Le Livre des Traverses

Chapitre Quatrième Le chat qui vola des ailes

               En robe et chapeau pointu, Isild et Marie se faufilaient entre les passants affairés. D'un commun accord, elles s'acheminaient en direction de la librairie magique Fleury et Bott, qui représentait un espoir inestimable de retourner dans « leur monde », où il faisait nuit, où la pluie battait les fenêtres du salon et où flambait une cheminée à la chaleur rassurante. Elles auraient soudain voulu plus que tout être tranquillement assise près du feu à se lire des passages choisis en sirotant du chocolat bouillant et en grignotant quelques biscuits secs c'est ce qu'elles avaient fait depuis aussi longtemps qu'elles pouvaient se le rappeler les soirs d'orage, et c'est ce qu'elles auraient de tout cœur voulu pouvoir faire en cet instant précis, où tout semblait ligué contre elles.

         « C'est quand même contradictoire ce que nous faisons là » dit Isild en soufflant comme une forge, car elle essayait de rattraper Marie emportée plus avant par un mouvement de foule. « Il y a quelques heures à peine, tout ce qu'on aurait souhaité, c'était ça : vivre une super aventure au beau milieu de notre bouquin préféré, rencontrer un tas de gens passionnants que l'on aurait toujours voulu connaître (ce qui nous semblait évidemment impossible) et voir en vrai, pas comme dans un film, des lieux imaginaires. »

Marie s'arrêta brusquement au milieu de la rue Isild la percuta de plein fouet.

         « - Aïe ! Non mais ça va…

            - Qu'est-ce que tu as dit ?

            - Laisse-moi deviner… une bêtise ?

            - Tu as dit que tu ne voulais pas rentrer ?

            - J'essayais simplement de te faire comprendre que ça ne changera rien au problème si nous ne restons pas un peu plus longtemps – oh, juste quelques heures ! Après tout, ça n'arrive pas tout les jours – enfin, j'espère.

            - Qu'est-ce que tu proposes ?

            - Eh bien… Etant donné que nous sommes en octobre, ici aussi, ou du moins en automne, on pourrait voir des élèves…

            - Hors de question !

            - Et pourquoi ?!

- Parce que nous ne sommes pas des héros du livre ! Jamais J.K. Rowling n'aura l'idée de « nous écrire » ici, nous ne devrions même pas y être. On risque de tout chambouler ! Il ne faut surtout toucher à rien. D'ailleurs, c'est mieux comme ça. L'imagination est quelque chose de précieux, ce serait décevant de voir les images qu'on a dans la tête être réduites à néant ! Imagine qu'on soit dans le tome quatre on pourrait empêcher Voldemort de tuer Diggory, qui sait ?! Mais alors tout serait à réécrire et si nous sommes bien dans le monde créé par une romancière à l'imagination fertile, on détruira ce qu'elle-même a créé ! Elle seule a un droit de regard sur ces livres, Isild ! Nous ne sommes pas ses personnages ! C'est pour ça que je crois réellement qu'il faut rentrer chez nous.

            - D'accord, grand chef ! N'oublie quand même pas que c'est toi qui  a rapporté cet engin infernal à la maison ! Au fait, en quelle saison sommes nous ? Dans quel livre, je veux dire ?

            - Aucune idée.

            - Je vote pour une escale au magasin de Quidditch ! Là-bas, ils parleront sûrement de la Coupe du Monde… Elle a eu lieu en quatrième année, on saura si nous sommes dans le tome cinq. »

Elles firent demi-tour. Elles firent plus ou moins bien bien parce que cela leur apprit que la Coupe du Monde avait eu lieu l'année précédente : on vendait des Eclair de Feu, balais de champion par excellence d'autre part, elles retrouvèrent Minuit. Malheureusement, celui-ci était juché sur le manche d'un Nimbus 2001, et le propriétaire du magasin venait de s'en rendre compte. Il accourut en soufflant comme un phoque dans un flamboiement de robes rouges, au moins autant que son visage dodu et, dandinant sa vaste panse gonflée d'importance, il brandit un doigt boudiné auquel tenait une chevalière en forme de petit balai en vociférant quelque chose qui ressemblait à : « KEKSSAFICHICI ! ». Marie et Isild reculèrent prudemment, évitant une nuée de postillons. Un vendeur affolé sortit de l'arrière-boutique : « S'il-vous plaît, à qui est cet animal ? Il ne devrait pas…pas…pas du tout être ici ! s'il-vous plaît… »

Marie regardait le plafond d'un air inspiré, et Isild se perdit dans la contemplation de ses chaussures. Minuit renonça, en chat avisé, à sauter au cou de sa maîtresse, et en prévision d'un coup de pied promis par le propriétaire (à présent d'un cramoisi du plus bel effet), planta ses griffes dans le manche à balai.

Lequel n'était visiblement pas prévu pour les chats : après un violent sursaut qui faillit désarçonner Minuit, il fit un bond impressionnant, et en désespoir de cause quitta la pièce dans un grand fracas de verre brisé. Le propriétaire était au bord de l'apoplexie, le vendeur au bord des larmes et l'assistance au bord du fou rire. Isild et Marie quittèrent précipitamment le magasin en tentant de suivre la course effrénée du balai emballé. Quelques passants levaient le nez, pointaient l'engin du doigt beaucoup riaient, et des enfants essayaient même de le suivre avant d'être rattrapés par une main vigilante. L'engin non identifié sema la panique au dessus des cages au Royaume du hibou (des plumes volèrent partout), répandit l'affolement parmi la clientèle de Gringotts (les gobelins eurent l'air plus grincheux que jamais), rebondit avec bruit sur quelques chaudrons d'étain (le commerçant sortit de son échoppe en brandissant le poing), brisa quelques fioles chez un apothicaire (un commis glissa sur une flaque de bile de tatou et une vieille dame très collet-monté se retrouva avec des cheveux d'un rose éclatant). Le balai fou finit par faire du sur place au-dessus d'une rue plus éloignée, puis fondit brusquement vers le sol. Espérant de toutes leurs forces que Minuit avait pu sauter à temps, les filles – qui avaient l'impression d'avoir au moins six points de côté – se précipitèrent dans la ruelle à la suite du fugitif. Elles furent bientôt environnées d'une brume malsaine et d'odeurs nauséabondes. Dans cet endroit aussi se trouvaient des commerces, mais pas l'animation gaie du Chemin de Traverse, ni la couleur présente partout sur les gens et dans les vitrines. Les boutiques étaient mal tenues, sinistres et obscures. Des tonneaux de substances suspectes se serraient devant des carreaux sales et des rideaux poussiéreux des bocaux plus ou moins opaques étaient remplis de choses répugnantes, qui de loin déjà semblaient poisseuses et effrayantes.

Isild et Marie sursautèrent d'un même mouvement quand un volet claqua quelque part. Aussi loin qu'elles pouvaient regarder, tout était sombre, laid et crasseux.

         « Marie » dit Isild d'une voix mal assurée. « Je crois que nous sommes dans l'Allée des Embrumes…»

                       

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