Partie 2 : Time shifter.
– 1 –
« 1,21 gigawatts... ! »
Le sifflement du générateur devint soudain strident, des étincelles malsaines grésillèrent, crachotèrent et jaillirent des composants externes avant de se rejoindre en arcs d'un bleu livide.
– Bon sang !
Alors que de lourds panaches d'une fumée grisâtre et malodorante glissaient au sol, Mortimer bondit sur le disjoncteur ; dans un même mouvement, Isaac avait attrapé l'extincteur, prêt à noyer le nouveau désastre sous une épaisseur de neige carbonique.
Les doigts crispés sur les tempes, tentant de réfréner un début de migraine, l'écossais regarda la machine hoqueter et s'éteindre avec un râle sourd.
– Je ne m'explique pas l'origine de ce court-circuit... Je n'y comprends rien...
– Voyons le bon côté des choses, grinça Isaac sur un ton blasé et en reposant l'extincteur, cette fois, il n'y a pas eu d'incendie...
Ils revinrent à leur table de travail, qui disparaissait sous des strates de papiers griffonnés, d'épais volumes et d'instruments de physique. La lueur agressive des lampes au plafond donnait aux deux hommes un aspect hâve, maladif. L'éternel nœud papillon du professeur pendait, défait, oublié, sur sa chemise froissée, au col laissé ouvert et aux manches négligemment repliées jusqu'en haut des coudes. Il fouilla parmi ses notes, saisit un papier, le parcourut rapidement puis, attrapant avec hargne un crayon, ratura un calcul, le corrigea de son écriture fine et serrée, le raya de nouveau et, poussant un soupir excédé, froissa entre ses doigts tachés d'encre sa feuille et la jeta négligemment vers la corbeille, qui débordait de leurs multiples échecs, vains brouillons sur lesquels les deux hommes s'acharnaient, reformulant à l'obsession des calculs qu'ils ne maîtrisaient pas.
– Damné Miloch... s'irrita Mortimer.
Cette colère rentrée ne visait pas le scientifique disparu, mais lui-même, incapable de reproduire ce que son confrère et ennemi avait réussi à élaborer. Incapable de deviner, de saisir et d'établir les mécanismes du voyage temporel. Incapable de faire plus que de formuler quelques équations erronées ou de gribouiller distraitement des schémas de Chronoscaphe sur des feuilles qui partaient invariablement rejoindre les autres – fausses pistes, aberrations mathématiques, non-sens physiques...
Incapable d'aider Isaac à rentrer chez lui.
D'un geste machinal, mécanique, l'esprit toujours obnubilé par des données qui ne cessaient de se dérober à lui, il fouilla dans les poches de son pantalon et en sortit sa blague à tabac et sa pipe, qu'il bourra et alluma. De légères volutes s'élevèrent. Mortimer resta pensif quelques instants. Puis son regard glissa sur la petite horloge, fixée au mur au-dessus du bureau.
– Hum... Inutile de nous escrimer davantage aujourd'hui. Nous ferions mieux de rentrer...
Isaac, qui s'était replongé dans des feuilles de calculs, le menton dans la main, émit un grognement approbateur et abandonna à son tour.
Le professeur enfila son pardessus, éteignit les lumières tandis que le jeune homme attrapait son vieux manteau élimé, et ils quittèrent leur laboratoire – en réalité un vieil entrepôt désaffecté de la Roche-Guyon, sur les bords de Seine, loué pour une bouchée de pain.
Le soir tombait, une brise fraîche souleva leurs cheveux trempés de sueur ; toute la journée, le ciel gris avait charrié des nuages bas. Mortimer et Isaac gagnèrent à pied la rue du Quai, longèrent quelques parcelles boisées, remontèrent jusqu'au gîte qu'ils louaient, non loin des ruines de la Bove, et, bien qu'il fasse presque entièrement nuit, Isaac fut saisi d'une impression étrange et ne put empêcher un long frisson remonter le long de son échine, comme à chaque fois qu'il devinait, à l'angle de la rue, le pignon de la maison, que dominait l'ombre grise et lointaine du donjon, perché sur son éperon rocheux.
De l'habitation qui serait la sienne un siècle plus tard, il ne restait guère plus que les murs extérieurs et la carcasse noircie de la charpente ; l'explosion du laboratoire de Miloch deux ans auparavant avait soufflé crypte, plafonds et toiture, expédiant débris de bois, de pierres, de tuiles et de métal tout autour, brisant quelques fenêtres voisines. Les murs et les fondations des maisons mitoyennes avaient tremblé ; la cloche de l'église avait manqué s'écrouler, certains de ses vitraux, côté sud, avaient volé en éclats. Et alors qu'ils étaient arrivés au village quelques semaines plus tôt, Isaac ne parvenait pas à se départir de son sentiment contradictoire, celui d'une prise de vue déphasée et surréaliste, tant le décalage entre les époques était frappant.
Blake avait pris soin de leur réserver un gîte dont la vue donnait sur un jardin à l'opposé de la Bove, et tenu par une vieille dame discrète. Malgré tout, les rumeurs allaient bon train depuis que le village avait appris « le retour des angliches » : la raison officielle de leur présence – recherches scientifiques en collaboration avec les services de la DST – interrogeait ; les habitants jasaient au café du coin, comméraient dans la queue à la boucherie, bavardaient sur le pas de leur porte. « Les ragots croustillants du siècle dernier passeront simplement au numérique et aux réseaux sociaux », songea Isaac, amusé, un jour où il surprit le regard inquisiteur de deux bonnes femmes croisées dans la rue. À force de tourner en rond, toutefois, les curieux finirent par se lasser, et l'intérêt que l'on portait au trio d'étrangers stagna... tout comme leurs avancées dans leurs recherches temporelles.
Jour après jour en effet, Mortimer remarquait les traits de plus en plus tirés d'Isaac et les cernes bleuâtres qui grandissaient sous ses yeux. S'il manifestait son inquiétude envers le jeune homme, ce dernier répondait alors par un sourire et une parole rassurante, mais l'écossais se doutait que ce n'était qu'une façade. Cependant, même si Mortimer avait bien conscience que leurs travaux tournaient en rond, il ne s'apercevait pas que son objectivité scientifique et sa capacité de raisonnement se trouvaient détournées par sa volonté absolue de venir en aide au jeune homme. C'était comme si l'abnégation du professeur Mortimer s'était retournée contre lui, comme si son esprit rationnel confondait objectif et but – comme s'il oubliait que, pour permettre à Isaac de retrouver son époque, il devait d'abord comprendre et maîtriser les mécanismes du voyage dans le temps. Quant au jeune homme, sa fatigue extrême et son angoisse croissante à mesure que les heures et les jours défilaient l'empêchaient d'y voir clair : ses rares moments de sommeil étaient peuplés de cauchemars, et ses pensées agitées, angoissées, se tournaient à chaque instant vers la Bove, lui montraient Blake tirant des ruines le corps inanimé d'Elie.
oooOooo
Isaac gribouillait. Dans ses oreilles résonnaient les voix remixées de Billy Gibbons et Dusty Hill.
I got shot through a space not long ago
I thought I knew the place so well.
It wasn't the same, now it goes to show
Sometime you never can tell...
Il ne parvenait pas à dormir ; la lumière de sa lampe de chevet éclairait les feuilles étalées autour de lui, sur la courtepointe froissée du lit. Assis en tailleur, le menton dans une main et un crayon dans l'autre, le jeune homme laissait la mine du critérium tracer chiffres et symboles au fil de ses pensées.
I'm lookin' high and low, don't know where to go
I got to double back, my friend
The only way to find, what I left behind
I got to double back again, double back again...
Sous ses doigts, machinalement, au rythme de la musique rock, naissait un schéma : un Y, formé de trois tubes néons aux extrémités fixées par de grosses rondelles de métal. Isaac l'entoura d'un épais trait noir figurant un joint, griffonna des avertissements en majuscules – DISCONNECT CAPACITOR DRIVE BEFORE OPENING / SHIELD EYES FROM LIGHT – et hachura de traits gris le contour de son esquisse, comme s'il l'enfermait dans une boîte aux angles arrondis. Des lignes de calcul vinrent remplir les espaces laissés blancs.
La pointe de son crayon perça alors le papier. Le jeune homme ronchonna, à la fois agacé et exténué, avança la main pour saisir la feuille et la chiffonner...
oooOooo
– Vous êtes parvenu à ces hypothèses mathématiques et physiques grâce à un film ? s'étonna Mortimer, un brin admiratif.
Un rai de lumière matinale traversait les cloisons mal jointes de l'entrepôt ; Isaac avait passé le reste de la nuit à travailler, jetant sur le papier calculs, équations, métriques et coordonnées. Il se souvint de la remarque de l'écossais, à la table du petit-déjeuner, sur son apparence de savant fou – hirsute, cheveux en bataille, traits tirés, yeux rougis et sourire extatique – et fut pris d'un nouvel éclat de rire. Le jeune homme eut cependant moins de mal à rassembler ses pensées et reprit le fil de ses explications, lissant, sur la table de travail, la feuille au schéma :
– Vous n'imaginez même pas tout ce que mes hypothèses doivent à ce film ! J'ai en réalité reproduit un objet capital dans l'intrigue, appelé « flux capacitor », ou « convecteur temporel ». Ensuite, comme j'écrivais en appui sur la couverture du lit, mon crayon a percé le papier.
Il passa le bout de son annulaire par le trou créé par le critérium.
– J'ai alors réalisé une première chose : pour que vous puissiez voyager dans le temps, Miloch a créé une machine capable de former un « trou de ver ». Un raccourci à travers l'espace-temps.
– Hmm. Comme si l'espace en quatre dimensions était replié sur lui-même, permettant ainsi de voyager d'un point à la surface de la feuille à son exact opposé, au verso.
– Exactement. Ce qui m'a rappelé l'espace métrique de Michael Morris et Kip Thorne. J'ai mis un moment à retrouver la formule précise, mais...
Isaac retourna la feuille qu'il tenait à la main, la posa sur le plan de travail, et montra à Mortimer une ligne de calcul.
– Supposez qu'ici sont les coordonnées d'espace-temps, reprit-il en tapotant de son index une série de symboles mathématiques. Coordonnée temporelle, coordonnée radiale, colatitude, longitude, constante, et vitesse de la lumière dans le vide.
– Autrement dit, le sélecteur du Chronoscaphe marque un point à l'opposé de l'espace, que la machine va rejoindre en empruntant un « trou de ver ». Et dans le film dont vous parlez, c'est ce... « convecteur temporel » qui crée ce raccourci. Mais comment fonctionne-t-il ?
– Il doit être alimenté en énergie et atteindre une certaine vitesse. Et en revoyant un de vos schémas du Chronoscaphe, j'ai compris une seconde chose : la machine de Miloch possède des anneaux qui, en tournant sur eux-mêmes, lui permettent d'atteindre la vitesse nécessaire au franchissement du trou de ver.
– Mais l'énergie dont a besoin le convecteur doit être énorme !
– Ouais, reste ce problème-là... Dans le film, il a une puissance de 1,21 gigawatts et est alimenté en électricité par une thermopile...
Mortimer haussa un sourcil, perplexe.
– Je suppose que vous n'avez pas de plutonium sous la main ? ironisa le jeune homme.
oooOooo
