Le Livre des Traverses
Chapitre Deuxième
Epigraphe pour un livre condamné' Le livre à l'aspect parcheminé n'avait jamais paru si ordinaire. Bouche grande ouverte, Isild et Marie se penchèrent d'un même mouvement pour observer le miracle : elles eurent beau béer, de chat siamois, point. Marie pencha la tête de côté, tentant tout à la fois de déglutir, de dire quelque chose d'intelligent et de respirer à fond. N'arrivant à aucune de ces fins, elle choisit de se rencogner au plus profond de l'immense fauteuil qu'elle occupait. En face d'elle, Isild avait l'air hébété de quelqu'un qui vient d'échapper à un sort particulièrement horrible et n'ose y croire. Moustaches pendantes, Minuit fixait le livre comme s'il s'était agi d'un casse-tête chinois singulièrement ardu. Pendant cinq bonnes minutes, le seul bruit perceptible fut celui de la pluie battant les carreaux de la baie vitrée.
« Ah. » fit Isild comme si l'existence d'un livre glouton fût un fait acquis. « On dirait qu'il n'est pas inébranlable que ça, mon bon sens. »
« - Est-ce que… est-ce que ce truc a bien avalé ton chat ? » finit par dire Marie avec effort. « Non, parce que… sans ticket de caisse j'aurai du mal à prouver quoi que ce soit… Y compris que ce n'est pas ma faute si cette bestiole fait mumuse avec des livres ensorcelés !
- Tu sais quoi Marie ? Je vais finir par croire ton histoire de livre ensorcelé… Et en réfléchissant bien, ça ne m'étonne pas du tout qu'il ait échoué au milieu d'un étalage d'Harry Potter !
- Tu crois que je devrais le rapporter ?
- Chez Isaak Pervandus ? D'une part, tu n'es même pas sûre qu'il s'agit bien du libraire en plus, vu ce qui vient de se passer, je ne serais pas non plus surprise que le libraire en question ait plié bagage juste après ton départ ! »
Marie jeta à son amie un regard paniqué. Isild soupira d'un air désespéré. Minuit poussa un « Yao ! » retentissant et autoritaire. Les filles baissèrent les yeux vers le chat noir. Celui-ci avait tourné les pages d'une patte agile, découvrant l'image d'une Muang-Thaï miniature déambulant au beau milieu d'une ruelle animée. Marie se pencha sur l'illustration.
« - Ca ne te rappelle rien, cet endroit ?
- Si », fit Isild d'un air sombre. « Ca, c'est le Chemin de Traverse »
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« - Génial » dit enfin Marie. « On a deux cas de démence aggravée, un chat volatilisé, un bouquin dévoreur et de gros ennuis en perspective.
- Au moins, on connaît à peu près l'endroit où elle se trouve. T'imagines ? Le rêve de tous les pottermaniaques ! On pourrait se faire une fortune ! « Le livre qui permet de tailler une bavette avec son perso préféré, en chair et en os ! Visitez Poudlard ! Mangez des Chocogrenouilles à Pré-au-lard ! Achetez des billets pour la prochaine Coupe du Monde de Quidditch ! » J'en connais beaucoup qui donneraient n'importe quoi pour s'offrir ça ! »
Marie jeta à Isild un regard soupçonneux.
« - J'espère que tu n'es seulement qu'à moitié sérieuse… Je ne te connaissais pas si vénale, ma chère !
- Ce que je veux dire, c'est que pour l'instant il vaut mieux ne rien dire à personne. Qui sait ce que les gens pourraient vouloir faire avec ce livre, et encore, dans le meilleur des cas. Voir c'est croire, et on va nous prendre pour des folles.
- D'accord. Donc, qu'est-ce qu'on fait ? »
Un miaulement sonore retentit alors près de la table. Isild et Marie tournèrent la tête à temps pour voir disparaître Minuit.
« Oh non… » gémit Marie. On avait bien besoin de ça ! « Je crois que maintenant on est obligé d'y aller… »
Isild leva les yeux au plafond d'un air fataliste.
« - Soit… Il faut prendre de l'argent.
- Combien ?
- Suffisamment pour acheter des vêtements, en tout cas. Et des renseignements ! Il vaut mieux passer pour des sorcières. S' il s'agit bien du Chemin de Traverse, on pourra changer nos livres sterling à Gringotts. »
Marie et Isild rassemblèrent l'argent qu'elles purent trouver. Après avoir enfilé des manteaux assez longs pour cacher leurs jeans et leurs pulls, elles s'approchèrent du livre. Se tenant fermement la main, elles posèrent chacune en même temps leur autre paume sur l'image, en fait une sorte de photographie vaguement animée, où déambulait à présent un chat noir. Elles sentirent en même temps un tiraillement singulier au niveau du nombril. Caractéristique d'un Portoloin, songèrent-elles de concert. Pourtant, il n'a pas disparu ?…
Dans le salon silencieux du cottage, on n'entendait nul autre bruit que celui de l'averse. Coïncidence ? L'orage semblait s'être calmé quelque peu. L'eau glissait sur les vitres, en un chant sourd et monotone. Des bûches craquaient dans l'âtre, projetant ombres et lumières. Y eut-il un courant d'air soudain ? Quelques pages tournèrent, révélant un autre poème :
Lecteur paisible et bucolique,
Sobre et naïf homme de bien,
Jette ce livre saturnien,
Orgiaque et mélancolique.
Si tu n'as fait ta rhétorique
Chez Satan, le rusé doyen,
Jette ! tu n'y comprendrais rien
Ou tu me croirais hystérique.
Mais si, sans se laisser charmer,
Ton œil sait plonger dans les gouffres,
Lis-moi, pour apprendre à m'aimer :
Ame curieuse qui souffres
Et vas cherchant ton paradis,
Plains-moi !… Sinon, je te maudis !
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