Chapitre 1 : le château
Assis au sommet de la colline, Arthur regardait son château en ruines. Il en restait une bonne partie d'intacte, les Burgondes avaient peut être appris à manœuvrer leurs machines, mais il leur restait du progrès à faire pour viser correctement. Malgré ce petit problème, toute la partie où était la salle de la table ronde était définitivement détruite. La tour penchait dangereusement sur le côté et présentait un trou béant sur le flanc. Un coup de vent un peu fort et elle finirait de s'effondrer.
Parfait, songea Arthur avec colère. Qu'elle s'effondre. Une partie d'Arthur aurait volontiers laissé les Burgondes réduire tout le château en morceaux et mettre le feu à ce qui en resterait lui même. Au lieu de ça, il avait fait arrêter le carnage dès sa sortie des souterrains. Il avait pour ça suffit de confisquer leurs instruments de musique aux Burgondes. Leur nouvelle efficacité n'avait pas survécu. L'envie n'avait peut être pas manqué à Arthur, mais il y avait dans le château des habitants qui ne méritaient pas de souffrir encore davantage à cause de lui et de Lancelot. Arthur les avait abandonné suffisamment longtemps comme ça.
Dix ans. Même plus si on prenait en compte son inefficacité sur le trône.
Assis autour de leurs feux, les Burgondes avaient l'air déçus. Arthur devrait trouver un petit quelque chose pour les consoler. Il en était crevé d'avance. Être roi, toutes ces responsabilités... Il n'en voulait pas. Il n'avait jamais voulu être roi et quitter Kaamelott était la meilleure décision qu'il ait jamais prise. Ça lui avait sauvé la vie. En dix ans, pas une seule fois il n'avait regardé en arrière. Pas une seule fois il n'avait regretté le pouvoir et ses responsabilités, ou les clampins qu'il était censé guider. Même réduit en esclavage, même en étant forcé de travailler trop en bouffant des rations de merde il n'avait jamais regretté son choix ou essayé d'en finir. Et maintenant, le voilà condamné à reprendre le trône. Maintenant qu'il avait repris Excalibur et véritablement vu les dégâts commis par Lancelot, il ne pouvait pas faire autrement. Trop de gens comptaient pour lui et sur lui.
Merde.
Le problème, c'était que la dernière fois aussi, tout le monde comptait sur lui et ça ne l'avait pas empêché de s'ouvrir les veines. Arthur en voulait très fort à la petite de Karadoc d'être venue l'empêcher de se laisser écraser par son propre château. Ça aurait pourtant arrangé tout le monde. Arthur mort, Excalibur détruite, les Bretons auraient été libres de se choisir un nouveau roi et les Dieux de désigner un nouvel élu. Un gars du coin, qui saurait comprendre la faune locale et fédérer les opinions.
Si c'était Perceval, Arthur se serait bien bidonné depuis le lieu où il passerait l'éternité, qu'il soit romain, celte, ou même chrétien. Ce serait bien la première fois qu'il trouverait quelque chose de drôle depuis au moins quinze ans. Arthur était incapable de se rappeler de la dernière fois qu'il avait sincèrement rit. Si ça se trouve, ça remontait à Rome, et peut être même encore avant.
Oui, ça aurait été tellement plus simple qu'il y reste. Il n'avait même pas été capable d'achever Lancelot quand il était à terre. Les mots de ses anciens conseillers lui revenaient en pleine face. Mou. Indulgent. Incapable. Tout allait recommencer exactement comme la première fois. Les ricanements dans son dos. Les haussements de sourcil. Les promesses que personne ne comptait tenir. Les compromis qui abaissaient tous ceux qui les acceptaient. Les refus de principe de changer quoi que ce soit aux vieilles traditions. Devoir accepter des idiots à des postes de responsabilité au nom de la fédération des clans et de l'unité du royaume. Fallait-il qu'il soit con pour accepter tout ça, et une deuxième fois en plus. Non vraiment, rien n'avait changé.
À part que ses articulations lui faisaient un mal de chien depuis qu'il était remonté au nord de l'Hispanie, que son plus fidèle chevalier était un meurtrier d'enfant, que le père Blaise s'était compromis pour garder une place près du pouvoir, que ses chevaliers avaient gagné des cheveux blancs mais aucune jugeote, que les rois fédérés étaient tous en fuite ou prêts à pinailler sur toutes ses décisions, que des enfants qu'il avait fait sauter sur ces genoux étaient maintenant des adultes qui réaliseraient sans peine qu'Arthur était un piètre exemple de roi, que ses sujets mouraient de faim, qu'il y avait des orphelins, des veufs, des veuves et des parents en deuil dans tout le royaume et que la seule chose qu'il voulait, la paix, était plus loin que jamais.
Il devinait la conclusion de ce deuxième acte, identique à la première. Lui, allongé dans une baignoire qui se remplissait de son sang. En vingt ans, il n'avait pas appris comment supporter tout ça. Ils croyaient vraiment qu'il allait y arriver maintenant que ses os lui faisaient mal et que sa vue commençait à baisser ?
-Vous êtes toujours là, alors ?
Arthur se retourna en soupirant.
-Ah, c'est vous.
Sa femme. Son ex-femme. Arthur soupira à nouveau. Il était monté sur cette colline pour être tranquille. Est-ce qu'une seule personne dans ce foutu pays pourrait un jour comprendre ça, qu'il voulait être seul ? Toujours quelqu'un sur son dos, sa femme, ses beaux-parents, ses sujets... S'il ne s'était pas éclipsé dès que les Burgondes avaient accepté d'arrêter de tout casser, la moitié de l'assistance lui aurait déjà mis le grappin dessus pour qu'il s'occupe de résoudre leurs problèmes.
Guenièvre leva les yeux au ciel, habituée à ce spectacle. Arthur soupirait, il grinçait des dents, il ne voulait voir personne... Elle le connaissait son mari, aller, après l'avoir pratiqué vingt ans, et sans aucun des bénéfices généralement associés au mariage, encore ! Après ce qui c'était passé à la tour, elle avait vaguement espéré qu'il ait changé, mais visiblement, elle avait encore été idiote et pris ses désirs pour des réalités.
-Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous déranger longtemps, aller, reprit-elle d'un ton qu'elle espérait suffisamment enjoué. Mais il fait froid ici, vous avez été blessé à l'épaule et je me suis dit que vous deviez avoir un peu faim.
Elle lui tendit la cape de fourrure et la miche de pain qu'elle avait amené. Il s'en empara sans un mot et s'emmitoufla dans la cape avant de commencer à dévorer le pain. Il mourrait de faim, en fait. Arthur voulait peut être mourir, mais son corps n'était pas d'accord avec ses projets. Le traître. Une branche qui craquait bruyamment lui appris que Guenièvre essayait de s'éclipser discrètement.
-Non, mais vous pouvez rester en fait.
-C'est vrai ?
Guenièvre ne put cacher l'espoir dans sa voix et Arthur tourna la tête pour cacher sa grimace. Là aussi il allait encore tout rater. Après tout ce qu'il lui avait fait, elle méritait un peu plus que sa mauvaise humeur.
-Merci pour le pain.
Elle ne lui dit pas que s'il avait faim, il y avait de meilleures choses en bas. Les Burgondes étaient meilleurs cuisiniers que guerriers et les vainqueurs avaient pu piller les cuisines de Kaamelott pour compléter le repas. Arthur lui en fut reconnaissant. Il ne se sentait pas capable d'affronter les regards plein d'espoir des autres en bas. Il lui était déjà difficile de croiser celui de Guenièvre. Au lieu de ça, il plaça un bout de sa cape sur le sol pour qu'elle puisse s'asseoir et lui offrit un gros morceau de la miche de pain.
Guenièvre accepta l'offre et s'installa en silence, bien consciente qu'Arthur n'était pas en état de tenir une conversation. Une larme glissait le long de son visage, et il n'avait même pas l'air de s'en rendre compte. Alors, au lieu de ça, elle se contenta de regarder avec lui le crépuscule tomber sur Kaamelott en ruine. Plusieurs fois, elle jeta vers Arthur un regard inquisiteur. Elle trouvait le spectacle devant eux désolant, parce qu'elle avait quand même de bons souvenirs de ses vingt ans passés dans le château, même si la plupart était plus dus aux maîtresses d'Arthur qu'à Arthur lui même. Les derniers feux qui avaient pris dans le château semblaient se refléter dans l'œil d'Arthur et lui donnaient un air féroce. Elle devinait qu'il aurait voulu tout voir finir en cendres.
Finalement, dans un bruit sinistre, la tour principale finit de s'effondrer. Arthur souffla et redressa ses épaules.
-La table ronde n'était plus là, commenta-t-il.
-Non.
-Vous savez ce qui lui est arrivée ?
Sa voix était presque celle d'un petit garçon. La table ronde et son idéal étaient ce qui avaient le plus compté pour Arthur, bien plus que Genièvre elle-même. Elle réfléchit à comment lui annoncer ce changement. Il n'y avait aucun moyen de ne pas être brutal, alors elle se lança d'une toute petite voix.
-Lancelot l'a faite brûler au tout début, avec tout ce qu'il pouvait qui rappelait votre souvenir.
Elle ne dit pas qu'il s'en était vanté auprès d'elle juste après l'avoir enfermée. Arthur compris parfaitement ce qu'elle voulait dire. Son œil tressaillit, seul signe que ce qu'elle disait l'atteignait profondément.
-Les archives de la quête du Graal ?
-Aussi, avec vos mémoires.
Elle s'abstint de dire que Lancelot lui en avait d'abord lu des extraits choisis pour lui prouver à quel point Arthur était pathétique et qu'il ne l'avait jamais aimée. Guenièvre avait beaucoup pleuré cette nuit là, mais pas parce que Lancelot avait détruit ses dernières illusions, mais parce qu'elle se faisait du souci pour l'exilé. Elle avait beaucoup pensé à lui, enfermée dans sa tour. Les trois premières années, elle avait attendu, persuadée qu'il reviendrait mettre de l'ordre dans le royaume. Les deux suivantes, elle les avait passé à espéré. Et puis, ces cinq dernières années, elle s'était contenté de prier tous les dieux qu'elle connaissait de protéger son âme.
Lancelot avait aussi détruit tous les cadeaux qu'Arthur lui avait offert, même en sachant qu'ils avaient été offerts sans amour. Guenièvre en avait souffert, mais la couronne de fleur ayant échappé à sa colère, elle avait réussi à surmonter cette perte. Elle savait que sa dernière annonce était celle qui allait faire le plus de mal à Arthur, mais il fallait bien en passer par là. Arracher la flèche de la plaie et cracher dessus, comme disait son père.
-Il a aussi brûlé toutes vos nouvelles lois.
Apprendre tout ça faisait mal, plus qu'Arthur ne s'y serait attendu, mais il était reconnaissant à Guenièvre de ne pas avoir prit de gants pour le lui annoncer. C'était une punition bien méritée pour s'être lavé les mains de tout ça. Il allait falloir tout recommencer depuis le début, plus encore qu'Arthur ne l'avait cru jusque là. C'était peut être une bonne chose, du moins il essaya de s'en convaincre. La plupart de ses lois avaient été écrites au tout début de son règne, alors qu'il ne maîtrisait pas encore l'art de gouverner. Elles étaient maladroites et donc mal respectées. Mais tout de même, il y avait du bon là dedans. Lancelot avait été le premier à applaudir certaines de ses décisions. Et il avait tout jeté...
-Je suis contente que vous ne l'ayez pas tué.
Arthur la regarda avec incrédulité. De tous les gens qu'il connaissait, à part ceux qui avaient perdu un parent sous la hache du bourreau, Guenièvre était elle qui avait le plus de raisons de vouloir le voir mort.
-Vous êtes bien la seule, finit-il par dire.
Dès qu'il descendrait cette colline, il allait se faire assaillir de reproches. Léodagan allait encore le traiter de fillette, la Dame du Lac dire qu'il refusait d'accomplir sa destinée, etcaetera. Pour le coup, même Perceval risquait de lui faire des reproches. Pourquoi se presser, dans ces conditions ?
-Peut être. Mais c'est pas parce que je tiens à lui, hein !
-Je n'ai jamais pensé ça.
Il était sincère. Guenièvre était beaucoup de choses, naïve, indolente et gamine, mais quand elle réalisait qu'on avait joué avec ses sentiments, elle ne se faisait plus prendre au piège. Arthur était heureux que ses yeux se soient décillés à son égard. C'était paradoxalement plus facile de la regarder dans les yeux depuis qu'elle savait quel salaud il avait été avec elle. À certains égards, il trouvait même Guenièvre plus lucide que lui sur certains sujets, comme Lancelot et leur histoire à eux.
Guenièvre continua son explication.
-Je pense juste que ça vous aurait fait plus mal qu'à lui, de le tuer. Je crois aussi que c'était ce qu'il voulait, que vous échappiez et que vous soyez celui qui le tue. Et puis, ça aurait été triste de commencer votre retour par sa mort. Il était quand même votre meilleur ami, même si ça commence à remonter loin.
Arthur déglutit. Il avait eu la même impression que Genièvre et elle lui laissait un goût amer en bouche. L'homme qu'il avait affronté dans son armure ridicule était à peine plus qu'une statue à visage humain, un être sans cœur qu'il n'avait reconnu qu'à la voix. Mais Lancelot n'avait pas le droit de l'utiliser pour s'ôter la vie. Arthur au moins, avait eu le courage de faire ça tout seul plutôt que d'en faire porter tout le poids aux autres.
Il eut un pincement au cœur en réalisant qu'il se mentait à lui même. Les autres avaient été déchirés par sa tentative, Guenièvre en particulier. Ils auraient été encore plus blessés s'il avait réussi son coup. Elle aurait cru que c'était sa faute, alors que durant les derniers mois, quand il errait à la recherche d'enfants qui n'avaient jamais existé, elle avait été une des seules à le soutenir sincèrement. Si c'était la faute de quelqu'un, c'était juste celle d'Arthur qui n'avait pas été assez fort.
-Je ne sais pas, finit-il par dire pour ne pas avoir à continuer le fil de ses pensées. Vous le connaissiez mieux que moi.
Guenièvre émit un son d'amusement désabusé qu'Arthur avait plus souvent entendu dans sa propre bouche.
-Forcément, en étant obligée de l'écouter pendant dix ans. Mais ce qui me console, c'est que lui ne m'a jamais comprise pendant tout ce temps. Pour lui j'étais son trophée et le jouet qu'il gardait loin des autres et il ne s'est jamais intéressé à ce que je voulais.
-Sinon il vous aurait laissé partir.
Guenièvre se mordit les lèvres. Elle avait failli dire que Lancelot aurait aussi pu monter à la fenêtre de sa tour, mais c'était faux. Elle se serait satisfait de son prétendant qui cachait des messages dans ses gâteaux, tout en espérant que ce soit Arthur alors même qu'elle le croyait mort. Elle aurait apprécié que n'importe qui grimpe le long de cette tour, sauf Lancelot. Jamais plus Lancelot. Elle n'éprouvait pour lui que de l'indifférence, même pas de la haine, car ça aurait été lui faire trop d'honneur. Arthur, c'était différent. Elle avait ressenti et ressentait beaucoup de choses pour lui, mais jamais de l'indifférence.
Une question lui brûlait les lèvres depuis la tour, aussi fort que le baiser d'Arthur. Un million de questions plutôt, qui pouvaient se résumer en une seule : « Où est-ce qu'on en est, vous et moi ? ». Guenièvre aurait volontiers traité ce baiser de passionné, mais c'était son premier, alors qu'est-ce qu'elle en savait ? Mais si Guenièvre pensait être devenue un peu plus courageuse au fil des ans, elle ne savait pas comment poser cette question là.
-Bohort a construit une deuxième table ronde en Gaunes, reprit Arthur.
Il fronçait les sourcils. Ça semblait important pour lui et Guenièvre avait suffisamment ignoré ce qu'il voulait pour le forcer à écouter ses soucis personnels. Elle ravala sa question.
-Ah bon ?
-Elle était modeste, tout en bois de récupération, des fagots surtout, perdue au milieu des bois. Tout le monde pouvait s'y asseoir, même un enfant, et tout le monde pouvait participer à la réunion. Même pendant une minute, celui qui y siégeait était chevalier, qu'il soit paysan, enfant ou femme. Moi, qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai fait fabriquer une table de bois massif que j'ai fait décorer du plus riche cuir possible, pour que mes chevaliers soient fiers de s'y asseoir, mais ils ont vu le droit de s'y asseoir comme une récompense qui les dispensait de penser ou d'agir, ou comme un du lié à leur rang. Je l'ai enfermée dans une pièce au sommet d'une tour d'où on pouvait regarder le monde de haut et où seule une élite pouvait pénétrer. J'ai cru que j'offrais la même opportunité à tous, mais on voyait toujours les mêmes têtes à la table ronde, et ceux qui venaient s'accrochaient leurs sièges comme des berniques par peur d'être remplacé par plus jeune et plus compétent. Celle de Bohort ? Elle aurait pu s'effondrer sous le poids de la neige à chaque instant, mais elle était parfaite. Parfaite.
Son idéal de chevalerie avait survécu à sa dépression, à son suicide et à ses dix ans d'absence, grâce à des hommes comme Bohort. Arthur ne traiterait plus jamais ce dernier de lâche ou Perceval d'incapable. Ils avaient prouvés qu'ils méritaient cette place à la table ronde, Bohort en s'exilant pour maintenir le rêve dans l'esprit de ses sujets et Perceval en refusant d'abandonner bien plus que lui qui avait choisi deux fois la fuite. Mieux que les autres, ils avaient compris les rêves d'Arthur. Mieux que lui même, peut être.
Il était reconnaissant que Guenièvre l'ait écouté sans l'interrompre. Il sentait bien qu'il l'avait déçue en parlant de la table ronde, qu'elle voulait parler d'autre chose, mais il ne pouvait pas. Trop de gens comptaient sur lui. Il pouvait la décevoir elle ou tous les autres. Arthur devait penser à Logres et au Graal pour que tout ne s'effondre pas sous ses pieds. Tant pis pour Guenièvre.
C'était la première fois que cette pensée lui faisait tellement mal au bide.
-Vous aller faire les choses différemment alors ?
Arthur cligna des yeux, prêt à s'excuser de ne pas pouvoir le faire, mais Guenièvre parlait de la table ronde.
-Oui, lui répondit-il avec soulagement. Je crois que j'aimerais m'inspirer de la table de Bohort. Je veux qu'elle soit ronde et grande, pour que tout le monde y soit égal avec son voisin, même moi, ça ça n'a pas changé. J'ai vu la table de Lancelot, on aurait dit celle d'un tribunal. Ma nouvelle table, j'aimerais qu'elle soit visible par tous et que n'importe qui puisse assister aux réunions. Peut être en extérieur ? Avec la pluie, le vent et le froid, ça inciterait tout le monde à dire moins de conneries. Mais en même temps, ils risqueraient de précipiter les décisions pour en finir plus rapidement. Alors, peut être une solution entre les deux ? Une pièce que l'on puisse ouvrir aux quatre vent ou une cour qu'on puisse protéger avec un dais. Je voudrais qu'il puisse y avoir au moins trente places à table, avec dix permanente peut être, et d'autres où on s'assoit le temps de discuter d'un problème avant de repartir. Je voudrais qu'un enfant puisse proposer une piste pour trouver le Graal ou une loi qui améliore la vie des habitants de Logres.
Et de la table de Lancelot, il ne garderait qu'une chose. Il placerait la carte du royaume de Logres au centre de la sienne pour que tous se souviennent des enjeux de leurs discussions et de ce qu'ils étaient censés défendre.
Guenièvre plaça une main sur les sienne. Elle était chaude et réconfortante. Arthur avait tout le temps froid depuis qu'il était revenu dans ce foutu pays glacé. L'exil dans le désert avait fait du bien à ses os, au moins. Ça l'avait gardé en meilleur forme que les autres. Le coup de vieux de Léodagan faisait peine à voir.
-C'est un beau projet. Je trouve ça très bien de votre part, recommencer sans refaire les mêmes erreurs. À nos âges, ce serait quand même très bête, vous trouvez pas.
Arthur lui serra la main en retour et détourna la tête pour regarder le soleil finir de disparaître à l'horizon. Ils allaient devoir redescendre dans le noir, au risque de se rompre le cou.
-Et sinon, demanda Genièvre, vous aller réparer le château ou le reconstruire à côté ? Ou alors carrément le reconstruire ailleurs ?
-Je sais pas. Vous feriez quoi ?
Genièvre écarquilla les yeux. C'était la première fois qu'Arthur cherchait son avis sur un problème politique. Elle était déjà contente qu'il la laisse être une oreille attentive, mais ça c'était différent et inattendu. La panique l'envahit. Pour une fois qu'Arthur avait besoin d'elle, elle ne pouvait pas le laisser tomber.
-Je sais pas moi. Bien sûr, ce serait plus économique de juste réparer les dégâts, il y a plus beaucoup d'argent dans les caisses, du moins, c'est ce que disait Lancelot. Mais après tout ça, il y a des tas de mauvais souvenirs dedans, alors...
Arthur hocha la tête. Il était d'accord. Hors de question pour lui de mettre un pied dans son ancienne chambre ou celles de ses maîtresses, et encore moins dans la salle de bain où il s'était ouvert les veines. Une idée se mit à naître dans sa tête.
-On pourrait récupérer une partie du château, se mit-il à réfléchir à voix haute. La partie avec les salles de réception et les cuisines a l'air plutôt intacte, comme les quartiers des serviteurs. Alors, si on récupère une partie des pierres, on pourrait s'accoler à cette partie et construire un nouveau château de l'autre côté. Le reste finira par tomber en ruines avec le temps, mais ça, je m'en tape.
Peut être même qu'il voulait avoir sous ses fenêtres un rappel de ses échecs pour ne pas les reproduire. Guenièvre avait raison, hors de question de refaire les mêmes conneries. Il en ferait d'autres, ce serait bien suffisant. Et avec le temps, cette vision finirait par faire moins mal. Sinon, il pourrait toujours se jeter du haut de ce qu'il restait de la grande tour de Kaamelott.
Arthur grinça des dents. La première chose qu'il devait faire, s'il devait vraiment recommencer à se farcir tout ce pataquès qu'était Kaamelott, Logres et ses chevaliers, c'était d'arrêter de penser au suicide. Il n'y avait pas pensé une seule fois en dix ans d'absence, c'était juste sa dépression galopante qui parlait à la place de son cerveau. Arthur devait se convaincre qu'il allait faire les choses correctement. Il ne pouvait pas reconstruire le royaume s'il ne se sortait pas sa tête de son cul en même temps.
-Il faudra demander des conseils à ma mère, reprit Guenièvre. Elle a fait construire un château en Carmélide, elle doit avoir des trucs à vous passer, des noms d'architectes, tout ça. Il faut s'y mettre très vite si on veut reprendre la quête du Graal et tous ces trucs au plus vite.
-Ne nous emballons pas. On a des pierres, d'accord, mais allez y pour trouver du bois de construction en plein hiver. C'est pas la meilleure période.
Tous ces trucs. Arthur n'avait jamais pris la peine d'essayer d'expliquer à Guenièvre ce qu'il faisait et quel futur il voyait pour le royaume de Logres. Il lui avait reproché un nombre incalculable de fois de ne rien comprendre à rien mais en fait, sa stupidité lui convenait tout à fait à l'époque. Comme ça, il avait de bonnes raisons de lui refuser même un peu d'affection. Tout ce que voulait Guenièvre, c'était aider.
Il se demanda si elle savait qu'il avait pensé se laisser engloutir sous les ruines de son château. Il y avait des témoins. Les chances qu'ils ne parlent pas étaient maigres. Tôt ou tard, Guenièvre allait leur sauter dessus pour les remercier d'avoir sauvé la vie de son mari et ils cracheraient le morceau. Et comme elle était trop bonne, elle allait encore penser qu'elle n'avait pas été à la hauteur, voir que c'était de sa faute. Arthur ne pouvait pas lui refaire ça, et il avait quand même essayé. Il se serait fichu des claques.
De fait, Guenièvre savait déjà. Elle n'avait même pas eu besoin de poser la moindre question. Dès qu'elle avait vu Arthur et ses compagnons sortir des souterrains, elle avait lu sur leurs trois visages ce qui c'était passé, l'incompréhension et la colère rentrée des plus jeunes et la honte mélée à la lassitude sur le visage d'Arthur. Elle ne dit rien à ce sujet non plus, même si elle en mourait d'envie. En montant sur la colline, elle s'était promis de rester calme. Arthur l'avait accompagné dans le noir, était grimpé au sommet de la tour avec une épaule dans un sale état sans protester, parce que c'était ce qu'elle voulait, qu'elle l'ait dit à voix haute ou non. Il ne s'était pas plaint une seule fois, ni à l'aller, ni au retour. À présent, elle pouvait bien lui rendre la pareille et essayer de lui offrir des conseils pas trop pourris sans pleurnicher. Elle aussi voulait faire les choses correctement cette fois.
Guenièvre fronça les sourcils. Une idée lui venait en voyant les feux des campements au milieu des tours de guet. Son père serait très déçu si Arthur disait oui, mais il avait qu'à venir la chercher au lieu de planter des rutabagas et des salsifis au pied de son château.
-Ben, on a toutes ces catapultes et ces tours de siège. Maintenant qu'elles ont bien cassé le château, on pourrait pas les utiliser pour la construction ?
Arthur lui lança un regard incrédule qu'elle ne vit pas dans l'obscurité. Si elle l'avait vu, elle aurait peut être bien pensé qu'il était encore une fois interloqué par sa bêtise, mais elle se serait trompée. Arthur réfléchissait. L'idée de Guenièvre n'était pas si con, même si ça ne suffirait pas à les garder bien au chaud pour l'hiver, et elle avait au moins le mérite de désarmer les Burgondes pour quelques temps.
Arthur hocha la tête, puis réalisa que Genièvre ne pouvait pas l'avoir vu.
-On peut commencer par ça. Le reste viendra plus tard. On va y aller par tous petits pas cette fois.
-Oui. De tous petits pas.
Arthur ne vit pas Guenièvre sourire, mais il était quand même sûr qu'elle lui offrait un de ces grands sourires qu'il avait toujours pensé si stupides et qui étaient juste pleins de confiance. Cette fois, il voulait mériter ces sourires. Un jour même, il arriverait à lui demander pardon pour tout ce qu'il lui avait fait subir.
Tant de choses à faire, de pardons à demander, et de preuve de repentir à offrir, à son peuple, à ses chevaliers, à son ex-femme... Arthur se remit sur pied en grimaçant à cause de son dos qui le faisait souffrir depuis l'histoire de la tour. Contrairement à ce qu'il semblait penser, il n'avait plus vingt ans, ni même trente ou quarante. S'il avait tant à faire, il était temps de commencer au lieu de se triturer l'esprit sur cette colline. Se morfondre ne servait à rien. Ça faisait trente ans qu'il faisait ça alors autant changer d'attitude et se remettre au boulot. Il tendit la main à Guenièvre.
-On y va ?
Elle la prit en souriant.
