La douleur était lancinante, perpétuelle. Elle était tellement présente qu'elle faisait partie intégrante de mon corps. À force, elle en devenait même indescriptible. Pour sûr, on m'avait demandé tellement de fois d'y mettre une mesure, que j'en étais désormais incapable. Pourtant, c'est ce que je me devais de faire tous les jours, sans cesse. Et ce, depuis désormais un mois.
Un mois de souffrance, un mois de rééducation, un long, très long mois, ayant suivi diverses interventions chirurgicales. J'en avais tellement eu, en si peu de temps que j'avais cessé de compter. Tout ce que je savais, c'est que j'avais perdu un rein, d'où ma cicatrice sur le flanc droit, une autre ornait également mon cou, dû bêtement au choc. Mais le pire, c'était celles présentes sur mes jambes. Des traînées blanches, serpentant tels les vestiges d'un désastre passé, signent d'une vie brisée. Heureusement pour moi, elles commençaient à s'atténuer et bientôt elles seraient imperceptibles, sauf pour celui qui s'y attarderait et s'y pencherait. Mais qui voudrait regarder un éclopé ?
Parce que c'est ce que je suis, oui, un éclopé. Un jeune adolescent brisé par la vie. Brisé par un stupide accident, par une stupide malchance. Quand je regarde mes jambes, j'ai parfois envie de pleurer. Jamais plus je ne pourrai remarcher comme avant, je boiterai toujours un minimum, et si jamais j'arrivais à ne plus boiter, je ne pourrai plus jamais courir. Mes muscles étaient désormais trop abîmés pour cela. Je vous jure, il n'y a pas plus aberrant pour un sportif que de savoir qu'il ne pourra plus jamais courir. Et pourtant. C'est exactement cela, plus jamais je ne courrai. Soufflant, résigné face à mon sort, je pris sur moi. Me rappelant qu'il y avait pire dans la vie, essayant de lutter contre ce désespoir naissant, contre cette déprime envahissante. Mon père avait raison, je ne devais pas me laisser abattre, bien que ce ne soit pas l'envie qui m'en manque. Je me rappelais alors que j'avais toujours été un battant, bien qu'à l'heure d'aujourd'hui je n'en sois plus très sûr. À vrai dire, je n'étais plus sûr de rien. Tout ce que je pouvais affirmer avec certitude, c'est que ma vie avait volé en éclats à l'instant même où j'avais percuté cette voiture.
Fixant mes jambes camouflées par mon jean, je soupirais, entendant mon père m'appeler. M'ordonnant de me dépêcher si je ne voulais pas arrivez en retard au lycée. Si seulement il savait à quel point je n'en avais rien à faire d'être à l'heure. À vrai dire, je n'étais pas particulièrement pressé de retourner au lycée. Pourtant je le devais bien, j'avais déjà passé deux mois en dehors de ces murs, un mois d'hospitalisation, un mois de rééducation intensive. Fermant les yeux, je fis abstraction de la douleur et poussais sur mes jambes. L'effort demandé, me causa un véritable supplice, pourtant je venais de réaliser un geste que n'importe qui faisait le matin en se levant, le plus simplement du monde. Sauf que voilà, moi, mes jambes étaient foutues, et ce à jamais. J'entamais alors ma lente progression jusqu'à la voiture, grimaçant malgré moi. « Ne t'en fais pas, la souplesse de tes muscles reviendra petit à petit », disait ce foutu kiné. Je lui en foutrais moi, des petits à petits, il va m'entendre ce soir après avoir passé ma journée à arpenter les couloirs du lycée.
Quand j'arrivais enfin à la voiture, mon père Ignir me fit un sourire encourageant, comme pour me montrer que ce n'était pas la fin du monde. Sauf qu'il ne semblait pas comprendre que mon monde à moi s'était déjà écroulé, qu'il était déjà fini. Non, pour lui, ce n'était rien, enfin si l'on peut dire. D'un côté, je pouvais le comprendre, il avait cru me perdre, moi son fils aîné. Alors forcément le simple fait que je sois en vie lui suffisait. D'ailleurs, il faisait tout son possible pour me changer les idées, mais rien n'y faisait. Je n'étais pas particulièrement réceptif à ses efforts et j'avouais avoir tendance à me renfermer sur moi-même depuis l'accident, et je m'en voulais. J'aurais voulu être ce même garçon qu'il y a quelques mois. Bagarreur, plein de vie, croquant celle-ci à pleines dents, toujours de bonne humeur... Un boute-en-train. Sauf que voilà, la vie en avait décidé autrement. La vie avait décidé que je ne serais plus cette personne. Désormais, j'étais un jeune homme morne, anéanti, limite dépressif selon les médecins, mais qu'est-ce que je m'en fiche. Ce n'était pas eux qui avaient à vivre, ce que je vivais, et ce n'était pas eux qui allaient devoir faire semblant d'être quelqu'un que l'on n'est plus pendant une journée. Car oui je ne me leurrais pas, j'allais devoir faire semblant que tout va bien. Faire semblant que je ne souffre pas le martyre en permanence, que le fait de les voir rire, courir ne m'affectait pas.
Alors quand on arrivait enfin devant les portes de mon lycée, le splendide Fairy Tail, dirigé par le directeur Makarof, je sus que l'enfer allait bientôt commencer. Je savais, par avance, que j'allais être l'attraction de tout ce beau monde, la bête de scène, le sujet de tous les ragots, bien que ce soit déjà certainement le cas. Fixant d'un air hagard et quelque peu perdu, je poussais un énième soupir, comme une plainte muette. Mon père posa alors sa main sur mon épaule, me demandant si ça allait. Intérieurement, je criais, hurlais que non ! Bien sûr que non, bien sûr que ça n'allait pas. Je voulais partir, m'enfuir loin de cet endroit, de cet endroit que je connaissais tellement, mais qui m'apparaissait étranger tout d'un coup, alors que je n'y avais même pas encore remis les pieds. Sauf que, bien entendu, ne souhaitant pas l'inquiéter, voulant faire bonne figure, lui donner un semblant de raison, je lui dis que tout irait bien. Il étendit alors ses lèvres dans un sourire sincère et particulièrement affectueux. Je me dis alors que je pouvais au moins faire ça... Pour lui.
Je sortis alors de la voiture, fermant les yeux, avant de les rouvrir déterminé. J'allais y arriver et bien que j'ai la boule au ventre, j'entamais ma longue ascension sous les yeux étonnés des lycéens. Je ris jaune, en me rappelant que personne n'était au courant de mon retour et que, par conséquent, cela allait encore plus les faire jaser. Mais qu'importe, tout ce qui comptait, c'est que je survive à la jungle qu'était devenu mon lycée. Lieu où j'étais, avant, respecté et aimé, quoi de plus normal quand on appartient à ce que les gens nomment populaire. Désormais, je savais par avance que j'allais faire partie de ce que l'on nomme les noobs et encore. En fait non, j'allais carrément créer une catégorie à part, celle des gens qui font pitié. Pire que les noobs en fait, car il n'y a rien de pire que de faire pitié. Défaitiste et particulièrement triste, je me rendis chez la CPE, faire tamponner mon certificat d'hospitalisation. J'affrontais alors pour la première fois de la journée et de l'année ce regard peiné. Hargneux, je lui reprenais mon certificat de manière brutale, sifflant de colère. Qui lui avait demandé de me regarder comme ça ? Qu'est-ce qu'ils croyaient ? Que j'avais besoin de leur pitié ? Non. Moi, tout ce que je voulais, c'était retrouver ma vie d'avant, sauf que ce n'était plus possible. La douleur omniprésente me le rappelait sans cesse.
Monter les marches d'escalier afin d'atteindre ma salle de classe fut un véritable enfer. J'avais oublié à quel point monter des escaliers pouvait être éprouvant. Alors quand je fus arrivé en haut, je me laissais un instant de répit, m'appuyant contre le mur, fermant les yeux. Soudain, j'entendis mon nom être crié à travers les dédales du couloir. Ouvrant subitement les yeux, je tendis précipitamment mes mains devant moi, faisant barrage à mon ami Grey. Hors de question qu'il me saute dessus, je ne tiendrais pas et le choc risquerait d'être particulièrement violent. Il me regarda alors de ses yeux bleus nuits étonnés, avant de comprendre et de s'excuser. Par pitié non ! Il n'allait pas s'y mettre lui aussi ? Enfin bref, je suppose que je pouvais faire une exception pour lui et les autres. Après tout, Grey était le seul vrai ami qu'il me restait, plus quelques rares mecs de l'équipe de handball. En réalité, seul Grey, Loki, Gadjeel et Jellal venaient me rendre visite pendant mon hospitalisation. Tous les autres m'avaient lâchement abandonné. Quoi de plus normal, je n'étais plus rien. Ne dit-on pas que c'est dans l'adversité que l'on reconnaît ses vrais amis ?
- Je suis heureux de te revoir, mec ! Me sourit Grey, bientôt suivi des trois autres qui venaient de nous rejoindre.
- Moi aussi les gars. M'entendis-je prononcer sans grande conviction.
Pourtant c'était la réalité, j'étais vraiment heureux de les revoir. Je ne serai pas seul pour affronter cette épreuve, j'aurai mes amis, des vrais amis. Alors je fis un effort et leur souris essayant de leur donner bonne figure, comme j'essayais de le faire avec mon père et mon frère. Remarquant que tous les yeux étaient braqués sur nous, l'étonnement perçant dans leur pupille, ils entreprenaient très rapidement une conversation endiablée, souhaitant me changer les idées. Les remerciant, ils me conduisaient jusqu'à notre classe où je repris ma place habituelle, celle d'avant, celle-là au moins, j'étais sûr de pouvoir l'avoir. Pas comme celle de capitaine de l'équipe de handball. D'ailleurs, qui était devenu capitaine ?
- Les gars ? Les interpellai-je soudain curieux.
- Oui !?
- Qui gère l'équipe maintenant ? Face à leur regard hésitant, j'insistais leur rappelant que j'étais éclopé, mais pas en sucre, je pouvais encore très bien encaisser.
- Gildarts a nommé Luxus capitaine. Se dévoua Gadjeel. Bizarrement, cela ne m'étonna pas. Luxus avait toujours envié mon poste et il était l'un des meilleurs alors...
- D'ailleurs, il faut que tu saches quelque chose... Se lança Jellal hésitant. Intrigué, je relevais la tête, lui faisant signe de poursuivre.
- Lisanna sort avec lui. Avoua-t-il réticent.
Ou pas ! J'étais peut-être finalement en sucre. La nouvelle me fit l'effet d'une bombe et une puissante colère m'envahit, se répandant dans mes veines comme un poison. Puis, comme à mon habitude, je soupirais. Après tout qu'est-ce que j'y pouvais ? Je n'allais pas leur en vouloir. Tout comme mon poste, Luxus convoitait aussi Lisanna. Lisanna, une très jolie fille aux cheveux blancs et aux yeux de saphir, ayant une sœur jumelle nommée Mirajane. Cette fille courait après les mecs populaires et l'on avait commencé à flirter ensemble, juste avant mon accident. Je savais bien qu'elle s'intéressait à moi juste parce que j'étais le capitaine, mais j'espérais qu'avec le temps elle finirait par s'attacher réellement à moi. Mais tout comme la finale inter lycée, cela ne se produira jamais. Jamais elle ne s'intéresserait à moi, d'ailleurs quelle fille le ferait maintenant ? Alors quand elle rentra dans la classe, et qu'elle passa à côté de moi m'ignorant royalement, je n'en fis pas cas.
- Quelle salope ! S'écria Loki, vert de rage.
- Loki ! Le reprenais-je, exaspéré.
- Quoi ? Natsu, je te rappelle que c'est à cause d'elle que tu es comme ça !
Blessé, me renvoyant deux mois en arrière, je tremblais me rappelant le choc de l'accident. Fermant les yeux, espérant oublier ses images, je lui répondis las.
- Tu aurais préféré que je la laisse se faire tuer par ce chauffard ?
Face à mes réponses, plus aucun d'eux n'osa piper mots. Il est vrai que Lisanna aurait pu être à ma place, et alors ? Qu'est-ce que cela aurait changé ? Je m'en serai voulu toute ma vie si je n'étais pas intervenu, pire encore si elle était morte sous mes yeux. Alors, finalement, j'étais plutôt heureux de mon sort, bien qu'effectivement si je ne mettais pas mis à sa place, j'aurais encore ma vie d'avant. Mais aurai-je pu me regarder dans un miroir après ça ? Qui sait, de toute façon je n'aurai jamais la réponse. Je ne pourrai jamais revenir en arrière. Revenir à cette après-midi où l'on était parti boire un verre ensemble et qu'au retour un chauffard avait déboulé de nulle part, alors même que l'on traversait le passage piéton. Bien sûr, il a freiné en nous voyant, j'entendais encore le bruit des pneus sur le goudron grinçant comme l'oiseau de mauvais augure. Je me souviens aussi du cri que Lisanna a poussé en le voyant arriver sur elle. Je me souviens, m'être élancé vers elle, la poussant, l'étalant sur le trottoir d'en face. Je me rappelais, également, de la collision, de mon corps rebondissant contre le pare-brise, de mes jambes fauchées par le pare-chocs, de mon corps roulant sur plusieurs mètres s'étalant telle une poupée de chiffon sur le bitume. De la voiture prenant la fuite, de Lisanna appelant les pompiers. Puis plus rien, le noir complet.
Ce jour-là, j'avais perdu ma vie, mais j'en avais sauvé une autre. Selon moi cet acte avait son propre prix, en l'occurrence une vie pour une autre. Même si ce prix, c'était moi qui le payais. Longtemps, je me suis demandé si je regrettais mon geste, mais la réponse fut, et a toujours été, non. Non, je ne regrettais pas de l'avoir sauvé. Même si après cet accident, je ne l'ai plus jamais revue jusqu'à aujourd'hui. Jamais elle n'était venue à l'hôpital me voir. Jamais elle n'avait pris de mes nouvelles. Oh bien sûr, je ne me faisais pas d'illusions et je savais qu'après cet événement je ne l'intéressais plus. Après tout comme je l'ai dit, qui voudrait d'un éclopé ? Non, tout ce que je demandais, tout ce que j'espérais encore c'était un merci. Un simple merci. Un merci pour m'avoir sauvé la vie, un merci pour avoir ruiné ta vie au profit de la mienne. Mais non ! Rien. Et aujourd'hui encore, alors même qu'elle venait de me passer devant, comme si je n'avais jamais existé, comme si l'on n'avait jamais flirté ensemble, comme si cet événement ne s'était jamais produit. Aujourd'hui encore, je n'eus pas droit à un merci, et je commençais à me dire que je ne l'aurais jamais. Je soufflais alors, fatigué, espérant que cette journée allait passer le plus rapidement possible. Pourtant quand le professeur s'installa, et me demanda comment j'allais, me demandant d'expliquer mon aventure à toute la classe, comment j'avais sauvé de manière héroïque une jeune fille, je grimaçais. Me disant que non, finalement, non cette journée n'allait pas passer vite, bien au contraire elle allait être longue et particulièrement périlleuse pour l'être brisé que j'étais désormais.
