Le Livre des Traverses

Chapitre Cinquième

Deux chats d'un coup

      '         Une sorte de brouillard opaque empêchait quiconque d'y voir à plus de dix mètres. La ruelle tout entière semblait vivante et hostile, mais d'une non-vie morne et sinistre. Le temps lui-même était de la partie : le soleil d'automne éclatant au-dessus du Chemin de Traverse fuyait le ciel maussade de l'Allée des Embrumes. Marie et Isild firent un pas un rien hésitant en avant. Serrée l'une contre l'autre, elles avancèrent prudemment, jetant des regards furtifs autour d'elles. « Regarde » souffla Marie. « On en parle dans le tome deux : Barjow et Beurk…» Un mouvement attira soudain leur attention. A l'autre bout de la venelle maculée, une ombre se profilait devant l'établissement crasseux d'une sorte d'apothicaire. Une ombre toute en noir, vêtue d'une lourde cape qui ondulait derrière elle. Un homme vêtu de noir, aux cheveux gras mi-longs, au nez crochu et à l'air inquisiteur.

« Mmmmh ! » fit Marie, les yeux exorbités, car Isild la bâillonnait d'une main ferme. La silhouette noire se retourna un instant, empreinte d'une attitude soupçonneuse, puis rentra dans l'échoppe.

         « - C'était Rogue ! » fit Marie d'un ton surexcité. « Severus Rogue ! »

            - Dans l'Allée des Embrumes ?

            - Et alors ?! » répliqua Marie sur la défensive. « Il cherche des ingrédients c'est tout…

            - Bien sûr ! » fit Isild d'un ton sarcastique. « Le prof le plus net de Poudlard vient faire son marché dans la rue la plus mal-famée du monde sorcier ! Dans ce genre d'endroit, on doit difficilement trouver quelque chose de moins innocent qu'un porte-jarretelle…

            - Et après ? On y est bien, nous !

            - Par accident. Il n'est quand même pas venu par livre, non ? Moi si, mais je n'en avais nulle envie, pas plus que de me retrouver Allée des Embrumes à lorgner quelque Maître des Potions que ce soit. »

Un miaulement retentissant coupa court à la discussion. Les deux filles se ruèrent en direction du bruit, pour trouver Minuit sagement assis au milieu d'un étal de choses étranges, dont des fioles de ce qui ressemblait horriblement à du sang, divers poisons et quelques animaux inconnus mais tout aussi peu ragoûtants. Le chat noir était installé sur une sorte de poisson séché et se léchait le poitrail avec conviction. Il n'y avait pas trace du balai, mais un chapelet de saucisses déjà bien entamé gisait entre un bocal de sangsues et une tête réduite. Minuit leva les yeux vers sa maîtresse d'un air amical.

« Minuit ! Est-ce que tu as goûté à ces choses ? » bredouilla une Marie horrifiée. Isild était plongée dans l'étude des restes d'un volatile non-identifié. « Yao ! » fit Minuit d'un ton modeste. Marie semblait au bord de la crise de nerfs. « Je crois qu'on va rentrer tranquillement, et aller chercher mon chat » dit Isild en essayant de réprimer un fou rire.

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               « - Tout ça est très joli », dit Isild alors qu'elles cheminaient vers la lumière de l'allée centrale, « mais je me demande où se cache Muang-Thaï. C'est vrai, ton chat est tout à fait prévisible : pour le trouver il suffit d'aller dans un endroit où il y a à manger (« Yao ! » protesta l'intéressé) mais pour cette idiote…

               « - On pourrait tenter la boutique des animaux magiques. Tu sais, là où Ron a acheté du Ratconfortant et où Hermione a adopté Pattenrond… Ils vendent bien des chats… Et un minou qui sait faire la différence entre plusieurs quatuors à cordes, ça court pas les gouttières ! »

Isild haussa les épaules d'un air fataliste. L'ennui avec Muang-Thaï était que la petite chatte n'en faisait jamais qu'à sa tête. Elle pouvait être n'importe où du moment qu'une idée se formait dans sa jolie tête, elle la suivait avec ténacité. Un entêtement plus caractéristique d'une mule que d'un chat, comme avait coutume de le dire Claire, la mère d'Isild.

Marie stoppa avec un petit rire. Elle agrippa le bras de son amie, et pointa de l'index la devanture garnie d'une librairie. Là, juché avec grâce sur un pile de livres, un chat siamois toisait les passants d'un air très digne. Une allure cabotine reconnaissable entre toutes : « Muang-Thaï ! » s'écria Isild. L'opiniâtre petit fauve ne tourna que légèrement la tête, observant d'un œil mesuré les trois nouveaux arrivants : une fille blonde en robe mauve qui faisait de grands gestes, une autre qui pouffait derrière une cascade de boucles noisette et un chat noir qui supervisait le tout en affichant une patience affectée, la tête penchée sur le côté.

En voyant les filles arriver, Muang-Thaï sauta d'un bond léger sur la pile suivante. A cet instant, un homme à l'air affable franchit le seuil de la boutique.

               « - Mesdemoiselles », fit-il avec bienveillance, hochant son crâne rose et dégarni, « en quoi puis-je vous être utile ?

                  - Nous cherchons mon chat, Monsieur.

                  - C'est celui-ci ?

                  - Je crois bien…

                  - Cet énergumène est arrivé tout à l'heure et s'est installé sur les livres. Il n'a plus voulu bouger ! Mais les gens venaient le voir et j'ai bien vendu aujourd'hui.

                  - J'en suis très heureuse mais heu… au fait, pourrions-nous vous poser quelques questions ?

                  - Je serais ravi d'y répondre, Mademoiselle. Pour vous remercier de l'aide apportée par votre chat ! » fit-il avec un rire de crécelle. Il invita les filles, Minuit toujours à leur suite (et Muang-Thaï les suivant du coin de l'œil) à rentrer dans la librairie.

               « Bienvenue chez Fleury et Bott, Mesdemoiselles. Alors ? Puis-je vous aider ? »

Isild jeta à Marie glissa une œillade à Marie. Celle-ci enchaîna :

               « Nous sommes élèves à Beauxbâtons, Monsieur. Nous sommes en vacances. Nous nous renseignons sur les coutumes de l'Angleterre dans le cadre d'échanges inter-écoles, et mon amie et moi (elle jeta un regard à Isild, attentive à ses propos) nous intéressons surtout à la mythologie, aux légendes… vous voyez ? » Le libraire acquiesça. « Nous avons entendu parler d'un livre qui aurait le pouvoir, mettons, de… faire passer des gens… de… d'un monde à l'autre… dans des mondes heu… différents »

Le libraire prit une expression perplexe. Mais devant l'air des deux jolies françaises à l'air si désemparé (il avait lui-même cinq enfants et les adorait), il se racla la gorge et commença d'expliquer :

               « - Voyez-vous, je crains que ce livre n'ai jamais existé… (air très décçu il s'empressa d'enchaîner :) Il y a bien une sorte de légende…

                  - Que dit cette légende ?

                  - Eh bien… On parle d'un livre, le Livre des Traverses, qui aurait le pouvoir de transporter dans le monde qu'il souhaite celui qui désire le visiter. Il faut un désir ardent, mais pur c'est-à-dire qu'on doit seulement vouloir contempler ce qu'il y a à voir dans ce monde, mais pas s'approprier un objet ou modifier quelque chose. Cela dépend des versions, car les historiens se sont traduits mutuellement et avec plus ou moins de bonheur, mais il est parfois signalé que celui qui voudrait rapporter quelque chose, par exemple une preuve de son voyage, sera condamné à errer dans le monde qu'il a pénétré pour l'éternité. (frisson chez l'auditoire visiblement captivé). Il est à noter que c'est probablement cette rumeur qui en a engendré cette autre : ceux qui parviennent à revenir deviennent fous.

                  - Mais c'est horrible !

                  - Pas tellement, en fait. Peut-être que ceux qui sont revenus et ont passé leur vie à essayer d'y retourner sont devenus fous, ou même que ceux qui ont essayé de raconter au monde ce qu'ils avaient vécu sont devenus fous mais après tout des gens ont sombré dans la folie pour la Pierre Philosophale également. N'est pas Nicolas Flamel qui veut !

                  - Qui est Isaak Pervandus ?

                  - Lui ? Un fou, justement. Ou plutôt un fou, un autre je veux dire, celui qui le premier a parlé du Livre des Traverses, a affirmé avant de se suicider qu'un homme du nom d'Isaak Pervandus lui avait remis le livre maudit il prétendait que cet homme l'avait poussé à s'en servir. Mais le suicidé avait commis un crime, et il songeait surtout à se protéger. Ça remonte au quinzième siècle à l'époque on criait au diable n'importe quand.

                  - Un crime, vous dites ? Pourquoi ? Qui a-t-il tué ?

                  - Mais… Isaak Pervandus justement ! »

Isild et Marie se regardèrent avec angoisse. Un carillon retentit à l'autre bout de la pièce et le libraire les laissa avec un mot d'excuse.

               « - Isild, je crois que le livre de la légende est le nôtre.

                  - J'en suis sûre moi aussi ! Maintenant, il faut demander au libraire quel est le moyen de sortir du livre. Il y en a forcément un, puisque certains sont revenus le raconter !

                  - Tu oublies l'épisode où ils sont devenus fous ?

                  - Attends, ça vaut quand même le coup d'essayer, non ? Et je te rappelle qu'au début de cette histoire, c'est toi qui insistais pour qu'on rentre en quatrième vitesse sans toucher à rien.

                  - Bon, alors qu'est-ce qu'on fait ?

                  - On prend l'air studieux et innocent, et on demande poliment au monsieur s'il connaît un moyen, nom d'un chien, de sortir de ce putain de truc !

                  - Si tu parles comme ça, il va nous trouver l'air bizarrement innocent, le vieux »

Elles se turent : le libraire revenait.

               « Alors, Mesdemoiselles ? Toujours passionnées par les histoires de fantômes ?

                  - Plus que jamais, Monsieur ! » fit Isild avec un sourire angélique. « Nous aimerions savoir… Vous dites que certains des fous… de ceux qui sont ''revenus''… justement, comment on-t-il fait pour revenir ? Enfin, que disent-t-ils avoir fait ?

                  - Le suicidé, dans son délire – vous savez, celui qui a assassiné Pervandus – disait qu'il fallait, je cite, ''trouver un autre Pervandus''.

- …Mais que voulait-il dire par là ?

                  - Ca me paraît clair » dit alors Marie. « Il faut trouver un autre homme qui puisse donner des livres… Un libraire

                  - Oui ! Oui, c'est cela même ! Vous êtes très intelligente, Mademoiselle ! Il faut que dans le monde visité, un homme qui ait accompli le même métier qu'Isaak Pervandus, le soi-disant maître du livre, donc maître des Traverses, offre aux Voyageurs un ouvrage de retour.

                  - C'est vrai ?! Alors vous pouvez ?

                  - Oui, et j'en ai même un.

                  - Quoi ?!! » s'écrièrent Marie et Isild en chœur.

               « - Oui, un vieil homme un jour est passé, et m'a fait cadeau de ce livre en plus de ceux qu'il m'avait vendus. Je l'ai gardé parce qu'il semblait si vieux qu'il devait être ensorcelé – car il tenait encore bien pour son âge, voyez-vous – mais je n'ai pas encore trouvé à quoi il servait.

                  - Oh, Monsieur, pourrions-nous… »

L'air suppliant de ces étrangères si gentilles fit fondre le brave homme. Il disparut dans son arrière-boutique et revint quelques instants plus tard avec un épais volume recouvert d'un cuir tout écaillé. Il le posa avec précaution sur la table.

               « Voyez : si vieux, et pourtant tout neuf. Il n'y a rien d'écrit à l'intérieur, mais il me plaît » (le carillon sonna encore et le libraire disparut à nouveau)

Restées seules, les filles se penchèrent sur le livre. Muang-Thaï arriva vivement Minuit était déjà installé sur le bureau où se trouvait l'ouvrage. Isild prit une profonde inspiration et s'apprêta à ouvrir le livre.

               « Attends ! »

Marie se saisit d'une plume qui traînait sur le bureau, d'un petit bout de parchemin se trouvant au même endroit et griffonna Merci en français sur le papier. Elle prit son chat dans les bras, et Muang-Thaï se percha sur son épaule.

Isild ouvrit le livre.

Une écriture fine et élégante avait tracé ces mots à la plume :

                             Voyageur audacieux qui visita mon âme,

                Toi, rêveur malheureux aux horizons de flammes

                          De mon livre qu'attends-tu : l'espoir ou les larmes ?

                      Sache que pour mes caprices en enfer l'on me damne.

                        Si ta raison est pure et que pur est ton front

                        Des amis sois-en sûr au retour t'attendront.

                            Si ton cœur apaisé est rempli d'aventures

                           Tu ne dois oublier de craindre le parjure !

                 De l'Envie, de l'Orgueil les démons ont coutume

                     De te tisser des rêves de blanc fil et de plume.

                                 Garde le secret de mes trésors oubliés

                        Mais garde-toi surtout de les abandonner…

               « Un type très sage, cet Isaak Pervandus » remarqua Marie. « Je pense que le mode d'emploi est clair : on enlève tout ce qui se rapporte à ce monde, sauf les ouvenirs bien entendu, on prend nos chats sous le bras et hop ! à la maison »

Isild hocha la tête, et commença à quitter sa robe, sous laquelle elle portait toujours ses vêtements Moldus. Marie fit de même. Elle ne l'aurait avoué que difficilement, mais ce simple poème l'avait émue. Ce n'était pas les vers, aux rimes pauvres, mais plutôt l'atmosphère qui s'en dégageait, ainsi que du livre. Une impression de tristesse s'empara d'elle.

               « Tu sais, je crois qu'Isaak Pervandus n'était pas si nul que ça après tout. Il a voulu faire un livre pour rendre les gens heureux, qui leur permettrait d'accomplir des rêves. Il n'avait pas prévu qu'on s'en servirait pour assouvir des vices ou des vengeances. Je pense que la punition était un peu démesurée… »

Isild respira à fond. Elle posa précautionneusement la paume sur l'image, tenant de sa main libre celle de Marie, qui portait les chats. Les deux filles fermèrent les yeux.

Tout commença à tourner. Elles eurent l'impression d'être aspirées dans un cyclone aux couleurs d'arc-en-ciel. Des bruits leur parvenaient, d'oiseaux, de batailles, de rires et de chuchotements. Elles virent des chevaliers, des arbres, des bois du métal, le ciel, et des bibliothèques. Une sorte de sifflement strident retentit, de plus en plus fort la lumière se faisait davantage aveuglante.

Et puis il y eut le silence, et l'obscurité.

La pluie.

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