Le Livre des Traverses

Chapitre Premier

Un certain soir d'orage

      '        La « Suite pour flûte et orchestre » (n°2) était déjà bien entamée lorsqu'une Marie au moins aussi essoufflée que ruisselante fit une entrée théâtrale dans le salon raffiné des Le Kermeur. Le chat siamois élégamment posé sur le coussin bleu eut un frémissement de moustaches, signe d'une réprobation à peine retenue à l'encontre de l'espèce d'épouvantail qui faisait irruption dans son domaine propre et confortable. Le chat noir sauta prestement sur le dossier d'un fauteuil pour examiner l'apparition à loisir – quoique avec circonspection. Isild, propriétaire (par défaut) des lieux, vautrée sur le tapis persan, se contenta d'étouffer un bâillement, tout en levant un sourcil interrogateur. Ayant terminé sa prudente inspection, Minuit s'installa sur un coussin canari – disposé à son intention – d'un air satisfait. Il venait sous l'apparence de cette chose mouillée d'authentifier sa légitime propriétaire. Chacun put observer l'encombrante visiteuse.

         « - Marie, je crois que tu en profites » fit remarquer Isild avec une indignation toute feinte. « Tu es en train de ruiner l'effort méritoire de la femme de ménage… si Maman était là elle t'arracherait les yeux !

            - Mais elle n'est pas là ! » répliqua Marie, pleine d'une évidente mauvaise foi. « D'ailleurs, ce n'est pas de ma faute s'il pleut. Tu n'auras qu'à dire que c'est la chatte qui a tout sali » (Muang-Thaï était le chat le plus civilisé du monde salir quelque chose représentait à ses yeux pervenche un crime des plus odieux. Devant la faiblesse de son argument, Marie reprit avec un air perfide :) « Dis-lui d'arrêter de me regarder comme ça, on je la mouille ! »

Avec un miaulement indigné, la chatte bondit de son coussin sur le meuble le plus haut qu'elle put trouver. Minuit la considéra d'un air amusé.

         « Bon, vas enfiler n'importe quoi de sec – tu sais où est mon placard à vêtements, et redescends. Mais par pitié, pose ces livres ! »

Avec un bruyant soupir, Marie laissa tomber un sac de papier brun sur le coussin bleu – protestation véhémente de sa propriétaire toujours perchée sur la bibliothèque – et se rua dans l'escalier.

Isild eut un regard en coin pour la chatte siamoise. « Muang-Thaï, si tu le dis à Maman, j'enlève Bach et je mets de la techno ». elle récupéra le sac dont s'échappait des livres et la chatte reprit sa place d'un air hautain.

Quelques minutes plus tard, Marie descendait l'escalier de pierre quatre à quatre. Elle arriva en trombe au salon, comme pour imiter la pluie qui tambourinait à présent les vitres avec un fracas grandissant. Elle trouva Isild plongée dans la contemplation des livres qu'elle avait apportés.

         « - Harry Potter ? Mais on l'avait déjà !

            - En français, ma grande, en français ! ça, c'est in english in the text ! Et puis j'ai trouvé cette édition irrésistible, tu vois, avec des illustrations à l'intérieur et cet air bizarre de vieux bouquin…

            - Isaak Pervandus ?

            - Je crois que c'est le nom du libraire. C'est marqué où ? »

Isild ne répondit pas. Elle caressait distraitement, du bout des doigts, la couverture fânée. Un livre jauni, écorné, un vieux livre. Pas du tout une édition récente.

         « On dirait que ce bouquin va tomber en poussière. Ou plutôt, qu'il devrait tomber en poussière. Parce qu'il a l'ai très vieux et en même temps si… vivant… »

La blonde jeune fille frissonna en repoussant le livre vers son amie, qui s'en saisit presque religieusement. Isild avait tout à fait raison. Un livre ancien, et neuf à la fois. Marie frôla de l'index la dorure du titre, ou plus précisément ce qu'il en restait : il était impossible de déchiffrer quoi que ce fût. Ouvrant le livre avec douceur, elle ne trouva non plus aucun titre sur la page de garde, seulement un nom : Isaak Pervandus, et ces quatre vers signés d'Anna de Noailles :

                                             « Je vous laisse dans l'ombre ardente

                                                                                      [de ce livre,

                                                Mon regard et mon front

                                                Et mon âme, toujours ardente et

                                                                                  [toujours ivre,

                                                Où vos doigts traîneront. »

Marie referma le livre avec une sorte de brusquerie inquiète et le posa nerveusement sur une console proche de son fauteuil. Elle continuait de lui jeter de brefs regards soupçonneux. Isaak Pervandus… un nom étrange.

         « - Ce n'est pas anglais comme nom. Hollandais, peut-être ? Je me demande comment il a fait – si c'est lui – pour donner à ce truc un air aussi vieux. On dirait une antiquité… Bon sang il a quoi ce livre ? Quatre ans ? Ou cent-dix-huit ?

            - Etant donné qu'il n'y a pas de titre, j'en ai franchement aucune idée. Mais vu l'âge de la chère Mme Rowling et le temps écoulé depuis la parution d'Harry Potter à l'école des sorciers… Avec le peu de bon sens qui me reste, je dois quand même admettre que celui-là n'a pas pu sortir trois siècles avant sa parution. Attends une minute… au fait, qu'est-ce qui nous dit que c'est vraiment un tome d'Harry Potter ?! »

Marie, qui avait ouvert la bouche vraisemblablement pour faire une remarque, oublia de la refermer, émettant un petit bruit étranglé. Isild lui rendit un regard circonspect. Marie éprouva soudain l'irrépressible et désagréable besoin de se justifier.

         « - Je l'ai pris parce que… j'en sais rien, moi ! Je le trouvais beau, ce vieux bouquin. Il était avec les autres livres d'Harry Potter, enfin les livres quoi… Je veux dire, à l'intérieur. C'était bizarre, d'ailleurs, je crois que c'était un des seuls rayons à être dans la boutique… Et je m'en rappelle, parce qu'il avait l'air tout seul, je veux dire, au milieu des autres, mais… enfin tu vois ce que…

            - Il est vide.

            - Hein ?

            - Je dis qu'il n'y a rien à l'intérieur. Rien d'écrit. »

Marie s'empara avec célérité de l'ouvrage fautif. C'était vrai. Le livre n'était fait que de pages blanches. Façon de parler, puisque leur couleur approchait davantage du jaune mais enfin, il n'y avait aucune ligne lisible. Il y avait pourtant les quatre vers, et ce nom si étrange – ce livre avait été possédé, à l'évidence.

         « - Une sorte de… journal intime ?

            - Je croyais que c'était le nom du libraire ?

            - J'en sais rien, moi ! Si c'est son journal, il est vachement vieux, ce libraire ! Et surtout, il a pas une vie très passionnante ! »

Marie secoua ses boucles châtain d'un air renfrogné. Elle se sentait prise en faute, et avait la sensation désagréable d'avoir oublié quelque chose d'important. J'ai du l'acheter par erreur. Un miaulement indigné se fit entendre à l'autre bout de la pièce. Minuit, un sac de papier brun se balançant dans la gueule, s'avançait d'un pas triomphant. Sa maîtresse s'en empara et entreprit d'en explorer le contenu sous le regard attentif de Muang-Thaï.

         « Je l'ai ! »

Elle brandissait un rectangle de papier blanchâtre, qu'on eût dit arraché à un vieux carnet.

         « - Qu'est-ce que c'est ?

            - Le ticket de caisse, bien sûr. Enfin, façon de parler, il n'y avait pas de caisse, alors… Ah non ! Ca, c'est vraiment… »

Isild se redressa brusquement devant l'air alarmé de son amie.

         « Regarde ! »

Elle agita fébrilement le papier sous le nez d'Isild.

         « Si tu gigotes comme ça, je vais avoir du mal à lire »

Avec un fredonnement agacé, Marie retira brusquement le papier, et reprit la parole sur le ton d'une maîtresse qui se force à la patience pour répéter quelque chose à un enfant récalcitrant. Elle fit un geste vague en direction de la pile de livres abandonnée sur la console.

         « Il y a bien la preuve que j'ai acheté ces livres-là, cet Ellis Peters, et le Sigismondo (un Sigismondo en anglais, tu te rends compte ?!), et les quatre Harry Potter en anglais aussi, et le recueil de nouvelles, mais pas de trace du vieux livre. C'est à croire qu'il me l'a refilé gratis, ou qu'on me l'a fourré dans le sac pendant que je tournais la tête ! »

Isild et Marie observèrent le mystérieux ouvrage comme si elles s'attendaient à voir quelque liche en sortir.

Ce fut le moment que choisit Muang-Thaï pour faire une de ses rares mais spectaculaires bêtises.

La petite chatte sauta de la bibliothèque en haut de laquelle elle s'était à nouveau réfugiée pour échapper aux gesticulations des autres, pour atterrir près de Morgane. Considérant le curieux volume sans aménité, elle lui donna un habile coup de sa patte de velours, le faisant tomber de la petite table le livre s'ouvrit de lui-même dans sa chute. On pouvait y voir une illustration précise, presque une photographie, d'un lieu étrange et coloré. Les amies se penchèrent pour examiner le phénomène, constatant la présence d'un paragraphe aux lettres joliment enluminées, dont la première phrase commençait par « le Chemin de Traverse ». Isild voulut récupérer le livre, mais Muang-Thaï fut plus rapide. Elle passa une patte inquisitrice sur le texte, puis sur l'image attenante.

L'instant d'après, elle avait disparu.

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