta d'un pas mais garda sa main dans la sienne, qu'il porta à ses lèvres afin d'y déposer un simple baiser rempli d'une certaine tendresse.

–Au plaisir de vous revoir, Natasha, déclara-t-il solennellement en la relâchant.

–Le plaisir sera partagé, répondit-elle.

Il fit quelques pas à reculons, ne la quittant au début pas des yeux, puis il se résolut à tourner les talons et il disparut aussi rapidement qu'il était arrivé. Il comptait revenir, un jour ou l'autre. Il comptait bien révéler à son frère qu'il était toujours présent, et il avait désormais une seconde bonne raison de voyager plus régulièrement en direction de la Terre.

Natasha, elle, était à peine certaine que tout se soit vraiment passé, tant cela lui paraissait irréel. La présence de leurs verres vides sur le tonneau derrière elle lui prouvait néanmoins le contraire. Rien de ce qu'il s'était produit n'était le fruit de son imagination, mais rien ne sortirait de cet endroit. Personne ne saurait, en la voyant rejoindre la fête, pourquoi elle était aussi rayonnante.

Cela n'appartenait qu'à elle.